Chapitre 3
Textes néo-latins humanistes et images renaissantes : un ludus seriosus pédagogique
p. 83-105
Texte intégral
1La marginalité préoccupante dans laquelle se trouvent les études de Lettres classiques dans l’Université française explique sans doute l’intérêt croissant pour la didactique des langues anciennes dans le supérieur. Deux manuels de latin pour grands débutants ont ainsi paru à peu de temps d’intervalle1, alors que le manuel de S. Déléani et J.-M. Vermander restait la référence majeure depuis sa première édition en 19672. Cette dynamique mérite d’être saluée. Néanmoins, la quête d’une unique méthode qui pallierait la désaffection du latin et du grec semble illusoire. Leur avenir nécessite plutôt la mise en commun de ce que les uns et les autres tentent, à tous les niveaux du système éducatif. L’expérience pédagogique que je vais exposer ici ne constitue en aucun cas une méthode. Mais les corpus que j’utilise peuvent être employés ponctuellement, en complément d’autres ressources, ou de manière plus fréquente, dans le but par exemple de permettre aux étudiants de renouer avec la pratique du « petit latin ».
2La démarche consiste à donner à lire des corpus de textes en latin écrits à la Renaissance, accompagnés dès leur conception d’une composante iconographique. Elle s’inscrit dans une longue tradition de « pédagogie par l’image », dont les historiens de l’éducation voient les prémices à la Renaissance justement3. En outre, des enseignants et didacticiens, en langues anciennes, mais aussi en langues vivantes, ont déjà proposé des stratégies pédagogiques qui s’appuient sur les atouts pédagogiques évidents des images4. Il s’agit de se saisir de la séduction esthétique qu’elles exercent sur le spectateur, mais aussi de leur capacité d’éveiller la curiosité, d’aider à la mémorisation, de stimuler la participation active de l’apprenant et ses capacités interprétatives. La spécificité de la présente proposition repose sur l’articulation étroite que ces textes ont entretenue avec les images dès leur origine : les auteurs de ces corpus – ou à défaut, les imprimeurs qui leur ont donné le jour – ont pensé et voulu cette complémentarité. L’image appelle son éclaircissement par le texte, tout en délivrant des indices qui en orientent la lecture ; loin que celle-ci en épuise pour autant le sens, il reste du « jeu » entre l’un et l’autre, qui donne à penser. L’apprenant-lecteur est appelé à se faire déchiffreur d’énigmes, et à se livrer à un « jeu sérieux » (ludus seriosus), tout à fait conforme à l’esprit humaniste.
3L’idée de faire lire du « néo-latin illustré » m’est venue à la fois de ma recherche universitaire, qui porte sur la littérature néo-latine de la Renaissance, et des défis pédagogiques qui se présentaient à moi. Je me suis intéressée, dans mes recherches sur le philosophe français Charles de Bovelles (1479-1567), à la dimension visuelle de sa pensée : schémas, figures géométriques, gravures figuratives abondent intentionnellement dans toute son œuvre, écrite pour l’essentiel en latin5. Or cette dimension est caractéristique de l’importance de la culture visuelle à la Renaissance. D’un point de vue pédagogique et institutionnel, j’ai développé cette approche tout d’abord dans le cadre d’un séminaire de master consacré aux humanistes écrivant en latin, séminaire ouvert à des étudiants qui peuvent avoir fait du latin assez longuement (notamment des étudiants de Lettres classiques), peu ou pas du tout. Apporter des « objets mixtes », composés de textes latins et de motifs iconographiques, permet de travailler sur des textes originaux, sans passer immédiatement par des traductions françaises – qui n’existent d’ailleurs souvent pas. J’ai ensuite poussé plus loin l’expérience dans un cours de langue et littérature latine, en master, ouvert à des étudiants de Lettres modernes. Mon objectif était d’initier une démarche de lecture personnelle en latin, pendant et en dehors des séances. Ces étudiants ont d’assez bonnes connaissances de la morphologie et de la syntaxe latines. Motivés par la perspective des concours de l’enseignement, ils désirent progresser en version. Mais leur pratique du latin reste purement scolaire : elle se limite aux exercices d’entraînement qu’on leur donne, trop espacés pour créer une véritable familiarité avec les tournures et le lexique latins. De plus, leur approche de la langue latine est marquée par la crainte de se tromper et le sentiment de ne pas pouvoir se lancer seuls dans un texte en langue originale. C’est avant tout pour les aider à dépasser ces obstacles que j’ai voulu leur faire découvrir des textes différents, plus courts, indépendants les uns des autres et qui sollicitaient leur envie de lire pour des raisons non plus institutionnelles mais bien intrinsèques : l’image interroge et suscite le désir de comprendre.
4Dans un premier temps, je donnerai un aperçu des corpus déjà exploités ou mobilisables à l’avenir, en insistant sur leurs avantages pédagogiques spécifiques. Puis, j’exposerai de manière plus concrète la manière dont je les ai utilisés et les premières conclusions que je tire de ces expériences. Enfin, je présenterai le site pédagogique auquel je travaille actuellement, en y associant des étudiants et des collègues, dans le but à la fois d’approfondir cette expérience avec les étudiants de l’université Toulouse–Jean Jaurès à laquelle j’appartiens, et de la rendre accessible à d’autres.
I. Des textes gradués, des énigmes visuelles à percer
5La présentation des corpus en jeu partira d’exemples où l’image occupe la première place et où le volume de texte latin à lire est limité, pour aborder ensuite des œuvres où le texte est de plus en plus conséquent, sans que l’image soit secondaire pour autant.
6A.-M. Kolde, dans sa réflexion sur les usages possibles de l’image en langues anciennes, ouvre sa contribution sur le rappel de l’insécurité foncière dans laquelle les apprenants se trouvent, face à un texte latin ou grec si différent d’eux par le lexique, la grammaire, sans oublier les référents culturels6. Or la culture latine de la Renaissance permet de travailler sur des énoncés latins qui, tout en offrant la stimulation de « textes authentiques » puisqu’ils n’ont pas été composés ad hoc pour l’apprenant, fractionnent l’effort et minimisent le risque pris. Certains sont en effet très courts, d’une à quelques phrases, et leur relation étroite avec une gravure soignée appelle la lecture, voire la facilite.
1. De très brefs énoncés
7Avec le développement du livre imprimé et de la page de titre, les imprimeurs de la Renaissance prennent l’habitude de se choisir une maxime ou devise, associée à une représentation figurée. Leur concision même est un atout : le nombre de mots en jeu est limité. Il est possible de prendre le temps de s’interroger sur chacun d’eux et sur leurs relations. En outre, le déchiffrage peut souvent s’aider du ou des symboles iconographiques qui l’accompagnent. Il est ainsi possible de travailler l’intuition, notamment à l’égard du lexique, alors qu’on oublie parfois de la solliciter par obsession de l’analyse grammaticale7. Je partirai d’un premier exemple qui a le mérite de ne pas supposer de connaissances culturelles spécifiques. Il s’agit de la marque de l’imprimeur Pierre Gromors Alteri seruiens consumor « Je me consume en étant au service d’autrui ». Le passif consumor se comprend intuitivement par le symbole figuré de la marque : un chandelier (figure 1)8. L’expression Alteri seruiens, quant à elle, suppose d’exercer davantage sa sagacité, en s’aidant de la parenté entre seruiens et le mot français « service » et en réfléchissant au cas d’alteri, ou bien en pensant à l’analogie suggérée entre la bougie qui diminue au fur et à mesure qu’elle éclaire et à l’imprimeur, qui se dépense pour « mettre en lumière » de nouveaux ouvrages à destination des lecteurs.
8La marque de Simon de Colines (figure 2), célèbre imprimeur parisien, suppose quant à elle un va-et-vient de l’esprit entre l’image et les mots imprimés, constitués de la devise elle-même, Virtus sola aciem retundit istam (« Seule la vertu émousse ce tranchant »), mais aussi du terme Tempus, qui peut aider des élèves à identifier le personnage à la faux, et à comprendre en définitive le sens de la marque. Par ailleurs, les formules elliptiques sont nombreuses dans les marques d’imprimeurs, si bien que même des énoncés très brefs mobilisent la sagacité de l’apprenant. Il résoudra les devinettes qui se posent à lui en proposant de restituer les mots manquants, en exploitant le rapport texte-image, ou en serrant de près l’analyse grammaticale de chaque terme.
9Certaines devises sont des citations d’auteurs classiques, qu’il est parfois utile de connaître pour comprendre la marque. Ainsi la devise de la marque d’imprimeur choisie par Guillaume Linocier (figure 3), Imbuta recens <testa> seruabit odorem, est-elle une version réduite, et plus obscure car elliptique, d’une citation célèbre des Épîtres d’Horace : Quo semel imbuta recens seruabit odorem / testa diu « L’argile [de l’amphore ou du vase] neuve gardera longtemps l’odeur dont elle a été imprégnée une seule fois9 ». On la trouve dans plusieurs textes pédagogiques de la Renaissance, comme image de la malléabilité des jeunes esprits. À l’occasion d’un tel travail, on peut donc établir des liens avec les textes classiques et faire lire ces derniers de manière fragmentaire, en procédant en quelque sorte à la manière des Adages d’Érasme : l’occurrence d’une citation conduit à la relire dans son contexte d’origine et à la rapprocher d’autres extraits.
10Le corpus des marques d’imprimeurs représente certes un volume de textes restreint. Mais on peut lui en adjoindre d’autres qui partagent le même esprit et ont l’avantage de pouvoir stimuler des latinistes encore débutants : les médailles que se sont fait frapper certains humanistes, ou les recueils imprimés de devises. Selon un principe similaire, on peut aussi proposer de déchiffrer des expressions ou phrases sur des phylactères et dans des cartouches figurant sur des frontispices et des gravures en pleine page. Si le travail sur de brefs énoncés, indépendants, a le mérite d’initier un changement d’attitude par rapport au latin et de permettre à des latinistes encore peu aguerris de s’exercer à lire du latin par eux-mêmes, il est nécessaire de pouvoir passer à des exercices de lecture plus prolongée. La littérature néo-latine offre à cet effet des corpus illustrés de nature et d’intérêt variés.
2. Des collections de textes courts illustrés
11Un premier ensemble est constitué de biographies d’écrivains grecs et latins extraites d’un recueil écrit et publié par l’imprimeur lyonnais Jean de Tournes II10. L’un des intérêts pédagogiques de ce corpus est son caractère moins littéraire que les corpus classiques traditionnels. Il s’agit de courtes notices biographiques, d’une concision parfois drastique : Thucydide ou Tite-Live y sont ainsi présentés en quelques lignes. Certaines structures reviennent d’une notice à l’autre, le lexique est lui aussi en partie récurrent. En dehors des grands repères structuraux qui balisent les vies (naissance, formation, rédaction des œuvres principales, mort), les notices affectionnent les anecdotes indépendantes. La cohérence du texte est moins déterminante que lorsqu’on lit une page de discours ou de narration historique. Ces biographies permettent en particulier d’entraîner les apprenants à un type de lecture dont nous nous abstenons le plus souvent en latin, parce que les textes classiques de l’Antiquité, le plus souvent très littéraires, s’y prêtent peu, alors que nous pratiquons ce type de lecture en langues vivantes : il s’agit d’une lecture en diagonale, plutôt informative, qui ne s’arrête pas à telle ou telle difficulté localisée, mais s’efforce de repérer tout ce qu’elle peut. Les images, dans ce recueil, ont une fonction relativement anecdotique. Elles constituent cependant une accroche plaisante, notamment par leur recherche illusoire d’individualisation.
12Les Emblèmes d’Alciat constituent un autre corpus intéressant de textes relativement courts. Cet humaniste italien est le premier à avoir donné le jour à un recueil d’épigrammes, munies d’un titre et assorties pour la plupart de gravures. Cet Emblematum liber a initié le genre de l’emblème, au succès fulgurant du xvie au xviiie siècle11. Il a connu plusieurs dizaines d’éditions, enrichies de poèmes supplémentaires, ordonnées selon un principe de classement ou non, illustrées de gravures diverses ; certaines incluent des commentaires, ou sont des traductions en langues vernaculaires. Les épigrammes des Emblèmes sont de longueur variée. Beaucoup de poèmes comptent entre deux et huit distiques. Assez souvent, un premier temps, descriptif, mentionne différents éléments figuratifs que l’on retrouve sur l’image. Suit dans un deuxième temps une interprétation, de nature souvent analogique et symbolique de ces figures (voir la figure 4 : Virtuti fortuna comes). Mais le rapport avec l’image n’est pas toujours le même, et cette variété fait l’un des charmes du recueil.
Virtuti fortuna comes
Anguibus implicitis, geminis caduceus alis,
Inter Amalthaeae cornua rectus adest.
Pollentes sic mente uiros, fandique peritos
Indicat, ut rerum copia multa beet12.
Cum tacet haud quicquam differt sapientibus amens,
Stulticiae est index linguaque uoxque suae14
Ergo premat labias, digitoque silentia signet,
Et sese pharium uertat in Harpocratem15.
13Dans plusieurs emblèmes, un décalage important existe entre le poème et l’image, ce qui accentue l’aspect d’énigme globale à résoudre par l’étudiant. Si tel détail iconographique intrigue et reçoit son explication dans le poème, d’autres aspects de la gravure, ou de l’épigramme, restent sans correspondant immédiat. Ainsi, dans l’emblème In Silentium (figure 5), le lettré qui figure, debout, dans un cabinet de travail, reproduit le geste traditionnellement associé au dieu égyptien Harpocrate, que l’épigramme évoque allusivement.
14En revanche, les gravures des différentes éditions des Emblèmes adoptent un parti pris que le poème n’imposait pas : l’épigramme commence par évoquer le personnage du fou, rappelant le constat plein de sagesse selon lequel, par le silence, il ne se distingue pas du sage17 ; les gravures mettent en scène non un fou, mais un lettré dans son cabinet de travail. Les apprenants pourront s’interroger sur un tel décalage, et l’on pourra mettre cet emblème en relation avec le « fou de livres » de la Nef des fous de Sébastien Brant, par exemple, ou avec les lignes de l’Éloge de la folie d’Érasme qui visent les érudits et les lettrés. Les apprenants sont invités, par l’ensemble du texte et de l’image, voire par le dossier de textes que l’enseignant constitue en complément, à se risquer en définitive à une interprétation : peut-on lire cet emblème comme une forme d’humour sur soi, bien dans le goût humaniste ?
15Il semble intéressant de commencer par les Emblèmes d’Alciat, dans la mesure où c’est le recueil qui a fondé le genre de l’emblème. D’autres corpus emblématiques ou pensés sur le modèle des emblèmes peuvent également être mobilisés avec profit, comme la Picta Poesis de Barthélemy Aneau18 ou la Morosophie de Guillaume La Perrière19.
16Pour finir, parmi d’autres ouvrages possibles, je présenterai un corpus en prose où le volume de texte monte à deux ou trois pages par image. Il permet une immersion plus prolongée en latin.
3. Des textes en prose de plusieurs pages
17L’intérêt de la Renaissance pour l’Antiquité a irrigué la littérature poétique et fictionnelle, comme les livres d’Emblèmes le donnent déjà à voir. En 1530, un imprimeur humaniste français, Geoffroy Tory, fait paraître un petit recueil de pseudo-épitaphes : Epitaphia septem20. Chacune rapporte l’aventure malheureuse d’un couple d’amoureux dont le tombeau porterait cette inscription. Tory emprunte sans doute l’idée et le principe de ce recueil au Songe de Poliphile de Francesco Colonna21. Au chapitre 19 du livre I de ce roman, qui décrit la quête initiatique de Poliphile à la recherche de sa bien-aimée Polia, dans un cadre qui multiplie les monuments et ruines « à l’antique », Poliphile arrive dans un sanctuaire où sont enterrés des hommes et des femmes morts pour avoir trop, ou pas assez, aimé22. Ces pseudo-épitaphes attestent l’intérêt croissant des humanistes pour les premiers recueils épigraphiques. Elles montrent aussi leur goût du récit et des histoires d’amours telles qu’en font connaître les romans grecs, antiques et byzantins, alors redécouverts. Car comme le dit M. Furno, les pseudo-inscriptions de Colonna sont autant de petits romans en puissance23. Par ailleurs, les Epitaphia septem de Geoffroy Tory s’inscrivent dans la vogue des livres illustrés des années 1530-1550 : chaque épitaphe se clôt sur une petite vignette, en relation avec les circonstances de la mort des amoureux. Si modeste soit-elle, elle constitue une accroche et un défi pour l’apprenant : à lui d’émettre une hypothèse sur ce qui s’est passé et de lire le récit pour la confirmer ou non. L’histoire de Thalerus et Chrysantila, par exemple, s’achève sur la représentation de deux cœurs qui rament dans une barque24. Et de fait, il est question d’une promenade sur l’eau qui tourne mal. L’avantage de ces textes est de développer une narration alerte, proche des schémas auxquels nous sommes habitués par les littératures modernes. Certes, tout n’est pas aisé à traduire dans ces textes. Mais on peut en proposer deux versions : l’une courte et de lecture aisée, qui n’en retient que la trame narrative principale, l’autre intégrale pour des lecteurs chevronnés.
18La liste des corpus ici présentée est loin d’être exhaustive. Je souhaiterais maintenant revenir plus précisément sur les modalités d’exploitation que je tente d’en faire avec les étudiants, et sur quelques bénéfices qu’ils en ont retirés, même si l’expérience est en cours de réalisation et que le recul manque pour en dresser un bilan approfondi.
II. Modalités d’exploitation pédagogique et premier retour d’expérience
19D. Augé, dans son livre Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture, insiste sur les conditions concrètes d’enseignement tels la salle de cours et le cadre institutionnel. Une même démarche ne connaît pas le même succès selon que les circonstances extérieures la favorisent ou non25. Mon expérience rejoint tout à fait ce constat. L’ouverture d’une salle multimédia au sein de notre UFR a été décisive dans mon travail avec les étudiants. Il est difficile d’encourager la lecture individuelle de chacun tant que les étudiants ne disposent pas d’un accès facile au Gaffiot en ligne. Leur demander d’apporter un Gaffiot papier à chaque cours est peu faisable. La généralisation des smartphones peut offrir néanmoins une solution de secours. L’accès de tous à internet et à un écran de taille raisonnable pour lire de manière prolongée (ordinateur ou tablette) permet aussi d’autoriser de libres navigations dans des corpus présélectionnés – par exemple les marques d’imprimeurs, les biographies ou les emblèmes d’Alciat – au gré des curiosités et des capacités de chacun. Je me suis appuyée, dans un premier temps, sur des sites existants qui m’ont été d’une grande utilité. Les « Bibliothèques virtuelles humanistes » du Centre d’Études supérieures de la Renaissance proposent ainsi tout un stock de marques d’imprimeurs, dont plusieurs comprennent une devise latine26. Pour les emblèmes d’Alciat, le site de l’université de Glasgow est une mine très précieuse27. On peut y parcourir plusieurs éditions marquantes des emblèmes, avec des transcriptions des textes imprimés, des notes explicatives et des traductions en anglais. Il est aussi possible de faire des recherches thématiques dans le site. Enfin, les corpus que j’ai mentionnés, à l’exception des marques d’imprimeurs ou des médailles d’humanistes, sont pour beaucoup numérisés sur Gallica. Les étudiants peuvent donc les télécharger et les parcourir à leur guise, avec une qualité d’images en général satisfaisante.
20L’autonomie offerte par la salle multimédia permet de proposer aux étudiants des activités plus variées que celles qu’on peut mener dans une salle universitaire à l’ancienne. Nous avons parfois simplement essayé, classiquement, de traduire tel ou tel de ces documents, d’en dégager la signification – souvent figurée et symbolique –, et de le comprendre dans le contexte spécifique de la Renaissance. Mais j’ai aussi proposé des activités plus inhabituelles, comme de naviguer librement dans un site, de sélectionner par soi-même des matériaux et d’essayer de les comprendre, enfin d’en proposer pour le groupe une traduction, seul ou à plusieurs. La disposition de la salle, en îlot, et sa bonne insonorisation, facilitent la constitution spontanée de binômes ou trinômes. Le travail, initié pendant les cours, a l’avantage de pouvoir aussi se prolonger en dehors. Les étudiants étaient invités, entre deux séances, à choisir un nouvel emblème et à en proposer une traduction, qui serait discutée avec le groupe au cours suivant. Dans le même sens, j’ai proposé aux quelques étudiants de Lettres classiques d’aller plus loin. Ces étudiants, en master, sont dans une position souvent inconfortable. Leur petit nombre ne permet pas de leur ouvrir des cours de langues anciennes spécifiques. Il n’est pas aisé, dans ces conditions, de maintenir, ni a fortiori d’améliorer leur capacité de lecture en latin et leur connaissance des littératures grecque et latine. Avoir des supports pour prolonger le contact avec des textes en langue originale d’une part, pour enrichir leur connaissance de ces littératures d’autre part, peut être un soutien précieux, notamment dans l’optique de la préparation des concours d’enseignement. Un concours comme le CAPES de Lettres sanctionne certes un niveau de langue, mais évalue aussi la capacité à mettre des textes en relation et à en proposer une exploitation pédagogique pertinente. Or les étudiants de Lettres classiques ont parfois du mal à acquérir cette diversité de compétences, certains privilégiant notamment les compétences linguistiques au détriment des capacités interprétatives et didactiques. J’ai donc proposé aux étudiants de Lettres classiques volontaires de réaliser pour la fin du semestre une anthologie thématique des emblèmes d’Alciat, d’expliquer les choix et l’ordonnancement de leur anthologie, de proposer une traduction des poèmes réunis, et finalement d’en imaginer une exploitation pédagogique possible auprès d’élèves du secondaire. L’exercice excède alors largement les limites d’une séance. La lecture se fait plus complète : elle allie compréhension linguistique, analyse littéraire, démarche herméneutique et didactique.
21Il m’est impossible, à l’heure actuelle, d’affirmer que les étudiants ont progressé sur le plan linguistique. Ce ne sont encore que des expériences tâtonnantes, sur des durées réduites, dans un cadre institutionnel qui en fait une composante parmi d’autres de l’enseignement délivré. En revanche, à travers mes propres observations et les retours des étudiants (retours oraux et sous forme de questionnaire écrit anonyme en fin de semestre), je mesure un bénéfice évident en termes de posture d’apprenant. Les étudiants expriment une heureuse surprise : le cours de latin peut être différent de ce à quoi ils s’attendaient. Ils ont l’impression d’y faire une expérience qui change des autres cours, qui met dans une attitude plus dynamique et laisse davantage de liberté. L’importance du lieu est confirmée par les retours des étudiants : ils apprécient le confort de la salle multimédia, la dynamique du travail à plusieurs qu’elle enclenche, l’autonomie qu’elle laisse. L’intérêt de ces corpus illustrés et du recours au néo-latin est aussi validé. Les étudiants ont le sentiment exaltant de découvrir de « vrais documents », parfois dans leur matérialité originelle. Travailler sur ces œuvres de la Renaissance leur semble plus original que d’aborder les corpus antiques. Certains étudiants s’avèrent d’ailleurs stimulés par la culture classique des humanistes, et se passionnent à cette occasion pour des œuvres antiques « secondaires » que l’on étudie rarement. L’importance des gravures comme amorce qui donne envie de lire est aussi confirmée par l’expérience. Elle laisse une place plus grande à la subjectivité. La sensibilité esthétique de chacun le conduit en effet à essayer de comprendre telle image plutôt que telle autre, selon des motivations qu’il ne s’explique pas forcément mais dont la puissance est bien réelle : surprise, attraction, rejet…
22Les étudiants se prennent au jeu et tentent de lire. Mais pour eux comme pour moi, la frontière entre « lire » et « traduire » n’est pas étanche. Pour choisir le texte qu’ils ont travaillé plus en profondeur, ils se sont essayés à lire certains textes auxquels ils ont renoncé, rebutés par une difficulté. Ces lectures même partielles sont déjà un contact, malgré tout, avec la langue originale. Quand ils ont retenu un texte sur la durée, ils ressentent le besoin de le traduire. Leur traduction nous permet, à eux comme à moi, d’assurer la compréhension littérale du texte, mais aussi, déjà, de réfléchir à son interprétation. Les étudiants apprécient les moments de reprise des traductions individuelles en classe : ils ont le sentiment alors de mieux entrer dans la « fabrique » d’une traduction. Quand on projette en même temps sur écran un article du Gaffiot et une proposition de traduction, qu’on réfléchit ensemble à la sélection du sens d’un terme qui fait difficulté, les étudiants saisissent plus concrètement la démarche que chacun doit mener, qu’il veuille lire un texte pour lui-même ou en réaliser une version dans le cadre d’un concours. En outre, l’un des aspects intéressants des corpus néo-latins est, paradoxalement, l’absence d’édition et de traduction française moderne. Plusieurs étudiants de Lettres classiques et modernes ont accepté de se lancer dans l’histoire de Thalerus et Chrysantila malgré sa relative longueur, motivés par la nature narrative du texte. Ils étaient fiers de traduire un texte sans filet : leur travail n’est plus un simple exercice scolaire gratuit et commandé par l’enseignant. Il se rapproche de la démarche de recherche universitaire qu’ils découvrent à l’occasion de leur mémoire de recherche.
23Ces diverses expérimentations m’ont donné envie de passer d’expériences ponctuelles, sur quelques semaines, à une démarche pérenne et enrichie. L’intérêt des étudiants et le fait que trois étudiants de Lettres classiques aient choisi de travailler en néo-latin pour leur mémoire de master m’ont encouragée à me lancer dans la réalisation d’une plateforme collaborative pédagogique. L’objectif est triple : réaliser pour mes étudiants un outil adéquat, permettre à d’autres collègues et apprenants de bénéficier de ces corpus, démultiplier les bénéfices de cette démarche auprès des élèves en leur confiant un rôle non plus seulement de bénéficiaires, mais aussi de co-auteurs de la plateforme.
III. De l’expérience ponctuelle à la réalisation d’une plateforme pédagogique : vers une pédagogie de projet
24Si les étudiants ont apprécié la liberté qui leur était laissée de naviguer librement sur les sites indiqués plus haut, je préférerais néanmoins leur offrir cette liberté à l’intérieur d’un site pédagogique, conçu et organisé en fonction de leurs besoins et de ceux des enseignants. On peut espérer ainsi optimiser le temps de lecture et de travail. Les imprimés de la Renaissance, par exemple, présentent des difficultés qui constituent des obstacles inutiles pour des apprenants non spécialistes de la littérature néo-latine : abréviations, ponctuation éloignée des normes modernes, graphies latines non classiques. Proposer des transcriptions selon les habitudes modernes et classiques peut faire gagner un temps précieux. De même, tous les textes d’un corpus donné ne sont pas d’égale difficulté. En proposant un « classement » par type de difficulté ou par « niveaux » et en privilégiant les plus simples, on peut éviter à l’apprenant de se décourager. Les sites dont je me suis servie dans un premier temps ne proposent aucun appareillage pédagogique, sinon en anglais pour le site de Glasgow consacré aux emblèmes. Or des aides d’ordre grammatical, lexical, civilisationnel ainsi qu’une rapide contextualisation historique des corpus faciliteraient la lecture. Enfin, si la découverte aléatoire et libre offre du plaisir aux étudiants, on peut aussi penser que des propositions pédagogiques plus structurées peuvent les guider dans leur découverte de ces textes, sans pour autant retirer une marge de choix personnel.
25Ces constats, exposés au workshop de Montpellier, et mon désir de trouver une collaboration ont rencontré l’intérêt de Frédéric Dewez, chercheur associé à l’Université de Louvain, conseiller pédagogique et responsable du secteur des langues anciennes au SEGEC de Belgique. Il s’intéresse justement aux ressources visuelles dans l’enseignement des langues anciennes. Nous avons donc formé le projet commun de réaliser un site internet pédagogique nourri de ces corpus : Imago : lire du latin illustré, de le tester et de l’adapter pour aider des élèves du secondaire belge ou français d’une part, des étudiants francophones de l’autre, à progresser dans la lecture de textes latins en langue originale. L’objectif est d’élaborer un site qui puisse, par le biais de parties accessibles et d’autres parties cachées en fonction du profil de l’utilisateur, s’adapter à trois publics différents : les élèves du secondaire, leurs enseignants, les étudiants. Ce site est hébergé par le site officiel des langues anciennes pour le réseau secondaire libre belge28. Dès que sa création a été décidée, il m’a semblé à la fois indispensable et intéressant de ne pas le construire seule, mais d’y associer d’autres personnes, à commencer par des apprenants.
26Durant l’année universitaire 2018-2019, une petite équipe constituée de trois étudiants de master, deux doctorantes de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, une collègue seiziémiste et moi-même, s’est réunie périodiquement dans le cadre d’un atelier informel29. Dans un premier temps, j’ai assuré l’essentiel du travail, proposant des textes à la lecture du groupe, des traductions, des propositions d’appareillage et des apports culturels sur ces textes. Progressivement, certains membres du groupe ont pris un rôle actif. Deux étudiants se sont ainsi chargés de la traduction et de l’appareillage de la biographie d’Homère par Jean de Tournes. Engagés par ailleurs dans un cercle de latin vivant lancé par un étudiant de Licence 3, ils ont voulu que leurs « aides à la traduction » soient pensées en s’inspirant de la méthode Lingua Latina per se illustrata d’H. H. Ørberg, qu’ils avaient découverte dans le cadre de ce cercle30. Ainsi, leurs « notes de traduction » se sont passées d’explications d’ordre grammatical développées en français, pour proposer des formulations uniquement en latin beaucoup plus courtes, plus intuitives, fondées notamment par le recours à des périphrases et des synonymes latins « transparents » pour un lecteur francophone. Le groupe a ensuite décidé de transférer cette démarche à d’autres biographies (Ovide et Lucain). Nous avons constaté que cela conduit de manière intéressante à diminuer le volume d’annotations proposé ; le résultat incite davantage à la lecture. L’appareillage de tous les textes ne sera certes pas rédigé en latin ; mais la concision et le recours à l’intuition expérimentés à cette occasion devraient inspirer les appareillages en français.
27Par ailleurs, je n’avais initialement pas prévu de « Commentaire » pour le corpus des biographies, pensant que leur intérêt était surtout linguistique plus que civilisationnel, et que leur valeur littéraire était trop médiocre pour valoir un commentaire. Les étudiants en ont décidé autrement. Ils ont voulu éclairer les éléments de la biographie d’Homère retenus par Jean de Tournes à la lumière des Vies d’Homère antiques qui constituent les sources les plus évidentes de cette notice (le Pseudo-Hérodote et le Pseudo-Plutarque). Ils ont aussi remis en perspective les attributions d’œuvres antiques que Jean de Tournes considère encore comme authentiquement homériques. Les étudiants ont donc proposé un éclairage historique intéressant, réinvestissant le travail accompli par l’un d’eux dans son mémoire de recherche consacré à une réécriture néo-latine de la Batrachomyomachia (Le Combat des rats et des grenouilles).
28Le retour critique des étudiants sur la construction progressive du site est également intéressant. L’étudiant de licence à l’initiative du cercle de latin vivant a ainsi pointé l’importance d’offrir des textes dont le niveau de difficulté soit clairement indiqué, et d’accorder la priorité à des textes relevant des niveaux les plus simples31. La définition même de ces niveaux devrait, selon lui, se faire moins sur des considérations de longueur de texte ou de difficulté lexicale, qu’en fonction des difficultés morphologiques et syntaxiques mobilisées. Nous gardons ses conseils à l’esprit et réfléchissons à un logo à apposer aux textes – l’équivalent des « chaussures » des guides de randonnée.
29Construire le site ensemble permet d’affiner le projet et la présentation des textes. Nous découvrons que l’écriture en ligne n’est pas l’exact décalque, à l’écran, de l’écrit imprimé. Il faut écrire de manière concise, percutante, avec un emploi réfléchi des couleurs ou des images. Si le texte en ligne a ses contraintes et ses limitations propres, il présente aussi des atouts dont nous essayons de tirer parti. Les études didactiques consacrées à l’apprentissage de la lecture en langue seconde montrent ainsi que la contextualisation ou l’aide lexicale proposées sous forme de chapeau introductif ou de notes s’avèrent souvent inefficaces, du moins pour les lecteurs encore trop prisonniers des « stratégies de lecture de bas niveau », concernant le code linguistique et son déchiffrage, particulièrement au niveau de petites unités32. Ce constat est valable aussi en langues anciennes. La méthode Lingua Latina per se illustrata propose une solution intéressante à ce problème, mettant systématiquement dans les marges du texte les aides à la traduction du long texte latin qui constitue la partie centrale de la page. Ces aides sont de deux types, soit visuelles (petits schémas annotés, dessins légendés en latin, plans), soit verbales, rédigées exclusivement en latin et sous une forme très concise. Cette disposition a l’avantage de faire figurer l’aide dans un très grand voisinage avec le terme ou l’expression concernés. Cet exemple nous a aidés à tirer parti d’une autre solution, propre aux textes en ligne. On peut faire en sorte que l’apprenant, en passant la souris sur un terme, fasse s’afficher une petite fenêtre qui jouxte immédiatement le terme sur lequel elle apporte un éclairage. Le terme en question est en couleur, ce qui signale qu’une aide contextuelle lui est associée. La proximité entre le terme expliqué et l’aide est encore plus forte que dans la méthode Lingua Latina per se illustrata. En outre, l’apprenant peut choisir de solliciter ou non l’aide contextuelle. Certes, cela ne règle pas la question de la nécessité d’apporter des aides qui peuvent être nombreuses sur certains textes, mais elles ne s’imposent pas visuellement d’emblée, et par ailleurs, elles sont en nombre modulable en fonction du niveau de l’apprenant.
30Dans le même esprit, le site permet de proposer un contenu « à la carte », par le moyen des hyperliens. Il invite à cliquer pour obtenir une traduction (présentée en regard du texte latin), un approfondissement littéraire et culturel (fiche « En savoir plus »), un exercice pédagogique en lien avec le texte (quiz sur l’un des plus célèbres imprimeurs, Alde Manuce, en lien avec sa marque), ou encore un lien avec une exposition virtuelle de la BNF consacrée à Geoffroy Tory. Les possibilités sont diverses et offrent un large choix d’activités à l’apprenant ou à l’enseignant qui organiserait une séance à partir du site.
31L’année universitaire 2019-2020 permettra de progresser dans la conception et l’alimentation du site. En effet, ce dernier devrait être utilisé pour la première fois par des classes du secondaire belge et toulousain. Frédéric Dewez, les enseignants belges du réseau partenaire et les deux enseignantes toulousaines qui ont accepté de le tester avec leurs classes, Flora Autant et Émilie Balavoine, apporteront leur retour critique. Plus encore, ils participeront à l’élaboration d’activités pédagogiques adaptées à leurs niveaux d’enseignement. Les premières « images animées » proposées par Émilie Balavoine sont prometteuses : les explications et aides à la traduction que nous avions imaginées avec les étudiants pour l’emblème Fortuna Virtuti Comes viennent se répartir sur les éléments de la gravure, comme autant de légendes que l’apprenant peut activer en cliquant. En outre, nous souhaitons permettre aux élèves de devenir en quelque sorte partie prenante du site en construction. On peut imaginer en effet des activités ludiques dont les résultats enrichiront le site, comme la création par les élèves de leur propre devise, mêlant texte latin et symboles graphiques.
32En ce qui concerne la vie du projet à l’université, nous prévoyons, avec mes deux collègues doctorantes, non seulement de tester le site dans nos cours respectifs, mais aussi de proposer des travaux dont les résultats figureront sur le site : sélection de textes, traductions, exploration de corpus encore non travaillés, constitution de dossiers thématiques transversaux sur le modèle du dossier Festina lente déjà en ligne33. Par ailleurs, un stage préprofessionnalisant sera proposé aux étudiants de master qui le souhaiteraient, consistant à travailler pour le site et à rencontrer les classes toulousaines qui vont être impliquées dans son utilisation, afin de mieux intégrer leurs besoins et leurs retours. En plus des deux classes de troisième du collège Marcellin Berthelot, les élèves de classes préparatoires du Lycée Saint-Sernin de Toulouse de Marie Platon seront également utilisateurs, et s’ils le veulent co-auteurs de certaines pages. Elle comme moi nous rejoignons en effet dans notre intérêt pour le recours à l’image dans l’enseignement des langues anciennes, mais aussi dans la recherche d’une pédagogie de projet avec les élèves post-bac. Car, sans renoncer à enseigner la langue et la littérature latines, nous sentons qu’il devient nécessaire, pour continuer à faire vivre le latin et les corpus classiques auprès des jeunes générations, de renouveler nos pratiques. Nos élèves ont besoin de se sentir partie prenante d’un projet qui donne du sens dès aujourd’hui aux efforts consentis à un apprentissage de longue haleine.
33Le dernier type de collaboration envisagé implique des enseignants-chercheurs antiquisants, néolatinistes, seiziémistes ou encore comparatistes. Mon désir est en effet que le site puisse offrir une information fiable, riche et diverse sur les corpus proposés, leurs sources antiques ou encore l’iconographie. Si mes propres recherches et lectures guident la rédaction des textes de contextualisation ou des fiches « En savoir plus », le site a tout à gagner de l’apport de spécialistes d’un corpus donné, de sources ou de thématiques plus particulières. À titre d’exemple, une sélection de gravures de la Nef des fous de Sébastien Brant sera proposée et commentée par Anne-Laure Metzger-Rambach, spécialiste des différentes adaptations de la Nef à la Renaissance34. En définitive, le site est l’occasion de tisser des liens humains et d’inventer une démarche collaborative.
Conclusion
34Ceux qui ont conçu les corpus illustrés de la Renaissance dont j’ai parlé – poètes, antiquaires, imprimeurs – ont joué un rôle de « passeurs35 » des langues et littératures de l’Antiquité. Se saisissant des possibilités d’un média d’invention récente, le livre imprimé, ils se sont efforcés de les rendre accessibles à un plus large lectorat. Le recours à l’illustration participe de ce mouvement de vulgarisation consciente. Travailler à faire découvrir ces corpus en s’aidant des possibilités pédagogiques propres de l’outil numérique, c’est, en quelque sorte, renouer pour aujourd’hui avec la dynamique qui présida à leur naissance.
35Dans les ateliers des imprimeurs, les petites mains étaient nombreuses. Des étudiants en cours de formation secondaient d’ailleurs leurs maîtres pour réaliser éditions de textes ou manuels destinés à renouveler les études. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de relire, plume à la main, le texte fraîchement sorti des presses d’un éditeur pour en assurer la correction scientifique. Mais il est plutôt question de contribuer, même à une échelle modeste, à faire découvrir des textes et des images peu connus du grand public. Les numérisations les mettent à portée de main, mais leur lecture nécessite un éclairage scientifique. L’enjeu est aussi de proposer à nos contemporains de redécouvrir la richesse des corpus antiques, sous-estimée, par le biais original de leur réception, en mots et en images, à la Renaissance.
36Lire, traduire : les deux activités apparaissent plus complémentaires qu’en opposition l’une avec l’autre dans un tel projet, à condition que traduire ne soit pas assimilé purement et simplement à l’exercice universitaire traditionnel de la version. Si lire signifie comprendre linguistiquement un texte et en percevoir non seulement les informations essentielles, mais aussi les enjeux littéraires ou culturels, il est utile et même indispensable, pour conduire les apprenants vers l’autonomie dans leur approche des textes en langue originale, de leur faire élaborer une traduction. Mais « faire du latin » ne doit pas se limiter à rendre des versions notées. Il faut développer une familiarité avec des lectures de types variés – lecture partielle et lecture intégrale, lecture visant un sens global et lecture capable de saisir le texte dans toute sa complexité. Une telle familiarité suppose des exercices divers en cours, mais aussi un travail personnel chez soi. Mon espoir, avec ce site pédagogique, est entre autres d’offrir un outil qui puisse, autant que possible, être un support possible de « petit latin », mêlant le plaisir à l’utile. En dernier recours, l’objectif, en facilitant l’accès à des corpus illustrés, est de permettre une pratique plus « sensible » du latin, et de permettre aux jeunes de trouver une stimulation personnelle, un sens et finalement une forme de jouissance créative par le biais des Humanités.
Bibliographie
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Sources primaires
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Alciat André, Emblematum libellus, Paris, Ch. Wechel, 1534.
Alciato Andrea, Il libro degli Emblemi. Secondo le edizioni del 1531 e del 1534, introduzione, traduzione e commento di Mino Gabriele, Milan, Adelphi Edizioni, 2015.
Alciat André, Emblemata/Les Emblèmes. Fac-similé de l’édition lyonnaise Macé Bonhomme de 1551, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
Aneau Barthélemy, Picta poesis, Lyon, Macé Bonhomme, 1551.
Érasme de Rotterdam, Les Adages, J.-Ch. Saladin (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 2011, 5 vol.
La Perrière Guillaume, La Morosophie de Guillaume de la Perriere Tolosain, Contenant Cent emblemes moraux, illustrez de cent Tetrastiques Latins, reduitz en autant de Quatrains Francoys, Lyon, Macé Bonhomme, 1553.
Tory Geoffroy, Aediloquium, ceu Disticha, partibus aedium urbanarum et rusticarum suis quaeque locis adscribendis. Item, Epitaphia septem, de amorum aliquot passionibus antique more, et sermone ueteri, uietoque conficta, Paris, Simon de Colines, 1530.
Tournes Jean de, Insignium aliquot uirorum icones, Lyon, J. de Tournes, 1559.
Sources secondaires
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10.4000/books.enc.507 :Barrière Florian & Cornillon Jonathan, Latin pour grands débutants, Paris, PUF, 2019.
Bénévent Christine, Charon Annie, Diu Isabelle & Vène Magalie (éd.), Passeurs de textes : imprimeurs et libraires à l’âge de l’humanisme, Paris, École des Chartes, 2012.
Courtil Jean-Christophe, Courtray Régis, François Paul, Gitton-Ripoll Valérie & Klinger-Dollé Anne-Hélène, Apprendre le latin. Manuel de grammaire et de littérature, Ellipses, 2018.
Daly Peter M., A Companion to Emblem Studies, New York, AMS Press, 2008.
Déléani Simone & Vermander Jean-Marie, Initiation à la langue latine et à son système (4e éd. revue et augmentée), Paris, A. Colin, 2011.
Ferran Florence, Rollinat-Levasseur Ève-Marie & Vanoosthuyse François (éd.), Image et enseignement. Perspectives historiques et didactiques, Paris, Champion, 2017.
Furno Martine, Une « fantaisie sur l’antique ». Le goût pour l’épigraphie funéraire dans l’Hypnerotomachia Poliphili, Genève, Droz, 2003.
Gaonac’h Daniel, Théories d’apprentissages et acquisition d’une langue étrangère, Paris, Hatier, 1992 [1987], p. 155-199.
Klinger-Dollé Anne-Hélène, Le De sensu de Charles de Bovelles (1511) : conception philosophique des sens et figuration de la pensée. Suivi du texte latin du De sensu de Bovelles, traduit et annoté, Genève, Droz, 2016.
Kolde Antje-Marianne, « Des images pour lire des textes en latin et en grec ? Quelques propositions didactiques », Actes des XVIIes Rencontres de didactique de la littérature, juin 2016, Institut français de l’éducation-ENS de Lyon, 2017, disponible en ligne sur https://rdidlit17.hypotheses.org/kolde (consulté le 13/12/2018).
Metzger-Rambach Anne-Laure, « Le texte emprunté » : étude comparée du Narrenschiff de Sebastian Brant et de ses adaptations, 1494-1509, Paris, H. Champion, 2008.
Ørberg Hans Henning, Lingua Latina per se illustrata. Pars I. Familia Romana, Danaa, Domus Latina, 2007 [1991].
Renonciat Annie, Voir/Savoir, La Pédagogie par l’image aux temps de l’imprimé (du xvie au xxe siècle), Futuroscope, SCÉREN-CNDP-CRDP, 2011.
Renonciat Annie, « L’image : un outil de démocratisation de l’enseignement sous la IIIe République », dans Fl. Ferran, È.-M. Rollinat-Levasseur & Fr. Vanoosthuyse (éd.), Image et enseignement. Perspectives historiques et didactiques, Paris, Champion, 2017, p. 223-250.
Rolet Anne & Rolet Stéphane (éd.), André Alciat (1492-1550) un humaniste au confluent des savoirs dans l’Europe de la Renaissance, Turnhout, Brepols, 2013.
Saunders Alison, The sixteenth-century French Emblem Book: a Decorative and Useful Genre, Genève, Droz, 1988.
Tohmé Youmma, « La bande dessinée en classe : un moyen d’accès à la lecture ? », L’expérience de lecture et ses médiations : réflexions pour une didactique, Paris, Riveneuve éditions, 2011, p. 281-297.
Notes de bas de page
1 J.-C. Courtil, R. Courtray, P. François, V. Gitton-Ripoll & A.-H. Klinger-Dollé, Apprendre le latin. Manuel de grammaire et de littérature, 2018 ; F. Barrière & J. Cornillon, Latin pour grands débutants, 2019.
2 S. Déléani & J.-M. Vermander, Initiation à la langue latine et à son système, 2011 [1967].
3 A. Renonciat, Voir/Savoir, La Pédagogie par l’image aux temps de l’imprimé (du xvie au xxe siècle), 2011 ; F. Ferran, È.-M. Rollinat-Levasseur & F. Vanoosthuyse (éd.), Image et enseignement. Perspectives historiques et didactiques, 2017.
4 Voir par exemple la contribution de Marie Platon dans le présent volume. Voir par ailleurs A.-M. Kolde, « Des images pour lire des textes en latin et en grec ? Quelques propositions didactiques », 2017 ou Y. Tohmé, « La bande dessinée en classe : un moyen d’accès à la lecture ? », 2011.
5 Je me permets de renvoyer à mon livre paru en 2016 : Le De sensu de Charles de Bovelles (1511) : conception philosophique des sens et figuration de la pensée.
6 A.-M. Kolde, « Des images pour lire des textes en latin et en grec ? Quelques propositions didactiques », 2017.
7 A. Armand, Didactique des langues anciennes, 1997, p. 64.
8 Les trois marques d’imprimeurs qui figurent dans cet article sont reprises du site des Bibliothèques virtuelles humanistes : http://www.bvh.univ-tours.fr/batyr/beta/ (consulté le 11/07/2019).
9 Horace, Épîtres, I, 2, 69-70.
10 J. de Tournes, Insignium aliquot uirorum icones, 1559. Voir http://www.bvh.univ-tours.fr/img_portrait.asp (consulté le 11/07/2019). Une présentation synthétique du recueil est disponible sur le site pédagogique présenté en troisième partie.
11 A. Alciat, Emblematum liber, 1531. Parmi les très nombreuses éditions des Emblèmes, j’ai choisi d’utiliser celle qui a été publiée à Paris chez Ch. Wechel en 1534. Ses gravures sont souvent plus fidèles au contenu des poèmes que l’édition princeps. La ponctuation n’est pas trop déroutante. Les gravures, moins élaborées que celles que l’on trouvera dans les éditions lyonnaises ultérieures, m’ont paru plus accessibles pour des lecteurs cherchant à mettre en rapport l’image avec le texte pour comprendre ce dernier. Sur l’emblème, la bibliographie est immense. Je me contenterai d’indiquer deux livres de référence : A. Saunders, The Sixteenth-Century French Emblem Book: a Decorative and Useful Genre, 1988 et P. M. Daly, A Companion to Emblem Studies, 2008. Sur les emblèmes d’Alciat plus particulièrement, voir l’édition récente de P. Laurens : A. Alciat, Emblemata / Les Emblèmes, 2016 ; voir aussi une riche édition commentée italienne : A. Alciato, Il libro degli Emblemi. Secondo le edizioni del 1531 e del 1534, 2015, et le recueil collectif édité par A. & S. Rolet en 2013 : André Alciat (1492-1550) un humaniste au confluent des savoirs dans l’Europe de la Renaissance.
12 « La Fortune est la compagne de Vertu :
Tandis que les serpents sont enlacés, le caducée aux ailes doubles
se dresse entre les cornes d’Amalthée.
Ainsi, <ce symbole> montre combien une grande abondance de biens comble
les hommes doués d’une vive intelligence et habiles à parler. »
Les traductions proposées, qui sont disponibles sur le site, ne visent qu’à faciliter la compréhension du texte latin. Pour une traduction plus poétique, on se reportera à l’édition des Emblèmes d’Alciat par Pierre Laurens, mentionnée à la note 11 et dans la bibliographie. La gravure de cet emblème et celle de l’emblème In Silentium sont prises sur le site internet ‘Alciat at Glasgow’. On se reportera au site pédagogique Imago pour voir comment ces deux emblèmes y sont appareillés et commentés au moyen de fiches « En savoir plus ».
13 Fig. 4. Gravure de l’emblème d’Alciat Virtuti fortuna comes, Paris, Ch. Wechel, 1534, © Alciato at Glasgow.
14 L’édition de 1534 comporte deux points à la fin du premier distique, qui n’ont pas la valeur causale des deux points modernes. Comme dans la transcription disponible sur le site Imago, ils sont ici modernisés en point-virgule.
15 « Sur le silence :
Quand il se tait, rien ne différencie l’insensé des sages,
sa langue, sa voix sont les révélateurs de sa folie ;
qu’il pince donc ses lèvres, et fasse de son doigt le signe du silence,
qu’il se transforme en Harpocrate égyptien. »
16 Fig. 5. Gravure de l’emblème d’Alciat In Silentium, Paris, Ch. Wechel, 1534, © Alciato at Glasgow.
17 Pierre Laurens a bien pointé la source de cette idée dans l’épigramme X, 98 de l’Anthologie de Planude, elle aussi redécouverte et très appréciée à la Renaissance (voir A. Alciat, Emblemata / Les Emblèmes, 2016). On sait que plusieurs Emblèmes d’Alciat reposent sur des traductions latines qu’il avait effectuées pour l’édition sélective de traductions-adaptations des poèmes de l’Anthologie de Planude, publiée par Janus Cornarius à Bâle en 1529.
18 B. Aneau, Picta poesis, 1551. Le même recueil existe dans sa version française, Imagination poétique, publiée la même année chez le même éditeur.
19 G. La Perrière, La Morosophie de Guillaume de la Perriere Tolosain, Contenant Cent emblemes moraux, illustrez de cent Tetrastiques Latins, reduitz en autant de Quatrains Francoys, 1553. Comme le titre le suggère, chaque gravure est suivie de deux versions différentes du même quatrain : le premier en latin, le deuxième en français.
20 G. Tory, Epitaphia septem, de amorum aliquot passionibus antique more, et sermone ueteri, uietoque conficta, 1530. Ce petit texte, qui figure à la suite d’un recueil de distiques consacrés aux parties de la maison et aux objets domestiques (Aediloquium, ceu Disticha, partibus aedium urbanarum et rusticarum suis quaeque locis adscribendis) n’a pas fait l’objet d’édition ni de traduction moderne française, à ma connaissance.
21 Le roman italien de Francesco Colonna, publié en 1499 à Venise par le grand imprimeur humaniste Alde Manuce, a exercé une très grande influence sur les formes et décors du livre illustré à la Renaissance. L’attrait de Geoffroy Tory pour cette œuvre est bien connu.
22 Ce chapitre, dans la version italienne de l’Hypnerotomachia publiée par Alde Manuce en 1499, a été traduit et étudié par Martine Furno dans son livre de 2003 : Une « fantaisie sur l’antique ». Le goût pour l’épigraphie funéraire dans l’Hypnerotomachia Poliphili. Les pseudo-inscriptions funéraires y sont étudiées sous l’angle à la fois de la langue, de la littérature et de l’histoire culturelle.
23 M. Furno, Une « fantaisie sur l’antique », 2003, p. 178-179.
24 On trouve une transcription appareillée et une traduction de cette histoire sur notre site pédagogique.
25 D. Augé, Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture, 2013, p. 261-281.
26 Voir la référence de ce site n. 8.
27 https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/alciato/ (consulté le 24/11/2018).
28 http://www.imago.langues-anciennes.be.
29 Je voudrais remercier ici pour leur travail et leur investissement les étudiants : Maxime Pique, Ostiane Rhétière, Thierno Barry, mes collègues doctorantes Bénédicte Chachuat et Sara Patané et ma collègue seiziémiste Pascale Chiron.
30 H. H. Ørberg, Lingua Latina per se illustrata. Pars I. Familia Romana, 2007 [1991].
31 Je remercie cet étudiant, Valentin Pion, pour toutes ses remarques judicieuses visant à améliorer la première ébauche de notre site.
32 D. Gaonac’h, Théories d’apprentissages et acquisition d’une langue étrangère, 1992 [1987], p. 155-199.
33 http://www.imago.langues-anciennes.be/blog/2019/06/25/festina-lente/ (consulté le 11/07/2019).
34 A.-L. Metzger-Rambach, « Le texte emprunté » : étude comparée du Narrenschiff de Sebastian Brant et de ses adaptations, 1494-1509, 2008.
35 Je reprends l’expression mise en avant par deux colloques et les publications qui s’ensuivirent, parmi lesquelles : Chr. Bénévent, A. Charon, I. Diu & M. Vène (éd.), Passeurs de textes : imprimeurs et libraires à l’âge de l’humanisme, 2012.
Auteur
Université Toulouse – Jean Jaurès, laboratoire PLH/Institut universitaire de France
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