Section VI. Des effets du goût sur le caractère et sur les passions
p. 201-207
Texte intégral
1Les avantages les moins immédiats du goût proviennent de l’influence qu’il exerce sur les passions et sur le caractère.
2Les passions, à l’instar du goût, dépendent, doivent leur existence à l’imagination ; et l’on peut donc raisonnablement s’attendre à ce qu’elles présentent quelque analogie avec lui. S’il convenait d’entrer dans une discussion exhaustive sur l’origine des passions, on pourrait montrer que leur existence, leur aspect particulier et les degrés variés de leur force proviennent des opérations de l’imagination, mais aussi qu’elles les doivent, dans de nombreux cas, à ces mêmes opérations de l’imagination qui produisent les sentiments du goût. L’imagination forme les images qui affectent le goût en rassemblant plusieurs idées distinctes en un seul ensemble ; et ce sont ces mêmes images qui donnent naissance aux passions. L’association d’idées a une grande influence sur le goût ; et tout philosophe qui a étudié ces affections avec le sérieux qui convient a noté à quel point elles reposent sur le principe d’association. Bon nombre d’entre elles se nourrit de la sympathie, et ce principe est également à la source de nombreux sentiments du goût. Tant nos sentiments que nos affections gagnent souvent en intensité lorsque des émotions concomitantes viennent se mêler à eux. Une imagination forte alimente la vigueur et la vivacité du goût ; et elle s’accompagne toujours de passions vives et ardentes.
3Ainsi le goût et les affections sont les effets d’une même cause, des courants provenant d’une même source et ils doivent donc offrir des similarités très importantes. De même, ils s’influencent l’un l’autre, ce qui accroît d’autant leur similarité. Nous avons déjà fait observer que la passion dominante anime souvent les sensations du goût et détermine sa forme particulière. Le goût augmente tout aussi fréquemment la vigueur de nos passions et fixe leur trait dominant. Présentez à l’esprit une simple idée abstraite du bien ou du mal et il n’en éprouvera aucune émotion. Faites allusion à un avantage ou à un inconvénient particuliers, à un désir ou à une aversion, à la joie ou à la tristesse, et le voilà qui s’anime aussitôt. Dites-nous qu’un homme est généreux, bienveillant ou compatissant, ou bien qu’au contraire il est sordide, égoïste et au cœur dur, un aperçu général de son caractère est trop vague pour susciter l’amour ou la haine. Faites état d’une série d’actions au cours desquelles ces traits de caractère se sont manifestés, et l’histoire d’emblée fait surgir les affections correspondantes. Ce n’est qu’une perception animée par l’imagination qui affecte nos facultés actives. Une idée très générale convient si peu que l’imagination ne peut pas s’en saisir ; mais lorsque se présente une idée particulière, l’imagination s’y attarde, la revêt de toutes sortes de circonstances, se précipite vers d’autres idées qui lui sont associées, et parachève une image de cet objet représenté par cette idée et qui aboutira infailliblement à l’affection correspondante. Or, si nous examinons comment l’imagination colore nos idées afin de leur permettre de donner naissance aux passions, on découvrira que la plus grande partie d’entre elles provient des sentiments du goût. Les honneurs ont une très grande influence sur la plupart des hommes, mais surtout sur ceux dont le goût est d’une nature telle qu’elle leur procure le plaisir intense de la magnificence et de la pompe que la possession d’honneurs naturellement induit. Il n’y a guère de qualité qui recommande une personne plus fortement à notre amitié que son aptitude à satisfaire notre goût d’une manière ou d’une autre. Un génie de la musique ou de la peinture attirera certainement plus rapidement sur un inconnu l’attention ou les faveurs d’un homme bon connaisseur de ces arts que les prouesses qu’il est également qualifié pour juger. Un sens de la beauté a généralement une plus grande influence sur la passion amoureuse que le simple appétit pour les plaisirs des sens ; et il est parfois si puissant qu’il va jusqu’à contrebalancer, dans notre choix, notre approbation naturelle pour des qualités mentales agréables. Un festin élégant se prépare, non pas pour satisfaire la faim, mais pour plaire à l’imagination. Nous pouvons peut-être nous risquer à affirmer que tout appétit et passion dans notre nature, à la seule exception de l’avarice, ou l’amour de l’argent à la seule fin d’en amasser, puisent leur origine et leur vigueur, dans une grande mesure, dans les idées que l’imagination emprunte au goût et qu’elle associe avec l’objet de cette passion. Cela étant, les passions revêtiront telle ou telle coloration, chez chacun de nous, selon la constitution particulière de notre goût.
4Nous découvrons, par l’expérience, les rapports entre les goûts et les passions des hommes que les remarques qui précèdent nous ont préparés à attendre. Une grande sensibilité du goût s’accompagne généralement de passions vives. On a toujours considéré que les femmes possédaient l’une et l’autre à un degré plus intense que les hommes. La vivacité du goût est essentielle au génie poétique ; et Horace a défini les poètes par le genre de passion qui les caractérise lorsqu’il les qualifie de genus irritabile. Un goût grossier et sans culture produit des passions vulgaires dépourvues de délicatesse : mais chaque fois que prévaut un goût délicat, il confère un certain raffinement et une certaine élégance aux principes qui guident nos actions, ce qui nous conduit à mépriser de nombreux objets que nous jugeons grossiers et ordinaires, mais que des esprits vulgaires prisent au plus haut point ; et même quand nous nous attachons exactement aux mêmes choses que les autres hommes, le goût confère un vernis particulier à la manière dont nous les appréhendons. Le goût et les passions des sauvages sont grossiers, et c’est ce qui les distingue des nations civilisées. C’est la même caractéristique qui distingue les gens vulgaires des gens policés dans toute nation. On découvre que toute qualité qui colore le goût d’une nation affecte de la même teinte le caractère national. Les Français ont un goût particulièrement délicat et leurs mœurs sont marquées par une vivacité et une élégance qui les distinguent. Le caractère erratique et audacieux du goût anglais s’accorde parfaitement avec l’esprit de cette nation. La majesté selon laquelle les Espagnols règlent leur conduite s’apparente avec la noblesse qu’ils prisent chez leurs auteurs. Il n’est pas difficile de trouver une relation semblable entre le goût et le caractère chez les individus.
5Il se peut que ce rapport soit dû, dans une certaine mesure, à l’influence que les passions exercent sur le goût. Mais on ne saurait guère douter qu’il se présente tout aussi souvent en raison de la coloration que le goût confère aux passions ; surtout lorsque nous gardons à l’esprit que les idées qui suscitent les passions proviennent, dans une large mesure, des sentiments du goût.
6S’il devait, par ailleurs, apparaître qu’un goût juste et bien ordonné a une tendance particulière à confirmer les affections et les principes vertueux, son importance en serait encore plus évidente. Ceux qui ont orienté leurs recherches dans cette direction semblent avoir poussé leur réflexion jusqu’à l’extrême. Il en est qui représentent ces qualités dans les actions et dans les affections qui suscitent notre approbation morale comme ces mêmes qualités qui dans un tableau ou dans un poème induisent le plaisir du goût ; et ils pensent que c’est la même faculté qui se trouve comblée dans les deux cas1. Mais l’expérience ne confirmera guère pareille opinion. Un goût pour les beaux-arts, et un sens élevé de la vertu, lesquels, selon cette hypothèse, seraient la même chose, sont souvent distincts : et un examen attentif de cette qualité morale nous conduirait probablement à la faire provenir d’autres principes que ceux à partir desquels nous avons fourni une explication du goût. Il semble y avoir, néanmoins, aussi peu de raison d’estimer, avec d’autres, que le goût n’a aucune influence sur la moralité2. On peut le séparer de la vertu ; il peut accidentellement conduire les hommes à agir avec malveillance pour éprouver du plaisir : mais, qu’il soit plus naturellement davantage favorable à la vertu qu’au vice peut se déduire de bon nombre de qualités reconnues de l’esprit humain.
7On peut faire remonter l’origine de la plupart des mauvaises passions à quelque perversion du goût qui les produit en nous conduisant à mal appréhender leurs objets. Il serait presque superflu d’entreprendre d’apporter la preuve en bonne et due forme que le luxe, la prodigalité et l’ambition proviennent de cette cause. Et il est évident que si le goût était parfaitement formé au point de découvrir qu’il a affaire à une fausse beauté ou à une fausse sublimité, ou tout au moins à une espèce inférieure, de ces vices ou de leurs objets ; et s’il s’attachait plus fréquemment à ces sujets plus purs et plus nobles sur lesquels il peut s’exercer, ces idées, qui maintenant égarent bon nombre de gens, devraient perdre une grande part de l’influence qu’elles exercent sur eux. Le vice se trouve souvent promu par un goût incorrectement éduqué et mal appliqué : que le goût devienne correct et juste et le vice disparaîtra presque aussitôt ; car notre opinion sur les choses sera, dans la plupart des cas, vraie et adaptée à leur nature.
8Un homme qui a coutume de rechercher des plaisirs élevés et nobles naturellement méprise ceux qui sont inférieurs. Une grande aptitude à se délecter des plaisirs du goût permettra, d’une certaine façon, d’accorder moins de valeur aux plaisirs des sens et à négliger les appels des appétits qui sont le plus grand obstacle à la prévalence des bonnes affections. Un homme au goût policé ne s’attarde guère sur les plaisirs des sens, sauf s’ils se présentent à lui sous l’opinion favorable de l’élégance. Et on a déjà fait remarquer qu’un goût parfaitement juste lui permettrait de dépouiller de sa force cette opinion favorable.
9TOUT sentiment ou toute affection qui convient à la tendance dominante de l’esprit puisera une force particulière dans cette tendance. Un goût juste et élégant dont on fait fréquemment usage prédispose l’esprit à s’installer dans un état habituel plus approprié pour accueillir les sentiments agréables, les nobles élans d’une aimable affection que les agitations plus tumultueuses des passions les plus grossières. L’exercice du goût engendre sérénité et bien-être. Que ceux-ci occupent la première place, voilà l’esprit enclin à la bienveillance. Cette affection trouve l’esprit déjà dans une disposition prête à l’accueillir ; et elle s’y enracine profondément, comme dans le terreau qui lui fournirait sa nourriture naturelle en grande abondance. Un homme se trouve rarement mieux disposé à l’endroit des sentiments de l’amitié, de la générosité, de l’amour et de toute la chaîne des affections aimables que lorsque son esprit a été adouci par les charmes de la musique, de la peinture ou de la poésie. Il est universellement admis que ces arts, lorsque l’on en fait un usage correct, prédisposent puissamment à cultiver la vertu. Et leur force provient, dans une large mesure, des circonstances que nous allons maintenant examiner. Le plaisir immédiat qu’ils procurent, en créant un état d’esprit réceptif, nous prédisposent à nous laisser impressionner profondément par les sentiments et les affections qu’il est dans leur nature de suggérer.
10Tous les principes de l’esprit humain entretiennent un rapport si étroit qu’il suffit qu’un seul d’entre eux soit modifié de façon significative pour qu’il produise une modification semblable chez tous les autres. Un goût solidement affirmé est non seulement affecté par le moindre objet qui se présente à lui, mais il communique aussi une sensibilité particulière à toutes les autres facultés de l’âme. Le raffinement du goût ouvre un homme à des sentiments délicats en toute occasion ; et ceux-ci accroissent l’acuité du sens moral et font qu’il perçoit tout de manière plus intense et plus exquise. À cet égard, un homme de goût délicat affichera une aversion plus forte pour le vice et se délectera plus intensément devant le spectacle de la vertu dans n’importe quelle situation donnée que ne le fera dans les mêmes circonstances une personne dont les organes des sens sont ternes. De cela, il découle en partie que de nombreuses actions sont estimées vertueuses ou mauvaises par les nations civilisées alors qu’aux yeux des sauvages elles demeurent parfaitement neutres. On peut plutôt attribuer cela à une influence progressive du goût dans la société qu’à une prédisposition particulière à la vertu. Chez les sauvages, le sens moral est si terne qu’ils sont indifférents aux qualités de ces actions et leurs sentiments en d’autres occasions sont faibles en proportion. Les nations civilisées possèdent suffisamment de délicatesse pour percevoir les qualités morales dans des actions qui n’impressionnent nullement un sauvage ; et cette délicatesse rend plus vigoureuses, en proportion, les perceptions qu’ils ont de ces actions qui sont approuvées ou désapprouvées par les sauvages eux-mêmes. Ainsi, la culture du goût confère une force nouvelle aux sentiments de la faculté morale et, par cette entremise, accroît son pouvoir de réprimer les mauvaises passions et de soutenir celles qui sont vertueuses.
11Il faut également faire remarquer que, bien que le goût et le sens moral soient des facultés distinctes, il se trouve cependant maintes actions et affections qui conviennent à l’un comme à l’autre. Ce qui est vertueux et obligatoire est aussi souvent beau et sublime. Ce qui est mauvais peut être, en même temps, médiocre, difforme ou ridicule. Un homme dont le goût est resté en friche ne peut être mû en pareil cas que par ce que lui suggère son sens moral. Une personne dont le goût est confirmé non seulement possède un sens moral au plus haut point mais se trouve également dotée de dons supplémentaires que le goût lui procure ; et comme elle se trouve de la sorte doublement motivée, elle en sera d’autant plus inspirée que telle autre. On doit, en effet, admettre que certains vices ont l’apparence du sublime et de l’élégance et qu’en conséquence ils peuvent recueillir l’approbation du goût. Mais ils possèdent toujours ces qualités à un degré moindre que les vertus opposées. Le sentiment de supériorité par rapport aux attraits du monde extérieur est plus noble que l’ambition. L’admiration pour les vices, donc, signale une défaillance dans la justesse du goût. Lorsque cette faculté est parfaite, elle préférera toujours la vertu au vice.
12Afin de donner tout leur poids aux observations qui précèdent, il est nécessaire de se rappeler qu’un grand nombre de causes différentes concourent à forger le caractère des hommes. Le goût n’est que l’une de ces causes et il ne compte pas parmi celles qui ont le plus d’impact. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que le caractère soit, dans tous les cas, parfaitement analogue au goût. D’autres causes peuvent venir contrecarrer l’influence de ce principe et faire que la tournure des passions diffère de sa structure. À cet égard, des exemples de bon goût associés à des passions grossières, ou à un caractère pervers, sont loin d’être suffisants pour prouver que le goût n’a aucun rapport avec la morale. On peut rendre compte autrement de cette composition hétérogène. Toutes nos conclusions concernant la nature humaine doivent se fonder sur l’expérience : mais il n’est pas nécessaire que toutes les conclusions soient immédiatement déduites de l’expérience. Une conclusion est souvent suffisamment établie s’il est montré qu’elle résulte nécessairement de qualités générales de l’esprit humain qui ont été confirmées par l’expérience et l’induction. Telle est la méthode naturelle à laquelle on a recours pour parvenir à des conclusions de synthèse, surtout lorsqu’un effet est la résultante de causes multiples. C’est le cas du sujet que nous étudions ici. Le caractère et les passions sont affectés par de nombreuses causes différentes et le goût est l’une d’elles. Il peut advenir que le goût pour les beaux-arts fasse défaut à certains hommes parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de l’exercer sur des sujets de ce genre ; alors, qu’en même temps, ils possèdent bien les principes naturels qui lui confèrent sa vigueur ; et comme tous les hommes connaissent les objets de l’affection, le goût peut rendre le caractère plus délicat et plus raffiné. L’affectation peut déguiser les passions, l’imitation peut les rendre incompatibles avec la nature du goût, l’habitude peut les y opposer, mais le goût a, quoi qu’il en soit, une tendance naturelle à les influencer.
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