Section V. Que la norme du goût doit se rechercher dans des principes généraux
p. 239-255
Texte intégral
1Ainsi, quel que soit l’éclairage sous lequel nous considérons l’approbation universelle ou par le grand nombre, nous éprouvons de grandes difficultés pour l’appliquer en tant que seule norme immédiate de l’excellence des œuvres de goût ; et toutes ces difficultés semblent nous orienter vers la science, la critique ou la philosophie que nous espérons à même de nous fournir une norme plus claire, plus précise et plus facilement applicable1. C’est effectivement à une telle norme que le sens commun des gens engage constamment à avoir recours, bien que leurs paroles semblent laisser entendre que le sentiment est le critère ultime. Tout homme en qui nous reconnaissons un goût d’un certain niveau, non seulement approuve ou désapprouve, mais spécifie ce qui exactement lui plaît ou lui déplaît, quelle est la nature du plaisir ou de l’aversion qu’il éprouve et de quelle manière ces sentiments sont perçus. Le mécanisme d’un goût un tant soit peu cultivé implique tellement de jugement, de réflexion et d’analyse qu’il signale clairement le grand service que ceux-ci peuvent rendre pour définir, justifier ou corriger les sensations. Lorsque notre jugement se trouve mis en question dans un cas particulier, nous estimons qu’il est toujours légitime de l’étayer par des raisons ; et nos raisons sont toujours déduites de principes plus ou moins généraux dont nous reconnaissons tacitement l’autorité de préférence au simple sentiment en y ayant recours. Dans tous les arts, il existe quelques règles générales à l’autorité établie vers lesquelles nous nous tournons spontanément et que tout le monde révère comme étant les lois fondamentales qui doivent mettre un terme aux différences d’opinion entre individus. Si l’approbation du grand nombre était la norme unique au point de montrer les beautés que, par quelque moyen que ce soit, elle n’a pas réussi à vraiment dégager, elle ne serait pas seulement inutile, mais aussi ridicule et absurde. Dès lors qu’il est clair que les règles et principes généraux font autorité en matière de goût, il ne reste plus qu’à expliquer de quelle manière ils servent de norme réelle et juste pour évaluer l’excellence ou la déficience.
2Quand nous n’admettons pas que l’approbation du grand nombre constitue la norme immédiate qui s’impose, loin de nous de laisser entendre qu’elle ne compte pas. Elle compte beaucoup. Bien qu’elle ne soit pas la norme en soi, elle est bien le matériau qui doit entrer dans la composition de la norme : elle est le bloc de bois d’où elle doit être extraite ; elle est l’ingrédient principal d’où elle doit être tirée. Elle occupe la même place dans notre recherche que le font les expériences et les observations en physique concernant les phénomènes réels des choses dans les études sur les lois du monde matériel. C’est à partir de ces expériences et de ces observations que toutes les conclusions justes concernant ces lois doivent se déduire ; ce n’est qu’en les examinant et en les comparant que les lois de la nature pourront être découvertes : ne peut vraiment pas être une loi de la nature ce qui va à l’encontre de ses phénomènes ; si plausible qu’une conclusion puisse apparaître, même si elle s’appuie fortement sur certains de ces principes, on ne peut pas vraiment parler de loi de la nature dès lors que quelque chose va à l’encontre de ces phénomènes et il doit alors se trouver une erreur dans le raisonnement dont cette conclusion procède ; pareille erreur peut être très facilement commise ; beaucoup d’hypothèses concernant le goût ont été adoptées par la philosophie naturelle ; mais il ne s’ensuivra pas que nous nous contenterons d’observer les phénomènes sans essayer de rechercher les lois qui les produisent, ou que l’on ne peut pas remonter à ces lois avec succès par une méthode inductive attentive et habile ; quand une loi générale est découverte, elle explique des phénomènes qui de prime abord paraissaient inexplicables ; elle harmonise ceux qui semblaient discordants, et elle montre souvent qu’ils procèdent du même principe légèrement modifié ; elle répond à de nombreuses finalités qui ne pouvaient pas se comprendre en alignant simplement les expériences dont elle est déduite. Tout cela s’applique directement et sans difficulté au sujet qui nous intéresse ici. Ce n’est qu’à partir de ce qui plaît et déplaît réellement dans les œuvres d’imagination que le critique authentique déduit ses règles et principes généraux : c’est sur ce qui a plu ou déplu de façon universelle qu’il met essentiellement l’accent ; il fonde ses conclusions, non pas uniquement sur ce qu’il ressent, mais sur ce que ressentent communément les gens ; c’est à partir des œuvres les plus parfaites et les plus admirées dans tous les arts que les règles de ce que l’esthétique devrait être ont été établies par des critiques avisés ; ces derniers méprisent si peu le sentiment qu’ils prêtent leur attention à tout ce qui a pu vraiment plaire ou déplaire ; ils lui reconnaissent une sorte d’aptitude à plaire ou à déplaire ; et ils examinent si cela est dû à un état naturel ou malade de l’organe sensoriel. Les avis des critiques, les règles et les principes généraux qu’ils énoncent ne revendiquent aucune autorité en opposition au sens commun des gens ; si vraiment ils s’opposent à lui, s’ils sont incompatibles avec les sentiments non pervertis de quelque personne que ce soit, ils sont erronés et l’induction qui a servi à les établir est défectueuse. Les hommes sont inévitablement faillibles ; on a proposé de nombreuses règles et principes arbitraires de critique : mais nous ne pouvons pas en conclure que nous ne devrions pas rechercher des principes ou des règles, ou qu’il est impossible de découvrir ceux qui sont vrais et solidement établis. Supposons qu’en formulant des conclusions générales il y a toujours un risque d’erreur, mais qu’en accordant notre assentiment à des sensations claires et distinctes, il n’y en a pas ; pourtant les premières peuvent avoir dans certains cas une certitude indubitable et peuvent s’appliquer à de nombreux usages que les secondes ne peuvent pas satisfaire : elles peuvent nous conduire à percevoir combien des œuvres dont les qualités sont contraires en apparence, en viennent cependant toutes à nous procurer du plaisir ; elles peuvent nous convaincre que des sentiments apparemment incompatibles, suscités chez différentes personnes par la même œuvre ou même par la même partie d’une œuvre procèdent de principes naturellement partagés par les hommes de façon égale ; cela peut nous permettre de concilier les sentiments les plus dissemblables, justifier ceux qui sont les plus singuliers, expliquer ceux qui se conforment le mieux à la constitution de la nature humaine. Voilà tout ce que l’on peut attendre d’une norme du goût ; et cela, seuls des principes généraux peuvent le réaliser. En un mot, de même qu’il ne s’agit pas d’une simple compréhension de phénomènes isolés de choses, mais du discernement de leurs causes et lois communes qui sert à expliquer les opérations et le cours de la nature ; de même que c’est la connaissance des principes généraux de la mécanique qui nous permet au mieux de juger de la construction et de l’intérêt d’une machine complexe, de même c’est une connaissance familière des objets et des sources de nos plaisirs, et non pas une attention superficielle accordée à la manière dont ils affectent divers individus, qui contribue intimement à établir ce qui est authentiquement excellent en matière d’art.
3Non seulement toute œuvre de goût est complexe avec ses lumières, ses ombres et ses défauts, mais presque chacune de ses parties l’est tout autant dès lors qu’elle est faite de quelque chose qui plaît et d’autre chose qui en soi nous laisse indifférents. Faire la part des choses, distinguer l’excellence de ce qui ne lui sert que de support, ou du défaut qui lui adhère fortement, montrer précisément ce qui dans un passage nous procure plaisir ou aversion, voilà en quoi consiste l’effort le plus banal et le plus simple de la critique. C’est un degré de réflexion, un exercice d’abstraction que tout homme au goût convenablement perspicace s’emploie à réaliser par lui-même : sans cela il ne saurait y avoir de perception distincte, mais seulement une manière de sentir aveugle et enthousiaste. On ne peut donc pas s’attendre qu’avec cela seulement la critique nous procure une norme très précise. Mais même avec cela, elle nous fournit un critère plus précis que le simple sentiment. Elle nous éclaire au point de nous empêcher d’attribuer notre plaisir ou notre aversion à des causes qui n’ont rien à voir avec eux. Elle nous prépare à discerner et à apprécier des passages dans lesquels on trouve la même perfection ou le même défaut, mais dans un cadre différent. Elle nous conduit à avancer une opinion sur une œuvre à partir de ses qualités intrinsèques et non pas à partir de circonstances exogènes ou sans intérêt. Elle substitue un jugement fermement établi à une admiration vague et hasardeuse. Elle nous protège du danger de nous trouver à ce point aveuglés par l’éclat de la beauté d’une œuvre que nous devenons insensibles aux difformités grossières qui la déparent ici et là, voire de les prendre elles-mêmes aussi pour de la beauté. Elle est absolument nécessaire pour établir la place réelle à laquelle une œuvre peut prétendre sur l’échelle des valeurs ; une conscience confuse de ce que l’on ressent, qu’elle qu’en soit l’origine, serait tout à fait insuffisante à cet égard.
4Tous les objets qui procurent la même espèce de plaisir, si différents qu’ils puissent être, par ailleurs, partagent certaines qualités en commun. C’est au moyen de ces qualités qu’ils procurent ce plaisir. Il est du ressort de la critique de rechercher et de préciser ces qualités : et leur découverte contribue de diverses manières à rendre notre appréciation de l’excellence plus aisée et plus exacte et à nous armer de principes nous aidant à faire notre choix entre des appréciations discordantes. Les qualités d’un objet qui nous plaisent sont plus précises et mieux définies que la sensation qu’elles provoquent. Quand nous nous efforçons de concentrer notre attention sur ces dernières, c’est comme si nous avions des scintillements dans les yeux qui nous empêchent d’avoir une contemplation soutenue ; mais quand nous nous en remettons à la première, nous pouvons les contempler à loisir, les examiner sous tous les angles et déterminer leurs dimensions précises. Nous pouvons les comparer avec les mêmes qualités appartenant à d’autres objets, décider quel objet les abrite au plus haut point et en inférer lequel procure le plaisir le plus intense. Nous pouvons les comparer avec la sensation qu’ils produisent ; examiner si cette sensation est vraiment adéquate, si elle est rendue plus intense d’une manière qu’eux seuls auraient pu la rendre, grâce à l’opération d’autres qualités du même aloi, dans ce cas particulier associées à elle, ou si elles est affaiblie par la conjonction de qualités de tendances contraires. Quand nous nous apercevons qu’un objet que nous apprécions possède les mêmes qualités que d’autres objets qui en général plaisent, nous sommes satisfaits de constater que notre appréciation est juste ; quand nous apportons la preuve qu’il les possède, nous rendons compte de notre appréciation favorable, nous la justifions et nous sommes en droit de condamner le goût qui n’apprécie pas cet objet ou qui n’a qu’indifférence à son endroit parce qu’on le juge perverti ou défectueux. Bon nombre de ces qualités dans les objets d’où procèdent les plaisirs du goût est susceptible d’être mesuré avec une précision remarquable. Le degré d’uniformité, par exemple, de variété, d’amplitude, de conformité avec sa finalité que possède un objet particulier peut en général se définir avec une précision acceptable. Voilà qui fournit une règle pour assigner à chacune d’entre elles le rang qui lui revient. Parmi les beaux objets, à savoir, le plus beau est celui qui recèle ces qualités au plus haut degré que l’on reconnaît comme constitutives de la beauté. Parmi les objets sublimes, à savoir le plus sublime est celui qui présente la plus grande amplitude sans que rien ne vienne l’interrompre. Parmi les descriptions d’un objet, à savoir, la meilleure est celle qui imprime dans notre esprit une image représentant les traits les plus caractéristiques et les plus frappants. Si les sentiments d’une personne ne s’exercent pas en proportion du degré de ces qualités dans les objets qui sont reconnus comme les possédant, alors ils ne peuvent qu’être erronés.
5C’est essentiellement l’attention portée aux qualités générales des objets qui flattent le goût qui nous permet de percevoir à quelle classe le plaisir appartient. Les plaisirs du goût s’accordent sur ce point, à savoir qu’ils sont tous agréables ; ils sont aussi, par ailleurs, analogues : si nous ne considérons que ce que nous ressentons, nous ne pouvons pas suffisamment faire entre eux des distinctions de genres. Mais la qualité, ou la combinaison de qualités qui est à l’origine de notre plaisir est très différente de celle qui en produit un autre : en portant notre intérêt de ce côté-ci, nous pouvons affirmer avec certitude de quelle nature est notre plaisir, et soit corriger, soit réfuter l’opinion de celui qui, sur le base de vagues émotions, lui attribuerait une nature différente. Si l’objet qui nous plaît possède uniformité, variété et de bonnes proportions, nous avons la certitude qu’il est beau. S’il possède une amplitude conjuguée à de la simplicité, nous savons qu’il est sublime. Nous pouvons de la sorte déterminer si des œuvres différentes comblent notre goût de la même manière ou de façon différente. Il y a un grand avantage à les comparer : si elles plaisent de la même manière, notre travail consiste à rechercher laquelle possède au plus haut degré ces qualités qui procurent le plaisir ; si c’est d’une façon différente, il nous faut évaluer l’importance des diverses sortes de plaisir. C’est en général grâce à une combinaison de qualités différentes qu’un objet flatte le goût. Tel objet excelle dans l’une de ces qualités, tel autre dans une autre. Dans ce cas, il est difficile de déterminer quel objet mérite la préférence ; il ne nous est pas toujours possible de dire laquelle de ces qualités considérée isolément procure le plus grand plaisir. L’architecture grecque excelle par sa simplicité et il s’agit là indiscutablement d’une source de plaisir ; le gothique se caractérise par la variété et on trouve là aussi une source de plaisir. Lequel des deux apprécier le plus ? Considérons deux objets sublimes où l’un l’emporte sur l’autre en magnitude mais lui est inférieur en simplicité : comment allons-nous déterminer lequel est le plus sublime ? Mais cette difficulté n’est pas toujours insurmontable. Il peut advenir, par exemple, que l’un des objets possède plus de qualités appréciables et que l’autre n’en a pas davantage : l’architecture grecque a des proportions que l’on ne retrouve pas dans le style gothique ; l’addition de cette qualité fait clairement pencher la balance en faveur de la première. Ainsi, encore une fois, toute œuvre possède sa finalité et son usage : certaines qualités qui procurent du plaisir peuvent par leur situation contribuer à cela ; d’autres qualités, très agréables en elles-mêmes, peuvent par leur position y faire obstacle : selon ce principe nous jugeons défavorablement, et à juste titre, de très beaux passages dans un poème et de très beaux personnages dans un tableau que nous considérons comme des défauts qui déparent la valeur de l’ensemble.
6Il existe plusieurs combinaisons de qualités et chacune induit un plaisir de genre différent. Une énumération complète de ces combinaisons nous permettrait de résoudre de nombreuses questions concernant des sentiments discordants. En particulier, elle nous fournirait les principes permettant d’évaluer avec justesse tous ces sentiments dont la nature est complexe. C’est à propos de ces derniers que les hommes sont particulièrement susceptibles de diverger et que les principes généraux risquent le plus d’aller à l’encontre de ce que ressentent les individus. Une personne qui est également attentive à toutes les qualités agréables qui sont réunies dans un objet, et également éduquée pour les apprécier toutes, le jugera beaucoup plus favorablement qu’une autre personne qui aura négligé certaines de ces qualités ou dont le sens qui permet de les percevoir se trouve défaillant. La première préférera tel objet à tel autre qui possède certaines de ces qualités à la perfection mais qui est dépourvu des autres : la seconde avancera un avis contraire. C’est grâce à l’analyse de l’objet que cette divergence peut être réduite. Tel homme prisera hautement un objet particulier et, pour se justifier, il montrera que cet objet possède en grande quantité ces qualités qui produisent une espèce particulière de plaisir ; un autre, qui lui accorde moins de valeur, reconnaissant cela, avancera un certain nombre de défauts qui le déprécient ; et, ce faisant, il apporte la preuve que la première personne s’est trompée dans son jugement par manque de discernement suffisant pour détecter ces défauts. Une énumération complète de toutes ces qualités qui conviennent au goût contribuerait à bannir les règles figées de la critique. Ces règles ont fourni l’outil le plus plausible pour mettre en question l’autorité des principes généraux. Lorsqu’une chose est contraire à la règle et qui pourtant plaît, nous en concluons avec raison que la règle est fausse. Les qualités qu’elle exige de cet objet plaisent effectivement : mais des objets qui en sont dépourvus peuvent plaire tout autant grâce à d’autres qualités ; le critique n’en avait pas conscience quand il énonça sa règle, mais il avait raison d’affirmer que la première gamme de qualités est susceptible de convenir au goût ; mais il avait tort de soutenir qu’elles sont absolument nécessaires pour procurer du plaisir : il avait établi un canon à valeur générale à partir de ce qui n’était qu’un cas particulier répondant à ce canon. Que la régularité et les unités du théâtre ancien mises en avant par Aristote procurent du plaisir est chose certaine : l’erreur consiste seulement à les juger essentielles. Shakespeare a apporté la preuve convaincante qu’une œuvre dramatique qui les ignore totalement peut néanmoins posséder d’autres qualités qui sont source d’un très grand plaisir. Des principes de critique partiaux et étriqués dans quelque art que ce soit procèdent seulement de notre ignorance d’une certaine classe de qualités qui consacrent l’excellence authentique de cet art, et dont nous ne tenons pas compte.
7En un mot, une analyse de diverses combinaisons de qualités qui sont agréables ou désagréables au goût nous permettrait de comparer et de déterminer le rang de tous ces objets qui plaisent selon la même combinaison : le degré de ces qualités propre à chacun d’entre eux peut en général s’établir avec la plus grande précision ; et tout sentiment qui ne correspond pas au degré reconnu de qualités qui plaisent dans son objet peut sans hésitation se voir condamné parce qu’il est erroné et perverti. La seule difficulté serait de décider entre des objets qui, possédant des qualités différentes, procurent des formes distinctes de plaisir. À cet égard, l’attention prêtée à ces qualités, il faut le reconnaître, ne nous serait d’aucun secours. Mais il s’agit là d’un cas sur lequel il est rarement nécessaire de se prononcer et il est souvent inopportun de s’y risquer. Pour rendre des objets susceptibles d’être comparés, il doivent avoir quelque chose en commun : ce ne sont que les objets qui partagent une certaine qualité dont on peut comparer le degré chez l’un et chez l’autre. Lorsque deux plaisirs diffèrent en nature, il n’est pas en général important et il n’est pas toujours possible de déterminer lequel mérite la préférence ; il suffit de définir le genre auquel chacun appartient. La beauté de la forme, de l’harmonie et des sons, le sublime ou le pathétique, le spirituel ou l’humoristique procurent le plaisir le plus intense : ce sont là des questions pour lesquelles, comme pour d’autres du même ordre, s’il est difficile d’y répondre, il ne convient peut-être pas absolument de proposer des solutions. Il existe pourtant des principes généraux qui peuvent même permettre de résoudre de telles questions. Afin de les découvrir, détournons notre attention des objets externes de nos plaisirs pour nous intéresser à leurs causes internes.
8Les sources de tous les sentiments du goût se situent dans l’esprit. Les qualités des objets affectent, d’une certaine manière, quelques principes de la nature humaine dont la mise en œuvre, que se soit isolément ou de concert, produisent plaisir ou aversion. C’est la mission de la critique philosophique que de rechercher ces principes : bon nombre d’entre eux ont été signalés au cours de notre étude. La simplicité, par exemple, permet de concevoir avec facilité ; la nouveauté ou la variété demandent un effort pour concevoir ; l’amplitude appelle une large ouverture de l’âme. Cela s’observe chez chaque individu dans un nombre incalculable de cas ; il est donc certain, selon notre propre expérience, que tout cela est conforme à la constitution de notre nature. Il ressort également de l’expérience de tout homme que certains de ces modes de concevoir sont d’ordinaire agréables et que d’autres sont habituellement désagréables. L’expérience que l’on a de ces deux aspects est étendue, variée et sans équivoque, car elle n’intervient pas seulement dans les questions de goût, mais aussi dans les domaines de la science et de la vie de tous les jours. Lorsque, par conséquent, l’analyse dégage les principes simples du goût, ceux-ci vont servir de critères pour faire la distinction entre l’authentique et le faux en matière de sentiment : car si, dans un cas particulier, soit qu’un objet connu pour posséder certaines qualités ne produit pas le mode de conception qui lui correspond d’ordinaire, soit que ce mode de conception, quand il en est fait état sans ambages, ne produit pas le plaisir ou la douleur qui l’accompagnent d’ordinaire, ce ne peut être dû qu’à quelque indisposition, maladie ou perversion de l’âme. La personne qui en souffre peut en trouver la preuve convaincante non seulement dans l’expérience commune de l’humanité, mais aussi dans la sienne. Souvent aussi, cette maladie précise de l’esprit peut se découvrir, et les sentiments de cette personne se trouvent alors corrigés ou tout au moins identifiés de façon satisfaisante, y compris pour elle-même.
9Lorsque l’analyse dégage les principes simples du goût, on trouvera que, pour ce qui le concerne comme pour ce qui est des sens externes, la distance entre le plaisir et la douleur est infime au point que parfois l’un et l’autre s’interpénètrent de façon presque imperceptible. Tant la facilité que la difficulté de concevoir sont agréables quand elles sont acceptables ; mais l’une comme l’autre deviennent pénibles quand elles franchissent un certain seuil, et la première devient source de langueur et la seconde d’épuisement. Tout ce qui ouvre et élève l’esprit est agréable, mais un objet peut être responsable de malaise s’il exerce une pression trop forte sur nos facultés. Il n’y a pas lieu de s’étonner, donc, que ce qui plaît à l’un parfois déplaît à l’autre : ces effets contraires peuvent procéder du même principe dans des esprits qui diffèrent en degré de vivacité. Démontrer cela revient dans une certaine mesure à le justifier : et chaque fois qu’il est possible d’établir le degré moyen de vivacité que d’ordinaire les hommes partagent, cela définit dans le cas présent ce qu’est le sentiment juste et son contraire. S’il advient une fois qu’une personne éprouve de l’aversion pour fournir l’effort de concevoir un objet, alors que les autres hommes et lui-même trouvent cela habituellement agréable, ce ne peut être dû qu’à un accès de langueur maladive, dont on peut lui faire prendre conscience, ou à une débilité accidentelle du corps.
10Différentes qualités dans les objets peuvent concerner les mêmes principes de la nature humaine et les affecter d’une manière pratiquement semblable. Signaler le principe touché de la sorte revient à prouver qu’il est naturel et juste, et que ces objets, bien que différents ou opposés par certains aspects, devraient également être jugés favorablement ; et que l’un comme l’autre devraient obliger la personne qui a prêté attention à ce seul principe. Il n’est pas nécessaire de proscrire ni la fable correcte et le sublime régulier d’un écrivain classique ni l’œuvre de fiction échevelée et la grandeur extravagante du conte oriental ; quelque éloigné que soit le degré de leur valeur, chacune de ces œuvres a une valeur réelle ; le plaisir que chacune procure se résout dans une large mesure dans les mêmes principes ultimes de l’esprit, et le fait qu’elles s’y résolvent apporte la preuve suffisante que ce principe est fondé. Des sentiments très dissemblables en apparence se rejoignent en les faisant remonter à un principe simple commun à tous les hommes, tout comme l’on démontre que la montée des vapeurs ou la chute de la pluie sont des phénomènes cohérents qui s’expliquent par les même lois de la pesanteur. En matière de goût, comme dans le monde matériel, les phénomènes sont variés et sujets à mutation ; mais les lois de la nature d’où ils procèdent sont universelles, uniformes et fixes.
11Les lois et principes généraux auxquels doivent en fin de compte se réduire les sentiments du goût sont multiples. L’un d’eux, bien que réel et puissant, peut dans une situation particulière, se voir neutralisé par un autre. La force d’un projectile propulse un corps lourd vers le haut et neutralise l’effet de la pesanteur sans en réduire à néant le principe : l’observation seule de ce phénomène incite à engager des recherches sur la nature de cette force. De la même manière, quand un jugement particulier dans le domaine des beaux-arts semble contredire une loi générale de la nature humaine, la raison en est souvent la suivante : l’effet de cette loi se trouve suspendu par l’effet contraire d’une autre tout aussi authentique : et la découverte et l’explication de cette dernière permettent de comprendre que ce jugement est naturel dans les circonstances dans lesquelles il a été prononcé ; et nous possédons les moyens de déterminer si ces circonstances révèlent un caractère sain ou malade, un exercice libre ou contraint des facultés du goût.
12Si une personne n’a prêté attention qu’à certains de ces principes simples de la nature humaine qui sont à la source de nos plaisirs, elle ne manquera pas de se tromper en expliquant les plaisirs en question. Elle réduira chaque plaisir à l’un ou l’autre de ce petit nombre de principes dont elle a connaissance ; et elle s’efforcera de discréditer un plaisir qui ne peut pas se rapporter à l’un d’entre eux. Telle est l’origine de nombreuses règles de la critique qui contredisent le sentiment et l’expérience. La simplicité, dans quelque système que ce soit, est un point d’excellence : mais une affectation malavisée de simplicité a été responsable, dans tous les domaines de la philosophie, de nombreuses hypothèses infondées. La simplicité authentique ne consiste pas simplement à réduire des phénomènes à un petit nombre de principes, mais à rendre ces principes, par un bon raisonnement inductif, aussi universels et étendus que possible. Si une chose donnée qui plaît réellement ne peut pas se justifier par un principe général jusqu’alors établi, il doit exister quelque autre principe réel dans la nature humaine inexploré jusque-là et auquel on devrait se référer. Une recherche de toutes les sources immédiates ou proches des plaisirs du goût conduite de concert avec leur analyse à la lumière des ultimes principes de l’esprit qui leur donnent leur pouvoir est nécessaire afin d’établir des règles générales d’une autorité indiscutable. Et si l’on remontait aux origines de tels principes et à l’influence particulière qu’exercent ceux d’entre eux qui sont reconnus, le résultat serait un système de règles qui coïnciderait exactement avec les sentiments naturels et purs des individus et qui conviendrait pour les distinguer de ceux qui sont contre nature et viciés.
13La CONNAISSANCE des principes généraux du goût nous donne la faculté, en de nombreux cas, de comparer des plaisirs de genres différents et à décider auquel doit aller la préférence. Que l’un de ces principes soit la source de plaisirs plus intenses que tel autre peut se vérifier dans un nombre incalculable de situations de la vie humaine. Nous faisons quotidiennement l’expérience qu’une difficulté modérée nous procure plus de plaisir que la facilité ; c’est dans l’activité que l’homme trouve son meilleur épanouissement. Cela nous amène à conclure que les plaisirs du goût qui relèvent d’un sens de la difficulté sont supérieurs à ceux qui tiennent de la facilité. Cette conclusion est juste ; dans tous les beaux-arts, c’est l’œuvre qui requiert un effort de la part des facultés de l’esprit qui suscite notre admiration. De même, un objet qui ne répond qu’à l’un de ses principes doit s’effacer devant un autre qui s’accordera d’emblée avec plusieurs d’entre eux. La beauté s’adresse à un plus grand nombre de principes mentaux que la nouveauté et on reconnaîtra universellement en elle un plus haut degré d’excellence. Il n’existe sans doute pas de caractère général grâce auquel les formes inférieures de la poésie peuvent se distinguer plus précisément de celles qui les surpassent autre que celui-ci : elles interpellent moins de principes de notre nature et elles entraînent un exercice plus imparfait de l’âme.
14Ainsi, de même qu’en philosophie naturelle ce ne sont pas les expériences et les observations, mais les conclusions générales qu’on en déduit légitimement qui conduisent à une explication du cours de la nature, de même, en matière d’art, ce ne sont pas les divers sentiments des individus, mais les conclusions justes que l’on en infère concernant les qualités des objets qui conviennent au goût ainsi que les principes mentaux simples dans le mécanisme desquels le plaisir trouve son origine et qui servent de façon immédiate à juger de l’excellence ou de la déficience. Affirmer cela ne revient pas à établir des règles générales contraires au sentiment ; car ces principes se fondent entièrement sur le sentiment, et s’ils sont justes, ils ne peuvent que s’accorder avec le sentiment. C’est sur le sentiment que se fonde toute leur autorité : mais cela n’empêche pas que, après avoir été de la sorte dûment investis de l’autorité, ils peuvent réaliser ce que le sentiment seul ne pourrait faire. Dans tous les domaines du savoir, les règles et les principes généraux nous offrent le grand avantage de pouvoir juger de phénomènes donnés. Si l’on n’avait encore découvert aucune loi de la nature, un grand nombre d’expériences, toutes reprises à l’envi, serait nécessaire pour parvenir avec certitude à une conclusion générale : mais une fois ces lois découvertes, une certaine conclusion s’y rapportant peut souvent se déduire à partir d’une seule expérience consciencieusement conduite ; notre expérience, très limitée dans ce cas précis, devient indiscutable dès lors qu’elle s’appuie sur l’expérience étendue d’où les lois connues de la nature ont déjà été inférées. De la même manière, quand on a pu attribuer l’excellence des beaux-arts à des principes généraux, nous ne sommes pas obligés d’attendre l’avènement d’une approbation universelle avant de pouvoir décider du rang auquel une nouvelle œuvre peut aspirer ; tout homme jouissant d’un goût authentique peut en décider en comparant ce qu’il ressent au fond de lui-même à l’aide des principes bien établis de la critique dans ce domaine ou sous leur autorité. ; lorsqu’il formule son avis avec assurance, il ne caresse pas seulement l’hypothèse que les autres approuveront ou désapprouveront, parce que lui le fait ; mais il prévoit que leur jugement coïncidera avec le sien, parce qu’il perçoit que son avis se justifie à la lumière de ces mêmes principes auxquels se conforme universellement le jugement dans tous les autres cas.
15Chez ceux qui sont dépourvus de goût, les règles et principes généraux, si justes soient-ils, n’en pallieront pas l’absence. Chaque fois qu’ils prétendent juger, ils ne manquent pas de se tromper : non pas parce que les principes et les règles sont inutiles, mais parce qu’ils sont incapables de les appliquer au cas qui les intéresse. Bien qu’une personne connaisse toutes les lois du mouvement, elle ne saura pas rendre compte d’un phénomène avant de l’avoir préalablement observé : pour ce qui est des phénomènes de l’excellence ou de la déficience dans quelque œuvre d’art que ce soit, seul le goût peut nous amener à les percevoir ; si après cela les principes généraux peuvent nous donner de l’assurance, que notre manière de percevoir soit bonne ou mauvaise, qu’elle soit singulière ou qu’elle s’accorde avec celle d’autrui, c’est tout ce qui est requis pour qu’ils puissent être considérés comme le critère du goût qui s’impose immédiatement.
16La SOUMISSION à leur autorité dans cette mesure ne saurait tendre à réprimer la sensibilité, à calmer les ardeurs ou à amoindrir les plaisirs du goût. Elle ne substitue en aucune manière la froideur du débat et de l’analyse à la chaleur enchanteresse des sensations. Elle nous permet de donner libre cours à tous les sentiments qu’une œuvre nous inspire ; elle exige même de nous que nous leur donnions libre cours afin que nous puissions nous faire une idée authentique de ses caractéristiques. Tant que les sens sont convoqués, la réflexion se trouve dans une large mesure suspendue et il est fait peu de cas des principes généraux même par ceux qui les connaissent le mieux. C’est une fois que les sens ont accompli leur œuvre, c’est après que nous avons éprouvé des émotions, c’est lorsque nous en venons à passer en revue ce que nous avons ressenti, que nous trouvons une raison de suspecter que cela doit être corrigé ou, quand nous sommes enclins à justifier notre sentiment, que nous nous souvenons des principes généraux auxquels il devrait se conformer. Tant que l’on s’en remet pleinement au sentiment, l’application de ces principes dans ce contexte ne peut pas effectivement intervenir. Mais si l’habitude d’examiner nos sentiments à leur lumière nous conduit à conjuguer notre attention à leur égard avec les premières manifestations de la sensation, alors sa vivacité ne s’en trouvera pas étouffée ni sa ferveur tempérée. Cette habitude améliorera toujours ce que nous ressentons et accordera plus de hauteur aux plaisirs d’un goût juste ; en nous donnant une idée de leurs causes, elle ajoutera un nouvel ingrédient ; en nous faisant prendre conscience de leur rectitude, elle nous encouragera à nous abandonner avec une confiance sans limites à l’admiration et au plaisir. Les plaisirs sains de la critique ne peuvent jamais nous laisser nous fourvoyer dans la tâche ingrate de mettre en question tous nos sentiments agréables : ils vont généralement nous permettre de les approuver autant que nous nous en délectons ; et s’il advient qu’ils les condamnent, ce n’est que pour nous préparer à en accueillir de plus raffinés.
17La recherche de principes généraux et l’estime dans lesquels on les tient en tant que critères et mesures de l’excellence, loin d’étouffer la flamme ou de confiner le génie dans des limites étroites, contribueront de façon plus efficace à les élever et à les ouvrir. D’une personne qui se contente d’observer et d’admirer un certain nombre de curieuses machines, le plus que l’on peut attendre est la réalisation d’une machine semblable : ce n’est pas seulement de celui qui, que ce soit grâce à sa sagacité naturelle ou par l’étude, a acquis une compréhension générale des principes de la mécanique que nous pouvons attendre l’invention de nouvelles machines différentes, voire une amélioration notable des premières. Il doit en aller de même pour ce qui est des beaux-arts. Toute œuvre se limite nécessairement à la poursuite d’une seule fin et à la production d’une seule forme de plaisir, et elle ne peut accueillir qu’une gamme particulière de moyens pour parvenir à ce but. Celui qui ne recherche d’autre critère d’excellence que ce qui a déjà plu concentrera naturellement son attention sur ces œuvres que l’admiration universelle a distinguées, il se sentira obligé de les considérer comme ses modèles exclusifs, il s’efforcera de produire les mêmes effets par les mêmes moyens ou par des moyens aussi proches que possible. S’il a assez de génie pour ne point sombrer dans une imitation servile, il n’en demeure pas moins qu’il est un imitateur de talent : chaque fois que l’originalité de ses propres facultés tendra à l’engager dans une voie nouvelle, son aventure se trouvera contrariée par l’idée que ce serait là un écart par rapport au cours que les hommes ont de concert approuvé. « J’ai longtemps pensé, écrit un écrivain distingué2, que les Modernes suivent trop aveuglément les Anciens ; et, bien que je vénère au plus haut point maintes œuvres qu’ils nous ont léguées, je n’en suis pas moins enclin à penser qu’ils sont responsables de la perte d’excellentes œuvres originales. Tandis que l’on estime que c’est un honneur suffisant que de se situer dans leur sillage, le génie se trouve entravé dans ses envolées et maintes belles perspectives demeurent inconnues dans les étendues infinies de l’imagination. Ainsi, si Virgile s’en était davantage remis à sa force originelle, les Romains, peut-être, auraient pu compter un poème épique original dans leur langue. Mais Homère était considéré par ce poète admiré comme l’objet sacré de son attention première et essentielle ; et il semblait penser que le triomphe le plus noble du génie était de se voir paré des dépouilles de ce chef glorieux. » La connaissance des sources ultimes de nos plaisirs tend directement à renverser cette tyrannie du précédent et à libérer le génie des entraves dans lesquelles il voudrait l’enfermer. Cette connaissance peut permettre à une personne de comprendre que l’on peut aspirer à des fins, que l’on peut procurer d’autres formes de plaisirs considérablement différents de ceux auxquels se sont exercé des artistes qui ont précédé ; mais que ces nouveaux plaisirs s’accordent tout autant avec les principes naturels de l’esprit et qu’ils sont tout aussi enchanteurs, et voilà que, partant, les arts se trouveront enrichis par une nouvelle espèce de composition. Ou bien encore, cette connaissance conduira cette même personne à découvrir qu’une fin qui a été souvent recherchée pourra être atteinte avec tout autant de succès par d’autres moyens que par ceux auxquels on a eu jusqu’alors recours, qu’elle pourra se trouver incitée à mettre ces derniers à l’épreuve et qu’ils ouvriront de la sorte la voie menant à une agréable variété d’exécution. Dans un cas comme dans l’autre, la connaissance pousse l’imagination à explorer des chemins vierges qui occultent la déférence à l’égard de ce qui a été approuvé universellement et qui lui aurait interdit pareille entreprise. Qu’il ait été éclairé par une compréhension hors du commun des sources multiples des plaisirs humains ou qu’il se soit appuyé sur une confiance inébranlable en ses propres capacités, Milton, c’est chose certaine, s’est aventuré avec succès dans un genre de poésie à maints égards tellement différent d’autres genres qui avaient vu le jour auparavant qu’on en est venu à juste titre à se demander si on peut qualifier sa poésie d’héroïque ou si on peut la réduire à l’une des espèces définies par la critique. Parfait connaisseur de la poésie épique de l’Antiquité, remarquablement sensible à toutes ses beautés, adhérant à ses principes tant qu’ils sont réellement universels et indispensables, l’imitant dans la structure artificielle de la fable, dans l’unité du dessein, dans la splendeur de la diction, il s’en est écarté avec audace en concevant une action spécifiquement différente, en la faisant reposer sur des agents spirituels et surnaturels, en mettant en scène des personnages qui n’ont jamais appartenu à la sphère de l’expérience humaine, et à faire en sorte que l’ensemble maintienne l’esprit du lecteur dans un état d’étonnement plutôt que dans un état d’admiration.
18Si les observations grâce auxquelles nous nous sommes efforcé de montrer que des principes scientifiques découlant du critère d’excellence le plus précis sont correctement fondées, elles justifieront le fait que nous accordons une importance majeure aux recherches philosophiques sur les objets et sur les causes de nos émotions. Ce ne sont là ni amusements de gens oisifs ni divertissements de personnes prenant plaisir à spéculer. Nos observations ne reposent pas sur le plaisir de satisfaire la curiosité en dévoilant les ressorts intimes de nos sensations. Leur utilité est réelle et couvre un domaine étendu. Elles stimulent le génie et contribuent à l’épanouir. Elles concourent à maints égards à faire progresser le goût ; elles éveillent son attention, corrigent ses erreurs, et éclairent les sentiments tout en leur donnant une assise : et lorsque les avis d’individus diffèrent, elles parviennent souvent à les concilier, à les expliquer presque toujours et à déterminer lequel d’entre eux mérite la préférence. Les principes établis par ce moyen présentent des garanties de certitude aussi indiscutable et de précision aussi exacte que ceux de n’importe quelle science. Si l’imperfection humaine permettait à ces principes d’être universels au point d’englober les causes simples et ultimes de nos plaisirs, et si la faillibilité humaine pouvait être préservée de l’erreur quand elle les applique, ils suffiraient à écarter toute difficulté, à résoudre tout problème concernant la valeur des œuvres de goût.
Notes de bas de page
1 C’est le dessein avoué de d’Alembert dans ses Réflexions sur le goût (112) de prouver que la philosophie revendique à juste titre son autorité dans la définition d’une norme du goût et de suggérer quelques règles et quelques précautions concernant son application. Et l’auteur ingénieux des Éléments de critique (113), après avoir accordé à l’approbation du plus grand nombre tout le poids qu’elle pouvait avoir à ses yeux, conclut en se référant aux principes généraux de la nature humaine, scientifiquement étudiés, que ce sont ces principes qui devraient régir le goût des individus, considérés comme la norme à laquelle il accorde toute sa confiance, et qu’il juge moins susceptible de se fourvoyer que n’importe quel choix opéré par des personnes capables de juger ; et il laisse entendre que fixer les fondements de cette branche du savoir, c’est-à-dire en d’autres termes, fixer un tel critère, est le but avoué de cette œuvre. Fin du chap. xxv. Cette remarque me semble parfaitement juste et bien fondée, et se trouvera peut-être confirmée et illustrée par les remarques que je développe ici.
2 Correspondance de Fitzosborne, lettre 5.
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