Chapitre 8
Éros (2) : libido
p. 199-212
Texte intégral
1La vocation du futur pêcheur peut ainsi être déterminée par des scènes originelles, telle celle qui déclenche la libido du narrateur de la Recherche. Encore faut-il s’entendre sur le sens à attribuer à ce terme, comme le souligne Bachelard :
La psychanalyse a soulevé bien des révoltes en parlant de la libido enfantine. On comprendrait peut-être mieux l’action de cette libido si on lui redonnait sa forme confuse et générale, si on l’attachait à toutes les fonctions organiques. La libido apparaîtrait alors comme solidaire de tous les désirs, de tous les besoins1.
2Le terme de libido est en effet difficile à cerner avec précision, du fait que la théorie a évolué et que « le concept lui-même est loin d’avoir reçu une définition univoque2 ». Il est donc préférable de prendre en compte une acception suffisamment large, comme celle que propose Freud :
Libido est une expression empruntée à la théorie de l’affectivité. Nous appelons ainsi l’énergie, considérée comme une grandeur quantitative – quoiqu’elle ne soit pas actuellement mesurable – de ces pulsions qui ont à faire avec tout ce que l’on peut comprendre sous le nom d’amour3.
3Il s’agit donc d’envisager le rôle essentiel que jouent, dans l’activité du pêcheur, cet « amour », cet « Éros » au sens large, ainsi que les « pulsions sexuelles » qui le provoquent et la « libido » qui en est l’énergie4.
Rivières-femmes, sirènes et amour de la pêche
4« En contemplant les ondes, écrit Bénigno Cacérès, j’ai toujours aimé une femme rêvée5. » La métaphore courante qui consiste à faire de l’eau, particulièrement de la rivière à l’onde mouvante et caressante, une image de la féminité, trouve naturellement son prolongement dans l’une des activités qui rapproche le plus de cet élément, la pêche. Mais de même qu’il n’est pas toujours facile de savoir si la rivière-femme reçoit le germe de la fécondation ou si c’est elle qui est à l’origine de la procréation, mutant alors en une sorte d’être hermaphrodite, comme nous l’avons vu dans un exemple précédent6, l’imagination des écrivains pêcheurs qui opèrent aussi une féminisation de leur passion peut prendre différents supports : rivière, poissons ou pêche elle-même.
5Dans Le Vieil Homme et la Mer d’Ernest Hemingway, c’est la mer, source de vie, qui est féminisée par le vieux Santiago : « Il pensait toujours à la mer comme à la mar, ce qui est la façon dont on l’appelle en espagnol quand on l’aime7. » L’assimilation de la rivière à la femme reste cependant l’une des métaphores les plus communes de la littérature halieutique. Lorsque Vincent Lalu compare le « pêcheur d’instinct » à un Indien, il décrit un Indien amoureux de la rivière-femme :
Un Indien qui saura donner beaucoup de temps, de patience, d’attention humble à la rivière pour qu’elle lui livre ses poissons. Qui saura être un aspirant ému, éperdu de passion silencieuse, prêt pour l’aventure de la grande fusion. Que la rivière est une femme, qu’il faut la conquérir, elle et tout ce qui l’entoure et qu’une fois conquise et une fois seulement, elle vous donnera son cœur où nagent les poissons que vous convoitez8.
6Chaque pêcheur aurait alors sa rivière favorite, son amour de jeunesse auprès duquel il revient toujours :
Car il ne s’appelle pas Simone, mon amour […], il s’appelle la Besbre. Ma rivière.
Tout pêcheur a sa rivière, sa maîtresse que, semblable en cela à tous les amants, il partage avec une foule d’étrangers. Il la trompe parfois, souvent, pour d’autres mais revient à elle, car il sait tout de son corps, de ses méandres, de ses caprices de niveau et autre grain de beauté, taches de rousseur. Il est chez lui près d’elle et la chérit, et la maudit, car l’eau est femme9.
7Les propos de Fallet font écho à cette sentence de Lalu : « La Loue est une maîtresse qu’il est dur de quitter10 ». Voilà qui pourrait expliquer pourquoi la littérature nous raconte parfois des histoires de pêcheurs capables de tuer (ou du moins en ayant fortement l’envie) lorsqu’un rival a pris leur place, comme dans Le Trou de Maupassant, nouvelle dont le titre n’est pas sans évoquer ce dont il était question plus haut à propos de la peinture de Courbet.
8C’est aussi souvent la pêche elle-même qui est comparée à une femme, parfois à une amante tyrannique :
C’est exigeant comme une femme, la pêche : si tu ne te consacres pas à elle, elle te trahit.
[…] Mais pourquoi se justifier ? Il aimait la pêche comme on aime une femme. Il tremblait de joie à chaque nouveau rendez-vous. Il mettait toute sa science et toute son intelligence en jeu pour conquérir le poisson11.
9On a vu, par ailleurs, que l’anthropomorphisme caractérise la plupart des histoires de Vincent Lalu recueillies dans La Femme truite. Comme dans le récit-titre, c’est en général à une femme que le poisson est assimilé, même lorsqu’il est du genre masculin : « Le saumon est une femme. Il en a la grâce, l’endurance et la détermination12 », écrit l’auteur dans Monica. Le poisson est objet de désir, et comme tel il incarne le fantasme du pêcheur : le mythe nordique des sirènes, ondines ou autres nixes, celui de la femme-poisson en général, n’est-il pas né tout simplement du rêve de prendre une femme dans ses filets ? Songeons également au poème de l’Irlandais Yeats, « The Song of Wandering Aengus », dans lequel le personnage pêche à la ligne une « petite truite argentée », qui se transforme en une « jeune femme miroitante13 ». Le lien entre sirène et pêcheur est en tout cas fréquent, et dans un article intitulé « Cette beauté qui tue. Le beau et le mythe des sirènes », François Rétif signale que Goethe,
[…] dès 1779, […] n’hésite pas à faire surgir de l’eau « une femme humide » […] qui […] attire le pêcheur vers le fond de la rosée éternelle en lui montrant la beauté du monde14.
10On peut se dire alors que si le triton – merman en anglais, l’équivalent masculin de la sirène – n’a pas la même popularité, c’est tout simplement parce que les mythes ont été perpétués par les hommes, et que les pêcheurs sont plus nombreux que les pêcheuses. Car il semble bien que ces dernières aient la même tendance à érotiser leur proie, comme l’avoue Joan Salvato Wulff :
Un psychologue n’aurait pas de difficulté à me dire pourquoi je nomme toujours le poisson « il » […] De l’eau il émergea en entier, dans la totalité de ces douze livres, brillant et beau. Et je retombai amoureuse15.
11Peu importe en définitive que ce soit la rivière, le poisson ou la pêche qui incarnent le fantasme du pêcheur ou de la pêcheuse. Dans tous les cas, c’est l’érotisation de la situation qui ressort, et l’acte de pêcher est ressenti et présenté comme une preuve d’amour. Un poème attribué à un certain Dr Donne, inséré par Isaac Walton dans son traité du Parfait pêcheur à la ligne, se présente comme une invitation adressée à la femme aimée à partager les plaisirs de la pêche et de l’amour, et c’est le pêcheur, moins sage que les poissons qui ne se laissent pas prendre à ses appâts, qui est attrapé par les appas de la femme16 (rappelons qu’étymologiquement les deux mots ne font qu’un en français, et que le terme était orthographié « appast » au xvie siècle). Et René Fallet de résumer cela par un de ces jeux de mots dont il a le secret : « N’oublions pas l’amour. En matière de pêche, l’amour est plus fort que l’amorce17. »
Séduction18 chez Proust et pêche au féminin
12Mais revenons à Proust, et à la vision de fécondité induite par la métaphore de ce corps féminin plongé dans l’eau, dont il était question au chapitre précédent. Le réseau complexe d’images que développe l’épisode des « carafes de la Vivonne », considéré dans son ensemble, se retrouve à plusieurs reprises dans Du côté de chez Swann, où fraîcheur de l’eau et féminité, tout d’abord, sont plusieurs fois associées. La source de cette assimilation réside en partie dans les lectures de l’enfant, qui se plonge pendant deux étés dans un livre propice à la rêverie :
Et comme le rêve d’une femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes19.
13Il reste alors à se pencher sur le thème de la pêche à la ligne dans la Recherche, dont il faut reconnaître tout d’abord qu’il n’occupe pas, dans la fréquence de ses occurrences du moins, une place considérable. Il est toutefois vraisemblable que le futur écrivain, au cours de ses séjours à Illiers, se soit régulièrement adonné à ce loisir : « Promenade, pêche, bateau, lecture, telles semblent avoir été les principales distractions du petit garçon et de l’adolescent20 […] », écrit Jean-Yves Tadié, et l’on peut voir dans un passage de Jean Santeuil le personnage éponyme passer l’après-midi à la pêche auprès de sa mère et de sa grand-mère21. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, ce thème fait une brève apparition à travers l’épisode de « la belle pêcheuse » :
Comme je quittais l’église, je vis devant le vieux pont des filles du village qui, sans doute parce que c’était un dimanche, se tenaient attifées, interpellant les garçons qui passaient. Moins bien vêtue que les autres, mais semblant les dominer par quelque ascendant – car elle répondait à peine à ce qu’elles lui disaient – l’air plus grave et plus volontaire, il y en avait une grande qui assise à demi sur le rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit pot plein de poissons qu’elle venait probablement de pêcher. Elle avait un teint bruni, des yeux doux, mais un regard dédaigneux de ce qui l’entourait, un petit nez d’une forme fine et charmante. Mes regards se posaient sur sa peau et mes lèvres à la rigueur pouvaient croire qu’elles avaient suivi mes regards. Mais ce n’est pas seulement son corps que j’aurais voulu atteindre, c’était aussi la personne qui vivait en lui et avec laquelle il n’est qu’une sorte d’attouchement, qui est d’attirer son attention, qu’une sorte de pénétration, y éveiller une idée22.
14Ce qui suit est une entreprise de séduction, le but du narrateur étant non de posséder la jeune fille, mais de créer suffisamment d’impression dans son esprit pour qu’elle se souvienne de lui :
Mais de même qu’il ne m’eût pas suffi que mes lèvres prissent du plaisir sur les siennes mais leur en donnassent, de même j’aurais voulu que l’idée de moi qui entrerait en cet être, qui s’y accrocherait, n’amenât pas à moi seulement son attention, mais son admiration, son désir, et le forçât à garder mon souvenir jusqu’au jour où je pourrais le retrouver.
Il parvient aisément à ses fins en lui faisant miroiter une pièce de cinq francs et en jouant de la notoriété de ses relations :
Je sentis que la pêcheuse se souviendrait de moi et se dissiper, avec mon effroi de ne pouvoir la retrouver, une partie de mon désir de la retrouver. Il me semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres invisibles et que je lui avais plu. Et cette prise de force de son esprit, cette possession immatérielle, lui avait ôté de son mystère autant que fait la possession physique.
15De pêcheuse qu’elle était, la jeune fille est devenue proie, poisson que l’on veut prendre et qui perd de son mystère après la capture : le désir de la revoir est déjà moindre, et la belle pêcheuse sera aussitôt oubliée. Avec cette entreprise de séduction qui prend appui sur une métaphore halieutique, et où l’on voit le protagoniste jouer de sa supériorité sociale pour entrer « de force » dans les pensées de la jeune fille du peuple et la quitter aussitôt le but atteint – la conquête de « l’esprit » étant plus importante que la possession physique –, on pense au personnage de Don Juan, et à la façon dont Charlotte et Mathurine, dans la pièce de Molière23, tombent sous le charme de l’habit doré du séducteur et de ses belles paroles ; on sait comment se termine également cet autre mythe…
16C’est dans « Combray », première partie de Du côté de chez Swann, que l’on trouve le plus d’allusions à la pêche, mais on ne voit jamais le jeune personnage en action. Il est alors légitime de se demander quel est l’intérêt de la phrase qui constitue la charnière entre les deux parties du paragraphe qui nous a d’abord intéressés, celui des carafes et des têtards de la Vivonne : « Je me promettais de venir là plus tard avec des lignes ». Cette phrase est d’autant plus intrigante qu’elle ne figure ni dans les manuscrits du texte, ni dans les deux versions dactylographiées, ni même dans les « Placards corrigés24 » de Du côté de chez Swann. Il faut attendre les « Placards corrigés de Du côté de chez Swann ayant servi à l’impression », pour voir enfin apparaître cette précision ajoutée en marge à la main25, qui sera ensuite intégrée dans les différents jeux d’épreuves revues par l’auteur26. Il s’agit donc d’une promesse de dernière minute, et l’on peut se demander pourquoi Proust a tenu à ce qu’elle figure dans le texte, dans la mesure où elle ne débouchera sur aucune scène.
17La seule explication possible est à chercher dans les autres passages où apparaît ce thème de la pêche à la ligne. Une première image nous est donnée par ce pêcheur immuable et anonyme rencontré au début de la promenade27 : personnage mystérieux pour l’enfant qui ne peut l’identifier, l’homme au chapeau de paille, enraciné comme un prunier28, joue le rôle de figure emblématique, sorte de gardien tutélaire de ce monde magique des bords de la Vivonne où pénètre la famille29. À partir de là, toutes les autres allusions à la pêche relèvent d’un même domaine imaginaire : elles sont, sans exception, liées à la séduction et au désir, et ce sont toujours des femmes qui pêchent chez Proust. C’est d’abord Gilberte, qui fait une brève apparition dans les pensées du protagoniste :
La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on aurait voulu se soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont des insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de quelque Maelstrom imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue du flotteur de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur les étendues silencieuses du ciel reflété ; presque vertical, il paraissait prêt à plonger et déjà je me demandais si, sans tenir compte du désir et de la crainte que j’avais de la connaître, je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson mordait30 […].
18Le « trouble » dans lequel se trouve « jeté » le jeune Marcel, le « désir » mêlé de « crainte », le « flotteur » « presque vertical » et « prêt à plonger » : nul doute, « le poisson mordait » ! Ou peut-être vaudrait-il mieux parler de « cristallisation », terme dont on a vu qu’il était invariablement présent dans tous les manuscrits des « carafes de la Vivonne » ?
19C’est ensuite Mme de Guermantes qui incarne le désir, et là encore la séduction est liée à la pêche. On sait que la Vivonne est ce qui caractérise le mieux le côté de Guermantes, son emblème, comme le précise le père du narrateur : « […] mon père parlait toujours […] du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière31 […] ». La duchesse de Guermantes, que l’enfant n’a pas encore rencontrée, se trouve alors indissociablement liée à ce paysage, et fait son apparition dans une scène imaginaire récurrente. Le jeune Marcel rêve de « pêcher la truite » avec elle :
Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de cours d’eau bouillonnants, que Guermantes, changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia, quand j’eus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives qu’il y avait dans le parc du château. Je rêvais que Mme de Guermantes m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice ; tout le jour elle y pêchait la truite avec moi32.
20Pêche à la ligne et rêve amoureux sont bien liés, comme nous l’indique l’emploi des mots « éprise » et « caprice ». Plus loin, il est question de la joie intense que suscite une telle rêverie :
Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de pêcher la truite ; de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la vie que de se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi33.
Le narrateur fait alors le bilan de ce que pourrait être un bonheur parfait :
Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule34 […].
Et l’on retrouvera, beaucoup plus tard, cette même construction imaginaire du bonheur :
Un donjon sans épaisseur qui n’était qu’une bande de lumière orangée et du haut duquel le seigneur et sa dame décidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait place – tout au bout de ce « côté de Guermantes » où, par tant de beaux après-midi, je suivais avec mes parents le cours de la Vivonne – à cette terre torrentueuse où la duchesse m’apprenait à pêcher la truite et à connaître le nom des fleurs aux grappes violettes et rougeâtres qui décoraient les murs bas des enclos environnants35.
21À un personnage noble, Mme de Guermantes, se trouve associé un poisson noble, la truite. La duchesse, au moment des promenades sur les bords de la Vivonne, n’a qu’une existence fictive dans l’esprit de l’enfant, de même certainement que les truites qu’elle pêche en experte dans son imagination : le Loir, qui sert de modèle à la Vivonne dans « Combray », est une rivière classée en seconde catégorie ; il ne s’y trouve pas de truites autochtones, mais seulement des espèces apportées par l’empoissonnement. C’est l’un des rôles de l’association de pêche d’Illiers, qui fut créée en 1959, que de tenter de peupler la rivière en salmonidés36. Il est donc improbable qu’il y ait eu des truites du temps où Proust était enfant : cette scène récurrente de la duchesse pêchant la truite relève entièrement du fantasme de l’enfant et de son désir de séduction.
Pulsions sexuelles
22Pêche et séduction, pêche et érotisme : il n’est pas étonnant que les écrivains assimilent parfois l’acte de pêcher à un acte sexuel, et le plaisir de la pêche à un orgasme. Si de nombreux auteurs, comme nous l’avons vu tout au début, considèrent que le pêcheur est par excellence un être asexué que les choses de l’amour laissent complètement indifférent, ils ne se privent pas pour autant du potentiel métaphorique que recèle l’acte lui-même, quitte à le considérer comme une compensation à l’absence de virilité. Nous l’avons vu avec Zola, qui fait commettre un acte manqué à Hélène, à la fin d’Une page d’amour, lorsqu’elle part en oubliant les cannes de son mari37. Ce double sens est aussi présent dans les récits de Maupassant : à la fin de la partie de pêche qui ouvre le roman Pierre et Jean, l’auteur précise à propos de Roland que « ses lignes ne tressaillaient plus », et la suite nous apprendra, en effet, que le père ne doit plus « tressaillir » depuis longtemps38.
23Mais, pour bien des écrivains pêcheurs, la montée d’adrénaline qui procure tant de plaisir a une source facilement identifiable. Howell Raines tente une explication physiologique non dénuée d’humour lorsqu’il analyse la « source de la pulsion39 » :
Une autre façon de réfléchir à cette sensation est d’imaginer que les cellules dispersées dans la moelle osseuse, et particulièrement dans la zone du coude, ont un orgasme subtil mais prolongé et nous envoient de petits murmures neuraux à propos de ce qui leur arrive40.
24Quoi qu’il en soit, l’assimilation de la pêche à un acte sexuel – et de la prise du poisson à un orgasme – n’est pas rare chez les écrivains pêcheurs. Maurice Genevoix file la métaphore à plusieurs reprises, dans La Boîte à pêche, lorsqu’il parle de Najard, son « sylphe guenilleux » :
Du courant à la main de Najard, le fil de la ligne ondulera, soudain se raidissant tressaillira de spasmes violents41
ou lorsqu’il évoque ce que ressent Bailleul, et qui doit être le vécu de tout pêcheur, comme le montrent l’emploi du pronom « vous » et le présent de vérité générale :
Dans le poignet un frôlement passe, une sorte de chatouillement furtif. Le chatouillement reprend, insiste ; et tout à coup, du fond de la mouille lointaine à la main qui sert le bambou, un spasme monte, une poussée vivante, à la fois nerveuse et molle. C’est tellement net, immédiat, que cela vous trouble étrangement. On croirait que le barbillon vient prendre le grillon au creux de votre paume, et qu’il appuie sur elle le bourrelet charnu de ses lèvres42.
25La pêche à la main (pratique non autorisée) augmente encore la sensation érotique :
On coule sa main le long du ventre frais, on le sent palpiter en même temps qu’on sent battre son cœur. Et c’est une volupté, à demi trouble, presque sexuelle, jusqu’à ce brusque paroxysme : la main qui durement se referme, étreint et froisse cette chair élastique, arrache la bête ruisselante et l’élève dans la lumière43.
26Pour Étienne Lalou, ce sont tous les moments de la capture qui évoquent un acte d’amour :
Il éprouvait un plaisir d’ordre sexuel à voir le bouchon s’animer, à rencontrer le « oui » de la vie au bout de son ferrage, à sentir tout son corps répondre aux frissons de l’animal, adversaire et complice, au bout de la ligne. Après la bataille, épuisé et heureux, il le regardait et le caressait avec amour44
tandis que Jean-Marcel Dubos, tout en adhérant à l’idée, met en garde contre les assimilations un peu trop faciles :
Concentration, exaltation, plaisir intense, la touche, le ferrage et la lutte ont un effet orgasmique sur le pêcheur. Toute proportion gardée – ne tombons pas dans l’analogie trop facile –, il y a dans le scénario d’une capture importante le tempo d’un acte sexuel45 […].
27Mais une fois encore, une chose est de comparer le plaisir de la pêche à un acte sexuel, autre chose d’en tirer parti dans un texte en le faisant ressentir au lecteur. C’est peut-être David James Duncan qui nous propose la scène la plus sensuelle de toute la littérature halieutique. On pourrait bien sûr penser à la première rencontre avec Eddy, lorsque Gus contemple la jeune fille qui se jette à l’eau nue comme l’onde pour saisir le saumon qu’elle tient au bout de sa ligne, mais l’érotisme de ce passage repose sur la position de voyeur du jeune homme et sur le fait que le lecteur, instruit des détails, peut facilement imaginer la situation et rêver à son tour. L’auteur construit plus loin une autre scène où c’est l’acte de pêche lui-même, et lui seul, qui est fortement érotisé, et où il parvient à filer la métaphore d’un amour absolu. Dans le chapitre intitulé « The Line of Light », « la ligne de lumière », Gus a retrouvé la belle inconnue aperçue dans les circonstances décrites ci-dessus, et une idylle s’ensuit. Eddy, qui doit s’absenter un certain temps, exige qu’il accomplisse un acte d’amour pour elle, comme au temps de la littérature courtoise : « J’étais préparé à faire n’importe quoi de chevaleresque, d’illégal ou d’insensé46 », avoue le narrateur. Elle lui demande donc de monter pour elle une ligne, la plus fine possible, et commence à pêcher dans un endroit où elle sait qu’il ne peut y avoir que de très gros saumons. Il suffit de quelques instants pour que l’un d’entre eux morde à l’appât, mais pas question bien sûr de le capturer avec ce bas de ligne qui n’a que trois livres de résistance. Elle confie la canne à son ami, et lui dit avant de s’en aller :
« Si le poisson veut du fil, donne-lui-en. Ne lui laisse pas de mou, mais ne combats pas le poisson : suis-le simplement. […] Mon dernier vœu est celui-ci : joue avec le chinook47 ! »
28« C’était impossible », pensa alors Gus, qui relève pourtant le défi : pendant une partie de la nuit, il suit le saumon qui a repris le cours de sa destinée, son voyage vers l’amont, le sentant en permanence au bout de sa fragile ligne, et le retenant juste assez pour qu’il ne la casse pas. Tout au long de ce périple, son esprit est tourné vers son amour : « Mes pensées pour Eddy étaient aussi constantes que le son de la rivière48. » Il se souvient alors des conseils donnés par son ami philosophe :
« Une ligne casse », disait Titus, « à un point de tension. Mais si le pêcheur n’éprouve aucune tension, et qu’il transmet cet état à travers la main jusqu’à la canne, à la ligne, à l’hameçon, alors il n’y aura pas de point de tension et donc aucun endroit où le brin puisse casser49. »
29L’amour d’Eddy lui fournissant ce point d’équilibre, il est capable de maintenir le contact avec le saumon autant qu’il le désire, sans provoquer sa fuite : « Aussi longtemps que j’aimais, je ne perdrais pas ce saumon50 ». Il parvient même à s’approcher lentement de l’animal, jusqu’à le toucher et à le caresser, et celui-ci se laisse faire. Un simple geste volontaire de la part du pêcheur, et finalement le poisson casse la ligne en douceur ; il ne s’agit cependant pas d’une rupture, mais de la prolongation de cet amour par une ligne invisible, immatérielle, car c’est alors que se produit le miracle. Gus peut enfin contempler cette « ligne de lumière » qu’il a tant cherchée, la révélation du sens de son existence, qui part de son cœur et monte au ciel : « Fou de joie, je m’écroulai à genoux sur la route blanche51. »
Notes de bas de page
1 G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 12.
2 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 224.
3 S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi, dans Essais de psychanalyse, p. 100 [Massenpsychologie und Ich-analyse, 1921].
4 Dans Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud donne une approche simple de la libido, qui serait à l’amour ce qu’est la faim à l’instinct de nutrition (Voir J. Laplanche et J.-B. Pontalis, ouvr. cité, p. 225).
5 B. Cacérès, Des hommes au bord de l’eau, p. 152.
6 Voir la citation de René Fallet, infra (chapitre 7, note 22).
7 « He always thought of the sea as la mar, which is what people call her in Spanish when they love her. » (E. Hemingway, The Old Man and the Sea, p. 29 ; en espagnol, le nom mar est normalement masculin).
8 V. Lalu, Les Indiens, dans La Femme truite, p. 242-243.
9 R. Fallet, Les Pieds dans l’eau, p. 19-20.
10 V. Lalu, La Belle au bois d’Ornans, dans La Femme truite, p. 56.
11 É. Lalou, Le Fond et la Surface, p. 32 et p. 137.
12 V. Lalu, Monica, dans La Femme truite, p. 169.
13 « a little silver trout » ; « a glimmering girl » (W. B. Yeats, « The Song of Wandering Aengus », The Wind Among the Reeds, Lightning Source UK Ltd [1899]).
14 F. Rétif, « Cette beauté qui tue. Le beau et le mythe des sirènes », Germanica, 37/2005, p. 6. Disponible sur <https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/germanica/453> (consulté le 19/03/2021).
15 « A psychologist would find it easy to tell me why I always call fish “he”. […] All of the water he came, all twelve pounds of him, bright and beautiful. And I fell in love again. » (J. Salvato Wulff, Where I want to be, dans Uncommon Waters, p. 95 ; le poisson est normalement désigné par le pronom neutre it en anglais).
16 I. Walton, The Complete Angler, p. 234.
17 R. Fallet, Les Pieds dans l’eau, p. 24.
18 Le terme est à prendre ici dans son acception courante, et non dans le sens où la psychanalyse l’emploie (la « scène de séduction », réelle ou fantasmatique, qualifie une approche à caractère sexuel d’un enfant par un adulte ; voir J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 436.)
19 M. Proust, Du côté de chez Swann, p. 106.
20 J.-Y. Tadié, Marcel Proust, p. 26.
21 M. Proust, Jean Santeuil, p. 329.
22 M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur, p. 361.
23 Molière, Dom Juan (II, 2).
24 « Placards corrigés de Du côté de chez Swann », BNF, naf 16753.
25 « Placards corrigés de Du côté de chez Swann ayant servi à l’impression », Fondation Bodmer, « Combray », Un amour de Swann, planche no 054.
26 BNF, naf 16755, 2e épreuves corrigées.
27 M. Proust, Du côté de chez Swann, p. 200-201.
28 Voir la note 4, chapitre 2.
29 Dans un article intitulé « Antoine Compagnon et la judéité de Proust », Patrick Mimouni effectue un rapprochement entre le pêcheur inconnu de « Combray » et Le Roi Pêcheur de Chrétien de Troyes : il remarque qu’ils restent tous les deux anonymes, et que le personnage principal n’ose pas poser la question qui révélerait la vérité. (P. Mimouni, « Antoine Compagnon et la judéité de Proust », La Règle du jeu, 25 mai 2020. Disponible sur <https://laregledujeu.org/2020/05/25/36217/antoine-compagnon-et-la-judeite-de-proust/> (consulté le 19/03/2021).
30 M. Proust, Du côté de chez Swann, p. 166-167.
31 Ibid., p. 163.
32 Ibid., p. 207.
33 Ibid., p. 218.
34 Ibid., p. 221.
35 M. Proust, Le Côté de Guermantes, p. 14.
36 Renseignements pris auprès de M. Pascal Chaillou, président de l’association de pêche « Les Brochetons d’Illiers », que je remercie.
37 Voir infra, chapitre 2.
38 G. de Maupassant, Pierre et Jean, p. 66.
39 La « source de la pulsion » est « […] soit le lieu où apparaît l’excitation […], soit le processus somatique qui se produirait dans cette partie du corps et serait perçu comme excitation. » (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 449)
40 « Another way of thinking of this feeling is to imagine that cells scattered throughout the bone marrow and particularly in the area of the elbow – are having subtle but prolonged orgasms and sending out little neural whispers about these events. » (H. Raines, Fly Fishing Through the Midlife Crisis, p. 106)
41 M. Genevoix, La Boîte à pêche, p. 17.
42 Ibid., p. 82.
43 Ibid., p. 88.
44 É. Lalou, Le Fond et la Surface, p. 136-137.
45 J.-M. Dubos, Le Bonheur de la pêche, p. 76.
46 « I was prepared to do anything, however chivalric, illegal or insane […] » (D. J. Duncan, The River Why, p. 269).
47 « “If the fish wants line, give it. Don’t get it go slack, but don’t fight the fish: just keep track of it. […] My last wish is this: play the chinook!” » (D. J. Duncan, The River Why, p. 271 ; le verbe to play est normalement utilisé pour la phase de combat avec le poisson. Mais comme Eddy demande à Gus de ne pas « combattre » le poisson, je conserve le sens premier du verbe, « jouer », dans la traduction).
48 « My thoughts of Eddy were constant as the sound of the river […]. » (Ibid., p. 273)
49 « “A line breaks,” Titus said, “at a stress point. But if the fisherman experiences no stress, and he transmits this experience through his hands to his pole, to his line, to his hook, then there will be no stress point, therefore no point at which the strand can break.” » (Ibid., p. 274)
50 « As long as I loved I would not lose this salmon. » (Ibid.)
51 « […] mad with joy, I sank to my knees on the white road. » (Ibid., p. 278)
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