Chapitre 10
De la version sèche à la traduction littéraire : mieux traduire pour mieux lire les textes antiques
p. 243-264
Texte intégral
Sa sœur horatius pleurant la mort d’un des curiaces la condoléance de sa sœur irrita un grand courage dans sa victoire et avec tant de poignard publique ainsi il la tua avec une epé nue…
1Dans l’enseignement français des langues étrangères, la version écrite est un instrument fondamental, tant comme outil d’apprentissage que comme épreuve pour sanctionner les compétences linguistiques des apprenants. J’entends ici par version l’exercice technique, utilisé dans le milieu scolaire et universitaire, consistant en la traduction d’un texte en langue étrangère vers la langue française. Appelé parfois « version sèche », cet exercice se présente sous la forme d’un extrait d’œuvre assez court, dépourvu d’informations contextuelles – le paratexte étant réduit à son minimum – à traduire en un temps limité. La correction est ensuite centrée sur l’aspect grammatical.
2Dans le cas particulier des langues anciennes, ce travail peut paraître problématique. Mon exergue, tiré d’une version latine qui sera sans doute appréciée des surréalistes, en est un exemple représentatif. Lorsque latinistes et hellénistes, paralysés à l’idée de devoir en quelques heures traduire un texte ancien inconnu, sans aucune autre ressource que leur dictionnaire bilingue, produisent, en faisant violence à leur propre rationalité autant qu’au texte original, un texte qui se réduit à une accumulation de non-sens, il est légitime de questionner l’intérêt de cet outil d’apprentissage, dont les résultats ont pu, depuis longtemps, décourager enseignants et élèves. De fait, et contre toute attente, la version que j’ai citée est extraite de la copie d’un collégien de Louis-le-Grand datant de… 17201. Or nous y trouvons déjà un réflexe de traduction qui habite de nombreux étudiants : proposer un mot-à-mot schématique qui, bien qu’il ne soit pas dépourvu de créativité, aboutit à un charabia inintelligible. Alors qu’il est essentiel de repenser aujourd’hui la didactique des langues anciennes, une alternative semble se dessiner : soit persévérer dans la tradition de la version et en accepter le corrélat, une part substantielle d’échec ; soit s’en débarrasser pour favoriser de nouvelles méthodes de lecture des textes plus propices à la réussite du plus grand nombre.
3Pour ma part, je préfère proposer une voie médiane : non supprimer, mais réformer l’outil traduisant. Car je pense que sa limite majeure provient moins de son principe général que de sa réduction à une certaine conception, à savoir la version. Aujourd’hui, l’enseignement universitaire des langues vivantes tire parti d’une discipline d’origine anglo-saxonne, la traductologie (Translation Studies), qui s’est développée à partir des années 1980 : ce champ de recherche, en théorisant la traduction et son histoire, a permis d’en repenser les pratiques2. Si les langues anciennes n’ont pas encore massivement intégré à leur enseignement ce changement paradigmatique – le règne de la version traditionnelle n’est pas achevé –, de nombreuses voix s’élèvent toutefois aujourd’hui en faveur d’une réforme systémique. Les signes d’une prise de conscience sont apparus ainsi sous la forme d’une distinction théorique opposant les notions de version et de traduction. Voici le constat pédagogique qui ressort de récentes enquêtes de terrain en milieu scolaire :
Il est clair qu’ici « traduction » ne vaut pas « version ». Les deux mots ne sont pas synonymes. L’exercice scolaire de la version repose sur l’idée, illusoire, que d’une langue à l’autre les contenus à transposer ne varient pas, et qu’il s’agit de trouver les termes adéquats pour assurer le passage, comme si ce qui avait été dit dans la langue étrangère aurait pu l’être dans la langue de la version. Avec la traduction, on ne croit pas passer d’un code à un autre mais, puisqu’on traduit toujours des discours, des textes particuliers, et non des langues, ce sont des relations à la langue, chaque fois différentes, du texte traduit comme du traducteur, qui sont mises en évidence et interrogées3.
[…] La version scolaire demeure trop souvent un exercice codifié qui appréhende et restitue le texte original dans une langue standardisée, vidée de son épaisseur sensible. […] il faut, à côté de l’exercice de version, développer la pratique de la traduction. La première repose sur une illusion de duplication : elle tend à manifester, de manière démonstrative, que la structure grammaticale du texte original a été perçue, en calquant mécaniquement ses allures, dans un français de composition ; la seconde est une épreuve de l’écart maintenu et du rapprochement possible, qui assume d’être une option seulement et d’impliquer des choix interprétatifs : elle vise à rapatrier un autre monde, à l’acclimater dans ses dimensions linguistiques et extralinguistiques, et à le restituer dans une langue qui n’est pas faite pour lui mais qui a, là-même et à sa tout autre manière, son mot à dire4.
4Dans la lignée de ces réflexions théoriques et de pratiques, je souhaiterais à travers ce compte rendu d’expérience inscrire l’enseignement des textes anciens dans un nouveau paradigme traduisant5. Le but est de sortir de la dérive de la version qui fait d’un texte un prétexte à l’apprentissage de faits de langue généraux, c’est-à-dire un « document propre à livrer des illustrations linguistiques6 ». L’enjeu est donc de concevoir un modèle didactique qui envisage la traduction d’un texte non comme un outil de compréhension principalement grammaticale, mais comme un geste d’interprétation, l’acte de traduire devenant alors la trace d’un acte de lecture littéraire7.
5Je propose ici, à titre d’exemple, le déroulement d’un atelier à destination d’étudiants de licence de lettres optionnaires de latin : après avoir exposé les enjeux théoriques majeurs de la traduction littéraire, je mets en place des outils pratiques à partir du choix d’un texte, un extrait d’une comédie de Plaute. En plaçant l’étudiant dans la posture du traducteur littéraire, je cherche à en faire un bon lecteur8.
I. Des principes fondamentaux en traduction littéraire
6Le défaut fondamental de la version est de concevoir de façon artificielle la traduction comme le passage d’un système de langue à un autre, et non d’un texte littéraire à un autre. Dans un essai consacré à la traduction, le théoricien U. Eco relève bien la distinction :
[…] Si la traduction concernait les rapports entre deux langues, dans le sens de deux systèmes sémiotiques, alors l’exemple essentiel, indépassable et unique de traduction satisfaisante serait un dictionnaire bilingue. Mais […] le dictionnaire [est] un instrument pour traduire, et non une traduction. Sinon, les étudiants auraient la note maximale à leurs examens de version latine en exhibant leur dictionnaire latin-italien. […] La traduction […] ne se produit pas entre systèmes, mais bien entre textes9.
7Or ce principe du texte en traduction n’est pas assez affirmé dans l’exercice de version : il arrive fréquemment que les étudiants, tels de mauvais bouchers platoniciens, traduisent en « découpant » le texte arbitrairement, sans respecter sa dimension d’œuvre littéraire. En opposition au principe d’U. Eco, on leur enseigne ainsi à retrouver, comme s’il était caché dans le texte, le système global de la langue latine ; on relève les expressions en les détachant de leur contexte : les plus intéressantes auront l’honneur de devenir des exempla, à l’image des phrases-types des manuels de grammaire. La technique du mot-à-mot mise en valeur par cet exercice condamne les étudiants à la myopie : même lorsqu’il fonctionne, le texte, perçu uniquement par un minutieux découpage grammatical et un relevé de vocabulaire, n’est plus un tout littéraire signifiant. Ainsi, l’entreprise d’interprétation, même dans une version réussie, peut échouer. Étant uniquement tournée vers la dimension linguistique, la version ne valorise pas la production du sens littéraire, allant à l’encontre de l’essence même de la traduction10.
8Le manque d’investissement réflexif en traductologie me semble au moins en partie responsable de la faiblesse que présente actuellement cet outil d’apprentissage en lettres classiques. En enseignant les enjeux de la traduction littéraire, on peut défendre, à côté de la version traditionnelle, une autre conception. À partir de la pensée d’U. Eco, je vais donc poser quelques principes fondamentaux tels qu’ils devraient être présentés aux étudiants confrontés à la traduction des textes anciens afin qu’ils prennent conscience de la « tâche du traducteur », pour reprendre la célèbre expression de Walter Benjamin11.
1. Contre les idées reçues
9Deux grandes opinions ont toujours circulé pour caractériser le statut du texte traduit : ce serait une entreprise visant la transparence, et marquée par le sceau de l’infériorité. Bien qu’elles soient à présent totalement déconstruites grâce à l’apport de la traductologie, il me semble que ces idées reçues, reflétant une vision idéologique, ont tendance à être toujours valorisées par l’exercice de la version en langues anciennes. Les remettre en cause constitue donc un bon point de départ théorique pour donner aux étudiants matière à réfléchir à leur propre pratique.
10Tout d’abord, la traduction est souvent théorisée sous le paradigme de l’équivalence. Cela conduit à penser le produit final comme un double identique destiné au lecteur d’arrivée sans prendre en considération la spécificité d’une œuvre traduite par rapport au modèle original. Le traducteur devient alors un passeur dont l’intervention doit se faire invisible, dupant ainsi son lecteur, d’où la métaphore du verre transparent employée par G. Mounin à propos de la mode des « belles infidèles » au xviie siècle : « Le texte traduit doit devenir un verre si transparent que l’on croit qu’il n’y a pas de verre12. » Cette tendance traduisante, dénoncée dans le milieu académique comme un leurre, est malheureusement très présente sur le marché littéraire. Ainsi, L. Venuti s’applique à critiquer les stratégies éditoriales américaines, où l’invisibilisation du traducteur est perçue comme un idéal (jusqu’à effacement du nom dans les publications d’ouvrages étrangers)13. Or la version, lorsqu’elle est, comme en latin et en grec, un exercice technique loin d’une entreprise consciente de sa littérarité, s’inscrit dans cette illusion selon laquelle un texte traduit reproduirait de façon transparente « la même chose » sans impliquer un travail méta-réflexif pourtant nécessaire14.
11Pour permettre aux étudiants d’infléchir cette vision, j’emprunte à la traductologie deux arguments majeurs. En premier lieu, l’hypothèse Sapir-Whorf, du nom des deux anthropologues qui ont mis au jour ce principe, postule deux faits linguistiques corrélés : d’une part, la représentation du monde dépend de la langue ; d’autre part, les différents systèmes de langue ne coïncident pas entre eux15. U. Eco le démontre par un exemple simple, celui des couleurs, en comparant l’inadéquation des mots qui désignent les couleurs en latin et en italien16. « Goldfish » en anglais, « poisson rouge » en français : une même réalité, mais deux perceptions linguistiques qui la conditionnent différemment. De chaque langue dépend une représentation du monde. Par conséquent, aucune traduction ne sera jamais parfaitement identique à l’énoncé premier : il y aura toujours un jeu, un écart – un « presque », dirait U. Eco. Toute opération de transfert de langue, ne serait-ce qu’une communication orale dépourvue de toute intention littéraire, procède d’un choix intellectuel qui ne se réduit pas à une équivalence automatisée – comme le serait un dictionnaire bilingue idéal qui n’aurait qu’une entrée pour chaque terme. Afin de placer l’étudiant dans la posture du bon traducteur, il faut donc faire en sorte que ce choix, dû à cet écart irréductible, devienne un processus d’interprétation conscient. La traductologie permet ainsi de déconstruire l’illusion d’une opération d’identité mécanique.
12Par ailleurs, une œuvre ne se réduit pas à son « système linguistique ». Deux autres dimensions entrent en jeu : le système stylistico-littéraire d’une part (genre, registre, réseaux lexicaux, thématiques, figures de style, rythme, etc.) et le contexte culturel d’autre part. Car un texte dépend aussi, selon le théoricien italien, d’une « information sur le monde », qu’il appelle aussi « information encyclopédique »17, c’est-à-dire d’éléments qui existent en dehors de lui mais vont venir l’informer. En ce sens, une traduction est bien plus un passage de culture à culture que de langue à langue18. Ce dernier point fait de la version un travail particulièrement malhonnête selon le raisonnement d’un traductologue anglais : puisque l’on demande aux étudiants – auxquels on fournit au mieux un court chapeau introductif – de deviner tous les éléments d’information contextuelle, cela revient à les faire parier à l’aveugle ; ils sont donc poussés à se focaliser uniquement sur le contexte linguistique19. Pour accomplir une lecture exhaustive de toutes les dimensions d’un texte (langue, système littéraire, contexte culturel), un traducteur doit ainsi, outre son aptitude linguistique, faire preuve de qualités d’écrivain et d’historien. C’est ce travail d’investissement personnel et de choix qui, par définition, ôte toute prétendue vertu transparente à la traduction.
13Cette illusion conduit, paradoxalement, à une seconde idée reçue, tout aussi dommageable : l’infériorité de la traduction. Puisque le texte traduit dirait « la même chose » dans une autre langue, il est perçu comme la reproduction d’un original, donc sans valeur artistique. Comme le moulage d’une statue antique, il s’agirait d’un travail d’ordre utilitaire, un pis-aller qui permet aux lecteurs n’ayant pas la chance d’accéder à l’original en marbre de s’en faire une idée grâce au plâtre. De là, la dévaluation de l’entreprise. Voyez ce jugement attribué à Boileau par son biographe : « Mme de La Fayette, la femme de France qui avait le plus d’esprit et qui écrivait le mieux, comparait un sot traducteur à un laquais que sa maîtresse envoie faire un compliment à quelqu’un. Ce que sa maîtresse lui aura dit en termes polis, il va le rendre grossièrement, il l’estropie20. » Les métaphores de ce genre abondent en littérature21.
14Or la version, en restant sur le versant utilitaire de la traduction, ne peut pas dépasser cette idée reçue. En langues anciennes, cela produit même le résultat inverse : une impression persistante pour certains étudiants de fournir un travail absurde. Car pourquoi s’embêter à retraduire des textes millénaires dont la traduction existe partout, et en accès libre ? C’est pour cela qu’il faut considérer le fait de traduire non seulement comme une activité utilitaire, mais comme un acte littéraire en soi. C’est seulement dans cette perspective de valorisation que la problématique de retraduction prend tout son sens. Pour cela, nous pensons nécessaire de donner aux étudiants de grands exemples littéraires attribuant à des traductions le statut d’œuvres, l’exemple le plus canonique étant sans doute l’existence, sur le modèle grec, de la comédie latine22.
15Selon D. Bellos23, affirmer la nature irremplaçable d’une œuvre originale condamne, en dévaluant la possibilité de traduire, tous ceux qui ne peuvent pas en lire la langue. Il faut donc arrêter de penser en termes d’original et de copie, afin que l’œuvre traduite soit perçue en tant que produit littéraire de premier ordre. La littérature comparée et les études de traduction/réception aident ainsi à dépasser un ordre de lecture hiérarchisé : il faudrait que cette conception puisse trouver aussi un écho en lettres classiques, où les originaux anciens tendent encore à être perçus comme des textes sacrés – D. Augé parle de « vénération » à leur égard24. Le corrélat de la revalorisation du statut de l’œuvre traduite est la responsabilisation des traducteurs : afin que les étudiants comprennent l’enjeu latent qui se cache dans la moindre version, il faut mettre en évidence le devoir qui leur incombe.
2. L’engagement du traducteur
16Ainsi, loin de l’idéal du « verre transparent » qui reste fatalement illusoire, il faut comprendre qu’un traducteur n’est jamais un médiateur objectif car il possède toujours un ethos – au sens rhétorique de la personne investie dans son discours25. Parce que la traduction repose moins sur une logique automatique que sur un processus de sélection, le traducteur exhibe nécessairement cet ethos et il est dangereux de ne pas avoir conscience de ce rôle actif. Car, à partir des trois arguments que j’ai exposés (l’inadéquation des langues entre elles, la dimension stylistico-littéraire d’une œuvre, le contexte culturel), il apparaît clair qu’un traducteur se trouve face à des choix interprétatifs qui deviendront la marque tangible de sa propre lecture. C’est pourquoi U. Eco décrit l’art de la traduction sous le paradigme de la négociation : comme un diplomate, un traducteur doit composer avec plusieurs acteurs du débat (le texte source, l’auteur, la langue originale, la culture d’origine, les publics de réception, la culture d’arrivée, l’industrie éditoriale, etc.), en essayant de concilier des exigences contradictoires. Le travail du traducteur-négociateur se pense donc sous trois modalités conjointes : le choix, la perte, la compensation26.
17S’agissant d’œuvres antiques, la difficulté supplémentaire en termes de choix réside dans le choc produit par la rencontre entre deux contextes si différents, dont l’un a entièrement disparu : le monde antique et le monde contemporain. Contrairement aux œuvres actuelles ou récentes qui inscrivent un texte et sa traduction dans un ordre horizontal, où la distance culturelle, quoique toujours possible, est plus limitée, traduire un texte plus ancien implique d’emblée de se confronter à un « déficit de sens27 ». L’éloignement temporel qui nous en sépare et, parfois, le manque de données informatives sur le texte ou ses problèmes de conservation produisent deux conséquences opposées. D’abord, il faut reconnaître la difficulté vécue au quotidien par les étudiants qui, même lorsque l’étape de l’analyse grammaticale est réussie, peuvent ne pas saisir le sens de la phrase (une référence culturelle ou politique qui leur reste obscure par exemple). Mais c’est précisément de cette difficulté que naît l’intérêt de la retraduction : traduire selon un nouveau contexte implique nécessairement d’établir une stratégie personnelle, des clés de lecture, pour réduire les problèmes liés à ce changement radical de contexte. Or cette tension contextuelle est totalement escamotée par l’exercice de version tel qu’il est pratiqué dans le cadre des concours de l’enseignement, exercice qui prône une littéralité automatique, sans nécessairement questionner la perception du sens. « À trop vous éloigner, vous prenez le risque que le correcteur pense que vous n’avez pas saisi la construction » : qui n’a jamais entendu ou prononcé cet avertissement ? Pourtant, une version grammaticalement correcte n’est pas nécessairement un gage de lecture réussie et l’on peut, comme en témoignent les étudiants eux-mêmes, avoir bien construit une phrase sans en avoir perçu la signification. Le « déficit de sens » perdure alors et la traduction a échoué. Ce dernier point, qui interroge la littéralité défendue par la version, permet d’aborder l’enjeu fondamental qui traverse la traductologie, la question de la fidélité.
3. L’enjeu de fidélité
18Depuis l’origine de sa théorisation, que l’on fait habituellement remonter à Cicéron, le débat fondamental en traductologie a toujours été centré autour de la question de la fidélité, pensée à partir de l’opposition entre deux pôles28. Ce débat récurrent a pris la forme de « couples célèbres », selon l’expression de J.-R. Ladmiral29 : la lettre et l’esprit ; la source et la cible ; domestication et défamiliarisation. Sans nécessairement retracer toute l’histoire de la traductologie, mon but à ce stade serait de présenter aux étudiants les enjeux théoriques de cette notion polarisée de fidélité.
19Puisque ces principes résumés peuvent rester complexes même pour qui est coutumier de théories critiques littéraires, il me semble bénéfique d’intégrer à cet enseignement des exemples concrets et pertinents tirés des lettres classiques, qui représentent chacun l’extrémité d’un pôle traduisant. Ainsi, il est possible de comparer une « belle infidèle » comme l’Homère de Madame Dacier (une adaptation littéraire très libre qui répond au goût du public de son siècle), à la collection des Universités de France aux éditions des Belles Lettres (leurs présentations bilingues sont plutôt destinées aux spécialistes de langues anciennes, où le texte français apparaît comme support pour une étude d’ordre philologique). D’ailleurs, pour les textes antiques, il est important de voir que le débat en traduction (pensons encore à l’expression « déficit de sens ») est réduit à l’alternative suivante : fidélité ou lisibilité ? Dans cette perspective, le penseur A. Berman a pu ainsi critiquer les éditions universitaires : « Cette emprise de la philologie s’est avérée fatale pour notre rapport aux œuvres classiques, parce qu’elle a produit des traductions fondamentalement non lisibles30. » Les textes classiques, selon lui, sont devenus ennuyeux ou incompréhensibles alors qu’une traduction plus lointaine mais moins fidèle se plaçait face aux grands auteurs dans « un rapport vivant, fait d’imitation et de recréation31 ».
20La critique d’A. Berman est virulente et il y aurait un effet indéniable de provocation à condamner, face à des étudiants latinistes, le projet des Belles Lettres. Mais lorsqu’il s’agit d’exposer les termes du débat, le but n’est jamais de trancher en faveur d’une démarche, mais bien de montrer toute l’étendue possible dont dispose un traducteur littéraire face à des textes antiques. Fidélité ou lisibilité, littéralité ou adaptation ? Aucune perspective n’est en soi condamnable ou supérieure : chaque position stratégique se défend du moment qu’elle est conscientisée. C’est en posant ce cadre réflexif de base que les étudiants pourront réfléchir à la pratique de la traduction, sans rester prisonniers du carcan de la version traditionnelle qui propose une vision unique loin d’une démarche réflexive.
21U. Eco définit ainsi la traduction littéraire32 :
[…] Traduire signifie comprendre le système intérieur d’une langue et la structure d’un texte donné dans cette langue, et construire un double du système textuel qui, sous une certaine description, puisse produire des effets analogues chez le lecteur, tant sur le plan sémantique et syntaxique que sur le plan stylistique, métrique, phonosymbolique, et quant aux effets passionnels auxquels le texte source tendait. ‘Sous une certaine description’ veut dire que toute traduction présente une marge d’infidélité par rapport à un noyau de fidélité présumée, mais que la décision sur la position du noyau et l’ampleur de la marge dépend des objectifs que s’est fixés le traducteur.
22Cette définition me semble bien mettre en valeur le fait que la traduction réside dans un double processus d’interprétation, qui consiste à la fois à « comprendre » et à « construire ». Le traducteur, devant choisir une stratégie (son noyau et sa marge de fidélité) qui prenne en compte toutes les dimensions du texte (les différents plans évoqués par U. Eco, auxquels il faudrait rajouter le contexte culturel), est toujours investi d’une double responsabilité, celle de bien lire et celle de bien écrire. Ainsi, contrairement à l’acte automatisé de la version grammaticale, une véritable traduction est, par définition, une lecture littéraire du texte original.
II. De la théorie à la pratique : traduire les textes antiques
23Si je juge que l’enseignement de la traduction littéraire en lettres classiques doit nécessairement commencer par un cours théorique de traductologie, il faut néanmoins faire face à une réalité évidente, qui ne se trouve pas gommée par la présentation préalable de ces grands principes : en pratique, un texte ancien en langue originale est difficile d’accès pour la majorité des étudiants. Il est évident que, même conscients de l’importance de la tâche qui incombe au traducteur, ils continueront de buter sur l’obstacle majeur que représente le texte en tant qu’agrégat grammatical, ce qui de facto empêche la lecture de toutes les autres dimensions, soit la lecture littéraire. C’est pourquoi, dans ce second temps, pratique, j’ai imaginé un atelier pour latinistes qui, au lieu de jeter les étudiants dans le monde inintelligible de la version, repose sur un autre type d’exercice de traduction : fondé sur la mise en place d’outils méthodologiques (informations contextuelles, présentation bilingue du texte, appréhension collective des difficultés), il doit servir à valider, en plaçant l’étudiant dans la posture du véritable traducteur littéraire, une lecture complète du texte original.
24Après le discours théorique, le principe d’un tel atelier serait de pouvoir appliquer cet enseignement, afin que le texte antique ne soit plus conçu via une seule grille de lecture, c’est-à-dire la compréhension grammaticale. Les étudiants devront être capables d’opérer des choix de traduction qu’ils auront à justifier et qui seront le signe tangible de leur interprétation du texte. Pour atteindre ce but, il est évident que la méthodologie de la version traditionnelle, ce travail malhonnête selon D. Bellos, est à bannir. Je propose plutôt un travail en trois étapes, que j’expliciterai ensuite à l’aide d’un exemple.
25La première étape consiste à présenter l’œuvre à traduire, afin de fournir aux étudiants un maximum d’informations pertinentes quant au contexte (la fameuse information encyclopédique dont parle U. Eco). Se calquant sur le format des épreuves de concours, la version sèche procède à l’envers : alors que ces informations sont passées sous silence à la distribution du texte, on les retrouve seulement à la correction des copies, rendant la démarche problématique33. La deuxième étape est l’analyse collective du texte, dont le résultat sera validé par la dernière étape, la traduction. Dans cette perspective, je pense utile de fournir une traduction d’appui qui accompagne le texte latin. En effet, une présentation bilingue offre un double avantage : pour l’enseignant, cette pratique avec support permet d’aborder des textes variés, jugés difficiles ou qui ne sont pas forcément en latin classique ; pour l’apprenant, cette forme de soutien – tant réel que mental – peut l’aider à dépasser l’insupportable sensation d’incompréhension34. Ici, le but est de mener collectivement à la découverte du texte, en orientant la classe vers trois niveaux de lecture : la compréhension grammaticale (le seul niveau visé par la version traditionnelle) ; la perception du style (réseaux lexicaux, images, thématiques, niveaux de langue, etc.) ; l’interprétation des enjeux du texte (littéraires, culturels, politiques, philosophiques, etc.). Enfin, à partir de cette lecture collective, le but sera pour chaque étudiant d’écrire une traduction individuelle qui rende compte d’une stratégie personnelle destinée à restituer au maximum les problématiques du texte.
1. Un texte en contexte
26Pour favoriser ce type de traduction, il me semble important au préalable de discuter avec les étudiants de l’intérêt que peut avoir l’œuvre choisie. Cela permet de les inclure au départ dans le processus de travail, au lieu d’en faire des récepteurs passifs dans un exercice qui leur semble souvent arbitraire. Je prends pour exemple une comédie de Plaute intitulée le Miles gloriosus (Le Soldat fanfaron). L’intérêt est de proposer l’étude d’une double problématique de traduction : celle du théâtre et celle du registre comique, dont les enjeux traductologiques sont considérables. Le fait d’inclure des questions de mise en scène et d’humour permet de faire d’emblée réfléchir les étudiants à l’injonction contradictoire à laquelle ils sont communément soumis, c’est-à-dire l’opposition entre fidélité au texte original et lisibilité pour un public contemporain.
27Il s’agit ensuite de présenter les enjeux du texte en partant du contexte : cette démarche est très banale, par exemple dans l’apprentissage du commentaire littéraire. Or, comme je l’ai dit, le principe de la version « silencieuse », qui ne débloque les clés de lecture contextuelles qu’après le travail de traduction, est un non-sens pour un traducteur littéraire de métier, car il s’agit d’une méthode qui, en appauvrissant le nombre de renseignements disponibles, risquerait de le faire passer à côté d’éléments essentiels à l’interprétation. Pour mon atelier, il faudrait ainsi résumer :
- l’histoire de la comédie latine (notamment la question des modèles grecs, qui peut surgir de manière essentielle sous l’aspect du bilinguisme) ;
- le théâtre de Plaute (composition de ses pièces, versification, rôles-types, style comique, dimension méta-théâtrale, etc.) ;
- la pièce choisie (la conservation du manuscrit, le scénario de la pièce, la présentation des rôles et en particulier du miles, les ressorts du jeu, la postérité littéraire, etc.).
28Le but d’une longue introduction est donc de fournir aux étudiants les outils nécessaires à une interprétation du texte qui soit la plus complète possible. À ce stade, il serait par exemple judicieux qu’ils établissent collectivement une liste de dimensions essentielles à observer (humour, versification, oralité, jeu avec la culture grecque…), une sorte d’aide-mémoire au traducteur pour susciter une lecture à l’affût et non plus à l’aveugle.
2. De la traduction à la lecture
29Alors que le travail du traducteur professionnel se joue à l’échelle d’une œuvre entière, ce qui fait sens d’un point de vue littéraire, un atelier de traduction souffrira, dans le cadre d’un enseignement universitaire, de la même limite que la version : la nécessité de choisir des extraits. Pour limiter les effets pervers de la sélection, je conseille de prendre un passage long, représentatif et qui forme une unité de sens – l’avantage du genre théâtral étant de pouvoir travailler à partir de répliques ou de scènes bien délimitées. Je propose comme exemple tiré du Miles gloriosus une tirade comique de Périplectomène, le senex lepidus qui aide les protagonistes amoureux à échapper au soldat. Dans ce passage misogyne et stéréotypé, il critique la figure de la matrone en imitant un discours féminin.
30Pour cette activité, comme contre-pied à l’exercice traditionnel, je fais valoir le choix assumé du support textuel bilingue. En effet, l’un des problèmes que j’ai identifiés lors de ma pratique de l’enseignement de la version latine réside dans ce que j’appelle « l’effet panique » provoqué par la présentation d’un texte original, sorte de masse inintelligible. Au-delà des difficultés réelles qui peuvent se présenter, se produit une sorte de déconnexion automatique entre, d’une part, les connaissances acquises du latiniste capable de réciter par cœur déclinaisons, fonctions des cas et système verbal et, d’autre part, la manière d’appliquer ces connaissances théoriques au texte en question. Un support bilingue permet de dépasser ce blocage pour accéder au sens, sans pour autant empêcher l’analyse de la phrase latine.
31Je propose pour ce type d’exercice deux méthodes possibles, qui présentent chacune avantages et inconvénients, la seconde ayant ma préférence. D’une part, le support bilingue latin-français peut être une présentation juxtalinéaire, c’est-à-dire un mot-à-mot presque agrammatical qui colle au plus près, dans la langue d’arrivée, à la structure du texte d’origine. L’avantage est de limiter les erreurs de compréhension : quelle que soit la difficulté du texte, la structure grammaticale est facilement accessible et les étudiants peuvent ainsi sans peine réfléchir aux autres dimensions du texte. Je rejetterais cette méthode pour le fait que, alors que j’essaie de valoriser l’art de la traduction littéraire, celle-ci s’en trouverait réduite au degré zéro de la traduction, un texte latin « francisé » totalement artificiel. Pour s’en servir, il faudrait souligner la dimension factice de cette ressource utile en la distinguant bien de l’entreprise de traduction.
32D’autre part, il est possible de se fonder sur une traduction préexistante, qui présente plusieurs avantages. Sur le plan pratique, le fait est que de nombreuses traductions d’œuvres antiques sont faciles d’accès35. De plus, sur le plan pédagogique, utiliser une œuvre authentique permet de pallier la dimension artificielle de la présentation juxtalinéaire, en valorisant l’histoire des traductions comme phénomène littéraire. Par ailleurs, au-delà du support textuel, cela permet d’amorcer un travail de comparaison entre l’œuvre originale et l’œuvre traduite : les étudiants ne sont plus seulement dans la posture du traducteur, mais dans celle, complémentaire, du traductologue. Cela suppose donc l’activation d’une compétence analytique qui puisse relever les choix opérés par le traducteur et théoriser l’effet global de son texte. En contrepartie, il est évident que cette ressource complexifie l’exercice, et ce, pour deux raisons. Comme il ne s’agit pas d’un support littéral qui permet le va-et-vient parfaitement symétrique, les étudiants doivent fournir un investissement grammatical supplémentaire pour retrouver la structure de la phrase latine. En outre, à côté de la perception utilitariste du support, on leur demande d’avoir un recul critique. C’est pourquoi cette méthode, plus avancée, mais aussi plus intéressante, me semble plus appropriée pour le niveau universitaire.
33Quel que soit le support bilingue choisi, le but de cette seconde étape de l’atelier est de permettre, en partant du texte traduit pour désamorcer toute difficulté de compréhension grammaticale, de réfléchir collectivement à la portée littéraire du texte original au-delà de son seul niveau linguistique. Voici, comme exemple, un extrait de la tirade de Périplectomène tiré de l’édition des Belles Lettres et accompagné de la traduction d’A. Ernout36 :
PERIPLECTOMENUS
690 Verum prius quam galli cantent, quae me e somno suscitet,
Dicat : ‘da, mi uir, Calendis meam qui matrem munerem ;
Da qui faciam condi<men>ta ; da quod dem quinquatribus
Praecantrici, coniectrici, hariolae atque haruspicae ;
Flagitiumst si nil mittetur, quae supercilio spicit.
695 Tum plicatricem clementer non potest quin munerem ;
Iam pridem, quia nil abstulerit, suscenset ceriaria ;
Tum opstetrix expostulauit mecum parum missum sibi ;
Quid ? nutrici non missuru’s quicquam quae uernas alit ?’
Haec atque †huius† similia alia damna multa mulierum
700 Me uxore prohibent mihi quae huius similis sermones serat.
PÉRIPLECTOMÈNE
« […] mais, avant même que les coqs ne chantent, [elle] me réveillerait pour me dire : ‘Mon cher mari, donne-moi de quoi faire un cadeau à ma mère pour les calendes, donne-moi de quoi faire des confitures ; donne-moi de quoi donner, le jour des Quinquatries, à la conjureuse de sorts, à l’interprète des songes, à la devineresse, à l’haruspice. Ce sera un scandale si l’on n’envoie rien à la voyante qui lit dans les sourcils. Et la plieuse de vêtements, il serait inhumain de ne pas lui payer ses services. Il y a longtemps que la cirière se plaint de n’avoir rien reçu ; et puis la sage-femme est venue me réclamer, parce qu’on lui avait envoyé trop peu. Ah ! est-ce que tu n’enverras pas quelque chose à la nourrice de tes petits esclaves ?’ Ce sont toutes ces exigences des femmes, et mille autres ruines semblables, qui me détournent du mariage, où m’attendraient de pareils entretiens. »
34Hormis la compréhension grammaticale, plusieurs niveaux de lecture doivent ici être perçus, d’où la nécessité d’une discussion en classe pour pouvoir les relever collectivement. On notera par exemple l’importance de l’écriture poétique : sans rentrer dans les détails de la métrique, les étudiants peuvent évoquer la question globale de la versification, des effets de rythme, de sonorités. Puisqu’ils sont pourvus de toutes les informations nécessaires sur la pièce, ils doivent aussi comprendre le rôle de ce passage : ce discours fonctionne comme un interlude à l’action de la pièce, puisque le personnage prend longuement la parole pour faire un exposé théorique sans rapport direct avec les événements. Il faut également en analyser le ton : cette tirade relève du registre comique qui repose à la fois sur un moyen formel (l’imitation de la parole féminine par un personnage masculin) et sur un stéréotype culturel romain (la mégère). Enfin, concernant les realia, il est important de citer le réseau lexical de la religion, qui implique de commenter à la fois la signification de ces termes techniques et leur connotation (ici, les devins sont traités de bonimenteurs).
3. De la lecture à la (re)traduction
35Cependant, il ne s’agit pas de s’en tenir à l’exégèse du texte, ce qui ressemblerait à un autre exercice dans l’enseignement des lettres classiques, celui du commentaire littéraire. Ici, le but de l’atelier est bien d’amener les étudiants à être en position de traducteurs littéraires. À partir de l’explication exhaustive du texte, je cherche à valider l’entreprise de lecture collective en valorisant les compétences d’écriture individuelles. Pour cela, il me semble important de donner une consigne qui, sous forme de contrainte, les guide pour établir une stratégie de traduction respectant les enjeux du texte tout en libérant leur créativité.
36Pour le Miles gloriosus, je pense ainsi judicieux de leur proposer d’écrire une adaptation pour la scène contemporaine37. Cette consigne, simple et ouverte, pose un cadre a priori : celui de la traduction théâtrale, par opposition par exemple à l’entreprise philologique du traducteur des Belles Lettres38. Cela nécessite d’inclure dans une traduction, outre les enjeux plautiniens, ceux de l’époque actuelle (question du public, du registre). Le choix du mot « adaptation » autorise aussi des modifications anachroniques en termes de représentations culturelles, ce qui engage une réflexion autour de la fidélité en traduction. Après cet exercice de rédaction individuelle, une dernière étape me paraît intéressante : le retour collectif. On peut envisager, pour clore l’atelier, une lecture comparative et commentée des différents textes qui montrerait comment, à partir d’une même lecture du texte, il est possible d’aboutir à une variété de traductions résultant de diverses stratégies. J’utilise ma propre traduction pour donner l’idée d’un résultat possible. J’ai choisi d’écrire une adaptation destinée au grand public, qui passe par une actualisation du langage (syntaxe et registre de l’oralité) et du contexte culturel (transposition contemporaine) :
ROULEPATIN
Non, elle, avant même la sonnerie du réveil, elle me tirerait du sommeil pour me dire : ‘Mec, file-moi de quoi acheter un cadeau à ma mère pour son anniversaire, de quoi faire à bouffer, file-moi de quoi donner pour Noël à ma voyante, ma psy, ma coach et ma prof de yoga. Ça ferait scandale si je payais pas l’esthéticienne qui m’a fait les sourcils ! Et la femme de ménage ? C’est pas sympa de pas lui verser de pourboire. Ça fait un moment que la cuisinière se plaint de pas avoir reçu son salaire. Et la sage-femme est venue râler d’avoir pas été assez payée. Ah et la baby-sitter qui s’occupe des gosses ? On lui donnerait pas un petit quelque chose ?’ Ces requêtes, ou mille autres qu’ont les meufs pour vous taxer, m’empêchent d’en épouser une qui me sorte la même rengaine39
Conclusion
37À partir de cet exemple, on peut voir comment, en associant acte de lecture et acte de traduction, il est tout à fait possible d’être à la fois un latiniste rigoureux et un traducteur créatif. Avec ce projet pédagogique, je ne milite pas pour la fin de la version : en tant qu’exercice de grammaire axé sur la compréhension de faits de langue, elle a de nombreux mérites pour l’enseignement des langues anciennes. En revanche, qu’elle ne se fasse pas passer pour ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire une entreprise de traduction littéraire : car la version ne permet pas, dans sa conception séculaire, la lecture du texte original en son sens littéraire.
38La traduction, quant à elle, est bien cette activité littéraire à part entière, qui réunit d’un même geste lecture et écriture. Le traducteur, doté d’un ethos, doit négocier avec différentes dimensions de l’œuvre et, lorsque ce processus est conscientisé, il devient évident que la traduction ne peut pas résulter exclusivement d’une compréhension grammaticale : il s’agit d’une mise à l’épreuve concrète de l’interprétation de tous les enjeux du texte. C’est pourquoi, avec l’apport d’un enseignement théorique, il faut passer de la vision d’un exercice automatique et servile, produisant un univers de non-sens à partir d’un mot-à-mot mécanique, à un travail littéraire qui, d’une part, engage la responsabilité de l’étudiant-traducteur dans l’interprétation du texte original et, d’autre part, libère son potentiel de créativité dans le résultat du texte traduit.
39Puisqu’il s’agit d’un scénario didactique qu’il me reste à expérimenter, je ne peux exclure des difficultés et des limites à ma méthode, que je ne peux encore anticiper. L’utilisation d’un support bilingue en particulier, entre le choix de la juxtalinéaire ou d’une version littéraire existante, doit être mise à l’épreuve. Cependant, l’approche que je défends ici n’est ni inédite ni isolée. Dans le monde des lettres classiques, des initiatives ponctuelles ont déjà révélé le succès de telles entreprises (cf. note 5). Ainsi, à l’université d’Iowa, des enseignants ont monté un projet similaire dans un cours de licence consacré à la poésie latine. Dans un article expliquant leur méthode et accompagné d’extraits de traductions, ils commentent leur pratique : « dans notre projet, les étudiants apprennent à interagir avec la poésie latine en tant que poésie, non pas seulement en tant qu’exercice de grammaire/vocabulaire40 ». L’interaction avec le texte littéraire, et non l’application passive de connaissances linguistiques, voilà l’avantage principal de la traductologie comme méthode de lecture des textes anciens.
Bibliographie
Sources primaires
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Sources secondaires
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Waquet Françoise, Le latin ou l’empire d’un signe. xvie-xxe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.
Notes de bas de page
1 D. Pralon-Julia & M.-M. Compère, Performances scolaires de collégiens sous l’Ancien Régime : étude de six séries d’exercices latins rédigés au collège Louis-le-grand vers 1720, 1992, p. 234. D’ailleurs, le constat du faible niveau des latinistes en version et la nécessité de réformer la discipline est un lieu commun pédagogique depuis le xviie siècle : cf. F. Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe. xvie-xxe siècle, 1998, p. 157 et suiv.
2 Pour un aperçu des théories et des pratiques de la traduction littéraire, voir I. Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, 2009.
3 P. Judet de la Combe & H. Wismannto, L’Avenir des langues. Repenser les Humanités, 2004, p. 76.
4 P. Charvet & D. Bauduin, « Les Humanités au cœur de l’école : rapport sur la valorisation des langues et des cultures de l’Antiquité », 2018, p. 105.
5 S’il n’y a pas encore de réforme institutionnelle dans l’enseignement de la version de langues anciennes, des laboratoires ponctuels de traduction existent partout. Je pense notamment au travail de Marie Cosnay, professeur de lettres classiques et traductrice, dont les ateliers ont été suivis par l’Inspection générale de 2005 à 2008, comme le rappelle le récent rapport remis à l’Éducation nationale : P. Charvet & D. Bauduin, « Les Humanités au cœur de l’école : rapport sur la valorisation des langues et des cultures de l’Antiquité », 2018, p. 105.
6 D. Augé, Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture, 2013, p. 68.
7 Ici, j’emploie compréhension et interprétation en un sens comparable à la distinction opérée par E. Bordon, L’interprétation des pictogrammes. Approche interactionnelle d’une sémiotique, 2004, p. 22, citée par E. Nal, « Distinguer compréhension et interprétation du texte : le sujet-lecteur, entre découverte de soi et apprentissage d’une posture », 2017 : « L’interprétation, qui dépasse la compréhension du sens dénoté, est le domaine de la construction d’un sens connoté, des inférences, de ce qui n’est pas forcément contenu dans l’explicite du texte mais est activé ou construit par le lecteur. » En utilisant la notion de lecture littéraire, beaucoup discutée en didactique, j’entends spécifiquement ici une lecture qui considère le statut littéraire du texte, par opposition au statut linguistique que lui confère l’exercice de version. Sur l’histoire et les théories autour de cette notion, voir J.-L. Dufays, L. Gemenne & D. Ledur, Pour une lecture littéraire : Histoire, théories, pistes pour la classe, 2015.
8 Je précise bien qu’il s’agit d’un scénario imaginaire qui n’a, à ce stade, pas encore été expérimenté. J’aurai la chance de le mettre en pratique pour un enseignement en lettres classiques que je consacrerai à l’œuvre de Plaute (1er semestre 2019-2020, Université d’Aix-Marseille). Si le choix d’un public universitaire pour ce scénario est avant tout motivé par cette confrontation réelle à des étudiants du supérieur, il me semble envisageable, en adaptant la proportion de discours théorique, de proposer des approches similaires dans le secondaire.
9 U. Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, 2007, p. 41.
10 Le rapport de la version au non-sens, à cause de ce goût pour la grammaire, rappelle le constat établi par D. Augé, Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture, 2013, p. 248 : selon elle, ce sont ces exemples absurdes des manuels de grammaire qui, en servant de base pédagogique, finissent par « cultiver le non-sens ».
11 Cf. P. De Man, « Conclusions : ‘La Tâche du traducteur’ de Walter Benjamin », 1991.
12 G. Mounin, Les belles infidèles, 1955, p. 111.
13 L. Venuti, The Translator’s Invisibility : a History of Translation, 2008.
14 Le titre de l’ouvrage d’U. Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, 2007, est à cet égard essentiel : dire « presque » la même chose, ce n’est pas être dans la perfection de l’équivalence, mais dans l’à-peu-près, dans la petite différence.
15 Cf. D. Bellos, Is That a Fish in Your Ear?, 2011. Cette hypothèse conduit souvent à théoriser le fameux « intraduisible ». Cependant, je ne souhaite pas parvenir à cette conclusion. Il s’agit seulement de montrer l’écart, plus ou moins grand, que doit accomplir la traduction pour restituer le sens d’origine, à cause de ce « jeu » préalable entre les langues.
16 U. Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, 2007, p. 422 et suiv., tableau p. 431.
17 Ouvr. cité, p. 35.
18 Cette réalisation a d’ailleurs provoqué ce que l’on appelle un Cultural Turn dans les études de traductions.
19 D. Bellos, Is That a Fish in Your Ear?, 2011.
20 Ch.-A. Sainte-Beuve, « Romanciers de la France – Mme de Lafayette », 1836, p. 539.
21 Cf. A. Berman, La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, 1999, p. 43-44, citant des exemples de « définitions métaphoriques […] qui ont toutes en commun leur négativité ».
22 Il peut paraître surprenant de mentionner en exemple d’œuvres traduites les comédies latines, considérées souvent comme des adaptations de la Néa. Je défends néanmoins avec vigueur l’emploi du terme « traduction » en suivant l’argumentation de S. McElduff, Roman Theories of Translation: Surpassing the Source, 2013, p. 16, qui montre comment l’utilisation de catégories modernes comme le « rewriting » conduit à des distorsions théoriques qui saisissent mal les pratiques de la littérature latine et son rapport à la traduction : « Plaquer nos propres conceptions concernant la traduction, l’original et la copie, ou encore la liberté et la littéralité sur la traduction romaine la dénature jusqu’à la rendre méconnaissable. […] les Romains avaient bien un domaine qu’ils définissaient comme celui de la traduction, et un éventail de termes sémantiques pour le décrire, même s’il diffère du nôtre. » [traduction personnelle]. En élargissant, cela permet d’aborder avec les étudiants la question de l’évolution de la traduction, qui, à la manière des courants littéraires, répond à différents idéaux selon différentes époques et différentes cultures.
23 D. Bellos, Is That a Fish in Your Ear?, 2011.
24 D. Augé, Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture, 2013, p. 68.
25 D. Maingeneau, « Problèmes d’ethos », 2002.
26 U. Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, 2007, p. 18 : « De là l’idée que la traduction se fonde sur des processus de négociation, cette dernière étant justement un processus selon lequel, pour obtenir quelque chose, on renonce à quelque chose d’autre, et d’où, au final, les parties en jeu sortent avec un sentiment de satisfaction raisonnable et réciproque, à la lumière du principe d’or selon lequel on ne peut pas tout avoir. »
27 J.-P. Mazières, « Comment traduire Plaute ? », 1993, p. 83.
28 Dans un court traité intitulé De optimo genere oratorum, qui est en réalité une préface à sa traduction latine de deux discours grecs qu’il ne publiera pas, « Cicéron oppose deux types de traducteur : l’interpres, qui se contenterait du mot-à-mot littéral à partir du texte grec et l’orator, qui cherche à reformuler au mieux pour son public latin, la voie qu’il se choisit. » : cf. A. Yon (trad. et éd.), Cicéron, L’Orateur. Du meilleur genre d’orateurs, 2008, introduction, v.
29 J.-R. Ladmiral, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles », 2004.
30 A. Berman, La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, 1999, p. 21.
31 Ibid.
32 U. Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, 2007, p. 16-17.
33 Il est bien entendu qu’on attend d’un candidat à l’agrégation ou au CAPES de Lettres classiques qu’il possède un bagage de connaissances en littérature et histoire anciennes. Il demeure qu’il reste impossible de connaître en amont, de manière exhaustive, tous les enjeux de tous les textes issus des littératures grecque et latine. Par ailleurs, l’atelier n’est pas destiné à des candidats aux concours de LCL, mais à des optionnaires latinistes.
34 Il est vrai que j’ai aussi expérimenté l’inverse : un « effet puzzle » stimulant chez les étudiants tentant d’accéder au sens.
35 Voir ainsi les traductions de textes grecs et latins libres de droits présentés sur le site internet Itinera Electronica et mis en ligne par des chercheurs de l’université catholique de Louvain, http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/intro.htm (consulté le 18/07/2019).
36 Plaute, Comédies, tome IV : Menaechmi. Mercator. Miles gloriosus, édité et traduit par Alfred Ernout, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2003 [1936]. Dans le cadre de cet article, je ne présente ici qu’un extrait dédié à la démonstration mais pour un cours, il serait plus intéressant de prendre un passage plus important.
37 Sur la nécessité d’approches « actualisantes » du texte littéraire, cf. Y Citton, Lire, interpréter, actualiser, 2007.
38 Pour un aperçu des problématiques en traduction théâtrale, cf. F. Regattin, « Théâtre et traduction : un aperçu du débat théorique », 2004.
39 Sur ce travail de traduction théâtrale et la stratégie mise en œuvre, cf. C. Daniel, « Une farce antique à la sauce moderne : comment traduire le théâtre de Plaute aujourd’hui ? », 2018.
40 M. H. Lindgren et coll., « From Literal to Literary: a Translation Project for Latin Poetry Classes », 2010, p. 112 [traduction personnelle].
Auteur
Doctorante en littérature générale et comparée
Aix Marseille Univ., CNRS, TDMAM, CIELAM, Aix-en-Provence, France
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