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Appendice. Pour ce qui est de savoir si l’on peut correctement définir la poésie comme un art imitatif, et si tel est le cas, en quoi relève-t-elle de l’imitation ?

p. 257-262


Texte intégral

1Les questions ne concernant que les mots sont souvent frivoles. Il est néanmoins important de préciser le sens exact des mots parce que leur usage impropre peut être responsable de confusions dans la pensée et d’erreurs de raisonnement. Cela est particulièrement vrai pour les mots qui renvoient aux idées essentielles d’un sujet donné : car ces idées présentées sous un jour incorrect ne manqueraient pas d’entraîner des modes d’expression impropres, voire des conclusions erronées. Les règles établies pour quelque art que ce soit ne peuvent qu’être considérablement affectées par l’idée que l’on se fait de la finalité de cet art ainsi que des moyens envisagés pour y parvenir. Quelle que soit l’idée que l’on se fait de la nature et de la finalité propres de la poésie, elle affectera les règles établies la concernant pour ce qui est de leur nature et de la manière de les mettre en avant. Il est, par conséquent, important que cette idée soit formulée avec précision.

2ARISTOTE qui le premier tenta de réduire la poésie à un art et de la soumettre à des règles, la qualifie d’imitation sans expliquer particulièrement en quoi elle est une imitation : et, conformément à cette autorité, la poésie a depuis lors généralement été définie comme un art imitatif sans que l’on ait apporté la preuve que tel est le cas ou que l’on ait expliqué en quoi elle peut l’être. Certains, cependant, ont affirmé que la poésie n’est pas imitation tout en n’accordant cette propriété qu’à la peinture et à la sculpture1. S’il n’est pas exact que la poésie est une imitation, il est clair que bon nombre de ses règles, isolées de cette idée, peut apparaître plus simple qu’elles ne peuvent l’être quand elles sont avancées en relation avec elle. Si l’idée est juste dans son ensemble, mais qu’elle n’a pas été définie avec précision, une formulation exacte permettra de rendre les règles de la poésie plus précises et plus claires qu’elles ne l’étaient auparavant. Que la poésie, au même titre que tous les autres arts, soit imitative a été notre hypothèse dans l’essai précédent, et certains des principes généraux que nous y avons étudiés seront affectés par le bien-fondé ou par le caractère erroné de cette hypothèse. Je vais donc m’efforcer de la clarifier brièvement dans l’analyse qui suit.

3Imiter, c’est créer une ressemblance avec une chose. La peinture et la sculpture sont dans tous les cas strictement des imitations. Elles reproduisent une ressemblance correcte avec les formes et les proportions des objets visibles, et cette ressemblance est perçue par les sens dont le but est d’appréhender ces objets eux-mêmes. Mais quand elles vont au-delà des apparences visibles des choses et qu’elles évoquent des passions, des émotions et des traits de caractère, il n’en demeure pas moins qu’elles suggèrent tout cela en reproduisant une ressemblance appropriée avec des attitudes et des particularités selon lesquelles les passions ou des personnages se manifestent dans la vie réelle. Pour ce qui est de certains objets, la poésie est clairement et strictement imitation : lorsqu’elle est dramatique, qu’elle met en scène des personnages qui agissent et qui parlent, et qu’elle ne se contente pas de décrire comment ils agissaient et parlaient, alors elle offre bien une copie exacte de leurs conversations et de leurs actions.

4Mais dès lors que la poésie cesse d’être dramatique, que le poète, s’exprimant à la première personne, décrit ou rapporte, la poésie n’offre plus une ressemblance avec les objets rapportés ou décrits comme le fait la peinture pour les choses qu’elle représente. La poésie a recours au langage, à des signes artificiels qui n’ont aucune ressemblance avec les objets signifiés ; et qui, par conséquent, ne peuvent présenter aucune ressemblance particulière avec le sujet décrit. Il n’est pas plus approprié de dire qu’il s’agit d’une imitation de ce sujet que d’avancer qu’un récit historique pourrait être qualifié d’imitation de l’événement dont il rend compte.

5Une évocation poétique suggère une idée de l’objet décrit telle que l’a conçue le poète, et, si elle est bien conduite, cette idée est très vive. Mais elle ne peut pas, pour cette seule raison, mériter d’être qualifiée d’imitation de cet objet. Car, sans insister sur le fait que cette idée n’est pas à proprement parler une ressemblance de cet objet, il suffit de faire remarquer que si toute espèce de composition qui suggère une idée de ce sujet devait être qualifiée d’imitation, nous pourrions dire que non seulement l’histoire, mais aussi tout raisonnement sont des imitations. Mais cela passerait, sans hésitation, pour un jugement faux et grossier aux yeux de tous.

6Il ne fait pas de doute qu’il existe de nombreux cas propres à l’évocation poétique et qui font que l’idée suggérée est plus vive et plus émouvante qu’une simple narration de faits, grâce à une esquisse exacte et minutieuse d’un objet naturel ou à un raisonnement discursif. Cette différence pourrait nous donner raison quand nous estimons que dans le premier cas l’imitation est plus vive que dans le second, si tant est qu’il peut s’agir à chaque fois d’imitations : mais cela ne nous autorise pas à qualifier la première situation d’imitation alors que nous soutenons que tel n’est pas du tout le cas.

7En raison de la vivacité de l’idée qu’elles suggèrent, les évocations poétiques produisent des effets sur les sentiments et sur les passions, et ceux-ci ne peuvent pas être produits par des arguments, des récits historiques ou par des détails psychologiques. Tout montre qu’il existe une différence importante entre la poésie et les autres genres de composition, mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi on a bien imitation dans un cas et aucune dans l’autre. Rien ne permet d’établir cette distinction précise entre eux, à moins que l’on ne puisse prouver que la poésie produit une ressemblance avec les objets décrits et que les autres formes de composition n’offrent aucune ressemblance avec leur sujet.

8Certains, peut-être, quand ils ont défini la poésie comme une imitation et qu’ils ont refusé cette qualification à l’histoire, ont voulu simplement dire que la poésie suggère des idées, des sentiments et des émotions plus fortes que l’histoire ; que la poésie offre les objets à notre regard au point que nous avons presque l’impression de les voir. Cela est très vrai, mais n’est pas exprimé comme il convient ; le mot imitation est employé dans un sens indéfini, figuratif et abusif, et son utilisation sous ces acceptions, car l’on s’avance pour désigner la nature distinctive de la poésie, tend à nous fourvoyer et à introduire une certaine confusion, surtout si l’on raisonne à partir du sens figuratif comme s’il était un sens littéral.

9La POÉSIE n’est pas, et ne peut pas être, à proprement parler imitative comme si elle produisait une ressemblance avec son sujet immédiat. Le fait qu’elle ait recours au langage, à des signes conventionnels, la rend absolument incapable d’être imitative à cet égard. Nulle combinaison de sons significatifs ne peut former une image ou une copie, qu’il s’agisse d’objets relevant du sensible ou de l’intellect. Le récit historique de quelque événement que ce soit, ou la description que fait le naturaliste de tel objet ne seraient par personne qualifiés d’imitations : mais une peinture du même événement ou du même objet seraient universellement définis comme des imitations. La seule raison de cette différence c’est que, dans ce dernier cas, l’artiste a créé une ressemblance avec l’événement ou avec l’objet, alors que dans le premier il n’y en a aucune, tout comme il ne peut y en avoir dans la poésie.

10Si, par conséquent, la poésie est, à strictement parler, une imitation, elle doit l’être aussi dans un autre sens et pour quelque autre raison que l’expression verbale du sujet choisi par le poète. Pour nous aider à définir l’autre raison qui permet de qualifier la poésie d’imitation nous allons nous attarder quelques instants sur la nature de la peinture. Parce qu’elle reproduit une ressemblance réelle avec les choses, la peinture est, dans tous les cas, une imitation. Mais elle n’est pas dans tous les cas une imitation dans la même acception du terme. Un portrait ou un paysage sont les copies de la personne ou du pays qui les ont inspirés, et on ne peut parler d’imitation que parce qu’on a affaire ici à une copie de ces modèles. Mais supposons qu’un peintre, au lieu de copier un objet particulier qu’il connaît, invente un sujet ; supposons, par exemple, qu’il peigne un Hercule à partir de l’idée qu’il s’est faite mentalement de ce héros : dans ce cas, la peinture n’est pas une imitation puisqu’il ne s’agit pas d’une copie ou d’une représentation ressemblant à un personnage qui existe dans la nature. C’est toujours une imitation, mais dans un sens tout à fait différent : le sujet lui-même est une imitation ; ce n’est pas une personne réelle, mais la représentation générale que l’on se fait d’un homme puissant. L’imitation faite par la poésie est d’un ordre tout différent. Le poète conçoit son sujet, et ce sujet est une imitation ; ce n’est pas, dans quelque cas que ce soit, une chose qui existe réellement dans la nature ou un fait qui s’est réellement produit ; ce n’est qu’une ressemblance avec des choses qui existent ou qui se sont produites.

11Tout le monde a une idée implicite de ce qu’est la véritable nature de l’imitation poétique sans l’avoir fouillée dans le détail, même si chacun s’est souvent exprimé comme s’il avançait une opinion différente. Il en découle que chaque fois que nous parlons de la poésie comme d’une imitation, nous la qualifions constamment d’imitation de la Nature ; jamais d’imitation du sujet particulier du poète comme nous le ferions volontiers si nous considérions qu’il s’agit d’une imitation simplement en raison de l’idée vive suscitée par le sujet.

12C’est clairement dans le sens que nous avons signalé qu’Aristote définit la poésie comme un art imitatif. Car la distinction qu’il fait entre la poésie et l’histoire, c’est que l’histoire décrit les choses comme elles sont et la poésie comme elles pourraient être. Le sujet de la première est le vrai ; celui de la seconde est le probable ou ce qui ressemble au vrai. Et maintenant nous pouvons percevoir clairement pourquoi nous définissons la poésie comme une imitation, et non pas l’histoire. L’histoire est plus qu’une imitation ; c’est un récit détaillé de choses réelles. Mais la poésie est une imitation et rien d’autre : ce n’est pas une description de ce qui s’est produit réellement, mais de quelque chose qui ressemble à un fait réel qui aurait pu se produire ou qui est probable.

13Il arrive parfois qu’un poète prenne pour sujet une chose réelle ; un lieu particulier, par exemple, une perspective ou une succession d’événements. Tant qu’il s’en tient strictement à la chose réelle, sa description n’est pas davantage une imitation de la chose réelle que ne le serait celle faite par un géographe, un naturaliste ou un historien. Mais sa description peut, néanmoins, être poétique : elle peut être embellie et animée par des images qui n’appartiennent pas à la chose elle-même, mais qui sont le fruit de l’imagination du poète. C’est l’introduction de ces éléments qui rend la description poétique ; et ce sont là des imitations de la nature et non pas de véritables appendices de la chose réelle qui est décrite. Une simple gazette en vers ne serait pas une imitation des événements relatés ; elle n’en serait pas pour autant un poème, quelle que soit l’harmonie de ses vers ; ce ne serait que de l’histoire versifiée. Si l’Iliade n’avait qu’un simple moment pris dans certains événements de la guerre de Troie évoqué par des hexamètres, ce n’aurait pas été un poème : si ce moment s’était trouvé orné d’une variété de figures et d’images, il aurait été poétique sans être davantage une imitation. Homère ne fait que s’inspirer de certains événements de la guerre de Troie ; il met en scène des héros qui s’y sont illustrés, mais il les engage dans des combats qu’il juge utiles ; il simule les circonstances, les succès et les conséquences de plusieurs combats qui produisent les meilleurs effets sur l’imagination et sur les passions ; il fait intervenir des divinités sur le champ de bataille, alors que l’on ne les y a jamais vues, mais qui, conformément à ce que l’on sait de la mythologie de l’époque, auraient pu y apparaître, afin qu’elles assistent les divers protagonistes ou qu’elles s’opposent à eux. C’est cela qui fait de l’Iliade une imitation et c’est ce qui en fait un poème dans le sens le plus noble du terme. Le sujet de tout poème est, dans une certaine mesure, une fable et, dans la même mesure, une imitation.

14En un mot, on dit que la poésie est une imitation, non pas parce qu’elle produit une idée vive de son sujet immédiat, mais parce que ce sujet lui-même est une imitation de quelque partie de la nature réelle. On ne dit pas qu’elle est une imitation parce qu’elle exprime avec exactitude les choses réelles qu’elle copie, car alors, l’histoire serait une imitation plus parfaite que la poésie. On dit que c’est une imitation pour une raison opposée ; dans l’imitation, elle ne se confine pas seulement à décrire des réalités, mais elle peut prendre la liberté de décrire tout ce qui ressemble à la réalité, et, en raison de cette ressemblance, elle se situe à la lisière de la probabilité. Il serait aisé de montrer qu’on se trouve ici à la source d’où découlent presque toutes les règles de la poésie, dès lors qu’elles diffèrent de celles de l’histoire et des autres espèces de composition. Il en résulte, par exemple, que dans les descriptions d’objets naturels, le poète n’est pas obligé de prendre en compte toutes leurs qualités et apparences réelles, mais il est en droit de choisir celles susceptibles de rendre un tableau percutant et d’y ajouter des qualités et des apparences compatibles qui n’appartiennent pas réellement à ces objets, mais qui sont propres à rehausser la beauté et la force du tableau. Il en résulte que les caractères de la poésie représentent tout un ensemble et qu’ils n’incluent pas les circonstances particulières et singulières qui ne manquent jamais de s’ajouter aux caractères génériques pour ce qui est des personnes réelles. Mais il n’est pas nécessaire, dans le but que nous poursuivons ici, de montrer quelle influence cette conception de la nature de la poésie exerce sur ses règles ; il suffit d’avoir bien établi en quel sens la poésie est un art d’imitation.

Notes de bas de page

1 Éléments de critique, chap. xviii.

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