Chapitre 2
Devenir lecteur expert grâce au latin et au cinéma
p. 59-82
Texte intégral
1La didactique des langues anciennes pose un certain nombre de problèmes dont le moindre n’est pas celui de l’accès au sens d’un texte en langue originale : repérer, classifier, élucider, surligner, déplacer, jouer avec les règles de grammaire et les méthodes de développement de l’intuition lexicale. Il existe de nombreux exercices qui permettent d’entrer dans les textes par l’unité de la phrase. Cependant, utiliser l’angle de la structure narrative peut aussi porter des fruits dans le cadre des Langues et cultures de l’Antiquité (LCA), afin de développer les compétences de « lecteur modèle », ou lecteur expert, qu’il est possible de travailler spécifiquement en LCA à partir de la comparaison entre certains textes latins et des extraits cinématographiques qui partagent souvent le même schéma narratif stéréotypé.
2Ainsi, la démarche que je vais présenter permet d’exploiter le bagage culturel des élèves directement disponible et souvent dévalorisé car relégué au domaine de la culture populaire (cinéma, séries télévisées) afin d’en tirer quelques réflexes transposables à la lecture des textes anciens en version originale. Il s’agira donc de montrer comment les compétences fines de la lecture s’articulent à la connaissance de stéréotypes, ressource irremplaçable pour l’accès à la littérature en général. En effet, les récits de genre sont contraints par un certain nombre d’éléments dont les principaux sont la cohérence psychologique, la vraisemblance, la dramatisation et la structure narrative : le fait de savoir les identifier permet leur transposition dans d’autres contextes, dans le but de favoriser l’élucidation à la fois du sens et des écarts entre notre civilisation et celle des Anciens.
I. Ce qu’est un lecteur expert
3D’après ce qu’écrit U. Eco dans son ouvrage Lector in fabula1, le lecteur expert dispose de plusieurs compétences qui lui permettent de comprendre le texte, ses sous-entendus culturels et linguistiques, puis de formuler des inférences sur la suite d’une narration. En actualisant ses hypothèses au fur et à mesure que surviennent de nouveaux indices, il est donc capable de prévoir un faisceau de suites possibles, c’est-à-dire de dialoguer avec les différents schémas narratifs qui coexistent à un moment donné du texte. De façon lapidaire, on peut résumer ces compétences comme suit :
- compétences de lecture (compréhension du texte et des sous-entendus linguistiques) ;
- compétences de modélisation du monde (image cohérente du monde proposé par le texte) ;
- compétences encyclopédiques (identification des référents culturels induits dans le texte) ;
- compétences d’anticipation sur les stéréotypes (mise à jour des schémas possibles).
4Toutes ces compétences ne sont pas réunies chez les apprenants latinistes ou hellénistes, car ils manquent d’une certaine sécurité linguistique en langue ancienne, d’une image cohérente d’un monde révolu, de la connaissance du système de pensée antique ou simplement d’une idée globale de la technologie des Anciens. En revanche, ils maîtrisent souvent très bien les stéréotypes narratifs, car ils sont plongés depuis leur naissance dans la narration, via l’image : feuilletons et séries télévisées, films2. Baignés et bercés dans des histoires conçues sur des schémas récurrents, ils sont souvent capables d’anticiper la suite d’une narration, surtout si elle s’inscrit dans un genre facilement identifiable, ou en tout cas de formuler des hypothèses cohérentes, puis de sélectionner celles qui ont le plus de probabilités de se concrétiser. Comme le dit J.-L. Dufays : « comprendre, en général, qu’il s’agisse de littérature ou de quoi que ce soit d’autre, consiste toujours à reconnaître du déjà-lu dont on admet plus ou moins (selon les perches que le texte nous tend et la motivation qu’on a pour les saisir) de percevoir les combinaisons inédites ou spécifiques3. »
5Il est donc possible de capitaliser sur cette compétence générale, de l’affiner et de l’exploiter, pour en compenser d’autres qu’ils maîtrisent moins, ou simplement pour les construire.
II. Comparer pour traduire : les compétences de lecture
6Une grande partie de la littérature latine est façonnée au tour narratif : l’histoire de Rome, chez Florus, Tacite, Ammien Marcellin ou Tite-Live, les anecdotes chez Cicéron ou Aulu-Gelle, les narrationes de discours judiciaires, le Satyricon. Partout l’on sent l’empreinte de structures narratives stéréotypées, donc de structures sur lesquelles le lecteur peut anticiper afin d’améliorer sa compréhension immédiate de l’œuvre.
7Il suffit de donner quelques exemples pour que l’on puisse se rendre compte que les structures narratives avec lesquelles nous sommes familiers, nous lecteurs modernes, sont identiques à celles déjà en usage dans l’Antiquité. Ainsi, dans sa fameuse lettre VII, 274, Pline le Jeune se demande si une histoire de fantôme dont il a eu vent est véridique.
8Avant de se pencher sur le texte en lui-même, il convient de faire un rapide inventaire des éléments clés que les lecteurs modernes, donc les apprenants latinistes, ont toutes les chances d’associer à une histoire de fantôme. On peut en dénombrer dix :
- Le lieu : un château délabré, grand, de mauvaise réputation.
- Le fantôme : il est décharné, il fait peur à ceux qui le voient.
- Il apparaît la nuit, dans le silence.
- Il émet des bruits effrayants, en traînant par exemple des chaînes.
- Il s’approche lentement, par étapes.
- Le personnage principal : un étranger qui n’a pas peur du château, qui est même curieux.
- Le fantôme lui apparaît.
- Le fantôme, muet, communique par gestes.
- Il veut régler une affaire laissée inachevée pendant sa vie.
- Il disparaît quand l’affaire est réglée.
9Cette structure, sur laquelle il n’est pas difficile de s’accorder, constitue donc une histoire générique de fantôme, c’est-à-dire un stéréotype défini par des « traits distinctifs qui sont 1° sa grande récurrence, 2° son semi-figement, 3° son absence d’origine précisément repérable, 4° son ancrage durable dans la conscience d’une société assez large, 5° le caractère quasi automatique de son emploi (dans l’énonciation comme dans la réception), 6° son caractère abstrait, général, passe-partout5 ». Ainsi, en la confrontant à la structure narrative de la lettre de Pline, les élèves peuvent facilement trouver des correspondances dans le texte, sans grand apport lexical, comme le montre le tableau suivant (tableau 1) :
Tableau 1 : phases narratives identifiées dans le texte de Pline
Phases narratives | Correspondances dans le texte latin |
Maison immense et insalubre. | Spatiosa et capax domus sed pestilens. |
Le personnage mène son enquête. | Percunctatus |
Il n’a pas peur, au contraire, il est curieux. | Suspecta uilitas, tanto magis conducit. |
Il fait nuit, la nuit est silencieuse. | Per silentium noctis |
Le fantôme apparaît, décharné, vieux. | Apparet idolon, squalore macieque confectus, capillo horrenti. |
Il fait du bruit de loin puis tout près. | Sonus longius primo, deinde e proximo reddebatur. |
Le personnage cherche à communiquer. | idem quod prius innuentem. |
Le fantôme communique par signes. | Innuebat digito similis uocanti. |
Il lui montre l’endroit où il faut chercher les réponses. | Deflexit in aream domum. |
Le personnage est abandonné à l’endroit de la révélation. | Dilapsa deserit comitem. |
Le corps est trouvé, décharné, il ne reste que les os. | Corpus putrefactum ossa nuda. |
L’injustice est réparée. | Rite sepeliuntur. |
10On constate que la structure narrative de la lettre de Pline correspond en tout point à celle du stéréotype évoqué auparavant. En effet, pour avoir une histoire de fantôme, il est nécessaire d’obéir à des contraintes de plusieurs ordres. L’auteur a besoin d’une ambiance dramatique (un lieu impressionnant et dérangeant, l’arrivée d’un étranger), de cohérence psychologique (la réaction des riverains souligne la réaction normale face au phénomène : la peur ; le fait que l’étranger ne pense pas comme eux permet de raconter la rencontre avec le fantôme et d’asseoir le personnage en tant que héros), d’outils techniques (le fer et les entraves remplacent la voix muette du fantôme et signalent une victime), mais il est contraint par la narration (le fantôme ne parle pas, car, s’il le faisait, il donnerait tout de suite la solution).
11La lettre de Pline obéit donc à un stéréotype narratif avec lequel les élèves sont familiers grâce notamment au cinéma. Par exemple, dans Crimson Peak, de G. del Toro, sorti en 2015, il est possible de faire émerger une structure en tout point identique, dans le but de mettre en lumière ce stéréotype, et d’aider la phase de traduction du texte. Si le professeur leur fait remarquer les contraintes techniques propres à l’Antiquité, ils en conçoivent une représentation plus fine.
12Le texte de Pline, réduit à sa structure narrative, se présente sous cette forme :
Erat Athenis spatiosa domus sed infamis et pestilens. Per silentium noctis sonus ferri et strepitus uinculorum longius primo, deinde e proximo reddebatur : mox apparet idolon, senex macie et squalore confectus, promissa barba, horrenti capillo ; cruribus compedes, manibus catenas gerebat quatiebatque. […] Proscribebatur tamen, seu quis emere seu quis conducere ignarus tanti mali uellet. Venit Athenas philosophus Athenodorus, legit titulum auditoque pretio, quia suspecta uilitas, percunctatus omnia docetur ac nihilo minus, immo tanto magis conducit. […] Initio, quale ubique, silentium noctis ; deinde concuti ferrum, uincula moueri. Ille non tollere oculos, non remittere stilum, sed offirmare animum auribusque praetendere. Tum crebrescere fragor, aduentare […]. Respicit, uidet, agnoscit narratam sibi effigiem. Stabat innuebatque digito similis uocanti. […] Illa scribentis capiti catenis insonabat. […] Ibat illa lento gradu quasi grauis uinculis. Postquam deflexit in aream domus, repente dilapsa deserit comitem. […] Inueniuntur ossa inserta catenis. Collecta publice sepeliuntur. Domus postea rite conditis manibus caruit.
13Dans le film de G. del Toro6, la structure est très similaire. Le personnage reçoit un avertissement (omnia docetur /00:02:05 à 00:03:44), la maison est immense (spatiosa et capax /00:40:45 à 00:41:31), insalubre (pestilens) aussi : le toit est littéralement éventré, et de mauvaise réputation (infamis /01:08:35 à 01:09:13). Le personnage principal, qui est ici une étrangère, ne ressent pas de peur, mais de la curiosité (percunctatus, suspecta). C’est dans la nuit et le silence (per silentium noctis) qu’elle rencontre le spectre (idolon). Les bruits qui signalent son apparition sont d’abord lointains, puis très proches (sonus longius primo, deinde e proximo reddebatur /0:56:10 à 00:59:45). Les fers (ferrum, compedes, catenas, uinculis) sont représentés par la grille et le cadenas entravant la découverte du corps abandonné, qui n’a pas été enterré dans les formes (c’est-à-dire qu’il n’a pas été inhumé rite), mais plongé dans une cuve d’argile rouge (1:14:30 à 1:17:42). Le fantôme communique de même par signes, il est sale (squalore confectus) et décharné (macie), les cheveux hérissés (horrenti capillo), comme un corps en décomposition. Il montre du doigt (digito innuebat) le lieu où le secret de sa libération se trouve, puis disparaît (repente dilapsa) de l’image et du reste du film (1:27:35 à 1:28:33).
14Les seules différences notables entre le film et le texte de Pline résident dans l’état d’avancement technique de l’époque (lampe à huile/chandelier et électricité), et dans la trame narrative plus élaborée du scénario. Il est donc très intéressant de montrer ce film aux élèves dans deux optiques : premièrement, cristalliser la notion de stéréotype et mettre au clair sa structure narrative afin de leur permettre dans un second temps de faire les choix appropriés dans le texte latin en version originale. Cela construit donc « un horizon d’attente », pour reprendre l’expression de H. R. Jauss7, sur lequel ils peuvent s’appuyer pour exercer leurs compétences de lecteur sur le texte latin. En deuxième lieu, il est possible de s’appuyer sur le film dans un second temps afin de motiver une réflexion critique sur le texte de Pline, sa véracité, le stéréotype qu’il met en œuvre et les variations qui le distinguent de sa version moderne.
15Dans un ordre d’idées différent, entrecroiser le visionnage du film et la lecture du texte latin permet de fournir aux apprenants la possibilité d’extrapoler, à chaque étape, la suite du texte (ou du film, selon que le travail porte sur la traduction du texte, son commentaire, ou la continuité du stéréotype de l’Antiquité à nos jours) dont on aurait arrêté la lecture à tel ou tel moment clé de son déroulement.
16Ce genre de comparaison donne ainsi aux apprenants une méthode de lecture en langue source, c’est-à-dire, avant de se plonger dans le texte, la capacité d’identifier les possibles et les attendus du stéréotype, mais aussi d’anticiper sur toute sorte de narration, ce qui les met sur la voie du lecteur expert.
17Par ailleurs, ils sont capables de discerner les contraintes inhérentes à tout récit, c’est-à-dire que pour continuer l’histoire, il est nécessaire que différents éléments soient réunis : le personnage principal doit penser différemment des autres, sinon il ne louerait pas la maison, c’est pourquoi il est nécessairement étranger ou au moins différent des autres villageois ; le fantôme, de son côté, ne peut pas parler, car s’il le faisait, la solution serait trop facile ; la maison, quant à elle, doit être suffisamment ancienne et spacieuse pour dissimuler le corps le temps qu’il se décompose, etc. Ce sont donc surtout les narrations très inscrites dans un genre particulier, c’est-à-dire fortement marquées par des contraintes identifiables, très stéréotypées, qui sont utiles et exploitables.
III. Comparer pour comprendre : modéliser le monde, actualiser sa représentation
18La démarche proposée plonge les élèves dans un domaine familier avant de leur proposer un décalage dans le temps afin qu’ils se rendent compte des écarts entre les deux époques qui nous intéressent. Cependant, elle permet également de les faire réfléchir sur l’état de civilisation enregistré dans les structures narratives antiques. Ainsi, par la comparaison, ils accèdent au texte original avec plus de facilité, mais aussi à un recul culturel par rapport à ce qui leur est proposé. Au-delà de son intérêt pour l’exercice de traduction, le texte authentique en langue originale est surtout le vecteur de l’état d’une civilisation, de son fonctionnement interne, de son organisation politique, culturelle, économique. Or les LCA ont aussi pour mission de mettre les élèves en position d’acquérir une distance critique face aux sociétés contemporaines par une comparaison avec les mondes antiques : c’est une compétence de lecture à part entière qui est d’ailleurs au cœur des nouveaux programmes de LCA en lycée, parus en 2019.
1. Émettre des hypothèses culturelles
19Il est possible d’exploiter avec les élèves un mécanisme semblable pour les faire accéder à une connaissance fine de la culture antique au sens large. Si l’on prend comme premier exemple l’histoire de loup-garou racontée par Pétrone8, il est tentant de la comparer à des personnages qui se transforment, comme les loups-garous de la série Twilight ou même Hulk, par exemple. Ce sont des variations sur le thème de la bête intérieure qui crève l’enveloppe humaine pour révéler sa fureur, sur le même schéma, par exemple, que L’Étrange cas du Dr Jeckyll et de Mr Hyde, de R. L. Stevenson.
20Après avoir fait le même exercice que précédemment et extrait les parties de la narration qui en constituent la trame, après avoir également procédé à une éventuelle élucidation du vocabulaire, les élèves sont invités à se poser plusieurs questions.
21La trame narrative évidente du début du texte est constituée de cinq éléments, ici en romain :
Erat autem miles, fortis tanquam Orcus. Apoculamus nos circa gallicinia ; luna lucebat tanquam meridie. Venimus inter monimenta : homo meus coepit ad stelas <iter> facere ; sedeo ego cantabundus et stelas numero. Deinde, ut respexi ad comitem, ille exuit se et omnia uestimenta secundum uiam posuit. Mihi anima in naso esse ! Stabam tanquam mortuus. At ille circumminxit uestimenta sua et subito lupus factus est. Nolite me iocari putare ! Vt mentiar, nullius patrimonium tanti facio. Sed, quod coeperam dicere, postquam lupus factus est, ululare coepit et in siluas fugit.
22Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur les invariants : nuit, pleine lune, etc. En revanche, une contrainte culturelle, ou plutôt économique est spécialement exploitable : le fait que le loup-garou urine autour de ses vêtements. Pourquoi donc le fait-il alors que les loups-garous modernes se contentent de déchirer les leurs, comme on le voit sur le photogramme suivant (figure 1), issu de Twilight ?
23La réponse demande aux élèves de faire l’effort de transposer la narration et ses contraintes dans le cadre de l’Antiquité : pourquoi les uns se trouvent-ils dans un cimetière, alors que les autres sont dans une forêt ? Pourquoi l’un préserve-t-il ses vêtements alors que l’autre n’y prête aucune attention ?
24Les réponses ne vont pas de soi. Les élèves modernes considèrent comme une évidence le fait que les cimetières se trouvent dans les villes – ignorant qu’ils sont situés au bord des routes, au sortir des remparts, dans l’Antiquité – mais ils perçoivent la nécessité que la transformation en loup se fasse sans témoin, c’est-à-dire dans un lieu et à une heure où personne ne puisse les surprendre, ce qui justifie le cimetière et la forêt. Le cas des vêtements relève de la même logique : dans notre civilisation, plus personne ne prend un soin extrême à préserver ses vêtements, dans la mesure où ils ne représentent pas un investissement financier important. En revanche, dans l’Antiquité, sans mécanisation ni transport à bas coût, chaque vêtement coûte la somme exacte des éléments nécessaires à sa réalisation : matière première, temps de filage, de tissage, couleur, transport, salaire de l’artisan et du vendeur… Tout cela rend le vêtement cher et précieux. Il est alors possible de questionner cet aspect de la narration, que Pétrone mentionne trois fois dans son texte : est-ce un détail qui construit l’atmosphère étrange ? Une invite comique dans un texte fantastique ? Ou bien une façon de construire la vraisemblance du récit dans un contexte économique différent ? Dans les trois cas, le texte offre des éléments de réponse. Aux élèves de choisir ce qui leur semble le plus cohérent. Dans la dernière hypothèse, ils peuvent mettre le doigt sur l’écart existant entre leur société d’hyperconsommation et une société romaine plus frugale.
25En tant que lecteur expert, grâce à la confrontation d’extraits de films et de passages de la littérature latine mis en regard car ils partagent un même stéréotype, les élèves sont mis en capacité d'actualiser leur bibliothèque interne, formuler des hypothèses sur la civilisation latine autant que sur la leur, et ajouter un degré de lecture aux péripéties que plus tard ils verront représentées dans d’autres livres et d’autres films.
2. Comprendre la contrainte de vraisemblance psychologique
26L’exemple tiré du Satyricon a une utilité certaine mais limitée. En revanche, on peut trouver dans la comparaison entre les textes antiques et le cinéma une matière plus dense, qui touche à la vraisemblance psychologique dans la construction des personnages. En effet, comme nous l’avons vu dans le cas de la maison hantée, les réactions humaines varient peu d’une époque à l’autre : les mêmes causes produisent les mêmes réactions (peur, angoisse, exaltation, etc.). Leur représentation dramatique doit donc, par souci de vraisemblance, s’inspirer de cet état de fait. Ainsi, comparer une même situation mise en scène aujourd’hui et il y a deux mille ans permet d’illustrer cette vérité par l’exemple. Les élèves en retirent donc un lien puissant entre leur expérience de la vie et l’expérience qui leur est proposée par la littérature antique. Ainsi, le texte suivant, tiré des Vies des grands capitaines de Cornelius Nepos et relatant la mort d’Hannibal9, vaut pour son côté dramatique, voire géopolitique, mais il met aussi en place une situation de siège très intéressante à étudier d’un point de vue stratégique et psychologique :
Hannibal enim uno loco se tenebat, in castello, quod ei a rege datum erat muneri, idque sic aedificarat, ut in omnibus partibus aedificii exitus haberet, scilicet uerens, ne usu ueniret, quod accidit. Huc cum legati Romanorum uenissent ac multitudine domum eius circumdedissent, puer ab ianua prospiciens Hannibali dixit plures praeter consuetudinem armatos apparere. Qui imperauit ei, ut omnes fores aedificii circumiret ac propere sibi nuntiaret, num eodem modo undique obsideretur. Puer cum celeriter, quid esset, renuntiasset omnisque exitus occupatos ostendisset, sensit id non fortuito factum, sed se peti neque sibi diutius uitam esse retinendam. Quam ne alieno arbitrio dimitteret, memor pristinarum uirtutum uenenum, quod semper secum habere consuerat, sumpsit.
27En quelques mots, Hannibal, prévenu par un esclave de la présence inhabituelle d’hommes armés, procède à des vérifications instinctives avant de prendre son ultime décision. Cette réaction relève autant de la dramatisation, de la construction du suspense, que de la vraisemblance, de la cohérence psychologique, qu’il est possible de vérifier par la comparaison avec un film comme Assaut sur le central 13, de J.-F. Richet, sorti en 2005. Dans ce film français tourné en anglais, les personnages sont enfermés dans un commissariat attaqué par un commando venu chercher un des leurs. Mutatis mutandis, la situation est la même que celle d’Hannibal, à ceci près que le personnage visé n’est pas maître des décisions qui s’imposent.
28Entre le texte et le film, le parallélisme est frappant. Voici les étapes de la narration telles qu’on peut les reconstituer dans le texte de Cornelius Nepos, avec les parties du texte latin correspondantes (tableau 2) :
Tableau 2 : Étapes de la narration du texte de Cornelius Nepos
Étapes de la narration | Correspondances dans le texte latin |
01 - Les personnages sont retranchés dans un lieu exposé, qui a plusieurs issues. | in castello, aedificarat, ut in omnibus partibus aedificii exitus haberet |
02 - Les ennemis étrangers entourent le lieu de résidence des personnages. | cum legati Romanorum uenissent ac multitudine domum eius circumdedissent |
03 - Quelqu’un fait le guet à l’une des issues. | puer ab ianua prospiciens |
04 - Il avertit que des hommes en armes sont visibles. | Plures praeter consuetudinem armatos apparere |
05 - Quelqu’un est chargé de faire le bilan de la situation et de faire son rapport. | omnes fores aedificii circumiret ac propere sibi nuntiaret |
06 - Le rapport rapide montre que l’endroit est assiégé de partout. | Vndique obsideretur |
07 - On comprend le but du siège. | Sensit se peti |
08 - On décide seul de l’action à tenir, sans céder à la pression. | Ne alieno arbitrio […] uenenum sumpsit |
29Voici à présent les étapes de la narration dans le film de J.-F. Richet (figure 2) :
Figure 2 : photogrammes issus du film de J.-F. Richet Assaut sur le central 13, 2005
1- Les personnages sont assiégés. 2 - Un personnage fait le guet à la fenêtre. | 3 - Des hommes en armes se préparent, il y en a plus que d’habitude. |
4 - Le chef ordonne de faire le point sur les issues et les télécommunications (métaphore de la sortie). | 5 - Une pierre désigne ce que veulent les assiégeants. |
6- Ils sont assiégés de partout. | 7- Décision, en pleine conscience, de la conduite à tenir : résister ou livrer le prisonnier. |
30Ce parallèle sert la compréhension des mécanismes de défense, mais aussi les rouages d’une dramatisation de la part de l’historien latin et du réalisateur français. Dans les deux cas, les personnes assiégées ont les mêmes réflexes : prendre les renseignements utiles, par l’intermédiaire d’un subordonné (puer, policier), dénombrer les assaillants, recenser les possibilités de s’enfuir ou d’appeler du secours, puis se rendre à l’évidence qu’ils ne sont pas là par hasard, mais cherchent quelqu’un en particulier. Les conclusions coulent dès lors de source, il ne reste que trois options : se rendre, se défendre, se suicider.
31Seule la dernière étape diverge dans les sources comparées, pour plusieurs raisons : bien qu’ils soient isolés et encerclés, les assiégés d’Assaut sur le central 13 ont les moyens de répondre (armes, munitions, hommes, entraînement) ; par ailleurs, ils ont une monnaie d’échange (leur prisonnier), ce dont ne dispose pas Hannibal, qui sait qu’il est visé personnellement (se peti).
32Comparer la structure narrative des deux œuvres, au-delà de l’aide que procure le cinéma pour la prise de conscience du stéréotype, permet donc de s’interroger sur la cohérence psychologique nécessaire à une narration crédible. Autant l’action est similaire, autant le contexte de prise de décision diffère. Quand les policiers et Hannibal font des choix sur le mode de l’indépendance d’esprit (ne alieno arbitrio…), ils prennent des décisions opposées : la logique de la narration contraint les premiers à se défendre, sous peine de voir le long-métrage perdre quelques bobines : ils ne peuvent donc ni se rendre, ni se suicider. En revanche, l’acmé de l’anecdote racontée par Cornelius Nepos réside dans sa fin. L’auteur suit donc une dramatisation plus simple : Hannibal, fidèle à ses valeurs (memor pristinarum uirtutum), ne peut que s’ôter la vie au moyen du poison qu’il porte toujours sur lui à cet effet. La cohérence narrative et psychologique est donc respectée dans les deux cas, une cohérence contrainte par le genre de texte (fiction/biographie historique) et les mentalités d’époques différentes. Il n’en reste pas moins vrai que les invariants narratifs témoignent de deux manières de mettre en scène des réflexes compréhensibles et vraisemblables. Si le film de J.-F. Richet convient à cette démonstration, Piège de Cristal de J. McTiernan, sorti en 1988, présente les mêmes caractéristiques, quoique sur un mode plus complexe. Ainsi, la comparaison entre texte latin et extraits cinématographiques amène les apprenants à s’interroger sur la cohérence des personnages avec la situation qu’ils affrontent, donc à anticiper sur leurs réactions. Ils ont par conséquent un accès direct à la trame du texte, préalable essentiel à l’accès au sens.
IV. Comprendre les fonctions de la narration : anticiper et expliquer un stéréotype
33Faire remarquer la persistance des structures narratives et les expliquer par la persistance des contraintes que sont la psychologie humaine ou la nécessité de mener l’histoire à son terme est une démarche motivante, centrée sur les compétences culturelles de l’apprenant, mais cela n’explique pas pourquoi ces structures se répètent si souvent. C’est un autre objectif que la comparaison entre la littérature latine et une partie du cinéma de genre peut explorer afin d’amener les élèves à maîtriser les compétences du lecteur expert, donc à accéder à la lettre et au sens d’un texte original.
34Ce phénomène a été particulièrement étudié par G. Dumézil dans Mythe et épopée10, qui a établi une liste de plusieurs structures narratives, souvent mythologiques, que l’on retrouverait partout dans l’aire indo-européenne. Cette perspective comparatiste, à compléter par des travaux plus récents comme ceux de J. Scheid par exemple11, propose des analyses précises des premiers héros de Rome, qui sont utiles pour conforter chez les élèves leur compétence de lecteur, et spécialement leur capacité à identifier à la fois les points communs et les écarts dans deux structures. Cette compétence très utile débouche nécessairement sur un questionnement plus général à propos de la fonction de la littérature qui consiste à produire des mythes, c’est-à-dire des canevas narratifs qui traversent les âges. Le texte qui sert d’appui pour cet exemple est le récit que fait Tite-Live12 de l’exploit d’Horatius Coclès. En voici un condensé :
Qui positus forte in statione pontis, cum captum repentino impetu Ianiculum atque inde citatos decurrere hostes uidisset trepidamque turbam suorum arma ordinesque relinquere, reprehensans singulos, obsistens obtestansque deum et hominum fidem testabatur nequiquam deserto praesidio eos fugere ; si transitum pontem a tergo reliquissent, iam plus hostium in Palatio Capitolioque quam in Ianiculo fore. […] se impetum hostium, quantum corpore uno posset obsisti, excepturum. Vadit inde in primum aditum pontis, insignisque inter conspecta cedentium pugnae terga obuersis comminus ad ineundum proelium armis ipso miraculo audaciae obstupefecit hostis. Duos tamen cum eo pudor tenuit, Sp. Larcium ac T. Herminium, ambos claros genere factisque. Cum his primam periculi procellam et quod tumultuosissimum pugnae erat parumper sustinuit ; deinde eos quoque ipsos exigua parte pontis relicta [...] cedere in tutum coegit. Circumferens inde truces minaciter oculos ad proceres Etruscorum nunc singulos prouocare, nunc increpare omnes […]. Pudor deinde commouit aciem, et clamore sublato undique in unum hostem tela coniciunt. Quae cum in obiecto cuncta scuto haesissent, neque ille minus obstinatus ingenti pontem obtineret gradu, iam impetu conabantur detrudere uirum, cum simul fragor rupti pontis, simul clamor Romanorum alacritate perfecti operi sublatus, pauore subito impetum sustinuit. […] Ita sicut erat armatus in Tiberim desiluit multisque super incidentibus telis incolumis ad suos tranauit […]. Grata erga tantam uirtutem ciuitas fuit : statua in comitio posita ; agri quantum uno die circumarauit datum.
35Dans cette geste, le personnage principal fait face, seul, aux ennemis venus envahir Rome. Il se trouve donc dans une situation où les contraintes sont nombreuses. On doit pouvoir détruire le pont ; maîtrisant l’assaut, le héros pense d’abord à ses compatriotes avant de penser à se sauver ; il échappe aux ennemis et à leurs traits ; il réussit à les rejoindre ; il reçoit une récompense pour prix de son héroïsme. Dans le texte latin, la structure est donc la suivante (tableau 3) :
Tableau 3 : structure du texte de Tite-Live
Actions de la narration | Correspondances dans le texte latin |
01 - L’ennemi est en face, il court vers le héros. | cum captum repentino impetu Ianiculum atque inde citatos decurrere hostes uidisset |
02 - Les alliés prennent peur, ils paniquent. | trepidamque turbam suorum |
03 - Entre l’ennemi et les alliés, il y a un pont. | Pons sublicius |
04 - Le héros se place en avant de l’ennemi, pour garder le pont, seul. | se impetum hostium, quantum corpore uno posset obsisti, excepturum. Vadit inde in primum aditum pontis |
05 - Il faut faire mettre les autres à l’abri | ipsos cedere in tutum coegit |
06 - En les faisant passer par une partie étroite. | exigua parte pontis relicta |
07 - Il faut défendre le pont face à l’ennemi, | undique in unum hostem tela coniciunt. Quae cum in obiecto cuncta scuto haesissent |
08 - Le stopper par des regards menaçants et la parole. | ipso miraculo audaciae obstupefecit hostis Circumferens inde truces minaciter oculos ad proceres Etruscorum nunc singulos prouocare, nunc increpare |
09 - Il faut briser le pont et s’en sortir. | fragor rupti pontis |
10 - Le héros saute du pont. | sicut erat armatus in Tiberim desiluit |
11 - Le héros revient indemne vers les siens. | incolumis ad suos tranauit |
12 - Le personnage accède à un degré supérieur. | statua in comitio posita |
36Si l’on applique la démarche déjà décrite, cette structure appelle une référence populaire très évidente, la trilogie du Seigneur des Anneaux, de Peter Jackson, sortie entre 2001 et 2003. Dans cette adaptation de l’œuvre de J. R. R. Tolkien, le personnage de Gandalf échappe à l’assaut de Balrog en faisant passer ses compagnons de la Confrérie de l’Anneau par un pont étroit avant de le briser volontairement. Si l’on met en regard cette narration filmique et le texte latin, la similitude est frappante. On peut la schématiser ainsi (figure 3) :
Figure 3 : photogrammes de la trilogie du Seigneur des Anneaux, Peter Jackson, 2001-2003
01 - L’ennemi est en face – c’est une espèce de dragon enflammé, un Balrog. Cum inde citatos decurrere hostes uidisset. | 02 - Il faut franchir un pont pour se mettre à l’abri. Pons Sublicius |
03 - Le héros fait passer ses alliés de l’autre côté… ipsos cedere in tutum coegit | … ses compagnons apeurés… trepidamque turbam |
… par un passage étroit… exigua parte pontis relicta | 04 - Il défend seul le pont et son audace stoppe le monstre un instant avant qu’il ne se reprenne. se impetum hostium, quantum corpore uno posset obsisti, excepturum. Vadit inde in primum aditum pontis ; ipso miraculo audaciae obstupefecit hostis. |
05 - Il essuie les attaques de la bête sans être blessé. Vndique in unum hostem tela coniciunt. Quae in obiecto cuncta scuto haesissent. | 06 - Il provoque l’ennemi du regard et de la parole. Circumferens inde truces minaciter oculos ad proceres Etruscorum, nunc singulos prouocare, nunc increpare. |
07 - Il brise le pont, « Vous ne passerez pas ! » Fragor rupti pontis. | 08 - Il essaie de se rendre de l’autre côté, mais tombe dans l’abîme. Sicut erat armatus in Tiberim desiluit. |
37Au-delà du fait qu’identifier la structure narrative des deux récits aide à lire, puis éventuellement, à traduire le texte latin, voire à identifier les contraintes dont l’action est la conséquence, la confrontation des deux récits ouvre une perspective d’étude de la pérennité d’un mythe et de son utilisation. La première version sert, dans le monde romain, à héroïser les débuts de Rome en fournissant des exempla remarquables. Ce faisant, en dehors de tout cadre proprement mythologique, l’histoire romaine des débuts de la République sert de substitut mythologique. En l’absence de réelle mythologie romaine où des dieux anthropomorphes se conduisent comme des hommes, l’histoire romaine fait donc office de vulgate religieuse : ce sont ces héros qui représentent le modèle du monde aux yeux des Romains.
38Enfin, la question de la persistance formelle de ces mythes amène à d’autres interrogations qu’il est possible de traiter en cours de LCA, bien qu’elles soient plus lointaines : si nous ne croyons pas à Gandalf, les Anciens ont-ils cru à leurs mythes ? Si leur histoire repose sur des mythes et des héros, avons-nous la même tendance à faire reposer la nôtre sur des schémas identiques ? Quels sont les liens entre Tolkien ou le scénariste du Seigneur des Anneaux et la narration romaine ? Cette structure, comme les autres, est-elle inscrite si profondément dans notre imaginaire qu’elle peut ressurgir deux mille ans plus tard, quasiment inchangée ? Car elle reste fidèle au récit des origines : si Horatius Coclès est récompensé par une statue sur le forum, des terres et le statut de héros, Gandalf l’est lui aussi, mais sur un mode moins prosaïque. Dans l’épisode suivant de la trilogie, il revient en effet, transfiguré, héroïsé, comme en témoignent ces photogrammes (figure 4) :
10 - Le héros revient indemne et transformé, ayant accédé à un statut supérieur. | |
Incolumis ad suos tranauit | Statua in comitio posita |
39L’apparence du personnage a changé, sa relation aux autres aussi. Il est littéralement devenu une statue devant laquelle on se prosterne, le symbole immaculé du courage et de la vertu. Ce traitement de valeurs guerrières a-t-il encore cours dans notre civilisation ? C’est une question que le texte et l’image permettent d’aborder, tout comme la notion du sacrifice de soi.
V. Petit bilan de l’expérimentation
40Les propositions faites ci-dessus ont toutes été testées dans le cadre de cours de LCA en lycée, principalement en Première. Les résultats ont été très positifs dans trois domaines : la motivation, la perception des écarts entre l’Antiquité et le monde contemporain et la capacité à conduire une tâche de compréhension/traduction autonome du texte latin.
41Tout d’abord, l’utilisation de la culture populaire a fortement valorisé les élèves, car ils ont pu facilement répondre aux attendus du cours, c’est-à-dire mobiliser les stéréotypes utilisés. Leur facilité à convoquer les exemples, à établir les structures narratives stéréotypées et même à les préciser en y apportant des variations, a facilité l’interaction à l’intérieur du groupe classe, au point qu’ils ont pris en charge le cours. En effet, une fois les stéréotypes établis par leurs soins et étayés par le visionnage de Crimson Peak, par exemple, dans le cas de l’histoire de fantômes, ils les ont très facilement appliqués aux textes, au point de sélectionner spontanément dans les récits les éléments clés de la structure narrative. Leur capacité à envisager des variantes a cependant été freinée par le manque de vocabulaire et la figure déconcertante du philosophe, car ils n’arrivaient pas à se représenter les raisons de ses réactions. Ces interrogations ont servi à construire une réflexion sur la figure du philosophe antique. Dans le cas de la confrontation entre l’histoire d’Horatius Coclès et Le Seigneur des Anneaux, deuxième travail élaboré dans la continuité de celui sur Pline, l’accès au texte s’est fait très facilement, car ils connaissaient déjà la marche à suivre, c’est-à-dire qu’ils pouvaient mobiliser sciemment la compétence de lecteur qui consiste à repérer, identifier et réinvestir le stéréotype narratif. Cela a permis de construire une traduction de l’armature narrative du texte latin, puis de construire le commentaire sur les questions restées en suspens : peut-on croire à ce genre de texte présenté comme historique ? Quelle était l’attitude des Anciens vis-à-vis de ces mythes ? Comment expliquer la persistance de ces structures narratives ?
42Le réinvestissement de ces compétences a ensuite été évalué sous forme de travail en groupes avec comme support la description que fait Cicéron de l’attaque de la « diligence » de Milon par Clodius dans le Pro Milone13. En autonomie, et aidé par une restitution graphique de la raeda, ils ont facilement établi le stéréotype de l’attaque de la diligence, ont repéré les contraintes matérielles (tuer le cocher, attaquer depuis les hauteurs, encercler le chariot…) puis ont traduit l’essentiel de la structure associée, laissant de côté les considérations sur les esclaves, traitées plus tard en cours. On peut donc dire que les travaux préliminaires sur les stéréotypes les ont aidés à mobiliser leurs connaissances narratives issues de la culture populaire (en l’occurrence le western ou le film de cape et d’épée), afin de les réinvestir dans la lecture de textes latins. Ce faisant, ils se concentrent sur l’essentiel de la narration et peuvent dans un second temps traiter les à-côtés explicatifs des textes.
43Dans une autre perspective linguistique, le travail sur Cornélius Nepos a donné lieu à une transformation du texte latin afin qu’il réponde à la narration de Assaut sur le central 13 : la consigne demandait de changer les mots utiles pour arriver à décrire ce que faisaient les personnages. Les élèves ont tout de suite repéré les mots-clefs et les ont remplacés par leur équivalent, soit à l’aide d’un dictionnaire français-latin soit en posant des questions au professeur. Cet exercice visait à vérifier la capacité à cibler les éléments clés de la structure stéréotypée, au-delà du travail sur le vocabulaire. Le résultat que voici est très encourageant, puisque les élèves ont été en mesure de le faire en quasi-autonomie, avec succès, invention et motivation. Les mots mis en romain sont ceux qui ont été changés pour s’adapter à la narration filmique :
Personae enim uno loco se tenebant, in praesidio, quod sic aedificatum erat, ut in omnibus partibus aedificii exitus haberent. Huc cum hostes uenissent ac multitudine domum eorum circumdedissent, senex a fenestra prospiciens duci dixit plures praeter consuetudinem armatos apparere. Qui imperauit suis, ut omnes fores aedificii circumirent ac propere sibi nuntiarent quid esset. Eodem modo undique se obsidi animaduerterunt omnesque exitus occupatos (esse), senserunt id non fortuito factum (esse), sed Bishopem captiuum peti. Ne alieno arbitrio uitam dimitterent, constituerunt sese defendere.
44Du point de vue de la compréhension des textes, les élèves ont mis en évidence d’eux-mêmes, dans un bilan, l’utilité qu’il y a à faire le point sur ses connaissances avant de se lancer dans une lecture et une traduction : ils suggèrent d’utiliser les éléments de contexte ou les mots reconnaissables du texte latin pour établir un déroulement probable de la narration (c’est-à-dire le stéréotype auquel il correspond, ou le scénario le plus psychologiquement vraisemblable), voire une arborescence des possibilités, avant de commencer l’analyse, la compréhension globale du texte latin ou sa traduction, selon les activités proposées par le professeur. Au-delà de cela, ils suggèrent aussi le recours au schéma, se fondant sur son utilité pour comprendre des textes comme celui de Cornelius Nepos, Tite-Live ou Cicéron, dans lesquels les éléments matériels comme le bâti ou la topographie sont déterminants.
45Enfin, la surprise de voir leurs attentes déconcertées par les textes latins notamment au sujet des loups-garous ou des maisons hantées, qu’ils associaient plus spontanément à la littérature post-xixe siècle, les a amenés à chercher la source de ces représentations, et à comprendre pourquoi la structure ne varie pas, pourquoi ces personnages particuliers fascinent autant depuis si longtemps, et quels sont les écarts entre les mises en scène. Leur réflexion les a conduits à distinguer les écarts matériels et économiques entre les civilisations pour justifier par exemple le fait que les attaques de raeda ou de diligences soient actuellement représentées par des fourgons blindés, avec un modus operandi similaire.
Conclusion
46Tenter de faire d’élèves de lycée ou de collège, voire d’étudiants, des lecteurs experts requiert de leur faire acquérir une série de compétences qu’il faut construire petit à petit : grammaire et lexique sont la base de l’apprentissage d’une langue ancienne, et il faut y déployer des stratégies efficaces. Mais ce n’est pas tout : le « lecteur modèle » d’U. Eco, ou lecteur expert, est aussi capable d’anticiper les situations qu’on lui propose, et de faire varier ses hypothèses suivant plusieurs paramètres : cohérence narrative, cohérence culturelle ou civilisationnelle, contraintes de crédibilité, permanence de schémas utiles. L’utilisation de la culture populaire, notamment des films, permet alors aux élèves de mobiliser leur expertise des stéréotypes narratifs, surtout issus du cinéma de genre, où ces schémas sont attendus et souhaités. Cela leur permet de se créer une représentation mentale de la narration, de ses invariants et de sa structure. Cette représentation peut ensuite être mobilisée dans un cadre préparatoire à la lecture des textes antiques : une fois la structure connue et les contraintes posées, le fil de la narration ne pose plus aucun problème, l’élève peut donc tranquillement poser ses hypothèses et les vérifier ou les infirmer au fur et à mesure de la découverte du texte latin. Ce processus présente aussi l’avantage de créer un horizon d’attente lexical, puisqu’une fois la structure identifiée, elle est aussitôt associée aux mots nécessaires pour la décrire.
47Ces éléments constituent donc bien une construction de la compétence de lecture : d’une part, objectiver les narrations auxquelles les élèves sont exposés les pousse à prendre une distance critique envers elles ; d’autre part, cela leur permet d’accéder à un va-et-vient entre deux éléments liés par l’intertexte. Enfin, ils construisent une compétence de traduction, puisqu’ils sont capables d’anticiper sur le déroulement d’une structure narrative, c’est-à-dire de prévoir ce qui logiquement doit être dit dans un texte. Ainsi, ils se trouvent mieux armés face aux histoires qu’on leur raconte, et peut-être plus exigeants aussi.
48Culturellement, ils sont capables de mesurer comment le cadre économique, les mentalités ou les techniques pèsent sur l’homme et son imaginaire, c’est-à-dire qu’ils sont capables de se faire une représentation complexe de l’Antiquité, non seulement littéraire, mais aussi civilisationnelle.
49Construire des compétences de ce type est utile en LCA, car elles renouvellent l’apprentissage du latin, qui n’est plus un objet déconnecté du monde environnant, mais un outil qui permet de l’interroger directement. Le va-et-vient critique que cela implique fait naître des réflexes méthodologiques qu’ils peuvent réinvestir dans d’autres matières, d’autres situations, comme en langue vivante, en analyse littéraire… mais surtout il valorise les connaissances qu’ils ont eux-mêmes construites et que le cadre scolaire néglige parfois car elles ne correspondent pas au canon qu’on y attend. Faire entrer la culture populaire au secours de la culture patrimoniale, c’est en fait faire comprendre que l’une n’exclut pas l’autre, qu’il n’y a pas de différence de nature entre les deux : être lecteur de Pline ou spectateur de Game of Thrones requiert exactement les mêmes compétences de lecture.
Bibliographie
Sources primaires
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Jackson Peter (réal.), Le Seigneur des anneaux : les deux tours [DVD], TF1 Vidéo, 2002, 179 min.
Mctiernan John (réal.), Piège de Cristal, [DVD], 20th Century Fox, 1988, 132 min.
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Notes de bas de page
1 U. Eco, Lector in fabula, 1979.
2 Selon l’étude INCA 3 publiée en juin 2017, 71 % des adolescents de 15 à 17 ans passent plus de trois heures par jour devant un écran, tous écrans confondus.
3 J.-L. Dufays, « Le stéréotype, un concept-clé pour lire, penser et enseigner la littérature », 2001, p. 2-3.
4 Tous les textes latins sont issus du site itinera electronica de l’Université de Louvain (http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/intro.htm).
5 J.-L. Dufays, « Le stéréotype, un concept-clé pour lire, penser et enseigner la littérature », 2001, p. 2.
6 Les références temporelles insérées entre parenthèses sont celles de l’édition DVD de Crimson Peak. Les mots latins renvoient au texte de Pline le Jeune.
7 H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, 1978.
8 Pétrone, Satyricon, LXI-LXII.
9 Cornélius Nepos, Vies des grands capitaines, 23, 12.
10 G. Dumézil, Mythe et épopée, Paris, Gallimard, 1995 [1968].
11 J. Scheid, La religion des Romains, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 1998 ; id., « L’oubli du comparatisme dans certaines approches récentes des religions antiques », dans C. Calame & B. Lincoln (éd.), Comparer en histoire des religions antiques. Controverses et propositions, Liège, Presses universitaires de Liège, 2012, p. 111-121 ; J. Scheid & J. Svenbro, « Le comparatisme, point de départ ou point d’arrivée ? », dans F. Bœspflug & F. Dunand (éd.), Le comparatisme en histoire des religions, Paris, Cerf, 1997, p. 295-312 ; id., La tortue et la lyre. Dans l’atelier du mythe antique, Paris, CNRS Éditions, 2014.
12 Tite-Live, Histoire romaine, II, 10, 3 -12.
13 Cicéron, Pro Milone, X, 27.
Auteur
Professeur agrégé de lettres classiques, Lycée de l’Elorn, Landerneau
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