Section III. Que le critère du goût ne saurait s’établir en écartant la diversité des sentiments
p. 223-225
Texte intégral
1Il n’est guère important de démontrer que certains des sentiments du goût peuvent être mis en question ou qu’un goût peut être préféré à un autre, à moins que nous ne puissions aussi trouver quelque critère en vertu duquel on peut déterminer dans chaque cas quels sont les sentiments défectueux et quel est le jugement faisant autorité et auquel il faudrait se soumettre. Il ne peut pas y avoir de critère externe dont l’application permettrait de comparer le mérite des différents goûts, étant donné que la quantité se mesure en pieds et en pouces et que les excès, les défauts ou que la proportion d’une quantité par rapport à une autre sont définis avec précision. Le critère du goût ne peut être que quelque chose d’interne ; il doit procéder de quelques qualités générales du goût lui-même ou de principes généraux de la nature humaine. Il sera universellement admis que ces principes doivent être recherchés et établis de la même manière que tous les autres principes de l’esprit, par l’expérience et l’observation. Mais tous les penseurs n’ont pas poursuivi cette recherche sur le même plan et ils sont par conséquent parvenus à des conclusions différentes.
2L’excellent auteur de la Recherche sur l’origine de nos idées du sublime et du beau1 résout le problème par une solution rapide en soutenant que les différences de goût ne sont qu’apparentes et que tous les hommes, de fait, partagent pratiquement les mêmes perceptions. Si donc les sens sont concernés dans la manifestation des perceptions du goût, ces perceptions doivent être à peu près les mêmes chez tous les hommes ; car, sans contredire les données de l’expérience et sans introduire un scepticisme absolu, il nous faut supposer qu’il existe une structure identique des organes du corps et par conséquent une manière de percevoir les objets par leur entremise, et que les plaisirs et les douleurs qui en résultent sont presque semblables chez tous les hommes : et, bien que l’habitude et d’autres causes soient responsables de quelques écarts par rapport aux plaisirs et aux douleurs naturels éprouvés par les sens, tous les hommes cependant font la distinction entre ceux-ci et ce qui est acquis ; et les sens de chaque homme sont semblables à ceux des autres hommes dans la plupart des domaines et ne sont viciés que sur quelques points. Étant donné que les perceptions du goût peuvent se rapporter à l’imagination, elles proviennent soit des images des objets sensibles, soit de l’imitation : en produisant les premiers, l’imagination n’étant que la messagère des sens, elle doit éprouver du plaisir ou du déplaisir selon les mêmes principes qui sont, et par conséquent doivent être, semblables chez différentes personnes ; en éprouvant du plaisir devant la ressemblance, tous les hommes doivent être sensiblement égaux en fonction de leur connaissance relative des choses ; et bien que cette connaissance présente des différences considérables selon la variété de situations dues au hasard, elles ne produisent pas à proprement parler une différence de goût. Le jugement est la seule source qui reste des perceptions attribuées au goût ; et cela nous donne le même degré de certitude en ce qui concerne les arts imitatifs, comme pour ce qui est de la morale et de la science de la vie, et il conduit en fait à un accord plus proche dans le domaine du goût que dans celui de la science. D’une manière générale, les principes du goût sont entièrement uniformes, mais les gens possèdent ces principes à des degrés différents.
3Si tout cela était strictement vrai, il n’y aurait pas lieu de s’interroger sur une norme du goût, car il n’y aurait pas de différences réelles à résoudre. Mais cela ne peut pas signifier que les sentiments de tous les hommes concernant les objets particuliers du goût qui leur sont présentés, sont les mêmes. C’est ce que les expressions utilisées par l’auteur semblent souvent suggérer ; mais le contraire apparaît en toute évidence dans bon nombre des illustrations convoquées pour montrer que les hommes ont des opinions très différentes sur tel ou tel objet et qu’ils jugent néanmoins selon les mêmes principes généraux. Il est indéniable que leurs opinions ne diffèrent pas seulement en apparence, mais aussi en réalité ; et, qui plus est, ce n’est pas, et non sans raison, selon la remarque d’un auteur astucieux2, que cette différence est plus grande en réalité qu’en apparence, parce que les sentiments des hommes pour ce qui est de la beauté et de la difformité ne s’accordent pas, tandis que leur discours général est le même, et qu’ils utilisent tous les mêmes mots pour signifier louange ou blâme, mais qu’ils leur accordent un sens très différent. L’idée d’une uniformité parfaite ou presque du goût dans l’humanité ne peut raisonnablement être soutenue que si l’on admet que tous les sentiments du goût se résolvent en un certain nombre de principes généraux que tous les hommes possèdent en commun, ce qui permet en conséquence de se référer à une norme déterminée du goût ; et l’absence ou la perversion de l’un de ces principes rend à cet égard un homme monstrueux et inapte à être instruit dans ce cas précis. Cette position est juste ; mais la manière dont cet auteur s’efforce d’affirmer les principes généraux du goût semble sujette à diverses exceptions. On reconnaîtra sans hésiter que les perceptions originales des sens externes sont presque les mêmes chez tous les hommes, que l’on se souvient d’elles de façon distincte et que nous continuons à les distinguer facilement de toutes les perceptions fortuites et qu’elles constituent une norme évidente pour déterminer ce qui dans les sens est l’état sain et naturel. Mais cela ne peut en aucune manière s’appliquer au goût. Pour ainsi dire, il nous faut maintenir que le goût le plus grossier et le moins cultivé est la norme ; car tous les sentiments qui impliquent un raffinement et une plus grande ouverture du goût sont de toute évidence acquis et fortuits, et non originels, et que, par conséquent, ils seraient, non pas naturels, mais des déviances par rapport à la nature. La raison de cette différence c’est que tous nos sens externes sont à l’origine achevés et parfaits, mais que le goût est une faculté susceptible d’être améliorée dont nous possédons seulement les éléments premiers en venant au monde. Pareillement, même si l’on admettait que les perceptions des sens externes étaient parfaitement uniformes chez tous les hommes, il ne s’ensuivrait pas que les sentiments du goût, pour autant qu’ils procèdent de l’imagination, seraient également uniformes ; car il n’est pas vrai que l’imagination, en présentant des images, n’est que l’expression des sens : elle peut varier à l’infini la disposition des perceptions que nous avons reçues d’eux ; et par conséquent, elle présente un nombre incalculable d’images que les sens n’auraient pas la possibilité de fournir, et qui induisent plaisir ou aversion selon des principes totalement différents. Dans les imitations également, une différence dans la connaissance des choses comparées n’est pas la seule cause d’une variété de sentiments : des différences dans une tendance naturelle à comparer, dans l’habilité à comparer et à discerner des ressemblances produit inévitablement une diversité de sentiments chez ceux dont le niveau de connaissance est identique.
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