Chapitre 4
Mesure du mouvement de l’homme en armure
p. 147-159
Texte intégral
1Une armure modifie-t-elle les paramètres de la locomotion ? Afin de répondre à une telle question, nous nous sommes intéressés à la mesure de la cinématique des mouvements de marche en comparant les résultats entre la condition avec armure et celle sans armure. La cinématique désigne la description quantitative du mouvement par les trajectoires géométriques d’objets dans l’espace, points ou solides. Dans le cadre de la marche humaine, il s’agit d’identifier la trajectoire en 3D des différents segments rigides du squelette. La description du mouvement du corps est alors assimilée à la cinématique des os. Pour mesurer la cinématique humaine, l’approche classique consiste à placer des marqueurs à la surface du corps à des endroits clés où la peau est la plus proche de l’os, en les considérant comme représentatifs du mouvement du squelette sous-jacent. Comparer avec exactitude la cinématique du squelette avec et sans armure s’avère complexe en suivant cette démarche. D’abord, le corps garde une liberté de mouvement sous les éléments d’armure qui ne peuvent pas être assimilés à des marqueurs précis de la cinématique du squelette. De surcroît, l’armure, malgré sa rigidité propre qui peut paraître un avantage de prime abord, présente elle-même des difficultés techniques pour la mesure cinématique qui seront détaillées ici. Nous avons donc cherché à dégager une méthode différente et à en déduire des indices globaux de la description de la cinématique de la marche qui soient communs à la condition avec et sans armure. La réponse technique a été de s’appuyer sur une modélisation géométrique 3D obtenue en laboratoire grâce à un studio dédié permettant une reconstruction 3D par enveloppe convexe. Cette représentation géométrique présente en premier lieu le bénéfice d’un rendu qualitatif visuellement fidèle permettant ainsi d’explorer subjectivement le mouvement selon une approche propre à la réalité virtuelle. Nous verrons également comment cette représentation 3D particulière permet de proposer des indices quantitatifs de caractérisation de la cinématique permettant de comparer la marche avec et sans armure selon les mêmes méthodes de mesure.
Approches classiques de la mesure du mouvement humain
2Les deux techniques fondamentales pour la mesure précise du mouvement humain sont les systèmes à base de marqueurs optiques et les centrales inertielles. Les marqueurs optiques ont été popularisés par les effets spéciaux pour l’animation des personnages 3D virtuels. Ils sont aussi l’outil de base en biomécanique pour la mesure du mouvement. Le principe de ces systèmes consiste à utiliser des marqueurs sphériques (de l’ordre de 1 cm de diamètre) que l’on fixe sur le sujet. Un ensemble de dix à vingt caméras, selon le volume de la scène que l’on veut couvrir, repère les marqueurs dans chacun des plans de vue et déduit la position 3D de chaque marqueur par un calcul géométrique de triangulation entre toutes les images des marqueurs. Pour s’affranchir des problèmes liés aux variations d’éclairage et permettre une détection plus fiable, les caméras émettent une lumière infrarouge directionnelle et sont équipées de capteurs vidéo sensibles à ce rayonnement. Les marqueurs sont quant à eux recouverts d’un papier réfléchissant catadioptrique qui renvoie spécifiquement ce type de rayons lumineux. Avec ce système, seuls les marqueurs sont visibles sur les images obtenues et il est donc facile de repérer automatiquement leurs trajectoires même dans un environnement studio complexe. Notre expérience a montré que cette approche classique s’applique mal au cas des armures. En effet, tout comme le matériau réfléchissant des marqueurs, le métal réfléchit l’infrarouge et introduit des parasites dans les images acquises par les caméras. Pour les mouvements en armure, un marqueur fixé à la surface du métal n’est donc plus aussi facilement identifiable de façon automatique. L’autre technique classique de mesure de mouvement repose sur les centrales inertielles. Ce type de capteur combine l’information d’un accéléromètre, d’un gyroscope et d’un magnétomètre pour extraire l’orientation globale du marqueur. Dans ce cas également, le métal de l’armure introduit de trop grandes interférences pour se reposer de manière fiable sur une telle technique. Profitant d’une infrastructure de haute technologie du centre Inria de Montbonnot (plateforme KINOVIS), nous nous sommes tournés vers une technique alternative où la forme du corps est mesurée dans son intégralité via les images de caméras couleur standard, et non plus seulement à l’aide de marqueurs. Si cette approche est moins précise que les marqueurs, elle présente l’avantage de pouvoir être déployée similairement dans les deux conditions, avec et sans armure.
Approche globale de la description 3D d’une forme en mouvement
Méthode de construction
3La reconstruction par enveloppe convexe consiste à construire une surface 3D qui englobe au plus près un objet filmé (Laurentini, 1994). Elle s’obtient typiquement grâce à un système multicaméras, où chaque caméra apporte une information à la surface 3D via l’extraction de la silhouette de l’objet lui faisant face. Plus il y a de caméras disponibles, plus le nombre de silhouettes extraites augmente et plus la surface 3D approchant l’objet est précise. La plateforme KINOVIS du centre Inria Grenoble Rhône-Alpes dispose d’un système avec 68 caméras vidéo, permettant par calcul d’enveloppe convexe de reconstruire en 3D toute forme en mouvement. Le procédé technique comporte plusieurs étapes illustrées sur la figure 1. Il est d’abord nécessaire de calculer la position et l’orientation 3D de chaque caméra par rapport à un référentiel géométrique commun. Cette étape dite de calibrage est effectuée en filmant le déplacement d’un objet de géométrie connue a priori (dans notre cas un bâton équipé de diodes lumineuses), à divers endroits de la scène. De ces images, sont extraites la position (trois dimensions) et l’orientation (trois angles) de chaque caméra. Cette étape de calibrage n’a besoin d’être réalisée qu’une seule fois, les caméras restent fixes durant la prise de vue. L’espace commun visible par toutes les caméras définit le volume de la scène qui peut être reconstruit en 3D. Dans le cas de la plateforme KINOVIS, le volume est de l’ordre de 5 m de long, 5 m de large et 3 m de haut, permettant l’analyse d’une marche d’une dizaine de pas.
4L’étape suivante consiste à extraire pour chaque image la silhouette de l’objet vu. Le principe repose sur une technique de séparation colorimétrique entre objet et fond. Le fond du studio est par construction de couleur verte. Ainsi, tout pixel dont la couleur s’éloigne suffisamment de ce vert, sera considéré comme un pixel de l’objet. Les contours de l’ensemble des pixels de l’objet forment une silhouette. À noter que le métal des armures pouvait être susceptible de renvoyer la couleur du fond par réflexion et donc « disparaître » car considéré comme fond et non plus comme objet. La pratique de l’expérience a montré que pour les trois armures considérées, il n’y a pas eu de problème de cet ordre, la couleur renvoyée n’étant pas exactement semblable à la couleur du fond.
5La dernière étape construit la forme géométrique de la surface 3D enveloppant l’objet. De la position 3D des caméras et des silhouettes extraites, un cône 3D généralisé est défini avec la pointe du cône coïncidant avec une caméra et sa base s’appuyant sur la silhouette extraite de l’objet. De l’intersection géométrique de tous les cônes 3D, on déduit une surface géométrique approchant l’objet filmé.
Résultats visuels
6Le résultat de la procédure est une structure géométrique sous forme de maillage 3D constitué d’un ensemble continu de triangles. La précision obtenue est liée à la capacité du maillage à représenter la forme réelle. La reconstruction 3D de chaque sommet d’un triangle dépend en partie de la précision de l’image. Ainsi, on peut donner une idée de la précision en fonction de la résolution de l’image où le sujet apparaît plein cadre au centre de la scène. Dans ces conditions, un sujet humain occupe environ 1 000 pixels. En prenant un ordre de grandeur de 2 m pour le corps, cela renvoie à une précision d’environ 2.0 mm par pixel. Cette estimation vise seulement à donner une idée approchée de la précision obtenue avec une telle approche. Dans la pratique, la reconstruction par enveloppe convexe est très dépendante de l’orientation du sujet par rapport à chaque caméra. Tout d’abord, la méthode par enveloppe visuelle ne génère pas un point 3D par pixel du fait de la variété des intersections entre les cônes s’appuyant sur les silhouettes. De plus, des parties de la surface du corps peuvent n’apparaître dans aucune silhouette (concavités) et donc n’être pas reconstruites par la méthode et ainsi entraîner des erreurs allant jusqu’à plusieurs centimètres. On voit donc que cette approche ne remplace pas l’approche par marqueurs comme outil de mesure cinématique du mouvement.
7Elle fournit cependant un moyen de représenter visuellement en 3D toute forme en mouvement dans sa globalité. Pour compléter la fidélité d’une telle restitution visuelle, l’utilisation des vidéos permet d’ajouter une apparence à la représentation géométrique du maillage 3D. La texture consiste à projeter une image à la surface du modèle 3D, à la manière d’un papier peint sur un objet (Hugues et al., 2013). Ce procédé permet de redonner une information au pixel près de l’apparence de l’objet 3D filmé. Là encore, le procédé introduit des approximations : la couleur sur la vidéo d’origine dépend de l’angle de vue de la caméra et de l’incidence des faisceaux lumineux. Un triangle de la surface est vu par plusieurs caméras par construction. La couleur finale des pixels qui le constituent dans la texture provient d’un moyennage pondéré des pixels issus des images de ces différentes caméras. Le système dispose également des profils de réponses colorimétriques des caméras, ce qui permet d’obtenir les couleurs de base minimisant les artefacts dus à l’éclairage du plateau et un modèle 3D suffisamment neutre pour être intégré et ré-éclairé dans un autre contexte de réalité virtuelle. La figure 2 présente les résultats de modèles 3D obtenus pour les 3 sujets, avec une texture photométrique et une texture neutre sur laquelle apparaît le détail du maillage.
Analyse de locomotion
8Après l’aspect qualitatif d’une visualisation en 3D, on aborde ici une exploitation quantitative des données 3D obtenues par enveloppe visuelle. De telles données présentent une limitation fondamentale importante par rapport à l’approche par marqueurs pour une analyse quantitative. Pour un marqueur, le principe est de pouvoir extraire une trajectoire 3D métrique car il est identifié de manière individuelle à chaque image prise par le système de mesure. Il présente de cette manière une cohérence temporelle qui permet de délivrer sa trajectoire 3D. Les maillages obtenus par enveloppe convexe ne présentent pas cette caractéristique. À la différence d’un marqueur ponctuel, la silhouette ne présente pas de point caractéristique qui pourrait être identifié d’une image à l’autre. C’est une information globale distribuée sur tous les pixels de l’image, sans cohérence temporelle à l’échelle des points qui la constituent. Par conséquent, les maillages 3D obtenus entre deux images successives ne présentent pas non plus de cohérence temporelle. Le nombre de sommets, leur emplacement, et toute la topologie qui les connectent en triangles évoluent au cours du temps, rendant inapplicable la notion de trajectoire. Pour implémenter une comparaison objective avec la même méthode pour les conditions avec et sans armures, nous nous sommes tournés vers des critères d’ordre statistique sur les formes 3D obtenues. Nous présentons ici des résultats préliminaires illustrant les différences entre les deux contextes de locomotions.
Vitesse générale de locomotion
9Comme il n’y a pas de marqueur ponctuel identifiable sur les maillages dans chaque condition, nous avons calculé à chaque pas de temps le centroïde du maillage (Botsch et al., 2010 ; Reveret et al., 2020). Cette quantité est une approximation du véritable centre masse de l’individu, avec et sans armure, car elle ne s’appuie que sur la surface et fait l’hypothèse d’une répartition uniforme de masse. Même si elle ne permet pas de donner une localisation précise du centre de gravité, cette hypothèse est suffisante pour une estimation globale de la vitesse de locomotion. Cette approche permet en particulier de donner une trajectoire 3D qui lisse l’incohérence temporelle des maillages obtenus en vue d’en déduire une estimation de la vitesse de locomotion.
10L’espace du studio permet d’effectuer entre 3 et 4 cycles de marche en ligne droite. Il a été demandé à chaque sujet, dans chaque condition d’effectuer au moins 4 traversées afin que l’allure se stabilise. La figure suivante compare l’évolution de la vitesse de marche avec et sans armure pour chacun des trois sujets. Ce résultat permet d’évaluer, en marche libre, la vitesse de confort de chaque sujet, dans chacune des conditions. Les résultats sur la figure 3 montrent les différences entre les trois sujets.
11Les traversées s’enchaînent en changeant de sens. Il faut donc que le sujet se retourne entre chaque traversée, ce qui explique sur le graphique des vitesses, une montée puis une descente de la vitesse. Chaque sujet a un profil de progression propre, plus ou moins constant au cours du temps. Le sujet 1 est en demi-armure, sans contrainte sur le bas du corps. On observe cependant une baisse systématique de vitesse de l’ordre de 1 km/h. Les deux autres sujets portent des armures complètes. La perte de vitesse n’est pas aussi systématique, en particulier sur les premières traversées. Les zones où la vitesse diminue font état aussi d’une perte de vitesse entre 0.5 et 1 km/h. La partie suivante examine de plus près les différences entre la locomotion avec et sans armures à travers l’analyse des pas.
Allures de marche par analyse des pas
12Le calcul précédent isole une grandeur cinématique pour la globalité du corps. On s’intéresse ici à un indice classique en description de la cinématique de la marche via l’analyse des pas au sol. De manière classique, ce critère est facilement identifiable avec un marqueur placé sur le pied. En l’absence de marqueur, nous avons isolé la partie du maillage au niveau des pieds et appliqué de la même manière un calcul de centroïde sur les parties basses de la jambe gauche et droite. Comme dans le cas précédent, la procédure de calcul est identique selon que le maillage correspond au cas avec ou sans armure. Cette approche s’est avérée satisfaisante pour identifier les moments et les endroits où chaque pied touchait le sol. Nous reportons sur la figure 3 les avancées de chaque pied pour chaque sujet dans les deux conditions, avec et sans armure, au cours de chaque traversée. Chaque plateau correspond au moment où le pied est posé sur le sol et n’avance plus. Comme pour la vitesse globale du corps, les courbes superposent les résultats avec et sans armure. Afin de mieux appréhender la comparaison, les données de chaque traversée sont ramenées à un même point de départ. Sur la figure 3, la comparaison des courbes sans armure (couleur noire) et avec armure (couleur rouge) informe sur deux aspects :
- un décalage vers la droite correspond à une durée plus lente entre chaque pas,
- un décalage vers le bas indique une distance d’enjambée plus courte.
13On constate que les différences de vitesse sont davantage dues à une exécution plus lente en armure (décalage vers la droite) alors que la distance des enjambées entre chaque plateau n’est que peu ou pas du tout modifiée. Ce résultat tend à suggérer une bonne adaptation mécanique de l’armure, n’influençant que peu l’amplitude du mouvement, en n’imposant de différence que dans la rapidité de l’exécution du mouvement du fait de l’excédent de poids qu’elle engendre.
Conclusion
14Cette phase d’étude cinématique a permis d’apporter deux types de résultats sur la restitution de la marche avec et sans armure. Un premier résultat qualitatif sous la forme d’une visualisation 3D du corps entier en marche, à travers laquelle une navigation libre du point de vue est possible selon un principe de réalité virtuelle.
15Le modèle 3D sous-jacent est utilisable comme ressource graphique qui peut être insérée dans n’importe quel autre contexte virtuel 3D. Cet aspect permet une exploitation des résultats du projet MarchAlp dans une perspective de muséographie virtuelle.
16Ce résultat visuel repose sur un objet géométrique 3D qui ne permet cependant pas une exploitation aussi simple que les approches biomécaniques à partir de marqueurs pour l’étude de la cinématique du mouvement. Afin d’apporter néanmoins quelques pistes de quantification objective des différences cinématiques entre les locomotions avec et sans armure, des calculs géométriques similaires dans les deux conditions ont pu être mis en œuvre.
17Nous nous étions posés initialement comme question pour ce type d’étude de savoir si l’armure modifiait des paramètres fondamentaux de la marche comme la longueur de pas ou la vitesse de déplacement. Les résultats obtenus sur cette plateforme tendent à montrer que les performances cinématiques sont modifiées : les sujets en armure choisissent une vitesse préférentielle de locomotion plus faible. Mais l’adaptation de ces sujets semble leur permettre de conserver une longueur de pas qui paraît constante pour ces deux vitesses préférentielles. Ceci laisse supposer que la technique d’assemblage des éléments de l’armure est suffisamment optimisée pour ne pas entraver exagérément la liberté de mouvement. Cependant, l’excédent de poids demeure et rend la locomotion moins optimale. Une quantification scientifique plus précise des différents paramètres de la locomotion de l’individu en armure est nécessaire pour comprendre les modifications de ses coordinations motrices et de sa dépense énergétique. Les deux chapitres suivants vont nous permettre de répondre à ces questions à travers une approche biomécanique et physiologique de la marche armée.
Bibliographie
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Botsch M., Kobbelt L., Pauly M., Alliez P., Lévy B., 2010, Polygon Mesh Processing, AK Peters/CRC Press, p. 250.
10.1201/b10688 :Laurentini A., 1994, « The visual hull concept for silhouette-based image understanding », dans IEEE Transactions on Pattern Analysis and Machine Intelligence, vol. 16, no 2, p. 150-162.
10.1109/34.273735 :Hughes J., van Dam A., McGuire M., Sklar D., Foley J., Feiner S., et Akeley K., 2013, Computer Graphics: Principles and Practice, Addison-Wesley, Upper Saddle River, NJ, 3e édition.
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