Section I. Les différences de goût sont inévitables
p. 209-214
Texte intégral
1Il ne fait pas de doute qu’il y a une difficulté considérable à déterminer quelles sont les qualités générales qui comblent le goût ainsi que ce qui en constitue la perfection : mais on rencontre exactement le même genre de difficulté dans toute étude précise, surtout quand il s’agit d’un sujet abstrus et délicat ; dès que l’étude est parvenue à son terme, les conclusions s’imposent par leur vérité et emportent la conviction. On ne trouvera que peu de gens pour douter que la nouveauté, la sublimité, la beauté, une imitation habile, et autres choses de ce genre sont les qualités sur lesquelles nous fixons notre attention et qui nous procurent du plaisir quand nous contemplons les œuvres de la nature ou celles de l’art humain. On admettra de la même manière et sans ambages que la perfection du goût est faite de délicatesse, de justesse, ou plus particulièrement, de sensibilité, de raffinement, de bienséance et de l’harmonieuse répartition de ses divers principes.
2Mais quand nous en venons à comparer le goût d’une personne avec celui d’une autre, nous rencontrons des difficultés d’un genre différent et que l’on ne peut pas résoudre si facilement ni de façon aussi convaincante. Bien que tout le monde s’accorde pour dire que la beauté plaît, la question qui peut se poser est toujours de savoir si la beauté appartient à cet objet-ci ou à celui-là ; et il s’agit en l’occurrence d’une question à laquelle il semble presque impossible de répondre. Est-ce important de trancher, dans tel ou tel cas, que la délicatesse et la bienséance sont des critères universellement reconnus pour que le goût soit parfait ? Dans quel cas le goût est-il correct ? Dans quel cas est-il délicat ? Ce qu’une personne jugera correct, une autre le trouvera insipide ou débile ; ce que l’une admirera pour sa délicatesse, une autre estimera que son raffinement relève de la perversion, et une troisième le condamnera peut-être parce qu’il n’est pas exempt de grossièreté. Le goût de personnes différentes coïncide rarement à la perfection : et lorsqu’elles sont en désaccord, en vertu de quelle règle pouvons décider à qui nous devons donner raison ? On peut estimer que les principes généraux ne souffrent pas d’exception ; mais quand on les applique à des cas particuliers, il y a place pour une variété infinie de sentiments.
3Qu’il existe une grande diversité de goûts parmi les hommes est ce que nous enseigne à l’évidence notre expérience quotidienne ; mais que cette diversité doive toujours se perpétuer ne s’impose pas comme une évidence quand on réfléchit à ces principes de l’esprit dont les opérations produisent nos diverses perceptions du goût.
4Sur tous les sujets et points de vue, le goût d’un homme diffère manifestement de celui d’un autre. En peinture, certains prennent plaisir à apprécier la précision du tracé, certains la richesse de l’invention, et d’autres la beauté des couleurs. D’aucuns ont situé l’excellence de la musique dans la simplicité, d’autres dans une forme de richesse variée ; d’autres encore ont prisé au plus haut point ces compositions qui surprennent l’oreille et qui font preuve d’une exécution magistrale. Certains préfèrent le style subtil, serré et nerveux de l’éloquence ; d’autres la manière plus prolixe et plus abondante de la déclamation populaire. Toute espèce de poésie et tout mode de composition poétique ont leurs adeptes. Nombreux sont ceux qui ont admiré la sublimité et l’esprit de l’ode ; un grand écrivain laisse entendre qu’il n’y voit qu’extravagance harmonieuse1. On s’est demandé si c’est tel poème épique ou telle tragédie qui est l’œuvre la plus grande ; il s’est trouvé des avocats au goût et au jugement indiscutables pour défendre tous les aspects de cette question. Chaque époque a quelque chose de particulier qui distingue son goût, sa mode, ses mœurs et ses arts par rapport aux autres époques. Ce qu’une nation appréciée au plus haut point va parfaitement à l’encontre du goût d’une autre qui est sa plus proche voisine. Les asymétries de l’Arioste n’empêchent pas qu’il soit le poète favori de ses compatriotes ; la composition plus artificielle et plus logique du Tasse a engagé la plupart des étrangers à lui accorder leur préférence. Ces représentations théâtrales dans lesquelles les Français prennent beaucoup de plaisir apparaissent insipides et sans intérêt aux Anglais. ; et ce qui s’accorde avec le goût de ces derniers heurterait souvent le raffinement des premiers. La manière d’écrire orientale est jugée ampoulée et fantasque par les Européens ; et la simplicité dans les compositions qui prévaut en Europe encourrait tout autant la censure d’un habitant de la Perse ou de l’Hindoustan.
5La constitution de la nature humaine rend cette variété inévitable. Elle doit être le produit à la fois d’une inégalité et d’une dissemblance originelles en regard des facultés dont la combinaison forme le goût, ainsi que des différents degrés et modes de culture dont ces facultés ont bénéficié.
6Les sens internes dont relève le goût s’exercent, dans leur grande majorité, grâce à l’entremise d’un organe externe ; et tous les hommes ne sont pas exactement égaux pour ce qui est de leurs organes externes. Il se trouve des yeux qui ont de la peine à distinguer telle couleur d’une autre : pareils yeux ne peuvent que rendre une personne inapte à juger un tableau, tout au moins pour ce qui concerne les couleurs, quel que soit le degré de perfection des principes du jugement dont elle peut faire état. Une personne dont la vue est faible ou brouillée ne peut pas discerner, et par conséquent ne peut pas porter un jugement favorable sur la variété et la multiplicité des ornements qui en ravissent une autre dotée d’une vue plus perçante et plus claire. Pour quelqu’un à l’ouïe très fine, tel son sera pénible, alors que pour une oreille moins délicate il donnera force et plénitude à la seule musique qu’elle est à même d’apprécier.
7Mais les différences originelles résident essentiellement dans les sens internes ou dans ces mécanismes mentaux qui produisent les sentiments du goût. Par exemple, un degré de difficulté pour concevoir un objet qui ne demandera à telle personne qu’un effort agréable peut en épuiser une autre et rendre la nouveauté ou la variété dans certains cas désagréables à son goût. Au contraire, un degré de facilité qui convient à telle personne ennuiera profondément telle autre et rendra l’uniformité ou la simplicité franchement déplaisantes à ses yeux. Cette même différence dans la constitution conduit l’esprit audacieux et actif à choisir la difficulté dans un exercice, la complexité dans une affaire, à exercer une attention soutenue de la pensée, et il y prendra plaisir alors qu’un esprit indolent et faible se trouverait écrasé par la tâche : le changement répété de fréquentations ou la ronde incessante de divertissements qui conviennent juste assez à des gens au tempérament ludique ne seraient que tourments pour d’autres au tempérament plus calme ; et la tranquillité dans laquelle ces derniers trouvent leur plaisir serait insupportable aux premiers. – Tous les sentiments du goût dépendent largement du principe d’association, et leur immense diversité provient de la variété infinie qui se produit, en vertu de la force des principes d’association, dans leurs combinaisons et modifications particulières, dans les chemins qui leur sont les plus familiers, dans la nature et dans le nombre des idées connexes qu’ils relient à des objets du goût. – Les hommes diffèrent beaucoup pour ce qui est de la sensibilité du cœur, et par conséquent ils doivent avoir des appréciations différentes, des jugements divergents dans tous ces cas où les perceptions du goût sont affectées par la chaleur ou la froideur du cœur. – Les hommes ont un degré de sagacité et de vivacité très inégal pour inférer un dessein ou des qualités mentales à partir d’apparences et d’effets sensibles ; et ils doivent par conséquent différer dans leurs goûts, dans tous les cas innombrables où leur plaisir dépend d’une manière ou d’une autre de telles inférences ; chaque fois, par exemple, que la satisfaction du plaisir résulte de la perception de la dextérité de l’artiste, chaque fois que les passions s’expriment par des traits physiques ou par des attitudes, chaque fois que le caractère se signale par des touches délicates. – Leur habileté à comparer connaît des degrés très différents et ils sont enclins à faire des comparaisons tout aussi différentes ; et ils doivent par conséquent se trouver affectés très diversement dans tous ces cas où le plaisir provient de la perception d’une relation des parties par rapport à l’ensemble, ou des moyens visant une fin donnée, ou encore que ce plaisir provienne de l’imitation ou de la vision comparée de différents objets.
8Les perceptions de chacun des sens internes sont le résultat de tout cela ainsi que des énergies mentales du même ordre ; et elles doivent être en chaque homme plus ternes ou plus vives, plus fortes ou plus faibles, plus distinctes ou plus confuses selon la perfection ou l’imperfection de ces énergies grâce à la combinaison desquelles elles sont produites. À cet égard, on ne peut pas s’attendre à ce que chacun des sens internes soit également bon chez tous les hommes. Les sens internes dont relève le goût sont nombreux ; et chacun d’entre eux est distinct des autres par rapport à la fois à ses principes et à ses objets : ils sont générés par des mécanismes mentaux différents ; et ils sont adaptés à la perception de différents sujets ou de différentes qualités du même sujet. Un homme peut bien être apte à mettre en œuvre l’un de ces mécanismes qui génère l’une des facultés du goût, tandis qu’un autre peut lui faire défaut dès lors que sa nature ne le prédispose pas à lancer ces mécanismes qui devraient naturellement le produire. Il en résulte que des hommes différents excelleront dans différentes sortes de goûts et que chacun d’eux s’attachera essentiellement à une gamme particulière de sujets ou de qualités. Cela ne peut qu’introduire une variété et une dissonance dans leurs jugements. Tel homme sera principalement frappé par la nouveauté, tel autre par le sublime, tel autre par la beauté, tel autre par l’harmonie, et tel autre encore par le ridicule ; et chacun accordera sa préférence à ce qui produit sur lui les impressions les plus fortes. De nombreuses formes de jugement entrent également dans les opérations du goût ; et il n’existe pas deux hommes dont les facultés du jugement sont parfaitement similaires.
9Les diversités originales du goût, qui sont à cet égard grandes et inévitables, ne peuvent manquer de se trouver accrues selon des degrés très inégaux et selon des modes dissemblables d’exercice et de culture qui échoient aux divers individus : cela suffirait à créer la diversité, même si les facultés du goût avaient été naturellement uniformes chez chacun d’entre eux. Dans l’humanité dans son ensemble, ces facultés ne bénéficient d’aucune culture : absorbée telle que l’humanité se trouve par les nécessités de la vie, attachée à poursuivre des buts éloignés des plaisirs de l’imagination, ou pour quelque autre raison privée des occasions d’exercer les sens internes, le goût qu’elle affiche demeure dans son ensemble mal dégrossi ; ou plutôt les éléments du goût que la nature a semés dans son âme sont étouffés comme des graines enfouies si profondément au point de ne pouvoir se développer et qu’elles finissent par se corrompre et se perdre. Toute différence dans le degré d’exercice consacré au goût induit une différence dans le degré de développement qu’il atteint : toute différence dans la manière de conduire ses exercices provoque une particularité correspondante dans sa structure. Si une personne n’a accès qu’à un petit nombre de ces objets qui éveillent les facultés du goût et lui donnent sa vigueur, ses sentiments se forment autour de ces objets ; ils se confinent aux qualités dont ces objets font montre, ils ne peuvent pas coïncider avec les sentiments de ces hommes qui ont embrassé une perspective plus large, qui ont coutume d’approcher une plus grande variété d’objets et de la contemplation desquels ils ont acquis une vision plus ouverte. Un homme qui a passé sa vie dans un pays sans culture peut se délecter devant le spectacle de la magnificence brutale et de la sublimité sauvage de la nature, mais il ne peut même pas concevoir les beautés d’un pays riche et très développé ; et sitôt qu’on les lui présente, quelle que soit son admiration pour la régularité et la fécondité, il éprouve de l’aversion en raison de l’absence de ces paysages grandioses, si âpres et si ingrats soient-ils, qu’il a toujours connus. Les exemples abondent en personnes qui ont visité les pays les plus beaux du monde et qui, de retour dans leurs montagnes natales, en raison du goût particulier qu’ils avaient acquis dans leur enfance, en raison aussi d’autres intérêts, les préfèrent aux contrées les plus délicieuses. C’est dans les nations où les beaux-arts se sont développés et ont atteint un niveau de perfection et dans lesquelles abondent les œuvres de grands maîtres, que le goût pour ces arts se fait élégant et juste. En ne s’habituant à ne s’attarder que sur ce qui est noble ou que sur ce qui est gracieux, un homme peut se rendre incapable d’apprécier autre chose. En limitant son intérêt pour un seul des beaux-arts, ou en ayant l’occasion de fréquenter les œuvres de cet art et de lui seul, un homme peut devenir fin juge dans ce domaine, alors qu’il n’aura aucun goût pour les autres arts ; un bon juge en matière de poésie n’est pas nécessairement bon juge en peinture, en musique, ou en architecture, soit qu’il n’y trouve aucun intérêt, soit que cet intérêt ait été perverti. Nos sentiments, au même titre que nos passions, sont susceptibles d’être faussés par le préjugé : les sentiments du goût ont, en chaque homme, une coloration différente selon les particularités de son tempérament, de ses passions, de sa situation et de ses habitudes.
Notes de bas de page
1 « Voici les Lyriques que je méprise autant que je fais cas des autres et qui font de leur art une harmonieuse extravagance », Montesquieu, lettres persanes, 1721, lettre n° 121.
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