Chapitre 1
La marche d’un roi : les défis stratégiques de l’année 1515
p. 13-50
Texte intégral
Le premier jour de janvier je perdis mon mari et le premier jour de janvier mon fils fut Roy de France. Le jour de la conversion saint Paul [25 janvier] mon fils fut en très grand danger de mourir. Et à semblable jour il fut oint et sacré en l’Eglise de Reims.
1Ainsi Louise de Savoie commençait-elle son journal personnel, soulignant que, à ses yeux, les hasards n’existaient pas, et que son fils, « mon César » comme elle le désignait, désormais roi de France sous le nom de François Ier, était appelé par Dieu au plus grand des destins. Il fallait cependant que le nouveau monarque affrontât au préalable deux ennemis redoutables : les Suisses et les Alpes. La préparation de son expédition s’annonçait cruciale, notamment la levée, la composition et l’organisation de son armée. Ces semaines d’approche et de montée, de préparatifs, d’impatience et de tensions, sont pour François Ier un temps exceptionnel d’apprentissage de son métier de roi. Celui-ci se forge à partir de la mise sur le pied de guerre de l’État, de l’exercice du pouvoir en temps de crise, de l’art de la diplomatie et de la prudence. Comme toutes les grandes marches, le « voyage d’Italie » est aussi accompagné d’un déplacement intérieur, sorte de parcours initiatique au cours duquel le roi apprend à se découvrir lui-même. Au cœur de cette expérience plurielle se trouve un dépaysement : la rencontre avec un milieu inconnu, celui de la montagne alpine. Obstacle vertical sur la route de l’Italie et des ambitions royales, sa traversée va bouleverser tant le règne naissant que les conditions mêmes de la guerre.
Un roi jeune au service de vieilles ambitions
2François Ier n’a que vingt ans lorsqu’il accède au trône du plus puissant royaume d’Europe. Les funérailles de son prédécesseur, Louis XII, à peine achevées (12 janvier 1515), le nouveau roi Très-Chrétien est sacré à Reims (25 janvier). Sans perdre de temps, le jeune monarque renouvelle une partie de son personnel, nommant aux postes clés des hommes susceptibles de le servir avec dévouement et efficacité : Antoine Duprat à l’office central de Chancelier du royaume, dès le 7 janvier ; Charles, duc de Bourbon, le plus puissant de ses vassaux, à la Connétablie ; Artus Gouffier, sieur de Boisy, son ancien gouverneur, à la charge de Grand Maître de France. Il deviendra son conseiller le plus influent. Charles, duc d’Alençon, héritier présomptif du trône, devient gouverneur de Normandie et René, bâtard de Savoie, frère naturel de la mère du roi, est fait grand sénéchal et gouverneur de Provence. Odet de Foix, seigneur de Lautrec, et Jacques de Chabannes, seigneur de la Palice, vétérans des guerres d’Italie, sont récompensés par un poste de Maréchal de France. Ils rejoignent l’Écossais Robert Stuart d’Aubigny et l’Italien Gian Giacomo Trivulzio, francisé en Trivulce, tous deux au service de la France. Le capitaine ingénieur Pedro Navarro, Espagnol captif depuis la bataille de Ravenne, est libéré pour devenir chambellan ordinaire du roi et un précieux conseiller militaire. En province, le capitaine Bayard, autre vétéran, est promu à la charge de lieutenant général du Dauphiné, une province stratégique qui assure les passages logistiques des armées entre la France et l’Italie.
L’enjeu italien
3L’Italie est alors au centre des enjeux géopolitiques de toute l’Europe. Riche et divisée, elle est un espace convoité que se disputent tant les puissances locales (États pontificaux, république de Venise, royaume de Naples, duché de Milan, Florence…), que les grands États européens que sont la France des Valois, l’Espagne de Ferdinand d’Aragon et l’empire germanique des Habsbourg. Le tout sous l’œil jaloux du roi Henry VIII d’Angleterre, qui soutient les uns ou les autres selon ses intérêts propres. On allume des feux de joie dans toute la France, en avril 1515, pour célébrer le renouvellement de la paix avec cet allié versatile (AMG, CC 600). Depuis 1494, le roi de France Charles VIII a ouvert les hostilités à l’échelle européenne en réclamant le royaume de Naples comme son légitime héritage. Louis XII, qui lui succède en 1498, a ajouté le duché de Milan aux revendications royales. Malgré plusieurs expéditions, la France perd les territoires du sud de la péninsule au profit de l’Espagne. La guerre se concentre ensuite au nord, notamment en Ligurie et en Lombardie, où les Français parviennent à se maintenir en écrasant leurs ennemis à Gênes (1507), Agnadel (1509) et Ravenne (1512). Mais la situation se dégrade là aussi, et le roi finit par subir plusieurs revers, notamment à Novare, en 1513, contre les Suisses, qui se sont rapprochés de l’empereur Maximilien Ier de Habsbourg, lui-même vainqueur des Vénitiens à Vicenza la même année. Le projet d’un équilibre en Italie du Nord fondé sur un partage du territoire entre la France et Venise s’effondre. Non contents d’avoir taillé en pièces les troupes du roi en Italie, les Confédérés traversent la frontière et vont mettre le siège devant Dijon. Si la ville bourguignonne cède, le royaume leur est ouvert jusqu’à Paris. Les Suisses, politiquement divisés, auront du mal au final à mener une invasion de grande ampleur, mais ils se sont imposés comme la première puissance militaire de l’Europe. Louis XII, dont les revers assombrissent la fin de règne, espère revenir en Italie pour reprendre le Milanais, mais la mort l’en empêche, en décembre 1514.
4François Ier a compris que les grandes batailles qui se livrent en Italie sont une formidable source de puissance. Elles façonnent l’image d’un roi de guerre héroïque et glorieux auprès de la noblesse, affermissent le rôle de l’État et de son administration, imposent le Très-Chrétien comme un souverain majeur sur la scène européenne. Le nouveau roi s’inscrit en tous points dans le sillage de ses prédécesseurs lorsqu’il revendique à son tour l’héritage italien, en particulier le duché de Milan, au nom de son épouse, Claude de France, et de son arrière-grand-mère, Valentina Visconti. Mais le Milanais est alors aux mains de Maximilien Sforza qui, malgré les compensations offertes par le roi, ne compte pas se laisser dépouiller. Le duc de Milan peut compter sur l’appui du pape Léon X, qui redoute un déséquilibre géopolitique engendré, comme en 1494, par une irruption de la puissance française dans le jeu italien. D’autres souverains européens partagent les mêmes craintes. Une nouvelle alliance d’intérêts se noue, le 17 juillet 1515, entre le pape, le roi Ferdinand d’Aragon et l’empereur Maximilien Ier, dont le Milanais est l’enjeu. Les Suisses, conscients de leur force et de la légitimité que leur procure l’onction pontificale, sont le bras armé de cette Sainte Ligue qui prétend défendre l’Italie contre les « barbares ». Menés par le cardinal-évêque de Sion en Valais, Mathias Schiner, ils espèrent en tirer un profit maximum en repoussant les confins méridionaux de leur territoire, grâce aux terres opulentes du Milanais, duché sur lequel ils exercent déjà leur tutelle depuis 1512.
5De son côté, François Ier est assuré du soutien de la république de Venise, alors aux prises avec le Saint Empire germanique. Une armée de secours, commandée par Bartolomeo d’Alviano, interviendra à temps, le 14 septembre au matin, pour faire basculer la bataille de Marignan en faveur du roi de France. La république de Gênes s’agrège elle aussi à l’alliance, en levant des troupes et en ouvrant son port aux Français. Le roi y enverra par la mer, via Marseille, un renfort de 300 lances. Il ne bénéficie pas encore de l’alliance de son oncle de Savoie, Charles III, dont dépendent plusieurs des principaux passages alpins. Celui-ci est hésitant, et se rapproche même des Suisses, qui traversent ses terres pour s’opposer au roi, car il ne souhaite pas se fâcher avec de si redoutables voisins. À la moindre contrariété, ils auraient tôt fait de lui ravir le pays de Vaud, et même davantage. Pour ménager ses États, parcourus par tous les belligérants au cours de l’été 1515, le duc se fera « médiateur de paix », dans l’espoir de trouver un compromis entre les Suisses et le roi de France.
6François Ier n’a pas d’expérience de la guerre. Il l’a entrevue trois ans plus tôt, en 1512, lors de la désastreuse campagne lancée pour reconquérir le royaume de Navarre. Néanmoins, le secrétaire du chancelier Duprat mentionne dans son journal que le jeune roi a « merveilleusement à cœur » cette nouvelle expédition (Barrillon, t. 1, chap. 1, p. 62). Il prévoit de quitter son royaume à la tête « d’une bonne, grosse et puissante armée » (lettre du roi aux consuls de Grenoble, Amboise, 26 juin, AMG, BB3), un corps expéditionnaire d’une taille inédite depuis le début du conflit. Sans doute espère-t-il impressionner ses adversaires grâce à une telle démonstration de force. Ceux-ci pourraient négocier plus facilement, voire même se laisser acheter au lieu de combattre. Le roi prend en personne la tête de son expédition, ce qui donne à la campagne de 1515 un caractère exceptionnel. C’est, pour lui, une manière performative de légitimer sa cause, car sa présence montre son bon droit et partant que son combat s’inscrit dans le cadre moral de la guerre juste, acquise à la cause de Dieu. Il a désigné sa mère, la duchesse d’Angoulême, Louise de Savoie, comme régente du royaume en son absence. Il lui rendra régulièrement des comptes à travers des lettres, écrites de sa propre main, sur l’évolution militaire et politique de la campagne italienne. La situation l’exige, car une expédition d’une telle ampleur est source de déséquilibres. L’absence du roi peut mettre en péril la couronne, en aiguisant la convoitise des princes voisins et en suscitant la rébellion de ses propres sujets. François Ier part en effet avec la fine fleur de sa noblesse, sa maison (qui regroupe son personnel domestique, civil, militaire et religieux) et les plus grands princes, eux-mêmes entourés de leur propre maison, ainsi que ses principaux conseillers, à la tête desquels se trouve le chancelier Duprat, qui emporte avec lui le grand sceau royal. C’est donc la tête et la majeure partie des forces vives du royaume qui prennent le chemin de l’Italie et se nomadisent pour une durée incertaine.
Une cavalerie d’élite
7Il n’existe nulle part à cette époque de véritable armée permanente. On en redoute par trop les effets pervers liés tant aux coûts énormes qu’elle induirait qu’au danger qu’il y aurait à armer massivement les sujets d’un État, au risque de les voir se retourner contre leur souverain naturel. L’armée du roi de France est donc composée d’un petit noyau de guerriers professionnels, soldés par trimestre aux frais du trésor royal, qui forment ce que l’on appelle « l’ordinaire de la guerre ». Il s’agit principalement de la gendarmerie royale, une cavalerie lourde regroupée depuis 1445 dans des compagnies d’ordonnance, composées chacune de cinquante à cent lances. Elles sont constituées de gentilshommes, montés et armés à leurs frais, provenant de toutes les provinces du royaume : les gendarmes ou hommes d’armes. Ils sont logés dans les villes closes de remparts, lesquelles se chargent chaque semaine de leur ravitaillement. En déplacements ordinaires, ce sont les fourriers des compagnies qui désignent les logis, et les hôtes privés sont rémunérés selon des prix fixes.
8À peine monté sur le trône, le roi poursuit la réorganisation initiée par son prédécesseur, notamment celle des compagnies d’ordonnance, fer de lance de sa prochaine expédition italienne. Le 20 janvier, par un « règlement et statuts sur le service des gens d’armes et les prévôts des maréchaux de France », il exige des compagnies complètes et bien équipées, dont le comportement soit strictement réglé, tant en matière de logement, de ravitaillement que d’équipement et de mœurs. Les prévôts des maréchaux, officiers en charge de la justice militaire, ont à y veiller. Tout manquement à l’équipement sera retenu sur les gages des cavaliers, et s’ils présentent des montures en mauvais état lors de deux revues successives, ils seront cassés (Règlement et statuts, art. 32). Impétueux et fiers chevaliers, les membres des compagnies d’ordonnance se sont entraînés au métier des armes depuis leur enfance et constituent l’élite militaire du royaume. Ils manient avec dextérité leur monture et la lance de combat, d’environ quatre mètres de long, le corps couvert d’une armure en acier poli, le harnois blanc. Leur tête est protégée par un « habillement de tête », l’armet à rondelle, un casque clos, fendu d’une visière mobile ou vue, dont la forme s’est arrondie pour mieux épouser les courbes du crâne. On abaisse la visière pour combattre, on la relève pour respirer ou s’identifier. Pour qui veut un équipement de qualité, les principaux lieux de fabrication se situent en Italie du Nord, à Milan et Brescia, ou en Allemagne du sud, à Augsbourg et Nuremberg. Il faut avoir au minimum dix-neuf ans, autrement dit avoir atteint une stature d’adulte, pour devenir homme d’armes et être en mesure de supporter physiquement le lourd harnois de guerre lesté de ses parties complémentaires en mailles de fer : souvent plus d’une trentaine de kilos. Un tel équipement, pour autant qu’il soit de qualité, a atteint, au début du xvie siècle, son niveau optimal d’articulation et de mobilité. Aux prémices de la bataille de Marignan, le futur maréchal de Fleuranges explique qu’il trouva le roi essayant un nouvel harnois « merveilleusement bien fait et fort aisé, tellement qu’on ne l’eût su blesser d’une aiguille… » (Fleuranges, t. 1, p. 51). Une telle armure permet à l’homme d’armes d’exécuter tous les mouvements nécessaires au cavalier comme au combattant, tout en évoluant protégé contre la plupart des armes, y compris des tirs d’arquebuse de faible puissance : « Le harnois pour peu qu’il soit bon sauvera la vie d’un homme », peut encore écrire Guillaume du Bellay dans ses Instructions, publiées après sa mort par Raymond de Fourquevaux, en 1548 (du Bellay, Fourquevaux, livre I, chap. 13, p. 38v).
9Au xve siècle, les gendarmes étaient des hommes relativement jeunes, puisqu’ils avaient en moyenne autour de vingt-huit ans, 6 % seulement dépassant les trente-six ans (Potter, 2008, p. 74). Leur âge est sensiblement le même en 1515, mais les capitaines peuvent être beaucoup plus vieux que leurs subordonnés. Ils ont alors entre dix-neuf et soixante-dix-sept ans, du moins pour ceux qui nous sont connus, ce qui donne une moyenne de 39,6 ans. Claude de Lorraine est le plus jeune, Louis Malet de Graville le plus âgé. Bayard, qui avait suivi sa première compagnie à l’âge de dix-sept ans, en a alors une quarantaine, Louis de La Trémouille cinquante-cinq ans, son fils Charles une trentaine… Le grand maître de l’artillerie, Galiot de Genouillac, en a cinquante ; parmi les maréchaux, La Palice compte quarante-cinq ans, tandis que Trivulce, le plus âgé, atteint les soixante-quinze ! Tous ces capitaines se connaissent, pour être de la même famille, père et fils, frères, neveux et cousins, ou pour avoir servi en leur début en tant qu’homme d’armes, enseigne ou lieutenant dans la même compagnie, sous les ordres les uns des autres.
10Depuis 1498, chaque homme d’armes n’est plus accompagné que de deux archers, cavaliers légers recrutés à partir de l’âge de dix-sept ans. Équipés de la brigandine (protection de cuir renforcée de plaques de métal) et coiffés d’une salade (casque ouvert favorisant le tir), ils escortent les cavaliers lourds et remplissent des missions de reconnaissance et de harcèlement, notamment grâce à leurs armes de trait. L’ordonnance de janvier exige de les recruter « tirant bien de l’arc » et que les arbalétriers « soient bons pour tirer soit à cheval ou à pied » (Règlement et statuts, art. 36). Aucune allusion n’est faite aux armes à feu portatives dont ne sont pas équipés les cavaliers de cette époque. L’homme d’armes et les archers forment à eux trois une « lance », unité tactique de combat. Les gendarmes doivent posséder quatre chevaux chacun, les archers au moins deux, soit huit chevaux en tout (Règlement et statuts, art. 3). Lesquels peuvent être montés, ou pas, par un nombre incertain de coutiliers, cavaliers légers armés d’une épée tranchante, de valets et de pages, à condition d’avoir au moins dix-sept ans et d’être payés sur les gages de l’homme d’armes. Ils servent d’aides et pourront, en temps voulu, devenir à leur tour gendarmes ou archers selon leur naissance et leur âge. Pour ne pas les maintenir oisifs, il est recommandé de les entraîner, notamment au tir à l’arc. La lance dite « fournie » peut donc cacher possiblement non pas trois, mais huit cavaliers. Un tel effectif est improbable en réalité, car il faut toujours garder avec soi des chevaux de réserve, tant pour le bagage que pour remplacer les montures fréquemment tuées pendant les combats. Il est donc impossible d’arrêter un chiffre fixe et précis quant aux effectifs réels de la lance. Quel que soit leur nombre, tous, de l’homme d’armes au valet, doivent être identifiables grâce à leur livrée, sayon ou hoqueton, frappé aux armes et devises de leur capitaine de compagnie (Règlement et statuts, art. 28). Pour le roi, il s’agit de la salamandre qui, dans la symbolique néoplatonicienne, passe pour se nourrir du bon feu et éteindre le mauvais : Nutrisco et extinguo. La maison militaire du roi fournit un complément de deux compagnies montées chacune de cent gentilshommes équipés en hommes d’armes, ainsi que des compagnies d’archers, une écossaise et trois françaises, qui constituent la garde rapprochée du souverain. Elles l’escortent dans tous ses déplacements et combattent à ses côtés lors de la bataille. Au printemps 1515, le roi fait lever deux compagnies supplémentaires de cent arbalétriers à cheval chacune.
11En 1515, le roi de France entretient un total de 3 010 lances réparties en 45 compagnies. Environ 2 800 lances, soit au moins 8 400 combattants d’élite à cheval (hommes d’armes et archers), prendront le chemin de l’Italie. Si tous sont partis avec le nombre de chevaux requis, soit un minimum de huit par lance « fournie », cela représente plus de 22 400 montures pour les seules compagnies d’ordonnance. La plupart des 32 compagnies participant à la campagne italienne seront engagées à Marignan (Sablon du Corail, 2015, p. 383-387). Sur les 32 capitaines à leur tête, quatre seront tués au cours du combat, soit une mortalité de 12,5 %.
12À la bataille, la charge en haie est le mode de combat privilégié des cavaliers lourds. Leur vague de fer, puissamment portée par les grands chevaux de guerre, les destriers, qui vont au trot puis au galop juste avant le choc, est sensée tout emporter sur son passage. La lance, stabilisée sur son appui ou arrêt de cuirasse, que l’on abaisse à quelques pas seulement de l’ennemi, permet une visée précise, qui transperce parfois de part en part un adversaire atteint au défaut de l’armure : cou, visière, saignée des bras, aine, épaules. Elle se brise très souvent au contact, ce qui oblige le cavalier à jouer de l’épée ou de la masse d’armes, qu’il porte à l’arçon, pour se dégager, avant de récupérer une autre lance et de procéder à une nouvelle charge, ou « recharge », si nécessaire. François Ier prétend avoir chargé une trentaine de fois à Marignan. Mais malheur au cavalier qui se retrouve sans monture. À moins qu’il ne remonte rapidement en selle, sur un de ses destriers de réserve, le combat à pied en rase campagne devient rapidement périlleux, épuisant et mortel pour un cavalier lourd démonté et isolé dans la « presse » du corps à corps. Car le harnois de métal, aussi résistant soit-il, se perce et se rompt à force de coups de pique, de hallebarde et de plombs d’arquebuse, qui font parfois voler des parties entières de l’armure. Les recherches anglaises en ostéo-archéologie montrent les effroyables dégâts subis par les corps de ces guerriers, lors des batailles de la guerre des Deux Roses : fosses communes de la bataille de Towton, en 1461 ; squelette de Richard III, mort à la bataille de Bosworth, en 1485. La plupart portent des blessures à la tête, certains jusqu’à plus d’une dizaine de coups, qui révèlent un acharnement sur cette partie du corps (Fiorano, Boylston, Knüssel, 2000). Par sa technicité et les années d’apprentissage qu’il réclame, le combat à cheval, lance au poing, harnois sur le dos, et la tête prise dans le casque clos, est à cette époque encore celui auquel on associe le plus d’honneur et de noblesse. Il incarne à lui seul tous les idéaux de la chevalerie, ainsi que les plus hautes valeurs nobiliaires dont se réclament l’aristocratie et les souverains de toute l’Europe. La France y est particulièrement attachée, ce qui explique l’importance accordée aux cavaliers dans son armée (environ 20 à 25 % des effectifs) et à leur charge au moment des batailles rangées. Le roi François tiendra à combattre lui-même, en chevalier, tout comme Charles VIII et Louis XII, dont la présence au cœur des batailles avait galvanisé les troupes, selon le principe qui voulait que « prince présent en bataille en vaut cent » (Pierre Gringore, Les Abus du monde, 1527). L’humaniste Symphorien Champier, qui accompagnait le duc de Lorraine, rapporte que, sur le champ de bataille de Marignan, le jeune roi se serait soumis personnellement au rituel guerrier de l’adoubement, lequel lui aurait été conféré par l’épée du capitaine Bayard, modèle du parfait chevalier (Champier, livre III, chap. 3). Mais tant d’éclat cache en réalité le lent déclin de la cavalerie lourde à la française et de sa vision par trop individualiste et « sportive » de la guerre. Sur le champ de bataille, ses interventions sont de plus en plus limitées, tant elle réclame un terrain plat et dégagé pour donner la pleine mesure de son action : il faut un front d’au moins un kilomètre pour aligner 2 000 cavaliers sur trois ou quatre rangs (Chauviré, 2004). Surtout, elle voit sa place bouleversée par la puissance tactique de l’infanterie et par l’efficacité grandissante des armes à feu.
Mobilité et puissance : l’artillerie royale
13La force de l’armée française repose sur un second atout, de nature complètement différente, son artillerie. Alors que la chevalerie symbolise la tradition et bientôt l’archaïsme de la guerre, l’artillerie est au contraire une arme jeune qui, avec l’art renouvelé des fortifications, incarne le sommet de la technologie militaire de la Renaissance. Depuis le xve siècle, la France entretient un parc de canons exceptionnel qui, par son équilibre entre puissance de feu, vitesse de déplacement et d’approvisionnement, lui permet de surclasser tous ses adversaires. Dès 1494, l’armée de Charles VIII étonne par les nombreuses pièces qu’elle mène avec elle. Ces canons crachent des boulets de métal, plus denses et à ce titre bien plus redoutables que ceux en pierre. Posés sur des roues cerclées de fer, ils sont tractés par des chevaux robustes qui leur donnent une mobilité et une vélocité sans précédent. Leur affût mobile permet de les déplacer même sur le champ de bataille, comme à Ravenne, en 1512, afin d’optimiser leurs tirs, modifiant la configuration tactique de l’affrontement. Les plus légers sont tractés parfois par un seul cheval, comme les fauconneaux, ou transportés par dizaines sur des chariots, comme les hacquebutes à croc. Ces dernières, sorte de grosses arquebuses, peuvent être portées à main et servies par un ou deux hommes. Posées sur un chevalet de bois et calées avec la jambe, elles opèrent sur le front des troupes. Chargées de plombs de gros calibres (env. 65 g.), elles tirent une trentaine de coups par heure et portent facilement à 120 pas. Fleuranges parle également de petites pièces à canons multiples, d’à peine deux pieds de long (65,4 cm), inventées par Pedro Navarro, qui tiraient 50 balles d’un seul coup, et que l’on transportait à dos de mulet. Il prétend avoir fait fabriquer 300 de ces engins, juste avant la traversée des Alpes, à Lyon, où l’on trouve une fonderie à canons depuis 1512, (Fleuranges, t. 1, p. 48). Mais nul ne parle ensuite de leur usage pendant la bataille. Les plus grosses pièces en revanche, monstres de plusieurs tonnes de bois et de bronze, tractées, comme le double courtault, par des attelages de 35 bêtes, sont mises en batterie lors des sièges. Elles peuvent servir aussi sur le champ de bataille, comme ce sera le cas à Marignan. On compte généralement une paire de chevaux pour 1 000 livres, mais il faut augmenter voire doubler leur nombre en terrain boueux ou pentu, comme dans les Alpes. Outre la traction des pièces elles-mêmes, l’artillerie exige un grand nombre de chariots d’accompagnement, destinés au transport des milliers de boulets, et des tonnes de poudre dont ces armes sont gourmandes : il faut entre 20 et 40 livres de poudre pour un seul tir de canon de 60. Lors de l’expédition de Gênes, en 1507, Jean d’Auton rapporte dans ses chroniques que, pour le train d’accompagnement des 27 canons et des 50 hacquebutes du roi, il fallait 60 charrettes, dont 34 pleines des différents types de boulets, et 6 autres des barils de poudre. Les vingt restantes servaient à porter le matériel, outils de terrassement, accessoires des charpentiers et des charrons, poulies, câbles, forges, charbon, cordage des arbalètes, etc. Trois étaient dédiés au transport des tentes du personnel de l’artillerie et deux à celui des hacquebutes à croc (Auton, t. 4, p. 2-4). Au final, il fallait compter 406 chevaux en tout pour le charroi, mais on évaluait généralement à 1 200 le nombre de bêtes pour une bande de 36 canons. François Ier en a sensiblement le double à Marignan. Il faudrait donc estimer à au moins 2 400 chevaux et plus de 150 charrettes le seul train de l’artillerie royale déplacé en 1515. Les gros canons et leurs munitions avaient été jusqu’alors transportés par mer, comme en 1494, où ils firent le voyage d’Aigues-Mortes à La Spezia. Mais en 1515 tous passent par les cols alpins.
14Les grosses pièces tirent en moyenne à la cadence d’un coup toutes les dix minutes. Plus aucun rempart n’est désormais en mesure de résister à une telle puissance de feu, ce qui met potentiellement toutes les richesses de l’Italie à portée de canon. Une telle force accélère la temporalité de la guerre et modifie sa nature, comme le remarquent les observateurs contemporains que sont Machiavel et Guicciardini. À ce titre, l’artillerie exerce une forme de fascination dont rend bien compte le livre des armes de l’empereur Maximilien Ier (1502), qui donne à voir l’incroyable variété des canons de la Renaissance et de leur fourniment. La maîtrise de l’artillerie assoit la souveraineté du prince auquel elle confère définitivement le monopole de la guerre. Pierre Viret expliquera dans sa Métamorphose chrétienne, en 1561, que l’artillerie hisse les rois au niveau de Jupiter, foudroyant tout sur leur passage. L’expérience des artilleurs français les rend redoutables à leurs ennemis, tant sur le champ de bataille que devant la plus forte des enceintes. Les canons sont responsables du nombre croissant de morts lors des combats, comme à Ravenne, et bientôt à Marignan où 12 000 à 18 000 hommes resteront sur le champ. Sans compter les innombrables blessés, aux corps froissés et brisés, qui mourront le long des chemins, ou rentreront chez eux à tout jamais estropiés. Le médecin Ambroise Paré, qui soignait les blessures par armes à feu, explique que les Allemands croyaient s’en préserver en mélangeant la poudre à leur vin, en guise d’antidote… Il y avait de quoi trembler en effet, Jacques de Mailles rapporte qu’à Ravenne, un seul boulet emporta 33 hommes d’armes de Fabrizio Colonna. François Ier traine avec lui quelque 72 bouches à feu, aux calibres divers, auxquelles s’ajoutent de nombreuses pièces de petites tailles, dont « force haquebutes à crochet », qui toutes franchiront les montagnes. Un tel déploiement cherche à obtenir un effet dissuasif, toutefois, jamais jusqu’alors autant de pièces d’artillerie n’avaient franchi les Alpes pour être ensuite engagées lors d’une même bataille. Le nouveau grand maître de l’artillerie, Jacques Galiot de Genouillac, saura les utiliser au mieux à Marignan. Il les déplacera au cours du combat et creusera d’effroyables sillons de ses boulets dans les rangs des Suisses.
Lever une armée en 1515
15Lorsque le roi prépare une campagne militaire, il doit en quelques mois dresser son armée, autrement dit se doter de dizaines de milliers d’hommes en armes, qui forment « l’extraordinaire » de la guerre. Il doit se hâter s’il ne veut pas manquer la belle saison de Mars, du printemps au début de l’automne, plus favorable aux expéditions que l’hiver, au cours duquel on prend généralement ses quartiers. Surtout si l’on veut passer les Alpes, où les cols sont fréquemment enneigés huit mois sur douze. L’armée de 1515 comptera au total quelque 40 000 individus équipés, et plus de 20 000 chevaux. L’ambassadeur vénitien Piero Pasqualigo, qui la vit défiler sous ses yeux, en ordre de bataille, sur les chemins du Piémont, le 28 août 1515, en fut fortement impressionné et semble en exagérer encore le nombre. Il est vrai que sa taille est exceptionnelle pour une époque où les grosses armées n’atteignent que 30 000 hommes. Pour parvenir à un tel niveau d’effectifs avant l’automne, le roi a dû se lancer dans une course effrénée et lever des hommes de toutes parts.
Recruter des hommes
16Dans un premier temps, le roi de France peut compter sur la vieille organisation féodale de l’ost, qui stipule que ses vassaux lui doivent un service armé au titre du ban et de l’arrière-ban. Chaque fief fournit, selon ses moyens, hommes d’armes ou archers, ou verse une compensation financière. Cette dernière option devient la plus fréquente, d’autant que les recrues du service vassalique sont souvent de piètres combattants, peu aguerris et mal équipés en armes comme en montures. Le roi peut également espérer un petit complément composé de volontaires, qui s’agrègent spontanément à ses compagnies : bourgeois en quête de noblesse ou aristocrates venus « pour leur plaisir ».
17Il procède aussi à la levée d’hommes à pied sur son propre territoire, les « aventuriers », recrues plus ou moins aguerries qui s’engagent pour l’argent et le butin. On les trouve le plus souvent dans les provinces de frontières : Picardie, Gascogne, Normandie, Dauphiné… Environ 6 000 Gascons, réputés bons soldats, ainsi que quelques milliers d’autres aventuriers français sont enrôlés pour combattre à pied sous les ordres de Pedro Navarro. Ils sont répartis par compagnies de 500 hommes, les enseignes, regroupés autour d’un drapeau. Ils touchent 5 livres (3 florins) chacun le mois, mais 23 soldats par enseigne ont une double-solde, parce qu’ils occupent le premier rang lors des combats. Ces aventuriers sont plus ou moins bien équipés. Aucune arme à feu portative, type arquebuse à mèche, dont n’usent pas encore les Français, contrairement aux Suisses et aux lansquenets. Les Gascons sont dotés d’arbalètes dont ils sauront faire le meilleur usage en criblant les Suisses de leurs flèches. Des francs-archers, milice financée par les villes, avaient été levés en France au cours des années précédentes, mais leur service était normalement réservé à la défense du territoire. Un document comptable de 1523 (AMG, CC 616) nous permet de savoir très précisément comment étaient équipés ces auxiliaires servant à pied dans les armées du roi. Ils bénéficiaient d’un équipement de qualité, qui devait se rapprocher de celui des aventuriers doubles-soldes de 1515. La ville de Grenoble fournit alors cinq francs-archers à ses frais pour combattre aux côtés de Bayard. Ils sont dotés chacun d’une armure composée d’une cuirasse légère de fer battu, dite halecret, à près de 20 livres pièce, avec tassettes et avant-bras, d’un gorgerin fourré de peau rouge et d’un casque de métal ouvert et rond appelé salade. Ils sont armés chacun d’une pique, d’une épée longue et étroite dite « verdun », du lieu de sa fabrication, à 30 sols pièce, et d’une courte dague, à 12 sols, qui pend à leur ceinture de cuir. Ils portent tous chemise blanche et pourpoint de futaine grise, renforcé d’un collet de cuir blanc de Cordoue (probablement pour supporter le métal du gorgerin), de rubans violets et d’une douzaine d’aiguillettes pour les attaches, ainsi qu’un bonnet rouge de Milan surmonté de plumes jaunes aux couleurs de la cité. Leurs souliers de cuir, à 9 sols la paire, sont à « haut-cartier », ce qui laisse supposer des chaussures montantes mieux adaptées à la marche, notamment en montagne. On les liait parfois à la cheville avec un lacet de cuir afin d’éviter que de petites pierres ne pénètrent à l’intérieur. Le tout représente la somme de 242 livres 7 sols, soit 48,4 livres par soldat, payée à Joseph Nicholle, marchand de Lyon, plaque tournante du commerce français et lieu principal des approvisionnements en armes des Dauphinois.
Les mercenaires, rois des batailles de la Renaissance
18Ces recrues nationales sont loin de suffire à qui veut mener une guerre de la nature de celles qui se livrent en Italie. Pour y parvenir, tous les souverains adoptent le recours massif aux mercenaires étrangers, dont le marché est une des grandes affaires de l’Europe de la Renaissance (Parrott, 2012). Les capitaines et autres condottieri, les cités et les cantons sont des entrepreneurs de guerre qui recrutent et louent leurs services aux plus offrants. Les rivalités sont féroces entre mercenaires, la réputation des uns et des autres étant en jeu, on ne fait aucun cartier sur le champ de bataille. Bien que leur solde soit en moyenne de 20 à 40 % supérieure à celle d’un aventurier français, les mercenaires étrangers offrent l’avantage d’un service ponctuel relativement efficace si l’on rapporte son coût à sa qualité. Ils sont recrutés par contrat, généralement de trois mois renouvelables, et renvoyés une fois le besoin de leur employeur satisfait. À celui-ci de leur verser un mois de gages dès le départ de leurs foyers, de même pour leur retour au pays. Ces guerriers professionnels, qui se louent armés et entraînés, disposent d’une organisation autonome, où les officiers sont élus par les soldats et la justice rendue par des prévôts. Contrairement à l’image dépréciative qui s’imposera au fil du siècle, le mercenariat de 1515 est encore un service honorable, librement choisi, qui assure des droits et des privilèges, comme dans n’importe quelle autre corporation de métier. Le salaire est au moins deux fois plus élevé que celui d’un maçon (2,5 florins par mois en 1515) ou d’un laboureur (1,6 florins par mois), et sans commune mesure avec celui d’un simple journalier. Néanmoins, le coût de l’équipement de chaque homme (vêtements, armes et autres) s’élève en moyenne à 12 ou 14 florins, une armure d’homme de pied à 16 florins (ou 24 livres), ce qui écarte du recrutement les individus les plus pauvres. Les mieux équipés, notamment en pièces d’armure et casques, sont systématiquement placés aux premiers rangs et reçoivent une paie doublée, d’où leur nom de Doppelsöldner, que l’on traduit par double-solde. En cas de décès, l’argent est reversé aux héritiers. Il faut compter au moins 8 000 livres pour 1 000 hommes de pied et leurs cadres pendant un mois. Ces tarifs onéreux expliquent en partie la taille limitée à laquelle plafonnent les armées. De plus, les mercenaires peuvent se montrer gourmands et difficiles à contrôler. Par exemple en exigeant double salaire juste avant de monter à l’assaut, en menaçant de se mettre au service de l’ennemi ou en pillant sans vergogne tant le pays hôte que le pays ennemi.
19Depuis Louis XI, les rois de France ont recours aux guerriers fournis par les Ligues suisses, les plus cotés sur le marché. Le roi en garde quelques-uns près de lui, les Cent-Suisses, soldats d’élite qui lui servent de garde rapprochée. Les subsides royaux inondent les cantons, où ils favorisent la corruption des notables, sous forme de pensions, en vue de faciliter les enrôlements aux dépens des autres bailleurs. Ces versements cumulés constituent parfois plus de la moitié, voire les trois quarts des recettes régulières des cantons (Valentin Groebner dans Marti, 2016, p. 32). Mais, au début du xvie siècle, les divergences d’intérêts, qui opposent désormais le royaume de France à la Confédération, poussent le roi Louis XII, puis François Ier, à se tourner vers leurs rivaux allemands, les lansquenets ou landsknechten, littéralement « serviteurs » ou « garçons du pays ».
20Ces lansquenets proviennent du vaste réservoir à soldats que constitue l’espace germanique, et sont d’horizons sociaux très variés, tant ruraux que citadins, étudiants que paysans, nobliaux que roturiers. Ce que reflète la grande variété de leurs tenues, en lambeaux ou raffinées, mais toujours extravagantes, mêlant des modes locales d’Europe centrale, germaniques et bourguignonnes, à des influences italiennes. Percées de crevés, chamarrées et surmontées de plumes, elles font partie de leurs privilèges de trompe-la-mort. Cet aspect extérieur bien caractéristique va devenir la marque identitaire de l’imaginaire guerrier, fait d’indépendance virile, d’esthétisme et de férocité, que véhiculent les lansquenets. Il s’affiche sur les gravures dès le début du xvie siècle (Erhard Schön, Niklas Stoer, Hans Sebald Beham, Hans Burgkmair l’Ancien), dans d’innombrables peintures et même sur les dessins du bourgeois d’Augsbourg passionné de mode qu’était Matthäus Schwarz. En 1515, celui-ci se fait confectionner un habit spécial aux couleurs du roi de France, bleu et or, pour célébrer sa victoire à Marignan (Schwarz, p. 77). Le mercenariat constituait un creuset de métissages culturels que stimulaient les déplacements de ces hommes aux quatre coins de l’Europe. Il favorisa tant la propagation de contagions, telle que la syphilis, que le brassage des expériences et des techniques militaires, ou la diffusion d’idées nouvelles, comme le protestantisme à partir de 1517.
21En raison des qualités que l’on prête à ces professionnels de la guerre, les lansquenets vont composer le gros de l’infanterie royale de 1515. Dès le printemps, des capitaines au service du roi de France avaient été envoyés dans l’Empire pour y lever des hommes. À la fin du mois d’avril, le connétable de Bourbon est en Champagne pour y réceptionner les premiers contingents. Ils sont bientôt 23 000, d’après la source fiscale des commissions des tailles du 3 août 1515. Parmi eux, on dénombre environ 6 000 combattants d’élite des « bandes noires » de Gueldre, « nourris et aguerris ensemble depuis vingt ans », dit avec admiration Martin du Bellay (Mémoires, p. 261). Tous ces mercenaires engagés au service de la France sont placés sous le commandement suprême de Charles, duc de Gueldre, capitaine général des lansquenets, secondé par ses neveux de Lorraine.
22La réputation des lansquenets est moindre que celle des Suisses à cette époque, ils sont donc légèrement moins chers sur le marché de la guerre : environ 4 florins (6 livres) par soldat et par mois. En revanche, leurs méthodes de combat et leurs armes sont similaires. Leurs régiments sont composés à plus de 70 % de piquiers, d’environ 12 % d’arquebusiers à mèche, de 12 % de porteurs d’épée à deux mains, qui servent à ouvrir des brèches en écartant les hampes des piques ennemies. Quelque 5 % ont des hallebardes, armes des sergents et des gardes, qui sont toujours utiles à crocheter les cavaliers. Le recours systématique à ce type de soldats professionnels vise à se doter de l’arme tactique la plus efficace désormais sur le champ de bataille, l’infanterie de piquiers. La grande majorité de ces piétons est en effet armée de ces longues armes d’hast, qui mesurent entre cinq et six mètres, et que l’on se procure pour le prix d’un florin. On les tient sur l’épaule ou à la verticale jusqu’au moment du combat. Ainsi, les quatre premiers rangs peuvent-ils tous coucher leurs piques en même temps. Rangés en carrés hérissés de pointes, et soutenus par les tirs des arquebusiers qui s’abritent en leur sein, les piquiers brisent les charges de la chevalerie traditionnelle, incapables de les atteindre. Le jeune duc de Nemours, Gaston de Foix, meurt à l’issue d’une bataille gagnée, à Ravenne, en 1512, pour avoir imprudemment chargé des piquiers espagnols en retraite dont il avait mal jaugé la résistance. Toutefois, en 1515, la question est surtout de savoir si les lansquenets recrutés par le roi feront bonne mesure face aux redoutables Suisses.
Les Suisses au sommet de leur art
23Comme le montrent les remarquables Chroniques suisses et leurs abondantes illustrations, notamment celles rédigées par les Diebold Schilling entre 1478 et 1485, et Werner Schodoler (1514-1532), les Suisses bâtirent leur Confédération sur une moisson de victoires militaires. Entre la fin du xve siècle et le début du xvie siècle, ils ont successivement triomphé du duc de Bourgogne Charles le Téméraire, de l’empereur Maximilien Ier, et du roi de France Louis XII. Autant de victoires sur de si grands princes ont fait la preuve de l’efficacité des piques aux yeux de toute l’Europe, et d’abord aux yeux des Suisses eux-mêmes, désormais convaincus de leur toute-puissance. « Invaincus », comme on les qualifie en ce début de siècle, ils ont la réputation d’être les plus redoutables des guerriers sur le champ de bataille où, dit-on, « un Suisse vaut deux Français » ! Le tonnerre de leurs tambours, dont la tradition leur attribue l’invention, et le son lugubre des trompes qui les mènent, viennent accentuer la terreur qu’ils inspirent. Leur consigne est de ne faire aucun prisonnier. On préfère définitivement le butin à la rançon, dans une approche roturière de la guerre qui contredit à dessein les codes chevaleresques et aristocratiques. Les Suisses se comparent volontiers aux ours dont l’image héraldique flanque leurs bannières. Alors que toute l’Europe de la Renaissance exalte la noblesse du lion et le prestige des aigles de l’Empire, les Suisses revendiquent au contraire la force sauvage des plantigrades. Ils en portent le système pileux en arborant des barbes hirsutes, qui les distinguent immédiatement des autres guerriers, notamment des gentilshommes français, dont la mode ne sera pas au port de la barbe avant les années 1520. La guerre, associée à la république, aux montagnes et aux ours, devient une manière de façonner l’identité même de la Confédération. Les Suisses inspirent une telle terreur à Louise de Savoie, que celle-ci prétend avoir eu une vision prémonitoire, une année avant Marignan :
Le 28 août 1514, je commence à prédire par céleste prévision que mon fils serait une fois bien en grand affaire contre les Suisses. Car ainsi que j’étais après souper en mon bois à Romorantin, entre 7 et 8 heures, une terrible impression céleste ayant figure de comète s’apparut es ciel vers occident, et je fus la première de ma compagnie qui s’en aperçut. Mais ce ne fut sans avoir peur. Car je m’écriai si haut que ma voix se pouvait étendre et ne disais autre chose sinon hélas : Suisses, les Suisses, les Suisses ! (Louise de Savoie, fo 41-42)
24La Confédération et ses alliés suisses, comme le Valais, que l’on qualifie aussi de Ligues du pays des Suisses, ou tout simplement de Ligues, n’ont pourtant pas d’armée permanente. Mais tous leurs hommes valides, de toutes conditions sociales, s’exercent régulièrement au maniement de leurs armes personnelles et se regroupent au sein d’une milice encadrée par des vétérans nombreux. Les communes, guildes, corporations et cantons n’ont donc aucun mal à recruter des contingents de Reisläufer, mercenaires d’État, placés sous les ordres d’un capitaine par canton, auxquels s’ajoutent toujours des levées illégales de milliers d’engagés sans solde, étrangers et autres aventuriers de fortune attirés par l’appât du butin : les Freiknechten. Le salaire individuel s’élève généralement à 4,5 florins d’or (7 livres) par mois. Le double pour le capitaine et pour les prêtres qui accompagnent les soldats, les confessent et veillent sur leurs bourses au moment des combats. Pas plus d’uniformes chez les Suisses que dans les autres armées, mais tous portent comme signe de reconnaissance la croix blanche cousue sur leurs vêtements chamarrés. Toutefois les Français utilisent le même symbole, ce qui ne sera pas sans confusion à Marignan. Les guerres d’Italie ont ouvert aux Suisses un marché d’autant plus lucratif et opportun que les champs de bataille se sont déplacés à proximité de leurs frontières. Les groupes de mercenaires se coulent facilement en Italie du Nord par les différents cols alpins que sont le Simplon, le Saint-Gothard et le Grand-Saint-Bernard. Ils seront plus de 20 000 en Milanais, à la fin de l’été 1515, suite aux levées successives consenties par la diète fédérale. Celle-ci est même prête, fin août, à en envoyer 50 000 s’il le faut ! Bien qu’il s’agisse d’estimations imprécises et variables selon les sources, il en ressort un effort exceptionnel qui dit clairement la volonté des Suisses de réaliser leurs ambitions (Sablon du Corail, 2015, p. 215). La faiblesse de leur organisation militaire réside dans un mode de commandement collégial, qui combine le poids des capitaines et des représentants des assemblées (Gemeinden) des contingents cantonaux. Ce qui ne facilite pas la réactivité militaire et, en 1515, donne plus de poids aux cantons hostiles aux Français, essentiellement les cantons centraux et orientaux : Zurich, Lucerne, Uri, Schwyz, Unterwald, Zoug, Glaris, Bâle, Schaffhouse, Appenzell. Ils fournissent la plupart des hommes, auxquels s’ajoutent quelques autres contingents provenant de l’allié valaisan, de Mulhouse et des Grisons.
25À Marignan, les Suisses aligneront trois énormes carrés composés chacun d’environ sept mille combattants. La force tactique de telles formations réside dans la combinaison qui s’opère entre cohésion et mobilité. Les Suisses se caractérisent par leur capacité à progresser rapidement tout en gardant une formation compacte hérissée de pointes. Le rôle des vétérans est essentiel dans ce domaine. Il faut en compter au moins un pour dix soldats, préconise Guillaume du Bellay (Instructions, p. 19v), si l’on veut éviter bousculade ou paralysie. Ils veillent à ce que les rangs restent fermes et serrés, mais pas trop, afin de toujours garder la liberté de mouvement indispensable à la marche puis au combat à l’arme blanche. Il faut savoir procéder à l’abordage de la formation ennemie, tout en évitant la mêlée. Celle-ci désorganiserait le carré au risque de le déliter et d’en faire une proie facile à la cavalerie. Si les rangs se maintiennent, ils se suppléent les uns les autres, des hommes frais remplaçant ceux qui tombent ou fatiguent au fil de la lutte. Non pas tant la discipline militaire, très relative à cette époque, que l’expérience acquise sur le terrain, la ténacité et l’esprit de corps cimentent les formations. On combat en confiance, sous l’œil de ses camarades, parents et voisins. Une telle détermination fait l’admiration de Machiavel qui, dans son Art de la guerre, considère les carrés suisses comme la résurrection des antiques phalanges macédoniennes (L’Art de la guerre, livre II, p. 95). Les guerriers suisses, tels que représentés dans les œuvres d’Urs Graf ou de Niklaus Manuel, tous deux mercenaires expérimentés, apparaissent comme de puissants et musculeux gaillards. Leur équipement est similaire à celui des lansquenets, essentiellement composé de longues piques de frêne, d’épées à deux mains et de hallebardes. Quelques arquebusiers (5 % environ) opèrent en tirailleurs. Tous portent épée et poignard à la ceinture. Si les Suisses ont récupéré de nombreux équipements sur les dépouilles de leurs ennemis au fil des batailles, beaucoup n’ont encore ni cuirasse ni casque, mais un simple béret. Quoi qu’il en soit, ils présentent à leurs ennemis un mur de pointes acérées, impénétrable aux cavaliers qu’ils ne redoutent plus depuis longtemps. Ils n’ont pas davantage peur de l’artillerie sur laquelle ils se jettent d’emblée afin de la museler. Surtout, lors de la « poussée des piques », ils parviennent à bousculer les carrés ennemis dont les rangs, comme les hommes, branlent facilement au premier choc, avant de s’effondrer comme des châteaux de cartes. Des piquiers aguerris sont capables, tout en tenant leurs rangs, d’obliger leurs adversaires à lever leurs armes, ce qui permet ensuite de les atteindre par-dessous « en tuant à volonté », explique Fleuranges dans ses mémoires (Fleuranges, t. 2, p. 265). Les batailles de cette époque ne durent généralement que deux ou trois heures, la victoire volant vers ceux qui gardent l’ordre de leurs formations et l’impulsion morale qui l’accompagne. Elles se gagnent souvent dès leur commencement, quand, sous l’effet de la violence du premier choc et de la sidération, puis de la panique, les rangs, et bientôt les carrés tout entiers se disloquent, d’abord par l’arrière, puis sur les ailes, selon des mécanismes individuels et collectifs bien décrits par Charles Ardant du Picq (p. 93-99). Lorsque la bataille bascule, elle se transforme en une curée de fuyards, qui provoque rapidement des milliers de victimes dans le camp des vaincus. Les Suisses sont conscients de leur avantage tactique et psychologique qui, comme à Novare, les pousse à agir vite, afin de toujours bénéficier de l’impulsion initiale. À peine quelques canons pris à l’ennemi les accompagnent, tant ils sont regardés comme encombrants. Pas davantage de cavalerie, dont ils n’ont pas l’usage en dehors d’un rôle ponctuel de reconnaissance. En août 1515, ils sont appuyés par les cavaliers italiens de Prospero Colonna, environ 1 500 combattants, dont 300 hommes d’armes d’élite, « montés comme saint Georges », patron des chevaliers, écrit Jacques de Mailles. Les guerriers suisses ne failliront pas à leur réputation lorsque, dans l’après-midi du jeudi 13 septembre 1515, ils sortiront soudainement de Milan pour se ruer sur les lansquenets de l’avant-garde du connétable de Bourbon. Ils réitèreront la tactique du choc le vendredi 14, en repartant à l’assaut aux premières lueurs du jour.
26Le roi ne cherchait pas l’affrontement à tout prix avec de tels combattants. Il aurait certainement préféré les avoir à son service, comme jadis. Il en rêve encore jusqu’au dernier moment, dans l’espoir de mener avec eux une hypothétique croisade au Levant… Prudent, il avait, dès le mois de mai, envoyé le sieur de Lansac auprès du duc de Savoie, allié des Suisses, pour préparer les conditions d’un traité, comme l’avait fait le gouverneur Louis II de La Trémouille, en 1513, à Dijon, afin d’éviter un choc frontal aux effets possiblement désastreux. Mais les accords de Dijon avaient ensuite été dénoncés par Louis XII, ce qui entachait de défiance toute nouvelle transaction entre les deux parties. Des accords seront néanmoins trouvés à Gallarate, le 9 septembre 1515, promettant aux Suisses un million d’écus d’or contre le Milanais, ainsi que le paiement de la dette de Dijon. Pour prix de sa bonne foi, le roi avance la somme de 150 000 écus d’acompte. De quoi semer habilement la discorde parmi les Confédérés et convaincre une partie d’entre eux de renoncer. Les cantons de Berne, Soleure et Fribourg, traditionnellement plus favorables aux Français, acceptent le compromis et font repasser les Alpes à leurs 10 000 soldats. Mais, entre-temps, d’autres renforts suisses sont arrivés à Milan. Ainsi, le jeudi 13 septembre, ils sont encore entre vingt et trente mille, issus essentiellement des cantons du centre et de l’est, à vouloir défendre le Milanais au prix de la guerre à outrance. Les Gemeinden cantonales comme les Freiknechten veulent majoritairement arracher une compensation substantielle avant que le secours vénitien ne fasse sa jonction avec les Français. Galvanisés par le cardinal de Sion, qui rejette toute concession, ils sont convaincus que l’armée royale n’est pas de taille et que la plupart de ses hommes, en chemin depuis sept à huit semaines, sont usés. D’autant que les Français ont la réputation de perdre rapidement leurs ardeurs, inaccoutumés qu’ils sont à la guerre longue, ou à coucher dehors, au contraire des Suisses. Quant au roi, jeune et inexpérimenté, il est regardé comme une proie aussi facile que magnifique. Enfin, la richesse des équipages de l’orgueilleuse aristocratie française leur promet un butin mirifique.
Le petit peuple de la guerre : femmes et enfants de troupe
27Ces professionnels de la guerre ne sont pas tous de jeunes célibataires, qui cherchent fortune en attendant de faire un honnête mariage et de s’établir au pays. Certains d’entre eux sont accompagnés de leur femme et de leurs enfants, qui font partie intégrante de l’univers du mercenariat. La famille du mercenaire suit en effet le convoi militaire et se charge de porter la logistique légère dans des hottes d’osier, des sacs et des besaces de toile. Elle joue donc un rôle d’assistance technique à l’échelle individuelle du combattant, qui participe de l’efficacité globale du système militaire. Les enfants peuvent suivre en portant les armes et armure de leur père auquel ils servent d’auxiliaires. Ils peuvent ainsi s’agréger précocement aux compagnies combattantes. Il n’est pas rare, à treize ou quatorze ans, d’être au milieu des soldats pour y apprendre le métier, comme le font dans toute l’Europe les jeunes apprentis artisans au sein de leur corporation. On voit parfois les épouses, courageuses lansquenettes, porter enfant, berceau et ustensiles de cuisine sur leurs épaules, ou avoir de volumineux ballots sur la tête, comme le montrent très réalistement les bas-reliefs de Saint-Denis. À l’instar du lansquenet, la figure de la lansquenette a été popularisée par la gravure. Elle participe de la fascination globale exercée par l’univers des mercenaires, sans pour autant se confondre avec une autre image de la femme aux armées, moralement réprouvée, la prostituée. Laquelle va devenir la figure allégorique de la fortune versatile du soldat. Quoique les chroniqueurs puissent parfois qualifier de ribaudes toutes les femmes suivant les mercenaires, l’iconographie de l’époque montre la lansquenette en femme digne, pudiquement vêtue, chevelure dissimulée. Elle marche à côté de son mari soldat, parfois main dans la main, dans une gestuelle empreinte de tendresse, qui rompt avec les stéréotypes négatifs généralement associés aux soudards. Elle empoigne souvent un bâton, appui privilégié de la marcheuse, un petit chien à ses pieds ou dans ses bras, symbole de fidélité. Ces lansquenettes prennent soin de relever leur robe en la glissant sous la ceinture, laquelle disparaît sous un bourrelet de tissu caractéristique des marcheuses de l’époque. Des chevaux et mulets destinés à l’armée pouvaient leur être prêtés par les soldats afin de soulager leur déplacement. Le règlement royal de janvier 1515 n’interdit pas la présence de ces femmes, mais veut les obliger à suivre à l’arrière et à pied (Règlement et statuts, art. 35).
28Suivent également de nombreux autres civils. Outre les vivandiers et vivandières, on trouve des artisans de tous les métiers qui améliorent l’ordinaire des soldats. Ils pourront réparer les chaussures ou en vendre des neuves, portées en grappes suspendues à de longues perches de bois ; tailler et repriser des vêtements ; ferrer les chevaux ; resserrer les roues des chariots ; conduire les mulets ; redresser armes et armures, ou cuire le pain, grâce aux forges et moulins ambulants ; servir des repas chauds ; soigner le corps des autres ou vendre le leur, selon leur spécialité. On estime généralement que le nombre de ces suiveurs est quasi équivalent à celui des soldats. L’armée de 1515 ressemble donc à une ville en déplacement. Doublée de tous ces « gens inutiles », comme certains les qualifiaient avec mépris, elle rassemblerait possiblement une marée humaine de 80 000 individus. C’est plus que la population de Londres qui ne compte alors que 50 000 habitants ! On n’est pas loin des folles estimations de l’administration royale qui, en mai 1515, envisage le déferlement de 100 000 personnes sur les routes du Dauphiné. Guillaume de Marillac, secrétaire du Connétable, n’en dénombre toutefois que « plus de six mille » (Marillac, p. 156). Si certains chefs, comme Guillaume du Bellay et Fourquevaux, sont conscients de leur rôle logistique auprès des combattants, d’autres, comme Bérault Stuart d’Aubigny, les voient comme autant de parasites vivant aux dépens des ressources de l’armée, et conseillent de les chasser dès que l’on parvient en territoire ennemi (Stuart d’Aubigny, fo 4v). Le fait est que ce petit peuple de la guerre payait parfois un lourd tribut aux violences militaires, si d’aventure il tombait entre des mains hostiles, qui n’hésitaient pas à piller, tuer et violer.
La montagne, nouvel univers stratégique
29L’art de la guerre de la Renaissance aborde peu la montagne considérée comme un terrain inadapté aux armées : « car un général ne doit jamais arrêter en semblables lieux », conseille Guillaume du Bellay (Instructions, livre II, chap. 3, p. 54v). Philippe de Clèves avoue quant à lui qu’il y a peu à en dire, car la montagne condamne à l’incertitude et à l’improvisation : « Il faut que en tel païs, les choses se facent à l’œil » (Clèves, p. 84).
30La montagne est alors connue et redoutée par ceux qui ont à la traverser. On l’appréhende comme un entre-deux semblable à la mer, instable et périlleux, qui engloutit les hommes sans leur donner la possibilité d’une sépulture chrétienne. On s’y prépare par quelques rites préliminaires, signes de croix et invocations, chants et cris provocateurs, destinés à raffermir tant le corps que l’âme dans l’inquiétant espace-temps liminal qu’impose la traversée (Gal, 2018, p. 221-225). En dehors de quelques vétérans qui ont déjà passé les monts, la plupart des hommes qui se trouvent aux portes des « grandes montagnes », en août 1515, n’ont jamais rien vu de semblable. Le roi lui-même et son escorte, qui arrivent directement du Val de Loire, ne sont aucunement familiers des pentes et de l’altitude. On redoute à juste titre les précipices et autres pièges mortels de la verticalité. Alors qu’il se trouve à Saint-Paul-sur-Ubaye, mi-août 1515, François Ier écrit à sa mère, Louise de Savoie, une lettre dans laquelle il fait part de ses premières impressions. C’est un très rare témoignage des états d’âme d’un roi, une exception si l’on considère l’évocation de la montagne. Le roi exprime d’emblée sa surprise devant ce qu’il voit autour de lui depuis quelques jours : « Vous assurant que nous sommes dedans le plus étrange pays où jamais fut homme de cette compagnie. » C’est avant tout le dépaysement qui s’exprime ici devant les verticalités alpines. L’exotisme des sens est total, l’expérience sans précédent : plus aucune ville, mais de hauts sommets enneigés pour seul horizon, et pour unique perspective un sentier étroit, qui serpente et semble mener nulle part.
31Le roi avait pu apercevoir sur la route, entre Grenoble et Gap, la silhouette singulière du Mont-Aiguille (2 087 m) qui, sur sa droite, se détachait du massif du Vercors. Il est probable que quelque lettré lui ait alors rappelé que cette étrange montagne, dite « inaccessible », était regardée comme une « merveille » de la nature, trace extraordinaire laissée par Dieu dans cette province de frontière pour dire à tout jamais sa grandeur aux hommes. Mais on n’aurait pas non plus manqué de lui préciser que cette « merveille » avait été conquise en juin 1492, sur ordre du roi Charles VIII. Le capitaine Antoine de Ville l’avait assaillie et domptée à force d’échelles. Ainsi l’histoire de cette ascension reliait-elle le jeune François à la geste royale de ses aïeux, et à l’histoire même des guerres d’Italie, conflit inauguré par ce même Charles VIII précisément l’année de sa naissance, en 1494, et dans les pas duquel il inscrivait maintenant les siens. Comme une balise placée sur la route de l’Italie, le Mont-Aiguille, vaincu par volonté royale, était le signe perpétuel que rien n’était impossible au roi de France. Il était l’encourageant symbole de victoire, qui rappelait à quiconque empruntait la route menant outremonts, que la Providence guidait chaque pas du Très-Chrétien. À Embrun, étape prochaine sur la route de la traversée des Alpes, une pieuse invocation à Notre-Dame du Réal pouvait y aider.
32Pour appréhender ce territoire incertain, le roi ne pouvait compter sur aucune carte fiable et détaillée. La grande référence était alors la géographie de Ptolémée dont on tirait une cartographie tracée à la main, rare, fragile et très fausse. Les montagnes y étaient traitées avec encore plus d’imprécision que tout le reste. Elles apparaissaient d’abord comme un symbole, celui d’une rupture spatiale, en tant qu’obstacle naturel et donc en tant qu’épreuve physique et morale à surmonter pour qui devait les traverser. Elles étaient très grossièrement tracées, en masses, en chaînes et en mottes, sans aucune vraie perspective de repérage possible quant à leur altitude, déclivité ou praticabilité. Dès 1494, Charles VIII avait demandé à être informé de tous les passages permettant de se rendre de France en Italie. La connaissance était à la base de la prudence, donc essentielle dans l’art de la guerre. Car qui « rien ne connaît, rien ne craint », écrivait Bérault Stuart d’Aubigny (Traité sur l’art de la guerre, fo 26v). Lequel n’hésitait pas à préconiser l’exécution de vues peintes, afin de mieux se rendre compte de la réalité des lieux à traverser : « Savoir quel pays il y a, voire de le faire mettre en peinture qui pourrait, et selon le pays que ce sera, ou pays plat, ou de lande, de montagne, marais ou détroit, ordonner la manière de chevaucher. » (Stuart d’Aubigny, fo 17). Jacques Signot avait dressé pour Charles VIII un premier état détaillé de ces passages, qui servira pour toutes les autres campagnes italiennes. En décembre 1515, à l’issue du franchissement des Alpes par François Ier, une édition parut à Paris, augmentée d’une carte, faisant figurer les Alpes et les routes principales permettant de les traverser : La totale et vraie description de tous les passaiges […] Y apparaissent le col de l’Argentière et le val Stura empruntés par l’armée royale quelques mois auparavant. La guerre, notamment ses besoins spécifiques liés à la mobilité, produisait des connaissances nouvelles, permettant de se saisir de l’espace et de son intelligibilité. C’était particulièrement vrai pour les montagnes, qui commençaient à peine à dévoiler leurs formes et leur mystère aux yeux de l’homme de la Renaissance. Ainsi Louis XII avait-il été sculpté par Lorenzo da Muzzano, en 1508, en empereur tenant à la main une carte de la péninsule où apparaissaient des montagnes, des routes et des cités (Musée du Louvre). Mais les cartes de cette époque, y compris celle de Signot, restent indicatives, voire symboliques, inutilisables en réalité à qui voudrait mener des opérations sur le terrain, tant elles sont grossières et imprécises. Pour s’orienter sur place, on s’en remet le plus souvent aux gentilshommes de la région, Dauphinois, Savoyards et Piémontais. En territoire ennemi, que le chemin soit méconnu ou qu’il faille se déplacer de nuit, on a recours à des guides locaux, susceptibles de maîtriser les temporalités et d’indiquer l’état des routes comme l’emplacement des ponts ou des gués. En montagne, on a soin de les choisir parmi les bergers et les chasseurs de chamois, afin de trouver les passages et de sortir au plus vite de ce qui ressemble à un désert stérile, une mer de rocs et de glaces.
33Conscients de l’obstacle que représentent les Alpes et de l’importance stratégique des cols, les Suisses vont chercher à en verrouiller les accès. Le cardinal Schiner semble avoir très tôt avancé cette option comme une stratégie susceptible de briser l’élan des Français. Machiavel prétendra plus tard que la réputation de montagnards faite aux Suisses confortait leurs alliés dans l’idée qu’ils sauraient arrêter les Français dans la montagne et par la montagne. Pour mieux en asseoir l’idée, on prétend que, dans un tel milieu, 4 000 hommes peuvent en arrêter 10 000. Alors que l’épisode de Leonidas au défilé des Thermopyles habite la mémoire des lettrés, l’histoire même de la Confédération, en pleine écriture par les chroniqueurs suisses, plaide en ce sens. La montagne suggère des ruses qui permettent de triompher d’un adversaire plus fort. Les premières grandes victoires suisses avaient été remportées par embuscade dans les passages étroits, comme à Morgarten, en 1315, où une poignée de Confédérés avait écrasé les chevaliers de Léopold Ier de Habsbourg. Au début de l’été 1515, on hésite pourtant encore chez les Suisses, entre tenir la montagne ou tenir la plaine, notamment à cause des incertitudes résultant de troubles qui ont éclaté à Milan, et du basculement de Gênes du côté des Français. En juillet, 6 000 Freiknechten sont dans le marquisat de Saluces, 9 000 hommes des Ligues à Pignerol et autant en réserve dans la plaine du Pô, à Vercelli, qui gardent un œil sur Milan et l’autre sur Gênes. Début août 1515, devant l’avance de l’armée royale, le choix du blocage alpin apparaît plus nettement. Les compagnies suisses se répartissent de manière à verrouiller tous les accès principaux au Piémont. Leurs piquiers sont à Suse, où débouchent le col du Mont-Cenis par la Savoie et celui du Montgenèvre par le Dauphiné, les plus fréquentés dans cette partie des Alpes. Ils sont également à Pignerol, point fort qui leur permet de bloquer le val Pérouse, autre accès au Piémont depuis le Montgenèvre. Enfin, un troisième groupe est à Saluces, qui surveille l’accès de la France au Piémont par le Queyras grâce au col Agnel, puis par Château-Dauphin (aujourd’hui Casteldelfino) et le val Varaita, plus improbablement le val Pellice, depuis le col de la Croix. Il faut leur ajouter le renfort de cavaliers commandé par Prospero Colonna, un chef de guerre italien expérimenté et redouté. Ses hommes d’armes sont à quelques kilomètres de Pignerol et de Saluces, susceptibles de renseigner les contingents suisses et de les épauler.
34De prime abord, les troupes fragmentées des Suisses ne sont pas de taille à affronter les dizaines de milliers de soldats de l’armée royale. Cependant, elles ne sont qu’à quelques dizaines de kilomètres les unes des autres et peuvent rapidement se prêter main forte. Par ailleurs, l’effet induit par les verrous alpins pourrait corriger le déséquilibre du rapport des forces en obligeant le roi à livrer un combat dans des conditions défavorables. En effet, compte tenu de la nature du terrain, notamment l’étroitesse des passages, l’armée royale ne pourrait en aucun cas se déployer. Les hommes du roi engagés pour forcer les verrous se gêneraient les uns les autres et ne combattraient qu’en effectifs limités sur un front étroit. Toutefois, les Suisses eux-mêmes auraient du mal à ranger toute leur armée. Pour 7 000 piquiers, il faut un front de 129 soldats selon Chantareau (Le miroir, fo 34v). On a pu calculer qu’un carré de 6 000 hommes, à 85 piquiers de front sur une profondeur de 70 rangs, exigeait un espace plat et dégagé de 10 000 m2 (Cardini, 1992, p. 100). Difficile dans ce cas de déployer toute l’armée des Ligues, qui aurait nécessité un minimum de trois hectares. En revanche un seul carré ou plusieurs de petites tailles judicieusement situés pouvaient fermer un passage. Auquel cas, quelques milliers de Suisses auraient bien pu arrêter toute l’avant-garde du roi de France, comme jadis Léonidas les Perses. L’avant-garde stoppée, c’était toute l’armée royale qui se retrouverait captive de la montagne. Comme le soulignait fort justement Guicciardini, « aucune puissance ni aucun dispositif » ne permettait alors d’acheminer les vivres sur place afin de pourvoir aux besoins d’une si grande armée (Histoire d’Italie, livre XII, chap. 12, p. 46). Sans compter le désordre que le reflux de l’avant-garde provoquerait sur le reste des troupes. Surtout, le roi ne pourrait faire aucun usage de ses deux principaux atouts tactiques : ses canons et sa cavalerie lourde, incapables de manœuvrer en terrain accidenté. Guicciardini en conclut qu’il était « impossible, compte tenu de la valeur des Suisses, de les déloger des positions fortes que constituaient ces étroits passages » (Guicciardini, livre XII, 12, p. 43). Bloquée dans la montagne, sans vivres ni équipements adaptés, l’armée royale aurait tôt fait de se désagréger. Un désastre insurmontable pour le roi, une victoire facile pour les Confédérés, qui n’auraient qu’à ramasser les riches dépouilles de l’armée du jeune et présomptueux François Ier ! Marignan aurait pu ne jamais avoir lieu et les Alpes devenir le tombeau des Français. Dans son Ut rosa de spinis ou Epistres au roy, le 16 juillet 1515, François Demoulins compose une forme de prière pour saluer l’audace du roi et le préserver de ses ennemis : « Vous estes pres des Alpes pour chasser noustre peril/ et danger par le voustre» (Demoulins, fo 2).
35Le roi doit donc ruser de manière à tromper les Suisses pour mieux les contourner. Mais pour cela, il lui faut tout miser sur la capacité logistique de son armée à traverser la montagne au plus vite, et par des chemins improbables, du moins par des chemins ignorés des Suisses, donc inconnus de tous.
36Bibliographie et sources : se reporter en fin de chapitre 2.
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