Chapitre 5
Étude des effets biomécaniques du port de l’armure sur la locomotion en milieu montagnard
p. 161-182
Texte intégral
Violaine Cahouët
Franck Quaine
Clémentine Darj
Olivier Martin
Marcher en armure
1La marche humaine est un mode de locomotion très économe qui repose sur la minimisation du travail musculaire (Bramble, 2004). Le biomécanicien y voit une tâche motrice complexe, très tôt décrite, qui associe les mouvements des segments en rotation, le maintien de l’équilibre général du corps et la propulsion de la masse corporelle (Demeny, 1903). La marche est un mouvement cyclique dont on peut identifier les caractéristiques spatiotemporelles et cinétiques moyennes. Le cycle de marche, c’est-à-dire la foulée, commence par le contact initial du talon et dure jusqu’au retour du même talon en contact avec le sol (figure 1). Il consiste en une succession de phases d’appui et d’oscillation de chacun des membres inférieurs. Les phases de contact comprennent des phases de simple et de double appuis.
2Au niveau temporel, la cadence correspondant au nombre de foulées faites par seconde dépend de la durée de chaque pas. Pour chacun, il est possible de quantifier la durée proportionnelle des phases d’appui et double appui et donc par soustraction, la proportion des phases d’oscillation de chaque membre inférieur.
3Au niveau spatial, la longueur et la largeur des pas sont liées à la vitesse et à la cadence de la marche. Enfin, au niveau cinétique, c’est-à-dire au niveau des forces développées lors de la marche, on peut évaluer les niveaux des efforts produits au contact avec le sol, ainsi que les déplacements longitudinaux du centre de pression (le barycentre des forces verticales de support CP) lors des phases d’appui.
4Dans ce contexte, le port d’une armure des chevaliers du xvie siècle peut présenter diverses sources de perturbations peu compatibles avec l’exercice de locomotion. Plus précisément, l’armure peut dégrader notre capacité à réaliser cet exercice à plusieurs niveaux :
- Tout d’abord, elle ajoute une charge conséquente à déplacer. Cela peut paraître trivial de se poser la question tant il semble acquis maintenant que performance rime forcément avec légèreté. Mais augmenter le poids à déplacer n’augmente pas systématiquement le coût énergétique de la locomotion. Des travaux ont pu montrer que déplacer une charge sur la tête pouvait même engendrer une réduction du coût énergétique chez les femmes africaines habituées à ce type de portage (Heglund et al., 1995). De même, être plus lourd ne dégrade pas forcément la performance. Nos ancêtres l’avaient compris dès l’Antiquité puisque les athlètes des Jeux olympiques antiques se munissaient d’haltères dans les mains pour augmenter leur performance au saut en longueur (Minetti et Ardigo, 2002).
- L’armure peut également modifier les coordinations de la marche en limitant certains déplacements articulaires ou en rajoutant des résistances à d’autres.
- Enfin, la cuirasse et en particulier le port du casque peuvent gêner les mouvements respiratoires du thorax en limitant les échanges gazeux et empêcher la prise d’informations nécessaires au contrôle efficace des gestes.
5Les bases de données bibliographiques du domaine fournissent deux articles de référence portant sur l’étude des effets du port de l’armure sur la locomotion (Askew et al., 2011 ; Jaquet et al., 2016). Les auteurs mènent ces études avec des répliques d’armures de chevaliers de la seconde moitié du xve siècle. Ils étudient l’influence du port des armures sur le coût métabolique de la marche et de la course à plat. Ils détaillent certaines variables spatiotemporelles de l’organisation des appuis comme la durée d’appui, la fréquence et la longueur des pas. Enfin, ils montrent les limitations articulaires induites lors de mouvements isolés et à la marche.
6Askew et al. (2011) comme Jaquet et al. (2016) confirment que le coût énergétique augmente avec le port de l’armure. Pour une même vitesse de marche, Askew et al. (2011) observent ainsi que le coût énergétique est plus que doublé. Jaquet et al. (2016) montrent que l’armure réduit l’amplitude maximale de mouvement mais uniquement pour les articulations du membre inférieur (cheville, genou, hanche) sans que cela ne soit toutefois jugé préjudiciable à la marche puisque les amplitudes angulaires maximales ne sont pas atteintes dans cet exercice. Il souligne pourtant l’exception de l’articulation de la cheville qui est fortement impactée.
7Ces études confirment que le port de l’armure est une entrave à la locomotion. Cependant, il reste très difficile d’en tirer des conclusions définitives pour l’analyse de la marche des chevaliers de François Ier lors de la traversée des Alpes pour trois raisons principales :
- Les armures des chevaliers sont différentes de celles de l’armée de François Ier. De plus, la locomotion est réalisée avec l’armure complète, notamment avec port du casque et de l’épée alors que l’on sait que les chevaliers de 1515 s’étaient délestés de leur armet lors du franchissement des Alpes.
- Aucune analyse n’a été réalisée pour l’armure des hommes à pied.
- Enfin, les tests de locomotion sont réalisés à plat et à des vitesses relativement importantes (marche et course), or les chevaliers de François Ier ont réalisé une marche en montagne présentant une forte déclivité et avec des vitesses supposées plus réduites.
8La littérature en biomécanique montre clairement que la déclivité modifie le patron de marche (Redfern et al., 2001 ; Sawciki et Ferris, 2009) : en montée le pas ralentit, sa fréquence et sa longueur diminuent et le temps de double appui augmente ; tandis qu’en descente l’inverse est observé. Ces adaptations sont accompagnées de modifications au niveau du recrutement musculaire avec un accroissement de l’activité des muscles extenseurs du membre inférieur en montée qui peut aller jusqu’à être multiplié par trois dès 9° de déclivité (Hunter et al., 2010 ; Franz et Kram, 2012).
9Dès lors, il paraît évident que les connaissances de la littérature sont trop parcellaires et incomplètes pour comprendre ce que fut la pénibilité du port de l’armure en montagne par les chevaliers de François Ier. Nous nous sommes donc attachés à reproduire dans le laboratoire de Biomécanique du Gipsa-lab les conditions expérimentales les plus proches de celles de la traversée des Alpes. Ainsi, dans le cadre des méthodes éprouvées en laboratoire, nous avons cherché des indicateurs objectifs pour fournir à l’historien des critères lui permettant de mieux quantifier la pénibilité du port de l’armure et, nous l’espérons, appréhender plus justement ce que représenta à l’époque de François Ier la traversée des Alpes par des troupes en armure.
Les différents tests de laboratoire
Les participants
10Jaquet et al. (2016) soulignent que l’analyse du port de l’armure n’est pertinente que si les sujets sont aguerris et entraînés au port de l’armure et si celle-ci est parfaitement adaptée à leurs morphologies. Il est alors très délicat de constituer un groupe échantillon significatif pour réaliser les tests. Par conséquent, pour quantifier la pénibilité liée au port de l’armure en conditions de territoires de montagne, nous avons choisi d’effectuer les tests en laboratoire sur les deux chevaliers (Patrick et Cameron) et sur l’homme à pied (Stéphane) qui ont réalisé la reconstitution de la traversée et pour qui ces conditions sont vérifiées. Cette étude a donc été réalisée sur un échantillon trop réduit pour effectuer des tests statistiques de significativité, aussi nous ne parlerons que de tendances dans l’interprétation des résultats.
11La tenue des chevaliers sera sans casque, telle que décrite à l’époque, ce qui correspond à une surcharge totale de 28,5 kg pour Cameron (soit 30,2 % de sa masse corporelle) et une surcharge totale de 30,5 kg pour Patrick (soit 42,7 % de sa masse).
12L’homme à pied, par contre, devra se déplacer avec son armure complète et ses armes ainsi qu’une besace contenant la nourriture et la boisson, ce qui représente une masse totale de 23,9 kg et augmente de 32 % son poids de corps.
13En utilisant les tables anthropométriques de Winter (2009) et les masses des différentes parties d’armure, l’élévation du centre de gravité liée au port de l’armure peut atteindre plus de 5 % (en position anatomique de référence) pour l’homme à pied, alors que sa position verticale est quasiment inchangée avec l’armure de chevalier, de par le fait que les jambes sont plus chargées et le casque non porté.
Le protocole utilisé
14Les expérimentations ont consisté à reproduire des conditions de marche avec et sans armure dans trois conditions de pente différentes : à plat, en montée de 15 % et en descente de 8 % et pour différentes vitesses de marche. Les trois vitesses de locomotion étudiées seront les vitesses librement choisies par les sujets en armure pour chaque dénivelé en montée (V1) et en descente (V2) avec, en plus, une vitesse plus soutenue en montée (V+) afin de reproduire l’effort mesuré pendant le franchissement du col de Mary lors de la reconstitution.
15Lors de chaque test, les mesures réalisées concernaient la cinématique de la marche, les paramètres spatiotemporels et cinétiques des pas et les échanges gazeux. L’ensemble du dispositif expérimental est présenté sur la figure 2.
16Afin de quantifier la gêne articulaire « absolue » occasionnée par l’armure, il a été demandé au sujet d’effectuer une série de trois mouvements isolés, bilatéraux, d’amplitude maximale de flexion et d’extension pour les articulations de la cheville, du genou et de la hanche, à partir d’une posture érigée et avec l’aide d’un déambulateur pour assurer l’équilibre.
Les dispositifs de mesure
17Pour l’analyse des paramètres spatiotemporels de la marche, un tapis roulant inclinable Zebris FDM (Biometrics) est utilisé (figure 2). Il nous permet de récupérer les caractéristiques spatiotemporelles à droite et à gauche d’un cycle moyen de marche aux inclinaisons et aux vitesses souhaitées. De plus, il est équipé de capteurs de pression pour mesurer les efforts produits sous chaque pied pendant les phases d’appuis, de la pose du talon au décollé des orteils.
18Les données cinématiques de la marche ont été acquises au moyen d’un système optoélectronique de capture tridimensionnelle des mouvements (Qualisys AB, Göteborg, Sweden) (figure 3). Neuf caméras disposées autour du sujet ont permis d’enregistrer au cours des différentes conditions, les déplacements des marqueurs placés sur les points anatomiques d’intérêt (figure 2). En condition de marche avec armure, celle-ci était recouverte d’une combinaison extensible afin de supprimer les réflexions optiques pour garantir la précision de la mesure. Après autocalibration du système de capture 3D, l’enregistrement continu de la marche du sujet a été effectué pour chacune des conditions expérimentales. La fréquence d’acquisition était de 100 Hz. L’ensemble des données 3D sont ensuite modélisées afin de permettre la reconstruction d’un modèle corps-entier du sujet (figure 4) et calculer les variables angulaires suivantes pour un cycle moyen dans chaque condition de marche : angle Cheville (droite), angle Genou (droit), angle Hanche (droite). Les séquences complètes de marche ayant été enregistrées en continu, elles ont été segmentées en cycle unité, et synchronisées sur l’instant de pause au sol du talon droit afin de calculer la moyenne et la déviation standard de l’ensemble des cycles de marche après la normalisation temporelle basée sur la durée moyenne des cycles.
19Différentes mesures physiologiques ont été effectuées au cours de la marche et au repos. Les échanges gazeux sont mesurés avec un analyseur gazeux K4 (Cosmed), qui permet de récupérer, entre autres, la fréquence cardiaque, la vitesse de consommation d’oxygène et celle de production de CO2.
Comparaison avec la marche réalisée lors de la restitution en montagne
20Dans un souci de reproduction de l’intensité de l’effort de marche en laboratoire, nous avons comparé les enregistrements de fréquence cardiaque effectués par le Dr Pascault au cours de la reconstitution en montagne sur l’homme à pied avec nos mesures en laboratoire (voir chapitre 3).
21La figure 5 montre l’enregistrement de la fréquence cardiaque (bpm) effectué au cours de l’ascension (a) et en laboratoire (b). Au cours de l’ascension, la fréquence est comprise entre 95 bpm et 158 bpm, avec plus de 160 minutes passées au-dessus du seuil aérobie de 129 bpm. En laboratoire les tests ont été faits à vitesse librement choisie et on voit que l’effort effectué en montée est également situé au-delà du seuil aérobie avec une fréquence maximale à 155 bpm. Les conditions semblent donc comparables.
Les effets mesurés du port de l’armure
22Les résultats présentés et discutés dans cette section concerneront l’analyse des paramètres spatiotemporels et cinétiques de la marche sur tapis roulant, la description cinématique des mouvements angulaires et les mesures physiologiques des échanges gazeux.
Étude des variables spatiotemporelles de la marche
23Les variables spatiotemporelles sont reportées dans le Tableau 1. Elles évoluent de la même façon, quel que soit le dénivelé.
Tableau 1 : Évolutions liées au port de l’armure des variables spatiotemporelles de la marche pour les différents sujets, quel que soit le dénivelé.
Chevaliers | H à pied | ||
Cameron (homme + 30 %) | Patrick (homme + 43 %) | Stéphane (homme + 32 %) | |
% DApp | ↑ | ↑ | ↑ |
LargePas | ↑ | ↑ | |
Cadence | ↑ | ↑ | ↑ vit. élevées ↓ vit. faibles |
Force d’impact | + 30 % | + 33 % | + 22 % |
24Le port de l’armure, quel que soit son type, augmente la phase de double appui de 12 % en moyenne pour tous les dénivelés. Cette augmentation peut s’interpréter comme une recherche de stabilité, car elle permet de réduire la phase d’oscillation dans les mêmes proportions. On retrouve cette tendance liée au port de l’armure dans la littérature (Askew et al., 2011) et chez les sujets obèses (Browning et al., 2006). Ainsi, les sujets s’adaptent tous au port de l’armure en modifiant leur pattern de marche afin de limiter la phase d’oscillation qui représente la période instable de la foulée.
25Chez les chevaliers, cette tendance s’accompagne d’une diminution du déplacement horizontal du centre de pression CP pendant la phase d’oscillation (-23 %). Ils privilégient ainsi la phase « stable » de double appui pour réaliser l’avancée du centre de gravité lors de la locomotion. De même, pour les chevaliers, on observe une augmentation de la largeur du pas de 45 % en moyenne pour tous les dénivelés, ce qui permet encore de plus stabiliser la locomotion. On peut penser que l’entrave des membres inférieurs par l’armure chez les chevaliers lors de la marche les pousse à optimiser leur stabilité de façon plus prégnante que pour l’homme à pied.
26Enfin, le port de l’armure modifie la cadence choisie pour la locomotion, mais de façon différente selon le type d’armure. La cadence augmente légèrement (3 %) mais systématiquement lors du port de l’armure de chevalier alors que chez l’homme à pied, elle diminue pour les faibles vitesses de locomotion et elle augmente lorsque le déplacement est plus rapide, quel que soit le dénivelé. Ceci peut s’expliquer par le fait que le port des grèves et soleret pour l’armure de chevalier limite le déplacement possible en dorsi-flexion des chevilles. De ce fait, la foulée réalisée avec l’armure doit être plus courte, et donc pour conserver la même vitesse, la cadence doit être augmentée. Ce changement de cadence chez les chevaliers peut également répondre à une recherche d’optimisation énergétique de la fréquence des pas, comme observé lors de la marche avec des charges localisées sur les pieds (Holt et al., 1990).
27Le port de l’armure et les modifications spatiotemporelles du pattern de marche qui en découlent, ont une répercussion sur les forces d’appui au sol. Globalement, les efforts produits au niveau du sol sont plus importants lors du port de l’armure, avec une augmentation moyenne de 28 % du pic de force pour tous les types de dénivelés. Par contre, cette augmentation n’est pas du même niveau selon le type d’armure : elle est de 22 % pour l’homme à pied alors qu’elle atteint 31,5 % en moyenne chez les chevaliers. Il est à noter que l’augmentation respective propre à chaque armure reste en dessous du surpoids induit par l’armure pour chaque sujet, ce qui reflète bien une modification des coordinations motrices de chacun liée au port de l’armure. De plus, on observe qu’elle ne se répartit pas de la même façon sur les différentes phases de l’appui selon le type d’armure : elle concerne les trois phases : talon (+45 %), milieu (+21 %) et pointe (+14 %) chez l’homme à pied alors qu’elle est concentrée sur le talon (+19 %) et le milieu de l’appui (+179 %) sans aucune augmentation du niveau de charge observée lors de la phase d’appui en pointe chez les chevaliers.
28On peut supposer que l’homme à pied étant peu contraint par l’armure sur les mouvements des membres inférieurs parvient plus facilement à réduire l’augmentation des forces d’appui au sol liée à la surcharge déplacée lors de la locomotion en la répartissant de façon plus efficace sur tout l’appui. Il parvient ainsi à limiter l’augmentation des moments musculaires nécessaires au déplacement. Chez les chevaliers, le port des grèves et solerets contraint plus fortement les mouvements des membres inférieurs et limite les possibilités d’adaptations en termes de coordinations motrices. Il en résulte un niveau d’augmentation des forces d’appui au sol plus important.
Étude des amplitudes articulaires des membres inférieurs
29Les résultats cinématiques présentés concernent uniquement l’analyse du mouvement de l’homme à pied et d’un seul des deux chevaliers. En effet, suite à un problème technique lors des enregistrements une partie des données s’est avérée inexploitable.
30Pour l’étude de l’entrave absolue de l’armure, le Tableau 2 indique les étendues angulaires maximales atteignables par le chevalier et l’homme à pied, avec et sans armure lors des mouvements isolés. L’armure de l’homme à pied n’induit aucune entrave significative au niveau des mouvements du membre inférieur comme on pouvait s’y attendre puisque ce dernier reste libre de toute protection. Par contre, pour l’armure du chevalier une entrave importante est observée à la cheville avec le port des grèves (+80 % du mouvement libre). Ce résultat confirme les données de Jaquet et al. (2016) et conforte l’idée d’une gêne importante lors de la locomotion. Plus étonnamment, nous observons une entrave notable au genou (+25 %) qui n’avait pas été décrite dans les études antérieures. Elle peut s’expliquer par la gêne induite par la protection antérieure couvrant la rotule associée au système de sangles de fixation au niveau du creux poplité. Il est intéressant de noter que la mobilité du genou est réduite du près d’un quart de sa capacité initiale par ces choix techniques.
Tableau 2 : Amplitudes angulaires maximales (°) réalisées lors des mouvements isolés.
Homme à pied | |||
Avec armure | Sans armure | Entrave | |
Cheville | 130 | 130 | 0 % |
Genou | 110 | 116 | 5 % |
Hanche | 98 | 103 | 4 % |
Chevalier | |||
Avec armure | Sans armure | Entrave | |
Cheville | 23 | 121 | 81 % |
Genou | 87 | 116 | 25 % |
Hanche | 61 | 66 | 7 % |
31Nos résultats sur l’effet de la pente montrent que la marche en descente n’induit pas de variations angulaires significatives pour les articulations de la cheville, du genou et de la hanche comparativement à la marche à plat.
32La marche en montée introduit un effet caractéristique sur toutes les articulations surtout pendant la première partie de la phase d’appui. À la cheville cela se traduit par la disparition de la flexion plantaire à la pose du pied et le travail uniquement en flexion dorsale pendant tout l’appui. Au genou et à la hanche on observe que ces articulations sont plus fléchies à la prise d’appui et qu’elles travaillent plus dans le sens de l’extension pendant l’appui. Lors de la phase de poussée et de décollage du pied, aucun effet n’est observé. Ces résultats sont comparables à ceux de Sawciki et Ferris (2009).
33Le port de l’armure induit des adaptations qui sont propres au type d’armure. L’armure du chevalier affecte majoritairement la cheville et la hanche, alors que l’armure de l’homme à pied affecte seulement la hanche.
34Pour le chevalier, la mobilité de la cheville est bloquée par les solerets et grèves ce qui empêche la flexion plantaire à la pose du talon et la flexion dorsale lors de la propulsion. Cette entrave produit une moindre implication de l’avant-pied pendant la foulée, particulièrement lors de la phase de propulsion à la fin de l’appui. Ce même effet est observé pour toutes les conditions de pente. Aucun effet de l’armure n’est observé au genou, ce qui signifie que la cinématique angulaire reste similaire avec et sans armure, et ce quelle que soit la pente. À la hanche, l’effet de l’armure se caractérise par une articulation plus étendue pendant la phase d’attaque du pied jusqu’au décollage du pied avec un travail dans le sens d’une augmentation de la flexion. Cet effet est plus marqué pour la marche à plat et en descente.
35Pour l’homme à pied, des modifications similaires sont observées à la hanche, particulièrement pour la marche à plat et en descente. Par contre, la cinématique du genou et de la cheville apparaît inchangée par rapport à la marche sans armure et présente des adaptations similaires en fonction de la pente.
36Le Tableau 3 présente les modifications des coordinations motrices moyennes observées pour les différentes inclinaisons et les différentes armures. Les résultats montrent que la phase de support pendant la marche à plat et la marche en descente est la phase du pas la plus entravée par l’armure, quel que soit son type ; tandis que des modifications quasi équiréparties entre oscillation et support sont observées en montée.
Tableau 3 : Coordinations angulaires moyennes liées au port de l’armure pour différentes inclinaisons (% de la variation maximale sans armure).
Plat | Montée | Descente | ||||
oscillation | support | oscillation | support | oscillation | support | |
Chevalier | 40 | 60 | 53 | 47 | 44 | 66 |
H à pied | 36 | 64 | 46 | 54 | 24 | 76 |
Étude des mesures physiologiques des échanges gazeux pendant la marche
37Les mesures des consommations d’O2 et de CO2 au repos et au cours de la marche nous permettent de calculer la puissance métabolique qui représente la dépense énergétique produite par unité de temps pour se déplacer.
38Pmeta (en W) = 16,318 + 4,602 avec = consommation moyenne d’oxygène (ml/s) et = production moyenne de dioxyde de carbone (ml/s).
39La puissance métabolique rend compte de l’intensité de l’exercice ou de sa pénibilité. Mais pour pouvoir étudier plus précisément les effets de l’armure sur la marche, il est préférable d’analyser le coût métabolique net relatif. Il est obtenu en soustrayant la puissance métabolique de repos à la puissance métabolique mesurée et en divisant par la vitesse et par la masse du corps déplacé.
Cnet (J/m/kg) = Pmeta — Prepos
masse = * vitesse
40On obtient ainsi une variable qui représente exactement la dépense énergétique propre à l’activité de marche, c’est-à-dire l’énergie aérobie qui permet de déplacer une masse de 1 kg sur une distance d’un mètre. Ainsi, cette variable est intéressante car elle rend compte parfaitement de l’économie du déplacement et peut être comparée dans toutes les conditions.
41Si on regarde l’évolution du coût net à plat et sans armure (figure 6), elle est cohérente avec celle décrite dans la littérature, même si nos valeurs de vitesses sont faibles car elles ont été déterminées avec le port l’armure et se situent plutôt à gauche de la courbe de référence (DeJaeger et al., 2001).
42Le coût métabolique net évolue de façon quadratique avec la vitesse de déplacement avec pour les faibles vitesses une diminution du coût avec l’augmentation de la vitesse jusqu’à une vitesse optimale (légèrement supérieure à 1 m/s) où le coût métabolique lié à la locomotion est minimum. Cette vitesse correspond souvent à celle naturellement choisie par le sujet. Puis le coût réaugmente pour les vitesses supérieures à la vitesse optimale jusqu’à arriver à des valeurs de vitesse pour lesquelles il deviendra plus économique de courir (autour de 2,2 m/s).
43Avec le port de l’armure, le coût net métabolique de la locomotion à plat va augmenter globalement de 25,3 %.
44Ce résultat peut être comparé avec l’étude d’Askew et al. (2011) qui montre une augmentation de 120% du coût métabolique liée au port de l’armure. Cet écart important est tout d’abord à mettre sur le compte d’un calcul différent du Cnet où la masse de l’armure n’est pas prise en compte dans cette étude. En prenant en compte la surcharge de l’armure, l’augmentation rectifiée reste de 70 % et l’écart avec celle que nous mesurons peut s’expliquer par le fait que les armures sont globalement plus lourdes (44 % du poids de corps) et que les chevaliers marchent avec leur casque et leurs armes ce qui rajoute une gêne supplémentaire.
45Enfin, ce résultat est comparable à l’augmentation du coût métabolique net observée chez les sujets obèses par rapport aux sujets normo-pondérés (Browning et al., 2006) ou lors du transport d’une charge dans un sac à dos (Bastien et al., 2005 ; Browning et al., 2007).
46Enfin, on peut observer les valeurs très différentes d’un sujet, Patrick, dont le coût métabolique net de la locomotion à plat est 18 % supérieur aux autres sans armure et 47 % avec armure. Cet écart peut être expliqué par le port de sa prothèse trans-tibiale. La littérature (Gailey et al., 1994 ; Datta et al., 1974) montre que le port d’une prothèse de ce type peut entraîner une augmentation de 16 % à 20 % du coût de la locomotion à plat. On peut penser que cette augmentation est encore amplifiée par le port de l’armure.
47Le Tableau 4 présente plus précisément l’évolution du coût métabolique net en fonction du type d’armure pour chaque dénivelé.
48Le port de l’armure augmente en moyenne de 25,3 % le coût métabolique de la locomotion quel que soient le type d’armure et le dénivelé pratiqué. Mais il augmente en proportion moindre en montée par rapport aux autres dénivelés alors que le coût de la locomotion en descente est le plus affecté. Cela laisse à penser que la pénibilité de l’armure est moins coûteuse à gérer en montée qu’en descente ou à plat dans une moindre mesure.
49De plus, on observe un effet du type d’armure. Chez l’homme à pied, le coût métabolique est augmenté dans des proportions similaires que lors du transport d’une charge en sac à dos ou chez des sujets obèses (13,5 %). Par contre, il augmente plus drastiquement chez les chevaliers (27,5 %), ce qui laisse supposer que ce type d’armure engendre un supplément d’activité musculaire pour s’y adapter.
50Pour tenter d’expliquer cette différence, il faut considérer que le coût métabolique de la marche est directement relié au travail mécanique effectué par les muscles qui sont les moteurs du corps humain. Or, le travail mécanique accompli par les muscles peut être divisé en deux composantes : le travail positif externe Wext produit pour déplacer le centre de gravité du corps vers l’avant par rapport à l’environnement et le travail mécanique interne Wint, accompli par les muscles pour déplacer les membres par rapport au centre de gravité (figure 7). Il permet notamment de ramener le membre inférieur vers l’avant pendant la phase d’oscillation, il sert en quelque sorte à reconfigurer le système pour le pas suivant : c’est l’énergie de gesticulation (Marin, 2014). Le travail interne peut ainsi représenter une fraction non négligeable du travail mécanique total.
51Des études ont montré que le travail mécanique externe augmente linéairement avec la charge déplacée, indépendamment d’où elle est placée (Huang et al., 2014). Par contre, le travail interne dépend de la répartition des charges : il restera inchangé lors du transport d’une charge dans un sac à dos mais augmentera fortement si les charges sont placées au niveau des chevilles, car le travail musculaire nécessaire au déplacement des segments libres va s’accroître énormément.
52On peut donc supposer que l’écart du coût métabolique net relatif entre l’armure de l’homme à pied et celles des chevaliers peut s’expliquer, entre autres, par une répartition des masses différentes et notamment les chargements des membres inférieurs que représentent les cuissots et grèves dans l’armure des chevaliers et qui sont inexistants dans l’armure de l’homme à pied.
53Pour vérifier cette hypothèse, le travail interne des membres inférieurs peut être estimé (Minetti et al., 1992) à partir des données spatio-temporelles de la marche, de l’anthropométrie des sujets et du poids des différentes parties de l’armure (figure 8).
54On trouve que le port de l’armure augmente significativement le travail interne chez les chevaliers alors qu’il est inchangé pour l’homme à pied.
55L’autre hypothèse permettant d’expliquer le surcoût énergétique lié à l’armure des chevaliers repose sur le fait que les membres inférieurs étant plus contraints, les adaptations observées sont plus importantes afin de stabiliser la marche et de ce fait, ne permettent pas d’optimiser complément le pattern de marche et génèrent donc plus d’augmentation des efforts musculaires fournis. Cette hypothèse est cohérente avec les évolutions observées sur les forces d’appui au sol, qui sont plus augmentées avec l’armure de chevalier, et les modifications des variables spatio-temporelles du pas, qui montrent une recherche plus importante de stabilité chez les chevaliers également.
Conclusion
56Les tests menés au laboratoire de biomécanique ont permis une mesure objective des sensations éprouvées par les expérimentateurs lors du franchissement du col de Mary. Nous confirmons ainsi que l’élévation du centre de gravité liée au port de l’armure rend l’équilibre plus précaire chez l’homme à pied. De plus, le port de l’armure augmente considérablement le coût énergétique de la locomotion, ce qui explique le surplus d’efforts décrit par les expérimentateurs, particulièrement pour le chevalier (+40 %). Pour les deux types d’armure, les coordinations motrices et le cycle de marche sont modifiés de façon importante afin d’optimiser les effets de l’entrave et de la surcharge induites. Ces modifications sous-tendent donc une phase de familiarisation et d’entraînement au port de l’armure dont la nécessité a également été rapportée par les expérimentateurs. Enfin, nos tests montrent que le plat et la descente sont les dénivelés qui semblent les plus sensibles au port de l’armure. Notamment, la présence de solerets et grèves sur les membres inférieurs du chevalier empêche les déplacements à la cheville et induit une marche les « pieds à plat » en limitant l’attaque par le talon et la propulsion sur l’avant-pied. Ceci augmente le travail mécanique interne à fournir lors du déplacement et pourrait expliquer, en plus d’une fatigue résiduelle, que la descente côté italien fut plus délicate à négocier que la montée.
Bibliographie
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10.1002/9780470549148 :Auteurs
Université Grenoble Alpes
CNRS
Grenoble INP, Institute of Engineering, Université Grenoble Alpes
GIPSA-Lab
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