Introduction générale
p. 9-12
Texte intégral
1Les 6 et 7 juillet 2019, une troupe d’une cinquantaine de personnes franchissait le col de Mary, dans les Alpes-de-Haute-Provence, en armure de chevalier de 1515… Parmi eux, un historien, un sportif et un homme d’affaires, lesquels avaient accepté de prêter leur corps pour une expérience scientifique atypique, qui associait la montagne à l’histoire. Cette initiative était la concrétisation du projet de recherche MarchAlp (Marche Armée dans les Alpes), qui combinait la science et l’archéologie expérimentale, favorisant une forme appliquée de l’histoire, par une approche de terrain, ouverte sur le monde et agrégative. Une telle réalisation avait été possible grâce au labex ITEM (Innovation en Territoires de Montagne), à l’Université Grenoble Alpes, et au mécénat de Cameron O’Reilly (Bayard capital), homme d’affaires australien passionné par la figure héroïque du chevalier Bayard. Outre les collaborations académiques du CNRS, d’Inria et du laboratoire Larhra, divers partenaires nous avaient prêté main forte : les départements de l’Isère et des Alpes-de-Haute-Provence, la communauté de communes de la vallée de l’Ubaye, les municipalités de Pontcharra et de Saint-Paul-sur-Ubaye… De nombreuses associations culturelles, comme les Amis de Bayard et la Sabença de la Valeia, ainsi que la 27e Brigade d’infanterie de montagne. Innombrables avaient été les soutiens amicaux et généreux sans lesquels rien n’aurait été possible.
2Pour comprendre un tel projet, il faut tout d’abord établir ses fondements historiques. 1515 fait immédiatement écho à la fameuse bataille de Marignan, éclatante victoire remportée par François Ier aux portes de Milan. À ceci près que notre expérimentation de la marche armée nous amène à éclairer moins la bataille que le temps qui la précède, que l’on qualifiera « d’avant-bataille », dans l’esprit de « l’histoire campagne » développée par Hervé Drévillon (Drévillon et al., 2018). Les sources écrites et iconographiques ne manquent pas sur le sujet. Il existe de nombreux récits de l’expédition, mémoires et journaux, produits par des témoins directs ou rapportés a posteriori : Jean Barrillon, Jean d’Auton, Guillaume et Martin du Bellay, Symphorien Champier, le maréchal de Fleuranges Pasquier Le Moyne, Guillaume de Marillac, Jacques de Mailles, Machiavel, Guicciardini, Paul Jove… Toutefois, ces documents demeurent imprécis, voire contradictoires. Il est impossible de restituer un absolu de l’événement, même parfois sur des points aussi élémentaires que ceux relatifs aux distances, au temps mis pour les parcourir, au nombre exact de soldats engagés… Plus globalement, ce sont les conditions humaines et matérielles de la guerre qui restent floues. Mais l’historien du xvie siècle a l’habitude de travailler avec ce genre « d’à-peu-près », qui caractérise cette époque et en fait le charme. Il faut dans ce cas rechercher moins l’absolu de faits ou de chiffres, définitivement insaisissables, que des concordances, qui restituent un contexte plausible susceptible de nous aider à comprendre l’écosystème dans lequel les protagonistes de 1515 ont été plongés. Surgissent des interrogations jusqu’alors sans véritables réponses : Pourquoi le roi et ses chevaliers se sont-ils retrouvés en armure à 2 000 m d’altitude ? Quelles en furent les incidences sur le corps et sur l’esprit des individus ? La montagne aurait-elle joué un rôle quelconque dans la victoire de Marignan ?
3Au-delà des faits, des mots et des images, notre approche cherche à appréhender l’idée transversale de « performance », telle qu’elle pouvait se vivre, se mesurer et s’exprimer en 1515, sans en omettre les implications militaires et politiques. Dans la langue du xvie siècle, la performance, du verbe parformer, renvoie à la notion d’accomplir et de parfaire (Godefroy, 1994, p. 375). Mais comment parvenir à saisir des sentiments, des émotions, qui touchent à la douleur, à l’effort et au dépassement, qui sont autant de ressentis subjectifs ? Clausewitz, en théoricien de la guerre, en soulignait le caractère insaisissable : « Parmi les nombreux aspects de la guerre qui ne sont pas mesurables, l’effort physique est l’un des premiers. […] il est le coefficient de toutes les forces dont nul ne peut jauger exactement jusqu’où il peut être poussé. » (De la guerre, livre I, chap. 5). Dans ce domaine, force est de constater que la science historique ne suffit pas. Pour comprendre, elle doit rechercher d’autres pistes et d’autres prises, voire d’autres terrains, qui lui sont complémentaires. C’est à cette condition qu’elle peut s’autoriser à prendre le corps humain comme outil d’analyse historique, et le suivre dans tous ses possibles, à travers ses déplacements, y compris en montagne, à pied comme à cheval. Dans notre cas il s’agit du corps « armé », autrement dit du corps protégé d’une enveloppe de métal qui épouse ses formes : l’armure.
4Malgré son archaïsme, celle-ci reste un objet de questionnement pour la science d’aujourd’hui. Comprendre son ergonomie et analyser ses implications sur le corps humain participent d’une compréhension globale, par le mouvement et le déplacement, d’un art de la guerre disparu, mais dont les problématiques sont sans cesse réactivées : à travers les combinaisons des astronautes par exemple, qui poussèrent la NASA à s’informer au sujet des armures de combat à pied d’Henry VIII conservées à la Tour de Londres en 1962 (https://royalarmouries.org/stories/armour-for-astronauts/, consulté le 17 juillet 2020) ; ou les tenues de protection des soldats du xxie siècle, dites « Structures Modulaires Balistiques » (SMB), et les autres exosquelettes d’usage civil ou militaire. Seules des technologies de pointe, telles que celles déployées par Inria avec sa plateforme KINOVIS, et par les laboratoires Gipsa-lab et HP2 de l’Université Grenoble Alpes, nous ont permis d’effectuer cette exploration. Restituer « l’expérience » de 1515, celle de chevaliers dans la montagne, par une « expérimentation » de marche en armure en 2019, implique donc une approche multiple, croisée et complexe, qui fait du corps équipé tant un carrefour scientifique transdisciplinaire qu’une matière première de l’histoire.
5Le livre s’organise en trois grandes thématiques : une partie Contextualisation, qui resitue l’épisode historique de l’avant-bataille et les enjeux humains et logistiques d’une marche armée à la Renaissance. Une partie Expérimentations, qui explique la réalisation du projet MarchAlp, en tant qu’aventure humaine et scientifique. On suit les volets de son élaboration et de son déroulé sur le terrain, ainsi que les multiples tests effectués parallèlement en laboratoire, tant en cinématique, biomécanique qu’en physiologie. Une dernière partie Médiation, présentée de manière visuelle, évoque l’implication des nombreux partenaires de l’opération ainsi que le documentaire vidéo tiré du projet grâce à la société Mégapix’Ailes.
6L’appareil critique a été adapté afin de faciliter la lecture, mais toutes les citations sont sourcées et renvoient à une bibliographie qui figure en fin de chapitre, excepté pour le chapitre 1 regroupé avec le chapitre 2.
7Précisons enfin que toutes les dates historiques citées le sont dans l’ancien style (calendrier julien), qui compte une dizaine de jours de retard sur le calendrier grégorien en usage depuis 1582.
Abréviations
ADI : Archives départementales de l’Isère
AMG : Archives municipales de Grenoble
BnF : Bibliothèque nationale de France
Pour aller plus loin
Vous pouvez vous rendre sur le blog du projet : https://www.megapixailes.com/docu-chevaliers-dans-la-montagne/.
Auteur
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