Section IV. Que l’approbation universelle n’est pas la norme immédiate du goût
p. 227-238
Texte intégral
1D’autres, admettant comme une réalité la variété du goût chez les hommes par rapport à tel ou tel objet, ont supposé qu’une norme peut néanmoins s’inférer immédiatement de l’expérience de leur opinion concernant ces objets1. Certaines choses ont procuré universellement du plaisir en tout temps et en tout lieu : ces choses possèdent une beauté véritable et universelle. Il y a d’autres œuvres sur la valeur desquelles il n’existe pas d’accord universel et celles-ci doivent s’estimer à l’aune de l’opinion de la majorité. Tout ce qui est universel dans l’humanité doit lui être naturel ; tout ce qui est général doit de la même manière passer pour naturel, bien que l’on puisse rencontrer quelques exceptions. Ce qui est naturel à une espèce donnée, nous le considérons nécessairement juste, et toute déviance à cet endroit observée chez des individus est jugée comme une imperfection. Nous en concluons donc, sans hésiter et sans imaginer qu’il soit nécessaire de chercher d’autres raisons pour fonder notre conclusion, que tout ce qui a flatté le goût des hommes de façon universelle, ou même de façon générale, est, selon la constitution originelle et déterminée de la nature humaine, fait pour plaire et le contraire pour déplaire, et qu’il produira respectivement les mêmes effets chaque fois que l’on aura affaire à un esprit sain. Mais en recherchant dans l’expérience quelle est la nature humaine commune ou ce qu’est un esprit sain en relation avec les questions du goût, nous n’avons pas à solliciter les sentiments de chaque individu. Nombreux sont ceux qui, enfermés dans le travail incessant requis par les exigences de la vie, ou engagés dans des recherches qui donnent à toutes leurs pensées une direction différente, sont empêchés d’accorder, ne serait-ce qu’une fois, la moindre attention aux œuvres artistiques ; chez beaucoup, le goût n’a pas eu l’avantage d’être instruit par l’éducation, la pratique et la réflexion ; chez beaucoup, les bonnes dispositions originelles se sont vues perverties par les préjugés, par des imitations malavisées, de mauvaises habitudes, par la corruption des mœurs et toutes autres choses du même genre ; certains sont naturellement dépourvus de goût et se trouvent particulièrement privés de ses principes : et il nous faut exclure toutes ces personnes pour nous faire une opinion de ce qui en général plaît ou déplaît dans le domaine de l’art. On ne prendra en compte que les sentiments des gens dont le goût est bon par nature, qui ne l’ont pas laissé se vicier, qui l’ont cultivé par l’étude et la conversation et par une connaissance telle des œuvres d’imagination qu’elle leur permet de faire des comparaisons entre elles et de juger aussi bien de leur valeur relative que de leur valeur intrinsèque : et les sentiments, même de personnes ainsi qualifiées, doivent être considérés par rapport à une œuvre particulière, seulement quand elles en sont venues à l’examiner avec sérénité, avec un état d’esprit propre à accorder à ses diverses beautés comme à ses défauts la part qui leur revient ; et lorsqu’elles l’ont examinée avec attention, quand elles l’ont étudiée posément et parcourue selon des angles différents. De cette manière, les personnes qui méritent l’attention pour la question qui nous intéresse ici se réduisent à un petit nombre ; parmi elles il existe presque une uniformité de jugement dont la convergence détermine la valeur et le rang de toutes les œuvres. Le nombre de juges compétents varie également en fonction de la nature de l’œuvre soumise à leur examen ; ils sont moins nombreux ceux qui peuvent avancer une opinion sur l’Iliade ou sur l’Énéide que ceux qui peuvent apprécier un poème moderne dans leur langue maternelle ; moins nombreux ceux qui savent évaluer un tableau qu’un poème ; et à certains endroits et à certaines périodes, les juges compétents dans quelque art que ce soit sont moins nombreux que dans d’autres. Lorsqu’une nouvelle œuvre apparaît, le jugement du public la concernant demeure un certain temps en suspens, mais il ne manque jamais d’être prononcé en fin de compte selon la valeur réelle de l’œuvre et, soit il se voit accorder la réputation qui lui revient, soit il se trouve condamné à l’oubli. Quelques beautés ou défauts d’une œuvre peuvent de prime abord échapper à l’attention de beaucoup, mais ils ne peuvent pas leur échapper définitivement ; ceux qui les ont observés les signalent aux autres ; et dès qu’on s’y intéresse, ils en viennent à être reconnus par tous. Tous les goûts ne font pas preuve d’une vigilance égale ; de même que certains yeux voient plus loin et d’autres plus près, de même un goût perçoit plus rapidement et un autre plus lentement, et dans chaque cas les objets se présentent de façon différente lors de leur première apparition ; mais une fois l’objet examiné sous l’éclairage et sous l’angle qui conviennent aux organes des juges, les deux formes de perception se rejoignent. Certains peuvent être disposés favorablement ou défavorablement à l’égard d’une œuvre, mais ils sont si peu nombreux par rapport au grand public que leur voix est à peine audible et qu’elle ne peut pas empêcher que soit prononcé un jugement impartial. Un esprit partisan ou d’autres circonstances passagères ou locales peuvent faire qu’une œuvre insipide coïncide avec leur point de vue, ou qu’elle fasse obstacle à la réception d’une œuvre méritoire qui va à l’encontre de leur opinion : mais cela ne dure qu’un temps ; ces circonstances arrivent rapidement à leur terme et alors la première œuvre est traitée avec le mépris qui s’impose tandis que la seconde s’élève au rang qu’elle mérite dans l’estime générale. Il y a toujours des hommes qui se distinguent par la force, la culture et l’impartialité de leur goût, et leurs sentiments se diffusent graduellement auprès des gens qui les approuvent et les adoptent. Le jugement du public qui provient ainsi du sentiment, de l’effet, tel qu’il le ressent, qu’une œuvre a sur lui, de l’expérience qu’il a de son aptitude ou de son inaptitude à plaire, doit être considéré comme le sens général de l’humanité et constitue la seule preuve et la seule norme de la valeur ou de la médiocrité en matière de beaux-arts. Les œuvres qui ont fait l’objet d’une désapprobation après un examen scrupuleux de la part des contemporains ont rarement une grande réputation auprès de la postérité ; et les œuvres qui ont été approuvées sérieusement dès leur apparition n’ont jamais été désapprouvées par la suite et même si, étant donné que leur ont succédé des œuvres d’une valeur largement supérieure, elles produisent moins d’engouement qu’elles ne le faisaient auprès de ceux qui ne connaissaient rien de mieux, et c’est peut-être ce qui a empêché qu’on ne continue pas à les étudier de façon permanente. L’opinion des critiques, bien qu’elle s’appuie sur des règles et des principes généraux, n’est d’aucune autorité face à ce sens universel de l’humanité. Quand le sentiment est clair et bien défini, on peut s’en remettre à lui sans le moindre risque d’erreur ; mais en inférant des conclusions générales, sur ce sujet ou sur n’importe quel autre, des erreurs sont fréquemment commises. Le travail du critique consiste seulement à rechercher les causes de ces plaisirs ou aversions que les œuvres d’imagination produisent chez les hommes ; le critique n’a, en aucune manière, le droit de décider que ce qui plaît n’est pas bien et que ce qui déplaît n’est pas mal : si dans le premier cas on a affaire à une transgression des règles énoncées par les critiques, cela prouve simplement que ces règles sont arbitraires et mauvaises. Les condamnations des critiques, fondées sur un débat serein, peuvent retarder l’approbation par le grand public d’une œuvre de valeur en empêchant certains d’y prêter attention, en faisant naître en eux un préjugé défavorable tandis qu’elles conduisent d’autres à se méfier de leur propre goût : mais elles ne peuvent pas de façon absolue et définitive y faire obstacle ; le jugement du sentiment peu à peu l’emporte sur celui de la critique ; les critiques ont des désaccords entre eux et cela fait que l’opinion du grand public prévaut plus rapidement ; les critiques eux-mêmes s’y soumettent, ou, si un petit nombre d’entre eux continue à s’obstiner, on ne fait pas cas d’eux et l’opinion du public finit toujours par triompher.
2La plupart des gens semble vouloir s’en tenir à cet aspect de la norme du goût. Elle n’apparaît pourtant pas franchement satisfaisante. Les remarques qui suivent ont pour but de montrer en quoi ce point de vue souffre des exceptions, et de signaler de quelle manière on peut dégager de la philosophie une norme plus précise.
3S’il est certain que certaines œuvres ont été universellement appréciées en tout temps et en tout lieu, il serait absurde d’affirmer qu’on ne devrait pas leur accorder notre approbation. Cela reviendrait à contredire l’expérience universelle dans un cas dans lequel l’expérience est le seul fondement d’un jugement légitime. Certains, ici et là, se sont aventurés dans de telles contradictions à propos d’œuvres qui ont reçu l’approbation la plus étendue et la plus unanime : mais il a presque toujours été facile de découvrir la cause de leur singularité. Scaliger s’évertuait à déprécier Homère, mais il y était poussé par sa partialité envers son compatriote Virgile. Il fut à la mode pendant quelque temps chez un groupe de Français de refuser le moindre mérite aux Anciens : mais c’était afin d’exalter un certain nombre d’écrivains favoris qui avaient adopté un style si différent qu’eux-mêmes et les Anciens ne pouvaient pas faire l’objet d’une même admiration. La découverte de pareils motifs exclut ces personnes du nombre de témoins impartiaux et de juges compétents. Leur opinion personnelle ne constitue pas une objection au jugement unanime de l’opinion. S’il n’existe pas d’autre objection, l’auteur ou l’artiste possèdent à coup sûr une excellence authentique : le fait qu’ils aient été partout et en tout lieu jugés excellents en est la meilleure preuve.
4Mais existe-t-il une œuvre dont nous ayons vraiment la preuve de l’excellence ? J’en doute. L’Iliade d’Homère, les tragédies d’Euripide et de Sophocle, les discours de Démosthène étaient jugés favorablement par les Grecs éclairés, étaient admirés par les Romains, et les Modernes s’en délectent et les étudient toujours. Mais cela signifie-t-il que ces œuvres ont reçu un agrément en tout temps et en tout lieu ? Pas du tout. Il ne s’agit que de l’agrément des nations européennes et de quelques autres proches d’elles et qui partagent des sentiments et des mœurs semblables. Mais il est des régions en Orient, beaucoup plus vastes que l’Europe et beaucoup plus peuplées qui ne se sont jamais prononcées en faveur de ces œuvres. Et chez elles aussi, la poésie et l’éloquence ont connu un plein épanouissement : elles ont produit des œuvres dans chacun de ces arts et qui ont reçu, sur un nombre de siècles aussi important, un jugement favorable étendu et unanime. Dans ces œuvres nous reconnaissons la flamme du génie, mais nous condamnons un nombre incalculable d’irrégularités et d’extravagances. Si les gens de ces contrées connaissaient les œuvres que nous admirons, ils ne manqueraient certainement pas de les condamner avec la même sévérité. Voilà donc deux groupes, égaux en nombre, également unanimes et qui avancent des opinions contraires. Sur quoi nous fonder pour accorder la préférence à l’un plutôt qu’à l’autre ? Allons-nous écarter le jugement des Asiatiques en décrétant qu’ils sont dépourvus de cette pondération de la raison, de cette pureté du discernement, de cette élégance de l’esprit, de cette simplicité du plaisir, d’une familiarité étendue avec toute une variété d’arts qui sont autant d’éléments nécessaires pour conférer de l’autorité à leurs sentiments ? Mais les autres, à leur tour, ne refuseront-ils pas l’autorité de notre jugement dès lors qu’il procède d’une imagination maîtrisée, d’une froideur d’esprit, d’une précision dans la pensée ou d’émotions émoussées ? Et à juste titre, si la question est telle que seul le nombre des suffrages peut y répondre. Si, par conséquent, une approbation universelle ou même générale est la clef de voûte de l’excellence authentique, une telle excellence n’existe pas ; cette clef de voûte, si prometteuse qu’elle soit en apparence, se dissipe dès qu’on la met en application, comme si elle n’était que l’effet de certains de ces ensorcellements dans lesquels excellent les magiciens des récits orientaux. Les œuvres de grande valeur ne peuvent espérer de meilleur jugement que celui de la majorité : et dans tous les cas il sera difficile, sinon impossible, d’affirmer avec certitude de quel côté penche cette majorité. Si, malgré cette incertitude, la valeur relative des œuvres dont la réputation est également établie dans différentes contrées, peut être précisée, ce ne peut l’être que par la critique et la philosophie. Pour ce qui est de la musique et de l’architecture de pays lointains sans liens avec nous, ces remarques s’appliquent encore plus qu’à leur poésie. Elles peuvent également s’appliquer dans une certaine mesure, bien que peut-être pas de façon égale, à la peinture.
5Mais supposons, en nous appuyant sur une approbation générale ou universelle, qu’il serait juste de ne prendre en compte que ces nations qui ont connu le progrès parce qu’elles sont entrées en contact avec la vie artistique de l’Europe. Il s’agit là en effet d’une liberté que nous prenons toujours sans nous préoccuper sérieusement de savoir si elle est vraiment justifiée. Et pourtant, malgré cela, pareille approbation générale ne constituerait pas une norme de la valeur juste et impartiale. Il n’est pas impossible, et il nous faut donc évoquer ce cas, qu’une œuvre de grande excellence dans quelque art que ce soit, soit le fruit d’un génie singulier dans un pays obscur et insignifiant et qui n’a aucun lien ni n’entretient de rapports avec l’étranger : cette œuvre ne bénéficierait que d’une approbation très limitée. Une œuvre qui ne la surpasserait pas en excellence mais appartenant à une région du monde plus connue, recevrait un accueil favorable incomparablement plus étendu. À partir du cas que nous venons d’évoquer, les poèmes de Camoens (107), bien qu’ils aient été appréciés par des juges compétents qui les avaient lus, n’étaient connus que d’une minorité ; et jusqu’à très récemment, les poèmes d’Ossian sont demeurés presque totalement inconnus (108). Si l’étendue du jugement favorable qu’une œuvre recueille dépend à ce point de la célébrité du pays où elle a vu le jour, et qu’en d’autres circonstances sa bonne réception soit accidentelle ou fortuite, elle ne peut à elle seule ou immédiatement servir de mesure à sa valeur intrinsèque. On dira peut-être que les œuvres dont l’excellence est authentique recevront un accueil favorable sitôt qu’elles seront sauvées de leur obscurité accidentelle. Mais avant que cela se produise, la minorité qui les connaît n’a-t-elle pas les moyens d’apprécier le degré de leur valeur ou de justifier son espoir de les voir favorablement accueillies en conséquence ? Cette même minorité ne peut justifier son attente qu’en appliquant à ces œuvres les principes généraux qui relèvent de la critique ou de la philosophie. Il se peut que cette attente soit déçue. Si tel est le cas, pouvons-nous en conclure avec certitude que cette minorité s’était méprise dans son jugement d’excellence ? Nous ne le pouvons pas dans tous les cas : la valeur même de telles œuvres peut nourrir cette déception. Plus elles sont originales, moins elles seront proches des œuvres que les gens ont l’habitude d’admirer ; l’habitude les empêchera d’apprécier leurs beautés. Des lectures répétées peuvent émousser le préjugé : mais quand les hommes éprouvent déjà suffisamment de plaisir en compagnie des œuvres que leur culture les a préparés à apprécier, ils ne sont pas toujours disposés à fournir l’effort nécessaire pour corriger leurs préjugés et pour aller à l’encontre de leurs habitudes. Ainsi, des œuvres ayant vu le jour dans l’hypothèse que nous avons envisagée risquent de se voir empêchées de jamais se hisser, dans l’opinion générale, au rang qu’elles méritent de tenir. Si elles peuvent y parvenir, ce sera probablement grâce à l’enseignement du véritable critique qui dévoilera leurs beautés singulières et qui préparera le goût du grand public à les accueillir. Mais même si son entreprise n’était pas couronnée de succès, son enseignement n’en serait pas moins parfaitement valable et son objet du meilleur aloi.
6Cela mérite que l’on fasse particulièrement remarquer que l’approbation du grand nombre ne peut jamais s’appliquer, avec quelque degré de précision, comme norme servant à comparer les œuvres anciennes et modernes, tout au moins pour ce qui concerne ces arts qui ont recours au langage. Ces derniers sont nécessairement dépourvus de la reconnaissance séculaire dont les premières œuvres ont bénéficié, et l’on ne peut par conséquent que les juger inférieures sans pousser plus en avant notre analyse, si le fait d’avoir toujours plu est un critère essentiel de l’excellence la plus authentique. De la même manière, on se trouve dans un domaine très différent quand on en vient à analyser comment les œuvres gagnent la reconnaissance des nations. La langue des Anciens est presque également comprise dans tous les pays policés d’Europe, et, partant, ses beautés peuvent être également appréciées par les juges compétents de toutes ces nations. Les langues modernes jouissent généralement d’une réception plus limitée. À cet égard les Anciens, indépendamment de leur mérite, en raison de la nature même de la langue qu’ils utilisent, trouveront naturellement et simultanément une réception plus étendue que les Modernes. Cette situation a contribué à leur conférer un degré d’estime, peut-être supérieur à celui auquel ils peuvent justement prétendre. On dira que certaines langues modernes sont étudiées et comprises par autant de nations que n’importe quelle langue de l’Antiquité et qu’elles feront par conséquent connaître les œuvres écrites dans ces dernières pour qu’elles soient appréciées par un aussi grand nombre ; on peut répondre que cela ne fera qu’ajouter une nouvelle difficulté quand on comparera ces œuvres avec celles écrites dans d’autres langues modernes. Il ne fait pas de doute que les bons auteurs dans une langue donnée encouragent les étrangers à l’étudier ; mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi elle reçoit un accueil de grande ampleur : la primauté de la langue française ne peut pas seulement s’attribuer à l’excellence inégalée des écrivains français ; il y a d’autres causes qui plaident en sa faveur. Mais cette primauté étant établie pour quelque raison que ce soit, elle permet à un très grand nombre de gens de juger avec compétence les écrivains français qui sont eux-mêmes incapables de s’exprimer sur les meilleurs écrivains des autres pays. Mais un avantage si fortuit ne saurait décider de leur supériorité. Par ailleurs, des œuvres écrites dans la langue de quelque pays que ce soit, bien que nécessairement limitées pour ce qui est du jugement favorable d’autres nations, ont un avantage considérable pour se faire apprécier selon un point de vue qui ne relève pas de l’espace. Elles seront, dans le pays qui les concerne, comprises par un plus grand nombre et elles recevront par conséquent un accueil général plus important que ne le peuvent les œuvres étrangères ou celles de l’Antiquité : elles seront également plus parfaitement comprises, et pour cette raison, appréciées avec plus de plaisir et tenues en plus haute estime. Si les Anciens conviennent à beaucoup de juges compétents de nombreuses nations, il est possible qu’un Moderne convienne à tout un aussi grand nombre. Selon quelle règle le poids des suffrages peut-il se déterminer ? En un mot, si nous faisons de l’estime générale le seul critère de l’excellence, les difficultés qui surgissent quand on compare les Anciens avec les Modernes, ou les écrivains d’un pays avec ceux des autres, nous semblons nous trouver confrontés à un problème inextricable. Si leur valeur relative peut être d’une manière ou d’une autre établie, ce doit être en leur appliquant certains principes généraux procédant de la critique et de la philosophie indépendamment des avantages ou des inconvénients fortuits qui les concernent.
7Les observations que nous avons mises en avant pour ce qui est de la difficulté de confirmer une approbation universelle ainsi que pour celle de l’appliquer comme critère des œuvres de goût concernent même celles qui ont déjà reçu le plus haut degré de louanges : mais comme proportionnellement aucune œuvre ne peut se prévaloir d’une approbation universelle, ce sont les plus prisées qui l’emportent.
8Si, cependant, l’approbation générale, une fois obtenue, pouvait être considérée comme le critère de l’excellence, il demeurerait encore une autre difficulté. Aucune œuvre nouvelle ne peut recevoir un accueil favorable universel et immédiat : c’est un parcours lent qui requiert un temps considérable pour parvenir à maturité. Pendant ce temps, la valeur intrinsèque de l’œuvre ne varie pas au fil des ans : mais il n’y aura aucun moyen à notre disposition pour la jauger. Tout homme doit-il alors suspendre son jugement jusqu’à ce que le plus grand nombre soit préparé à donner son avis d’une seule voix ? Doit-il obstinément refuser tout crédit à ses propres sentiments et à son discernement en attendant le moment où le public fera connaître les siens ? Cela ne s’accorderait pas dans une certaine mesure avec l’autorité du sentiment que l’on prend pour critère. Mais cela aussi se révèle dans de nombreux cas impossible : lorsqu’un homme, sachant ce qu’est le bon goût, se délecte devant une œuvre nouvelle, il n’hésite pas à déclarer qu’il la trouve excellente sans attendre le verdict du public ; et il attend avec confiance que ce verdict vienne confirmer son opinion. Sa confiance ne s’appuie pas simplement sur ce qu’il ressent ; il a des raisons pour la justifier ; il avance que cette œuvre possède des beautés égales ou supérieures à celles qui ont reçu jusqu’ici l’agrément du grand nombre. Le fait qu’il mette en avant de telles raisons implique qu’il admet que le sentiment peut être mis à l’épreuve de principes généraux et que son autorité est fondée lorsqu’il s’accorde avec eux. Avant que le Paradis perdu de Milton parvienne à s’extraire de l’obscurité, Denham (109) et Dryden (110) avaient déjà exprimé sans réserve leur admiration pour cette œuvre ; et quand le premier déclara que c’était le poème le plus noble jamais écrit dans quelque langue que ce soit, et que le second lui accorda sa préférence non seulement par rapport aux œuvres contemporaines, mais aussi par rapport à celles de l’Antiquité, l’un et l’autre donnaient à entendre que leur jugement se fondait sur des principes généraux permettant de comparer ce poème avec d’autres.
9Bien que l’on fasse de l’approbation universelle ou du grand nombre le critère de l’excellence, celle-ci se réduit en fait à l’approbation d’un nombre limité de personnes. Les multitudes n’ont pas droit au chapitre étant donné qu’elles sont pour une raison ou pour une autre inaptes à juger ; l’élite affirme sa préséance et ce qui convient à son goût bien fondé et cultivé se devrait de convenir à tous ; quiconque se trouve en désaccord ne devrait imputer sa situation qu’à son propre manque de goût. Une autorité si absolue et si incontrôlée se devait d’être clairement établie. Mais lorsqu’il s’agit de déterminer quelles sont les personnes aptes à l’exercer, il ne peut que surgir des difficultés susceptibles de la rendre floue d’une certaine manière. Il ne fait pas de doute que le goût authentique l’emportera graduellement en raison de sa force et de son influence originelles. Mais doit-on attendre que cela se produise avant de pouvoir juger avec quelque probabilité ce qu’est le goût authentique et ce qui ne l’est pas ? N’y a-t-il pas d’autres moyens d’évaluer le bien-fondé du goût d’une personne si ce n’est la confirmation de ses avis ? S’il en existe, ils doivent procéder soit d’une recherche philosophique des caractéristiques du goût authentique, soit des arguments que cette personne avance pour étayer ses opinions dont elle ne peut se prévaloir que par le concours de principes généraux qui constituent un recours possible contre de simples sentiments. Mais supposons que ce petit nombre de gens ait l’autorité nécessaire pour prononcer un jugement définitif, de quelle manière ce jugement se communique-t-il au grand nombre et obtient-il son assentiment ? Il ne peut pas requérir son accord implicite ; d’où qu’il vienne, il continue à être le jugement particulier d’un petit nombre. Il peut agir par une sorte de contagion, en retenant l’attention des gens et en la faisant porter sur ce qui aurait pu leur échapper, il peut faire en sorte que leur propre goût s’exerce dans la même voie. Mais il peut aussi gagner du terrain, et c’est souvent le cas, en prouvant qu’il n’est pas arbitraire, en se fondant sur des arguments, en ayant recours à quelques règles générales de la critique ou à quelques principes généraux de la nature humaine. C’est de cette manière qu’Addison fit l’éloge des beautés de l’œuvre de Milton et c’est aussi de la même façon que l’admiration pour Shakespeare s’est accrue, s’est étendue et a trouvé sa justification2.
10Il n’est pas d’œuvre d’art qui soit absolument parfaite : les beautés et les défauts, ce qui est excellent et ce qui est déficient s’entremêlent : et parfois les uns comme les autres se rencontrent en grand nombre. Dans ce cas, tout ce que l’on peut attendre du simple sentiment, c’est d’éprouver du plaisir devant les premières et du déplaisir à propos des seconds. Le jugement fondé sur le seul sentiment ne peut parvenir qu’à un certain nombre d’approbations ou de désapprobations isolées et sans rapport les unes avec les autres, ou bien à une vague approbation ou désapprobation de l’œuvre dans son ensemble. Pour que l’une et l’autre soient claires, pour parvenir à un jugement concluant sur l’œuvre, pour lui attribuer la place qui lui revient dans l’échelle du mérite, nous devons au moins réfléchir à diverses choses que nous éprouvons, quelles sont les différentes parties ou qualités de l’œuvre qui provoquent plaisir ou aversion ; il nous faut évaluer l’importance de l’un et de l’autre ; nous devons comparer leur poids respectif et en situer les excès avec précision. Même cela implique, sans que ce soit suffisant, la nécessité et la légitimité du raisonnement et du débat. Ce que nous ressentons est éphémère et fluctuant ; ce n’est pas chose aisée que de le préciser et de bien le définir au point de pouvoir l’évaluer avec exactitude, ou de comparer nos élans, de les mettre en regard avec précision. Pour faire en sorte que notre jugement sur une œuvre entière soit précis, il nous faut cerner les causes de ce que nous ressentons afin d’y réfléchir ainsi que les qualités qui en sont à l’origine, ces dernières étant plus stables et plus définies ; nous pouvons les contempler de façon plus assurée, les évaluer plus justement, les confronter plus finement et préciser leurs proportions avec plus d’exactitude. Mais l’abstraction avec laquelle ces qualités sont analysées, les recherches qui nous permettent de remonter aux causes de ce que nous ressentons échoient à juste titre aux domaines de la critique et de la philosophie. C’est, de la même manière, par une comparaison, non pas entre nos sensations elles-mêmes, mais entre leurs causes, que nous pouvons juger avec précision de l’excellence relative de différentes œuvres.
11Ce que l’on dit à propos de l’éducation du goût du public et de son autorité comme critère d’excellence puise une grande partie de sa plausibilité dans l’opposition soigneusement entretenue, sans raison, entre le critique et l’homme de goût. Le critique est censé être une personne totalement dépourvue de goût, incapable d’éprouver des sentiments et qui, avec une froideur absolue, examine une œuvre à la lumière de certaines règles mécaniques établies dans l’indifférence de ce qui plaît ou déplaît, voire souvent en contradiction avec cela. Qu’une telle personne devrait soumettre son avis à celui de telle autre qui a des sensations vives et bien affirmées, qu’elle ne peut prétendre à la moindre déférence, on l’admettra volontiers. Mais il ne s’ensuit nullement que les avis de la critique authentique sont dépourvus d’autorité, ou que les principes généraux, dûment étudiés et établis, ne peuvent pas être un critère d’excellence plus sûr que de simples sensations de plaisir ou d’aversion sans ordre ni explication. Dans ce qui compose la nature du critique authentique, le premier ingrédient est la fermeté du goût3. S’il faut distinguer le critique de l’homme de goût, ce doit être en n’appliquant cette dernière qualification qu’à une personne aux émotions fortes mais qui ne peut pas expliquer ce qui précisément lui plaît ou lui déplaît ou de quelle manière ses émotions se manifestent. Mais avec pareille restriction, peu de gens seront disposés à situer l’autorité de l’homme de goût au-dessus de celle du critique. C’est le critique, c’est celui qui non seulement éprouve des émotions fortes, mais qui est aussi capable de réfléchir sur ses émotions, de les évaluer, de distinguer les objets qui les provoquent, de remonter à leurs causes qui a la légitimité naturelle de l’emporter pour donner son avis sur les œuvres de goût ; c’est l’accord entre des personnes de ce genre qui éclaire et guide le jugement du grand nombre. C’est donc du débat autant que du sentiment que procède l’existence d’une approbation du grand nombre. On admet que le critique a le droit de s’interroger sur les causes de notre plaisir ou de notre aversion : mais cette interrogation contribue à rendre notre jugement plus précis et plus assuré et il s’ensuivra qu’elle nous fournit un critère plus précis que le simple sentiment. On n’admet pas que le critique ait le droit de déclarer mauvais ce qui en fait plaît, et bon ce qui en réalité déplaît. En opposition au sentiment général, il peut n’avoir aucun droit pour décider ; or, le critique authentique ne décidera jamais : mais ne pas lui reconnaître le droit de juger que telle chose n’est pas bonne alors qu’elle plaît à certains et que telle autre n’est pas mauvaise alors qu’elle déplaît à d’autres encore reviendrait à établir l’autorité indiscutable de tous les goûts. Le critique est dans son rôle quand il fait la part de ce qui est naturel et de ce qui est accidentel, de ce qui est sain et de ce qui est malsain ; c’est lui qui est le mieux à même d’opérer ces distinctions de façon satisfaisante ; et ce n’est qu’en vertu des principes généraux selon lesquels il conduit son analyse que pareille distinction peut se justifier.
Notes de bas de page
1 Deux philosophes astucieux de notre propre pays insistent beaucoup sur une norme ainsi formulée : Hume dans son Essai sur la norme du goût et Kames dans ses Éléments de critique, chap. XXV. L’astucieux abbé Du Bos soutient que c’est l’unique norme dans ses Réflexions critiques, IIe partie, sections 21 à 32. Voir aussi la Correspondance de Fitzosborne, lettre 59 (106).
2 De la même manière, on convoque l’approbation du public en faveur des poèmes d’Ossian dans un Essai critique les concernant, qui fait preuve d’un goût raffiné et qui confirme ce que l’auteur éprouve en se fondant sur une saine critique (111).
3 Voir troisième partie, section III.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Énergie et mélancolie
Les entrelacs de l’écriture dans les Notebooks de S. T. Coleridge. Volumes 1, 2 et 3
Kimberley Page-Jones
2018
« Étrangeté, passion, couleur »
L’hellénisme de Swinburne, Pater et Symonds (1865-1880)
Charlotte Ribeyrol
2013
« The Harmony of Truth »
Sciences et poésie dans l’œuvre de Percy B. Shelley
Sophie Laniel-Musitelli
2012