Section I. Dans quelle mesure le goût dépend de l’imagination
p. 175-185
Texte intégral
1On a fait observer plus haut que les sens internes qui sont la source du goût sont habituellement évoqués dans le rapport qu’ils entretiennent avec l’imagination que l’on estime située à mi-chemin entre le sensoriel et nos facultés rationnelles et mentales.
2Il faut reconnaître que le classement que le vulgaire fait de nos facultés est en général superficiel et inexact. Nos opérations mentales, bien qu’elles soient, plus que toute autre chose, très intimement présentes en nous, sont d’une nature si subtile et si fugace que, lorsque nous réfléchissons à leur propos, elles échappent à notre examen dans une large mesure, et leurs limites et ce qui les distingue semblent s’abîmer dans l’obscurité et dans la confusion. On admet que l’organisation habituelle de nos facultés les plus évidentes, nos sens externes, est déficiente : on peut s’attendre à encore plus d’inexactitude dans notre méthode habituelle de classement lorsqu’il s’agit de sens auxquels on porte d’ordinaire moins d’attention. Toutes les classifications de nos facultés dérivées ou composées dont ils procèdent ont été analysées.
3Il arrive parfois que, malgré tout, par une sorte de prémonition naturelle, nous parvenions à un classement plus juste qu’on aurait pu s’y attendre sans réflexion sur leurs véritables fondements. Cela est vrai pour le cas présent. Il nous suffit de nous rappeler et de comparer ces qualités de la nature humaine auxquelles on a eu recours pour expliquer le goût, pour nous convaincre que tous les phénomènes qui le concernent procèdent, soit des lois générales de la sensation, soit de certaines opérations de l’imagination. Par conséquent, le goût, bien qu’il soit lui-même une espèce de sensation, se trouve, au regard des principes qui l’inspirent, justement réduit à l’imagination.
4Que le goût soit proprement une forme de sensation peut difficilement être mis en question par quiconque possède des idées claires et distinctes. Il nous fournit des perceptions simples, entièrement différentes de celles que nous recevons des sens externes ou de la réflexion. Ces perceptions nous permettent de connaître les formes du monde extérieur et ses qualités inhérentes ainsi que la nature de nos propres facultés et de nos opérations mentales : mais le goût déploie une gamme de perceptions qui, bien qu’elles en découlent, sont fondamentalement différentes ; elles résultent, sans en faire partie, de la perception spontanée et immédiate des objets. Elles sont cependant homogènes quand on les ressent ; il est impossible de les concevoir sans expérience préalable ; elles se déploient de façon immédiate, nécessaire et régulière dans certaines circonstances, au même titre que les autres sensations1. Le goût se soumet aux mêmes lois générales qui régissent les autres sens. Les décrire toutes serait étranger à notre projet. Nous allons nous contenter d’évoquer une seule loi de la sensation à laquelle on a fait déjà si souvent allusion et qui, par ses effets immédiats et ses conséquences plus lointaines, exerce une si grande influence sur les sentiments du goût qu’il conviendra de l’illustrer en peu de mots. La loi de la sensation à laquelle nous songeons est la suivante : quand un objet se présente à nos sens, l’esprit se conforme à sa nature et à son apparence, éprouve une émotion et se place dans le cadre d’analogie idoines ; la perception se fait par la prise de conscience ou par la réflexion. Ainsi, la difficulté induit la conscience de la mise en œuvre gratifiante d’une énergie ; la facilité, celle d’un mouvement de l’âme égal et posé ; l’excellence, la perfection ou la sublimité engendrent une ouverture de l’esprit et une conscience de la fierté ; la déficience ou l’imperfection, une dépression de l’âme ou une humilité douloureuse. L’adaptation de l’esprit à son objet présent est la cause immédiate des plaisirs et des douleurs du goût que l’on a signalés : et, par ses conséquences, il en accroît ou en diminue beaucoup d’autres. Par exemple, c’est essentiellement en raison de cette loi de la sensation qu’il nous est difficile d’écarter d’emblée tout objet qui a pris possession de nos pensées et de nous intéresser à un autre en un clin d’œil2. Toute opération mentale s’accompagne d’une disposition correspondante ; tout objet qui se présente entraîne une opération appropriée de l’esprit. Or, étant donné que les opérations mentales s’enchaînent souvent avec une vivacité surprenante, elles ne sont pas instantanées : un certain temps est requis pour passer d’un état d’esprit à un autre. Toute disposition de l’esprit se caractérise par une sorte de fermeté, une ténacité ou une obstination qui font qu’il répugne à lâcher prise. Toute sensation, toute émotion, autant que possible, résistent si on cherche à les amoindrir ou à les étouffer. Chaque fois donc que nous essayons de bannir un objet qui a attiré notre attention, l’état d’esprit correspondant qu’il a provoqué tend continuellement à le rappeler à nos pensées et à interrompre notre attention portée à un autre objet. Mieux encore, même après qu’un objet a été écarté, l’état d’esprit qui l’accompagne, l’impetus mental qu’il a produit, persistent et nous incitent à poursuivre dans la même direction ; il nous faut du temps et de l’effort pour nous y soustraire. Pour cette raison, si l’objet suivant requiert une disposition d’esprit différente, notre diligence n’en sera que moins vigoureuse et l’impression produite plus faible : mais, si elle est analogue à la précédente, cet objet trouve la disposition qui convient déjà présente et il interpelle alors les sens avec toute sa force. Nous avons déjà eu l’occasion de noter l’influence de ce phénomène sur les sentiments du goût dans de nombreux cas. D’où, par exemple, la puissante efficacité que les perceptions acquièrent dans les domaines de la poésie et de l’éloquence lorsqu’on les fait intervenir dans l’ordre qui convient et avec la préparation qui s’impose. D’où l’influence d’une tournure d’esprit permanente ou dominante permettant d’animer les perceptions correspondantes et à débiliter celles qui ne le sont pas. C’est donc de cela ou de principes semblables que dépendent les fondements du goût qui puisent de la sorte leur origine spontanée dans les lois générales de la sensation.
5Nous ne pouvons expliquer nos sens externes de nulle autre manière qu’en notant leurs différences, en établissant un classement et en déterminant avec précision les lois communes à tous ou particulières à chacun d’eux en vertu desquelles ils s’exercent. Ce sont là des qualités originelles de la nature humaine qui ne sauraient se réduire à beaucoup d’autres plus éloignées et plus simples ; mais le goût, tout au moins sous la plupart de ses formes, apparaît comme une faculté dérivée et seconde. On peut le faire remonter à des principes plus simples en mettant en exergue le processus mental qui le produit ou en énumérant la combinaison des qualités qui le constituent. On découvre, après examen, qu’il ne s’agit de rien d’autre que de certaines opérations de l’imagination. Afin que cela apparaisse avec plus d’évidence, nous allons brièvement établir la nature et l’étendue de l’imagination en étudiant le détail de l’une de ses opérations majeures qui concerne le sujet qui nous intéresse.
6L’IMAGINATION s’emploie, tout d’abord, à présenter des idées qui ne sont pas liées au souvenir, ou à la certitude qu’elles ont naguère habité l’esprit. La certitude que nous nommons souvenir est ce qui distingue la mémoire de toutes les autres facultés de la perception. Quand je vois un objet quel qu’il soit, un navire par exemple, seul le sens de la vue intervient dans ce processus ; quand je songe à une montagne d’or pour la première fois, seule l’imagination entre en jeu ; quand je revois le navire et que je sais que je l’ai déjà vu, c’est la mémoire qui se manifeste en coordination avec les sens ; quand je songe à la montagne d’or une seconde fois et que je me rends compte que j’y avais déjà songé auparavant, alors la mémoire, autant que l’imagination, interviennent. L’imagination nous offre des idées de nombreux objets que nous n’avons jamais perçus et dont la conception, par conséquent, ne saurait pas avoir de lien avec la mémoire. Mais même des choses que nous avons naguère perçues et qui nous sont des plus familières, peuvent occuper nos pensées sans que nous réfléchissions sur le fait que nous les avons rencontrées autrefois : nous pouvons sans problème concevoir la chaleur ou le froid, la lumière ou la couleur ; ou bien nous pouvons les considérer, non pas comme ce que nous avons perçu dans le passé, mais comme ce que nous pouvons percevoir désormais. Dans ce cas, ces objets nous sont présentés, non pas par la mémoire, mais par l’imagination.
7La MÉMOIRE expose ses idées sous la même forme et dans le même ordre que ceux qui étaient propres aux objets perçus par les sens. Mais l’absence de souvenir dans les idées de l’imagination empêchant de nous y référer en relation avec les sensations originelles qu’elles auraient suscitées, dissout les liens naturels qui relient entre elles leurs composantes. Mais quand la mémoire a perdu ces liens réels qui les unissent, l’imagination, en vertu de sa faculté d’association, leur attribue de nouveaux liens afin que ces idées ne demeurent pas dans un état parfaitement chaotique, et elle peut les présenter sous une variété infinie de formes. Quand je me souviens d’une ville que j’ai vue récemment, je songe aux différents éléments qui lui appartiennent dans le même ordre et au même emplacement dans lesquels je les ai vus, car tel est le travail de la mémoire. Plusieurs années plus tard, j’essaye de me faire une idée de la même ville ; j’en ai oublié plusieurs détails ; l’imagination s’efforce de pallier les défaillances de la mémoire et elle dresse un tableau en maints domaines différents de la réalité en modifiant la grandeur de ces objets, la distance entre eux et l’ordre dans lequel ils se présentent : si j’ai l’occasion de visiter cette ville plus tard, je m’en rends compte et je suis surpris de découvrir combien beaucoup d’idées que je m’en faisais n’étaient que pures créations de l’imagination. Quand j’entends parler d’une ville que je n’ai jamais vue, je m’efforce de m’en faire une idée, et l’imagination attribue aux éléments qui la composent certaines proportions et les associe sous certaines formes.
8BEAUCOUP de combinaisons d’idées produites par l’imagination sont des représentations de choses qui n’existent nullement dans la nature ; et par conséquent tout ce qui est fictif ou chimérique passe pour être engendré par cette faculté et se voit attribuer le qualificatif d’imaginaire. Mais si délirante et anarchique que cette faculté puisse paraître, elle observe communément un certain nombre de règles et associe essentiellement des idées d’objets unis par les simples relations de ressemblance, d’opposition ou de voisinage, ou bien par les liens plus complexes de l’habitude, de la coexistence, de la relation causale ou de l’ordre. Elle présume parfois que les idées qu’elle présente ont bien ces relations-là, alors que tel n’est pas le cas : mais en général elle découvre où ces relations se situent et de ce fait elle devient la cause de la plupart de nos opérations mentales les plus importantes3.
9Chaque fois que l’imagination suppose ou perçoit dans les idées n’importe laquelle de ces qualités unificatrices que l’on vient de citer, elle passe promptement, avec une sorte d’empressement, d’une idée à ce qui lui est associé. Ainsi, le tableau d’un ami transporte l’esprit en un clin d’œil, en raison de la ressemblance, à l’idée de cet ami ; et il apporte en même temps le souvenir de nombreux aspects de son caractère et de son comportement en raison de leur relation avec celui qui en est le dépositaire. On pourrait illustrer cet effet par de nombreux exemples en relation avec toutes les qualités afférentes. Les idées auxquelles elles se rattachent sont souvent si fortement reliées entre elles par l’imagination au point qu’elles en deviennent presque inséparables et qu’elles apparaissent généralement de concert. Dès que l’une d’entre elles a été conçue, nulle force ne peut empêcher l’autre de s’engouffrer dans l’esprit. On peut observer quotidiennement des exemples de ce genre, surtout dans le domaine des préjugés, des sympathies ou des antipathies que les hommes nourrissent les uns envers les autres : et on a rencontré, dans les parties de cet essai qui précèdent, bon nombre d’exemples d’objets qui plaisent au goût, ou qui lui déplaisent seulement, voire essentiellement, en raison d’idées qui leurs sont associées et qu’ils suggèrent, comme dans la sublimité d’œuvres d’art ou dans diverses formes de beauté.
10L’un des effets le plus naturel et le plus immédiat de l’association est que, surtout quand la relation entre les idées est étroite et que leur union est par conséquent forte, la transition de l’une à l’autre est si aisée que l’esprit ne fournit pas plus d’effort pour embrasser un long enchaînement d’idées que n’en exige une perception simple, et il parcourt toute la chaîne avec une telle rapidité qu’il a à peine conscience de passer de l’une à l’autre. Il en découle qu’avant de nous être aperçus que nous avons commencé à vagabonder, nous découvrons souvent que nous nous sommes éloignés très loin du premier sujet que nous avions abordé et sur lequel nous avions fait tout notre possible pour fixer notre attention : et quand nous nous mettons à rechercher pourquoi les choses se sont passées ainsi, il nous est parfois possible de nous souvenir d’une succession de nombreuses idées qui nous ont traversé l’esprit avec une facilité si grande que nous ne les avions pas du tout remarquées. Qui plus est, nous passons parfois si facilement d’une perception à une autre qui nous est suggérée qu’il devient pénible de revenir à la première. Nous ne prêtons guère attention, par exemple, aux sonorités ou aux caractères d’une langue que nous comprenons parfaitement ; toute notre attention se porte vers les choses signifiées. Beaucoup de perceptions visuelles qui suggèrent des idées de qualités tangibles ne font presque jamais l’objet d’une réflexion. Cette transition aisée d’une seule perception à d’autres qui lui sont associées s’est révélée avoir une influence étendue et très variée sur les sentiments du goût. Chaque fois que notre plaisir provient d’idées associées à un objet et qu’il les suggère, c’est le fait qu’elles soient instantanément suggérées qui retient fortement notre intérêt pour cet objet ; et un très grand nombre de plaisirs du goût est de cette nature : s’il fallait produire un effort pour nous les représenter, les opérations de l’âme s’en trouveraient perturbées et tout notre plaisir anéanti. C’est à peine si nous percevons les aspects excellents ou les défauts d’un poème ou d’un discours composés dans une langue que nous ne comprenons qu’imparfaitement : la difficulté que nous éprouvons à passer des mots aux pensées qu’ils expriment entrave l’exercice des facultés du goût. En peinture, si les traits, les attitudes et la disposition des personnages ne suggèrent pas le sujet d’emblée sans qu’on ait à y prêter une attention qui est source d’ennui, le goût s’étiole et le plaisir s’évanouit.
11L’IMAGINATION franchit une autre étape. Lorsqu’un certain nombre d’idées distinctes sont solidement et intimement unies, elle va jusqu’à les fondre dans un ensemble en raison de la facilité avec laquelle tout le groupe se trouve saisi et elle considère qu’elles sont toutes le fruit d’une seule et même perception. Telle est l’origine de toutes nos perceptions complexes. C’est donc bien l’imagination qui confère l’unité au multiple et qui relie les choses sous une seule image, lesquelles, en soi, et telles qu’elles apparaissent à nos sens, sont distinctes et séparées. Par cette opération également, l’imagination exerce une grande influence sur le goût : car tous les objets qui affectent le goût et suggèrent ses sentiments sont certaines formes ou certains tableaux produits par l’imagination, certaines parties ou qualités des choses qu’elle combine sous des modes complexes.
12Les IDÉES qui sont de la sorte composées, ou qui sont, même en dehors de toute composition, seulement associées, se communiquent réciproquement leurs qualités en raison de l’étroitesse de leur relation. Une perception, qui se trouve associée à une autre qui est forte, agréable, ou pénible devient elle-même vigoureuse, agréable ou désagréable. Les composantes des perceptions complexes sont si intimement unies que la majorité des gens ne pense que rarement qu’elles sont distinctes ; et les philosophes ne peuvent les analyser qu’à force d’étude et d’attention. Nous sommes habitués à considérer qu’elles ne constituent qu’une seule perception ; elles se trouvent toutes dans l’esprit au même moment ; et par conséquent, il ne nous est pas possible de distinguer précisément de quelle composante d’une perception complexe un sentiment particulier procède, mais nous attribuons nécessairement les sentiments produits par n’importe laquelle des composantes à la perception globale. Quand une perception communique ses qualités à une autre qu’elle a introduite, la raison de ce phénomène apparaît à l’évidence si on se réfère aux principes que nous avons établis. L’état dans lequel l’esprit a contemplé la première possède un degré de fermeté qui rend nécessaire le recours à une astreinte pour le détruire ou le modifier ; la puissance de l’union qui transporte facilement l’esprit d’une perception à d’autres, empêche cette force de s’exercer : par conséquent, l’état d’esprit résultant de la première se poursuit tandis que nous considérons les autres ; et nous imaginons, par un effet d’illusion, qu’elles sont produites par l’état d’esprit qui, en réalité, fut amené par la perception qu’on en a eue ; et nous leur attribuons les quahtés qui sont nécessaires à leur avènement. Finalement, une perception, faible ou négligeable en soi, gagne parfois en force, en plaisir ou en douleur, parce qu’elle introduit une idée qui possède ces qualités. Une perception qui est négligeable peut, néanmoins, se trouver capable de retenir notre attention, soit grâce à celles qui l’accompagnent, grâce à certains effets de ces qualités des choses qu’elle représente, soit pour quelque autre raison. Ainsi, les perceptions du toucher, qui ne sont ni agréables ni douloureuses, retiennent notre attention parce que notre bien-être ou mal-être dépendent largement des qualités tangibles des corps. Mais une perception qui est négligeable ne suscite aucune émotion ; et l’indifférence avec laquelle on l’a traitée est promptement engloutie par n’importe quelle autre émotion qui vient à lui succéder. Dans ce cas, notre attention continue à se fixer sur la perception elle-même, mais l’état d’esprit dans lequel elle avait été reçue ne subsiste que faiblement et se trouve vite oublié. Par ailleurs, il peut advenir qu’une perception à laquelle nous ne sommes pas enclins à prêter quelque attention en soi, peut pourtant, en raison de sa force, de son caractère agréable ou désagréable, produire une émotion très appréciable qui retient notre attention et persiste un certain temps dans notre esprit. Or, lorsqu’une perception de la première catégorie en amène une autre de la seconde, l’état d’esprit dans lequel la première perception est conçue et la seconde perception elle-même sont négligés ; nous adjoignons naturellement la première perception et l’émotion suscitée par la seconde, qui constitue le sujet principal de notre étude, et nous attribuons cette émotion à la perception qui ne l’a pas réellement produite, mais qui n’a fait qu’introduire sa cause immédiate. De cette aptitude des perceptions associées à se communiquer leurs qualités les unes aux autres, particulièrement leur force ou leur vivacité, découle dans une large mesure la puissance de la sympathie qui anime nos idées des passions qu’elle inspire à un degré tel que d’une certaine façon elle les convertit en passions réelles, processus qui affecte les perceptions du goût dans de nombreux exemples cités plus haut.
13Si effectivement les perceptions qui ont des liens entre elles entretiennent un degré de relation tel que nous sommes inévitablement conduits à les comparer, le phénomène que nous avons observé va se trouver inversé, dès lors que l’effet de la compassion contrebalance celui de l’association. Une perception apparaîtra moins forte, moins agréable ou moins pénible qu’elle ne l’est réellement si elle est induite par une autre perception qui possède ces qualités à un plus haut degré si elle se trouve comparée à elle simultanément.
14L’IMAGINATION s’exerce parfois de façon si puissante au point qu’elle ne fait pas qu’associer ou combiner, mais qu’elle confond les idées ou les sensations qui ont des rapports entre elles et qu’elle nous conduit à prendre les unes pour les autres. C’est la raison pour laquelle nous attribuons souvent le plaisir ou la douleur qui ne résultent que des opérations de notre propre esprit à des objets auxquels ils se trouvent être attachés, et que nous confondons des objets ou des idées que nous contemplons avec un état d’esprit semblable ou proche. C’est également là la source de nombreuses figures de style qui substituent un objet à un autre, telles que la métaphore, la dénomination, l’usage impropre ou autres procédés de ce genre.
15L’IMAGINATION ne se réduit pas à la faiblesse de ses propres idées, mais elle opère souvent en conjonction avec nos sens, et elle étend son influence sur les impressions induites. Les sensations, les émotions et les affections sont, sous son emprise, associées à d’autres qui introduisent spontanément ce qui leur ressemble, soit dans ce qui est éprouvé, soit dans l’objet vers lequel elles se tournent. Qui plus est, elles sont même susceptibles de s’unir plus étroitement que nos idées ; car, comme elles, elles ne peuvent pas seulement se conjuguer, mais elles peuvent aussi se mêler entre elles et se confondre d’une manière si parfaite que nulle d’entre elles ne pourra se percevoir distinctement dans la composition qui résultera de leur union. D’où les effets si souvent mentionnés d’émotions concomitantes.
16Toutes ces choses sont des opérations de l’imagination qui procèdent naturellement de ses exercices les plus simples, et tels sont les principes d’où découlent les sentiments du goût. Que ces sentiments soient le fruit de l’imagination n’implique en aucune manière qu’ils sont fantasques, imaginaires ou sans substance. Ils sont universellement produits par l’énergie de l’imagination dont l’impact est très grand et dont l’influence s’étend amplement sur les opérations de l’esprit. En se combinant les unes avec les autres ou avec d’autres qualités de la nature humaine, ils génèrent la plupart de nos facultés complexes. En particulier ils produisent l’affection et le goût quelle qu’en soit la forme ; la première opère en conjonction avec ces qualités de l’esprit qui nous prédisposent à l’action ; le second agit en se combinant aux lois générales de la sensation.
Notes de bas de page
1 En effet, comme nos sens externes sont ultimes et originaux, il est peut-être possible de considérer comme acquis que cette situation est essentielle à l’idée d’un sens, et qu’aucune faculté de l’esprit ne peut être convenablement définie par ce mot, qui est dérivé et composé, et susceptible de se résoudre à des principes plus simples. Selon cette hypothèse, les facultés du goût ne seraient pas des sens. Se demander si elles le sont ou si elles ne le sont pas peut passer pour une dispute sur les mots, dès lors que la conclusion dépendra de la définition du terme « sens ». Il est cependant plutôt important que les facultés de l’esprit se trouvent classifiées, selon leurs différences et analogies réelles ; et, par conséquent, que l’on ne retienne aucune définition qui viendrait perturber leur agencement régulier. Et que les facultés du goût puissent, à juste titre, être considérées comme des sens, bien qu’elles soient des facultés dérivées, apparaîtra, espérons-nous, dans les remarques qui suivent. Nous sommes conduits par les phénomènes de nos facultés à les classifier. Les phénomènes évidents du sens sont ce qui suit. C’est une faculté qui nous procure des perceptions tellement simples qu’elles ne peuvent pas être véhiculées par un canal autre que ceux qui sont dépourvus de ce sens. C’est une perception qui reçoit son message immédiatement, dès que son objet se présente, avant que n’intervienne tout raisonnement concernant les qualités de cet objet ou les causes de la perception. C’est une faculté qui s’exerce indépendamment de la volition ; tant et si bien que, tandis que nous nous maintenons dans l’état qui convient, nous ne pouvons, par quelque acte de volonté que ce soit, nous empêcher de recevoir certaines sensations ni les modifier à notre guise ; nous ne pouvons pas non plus de quelque manière que ce soit provoquer ces sensations tant que nous ne nous trouvons pas dans la situation adéquate pour les recevoir par le moyen de leur organe particulier. Telles sont les circonstances qui caractérisent un sens. La vue, par exemple, véhicule des perceptions simples qu’un aveugle n’a pas la possibilité de recevoir. Un homme qui ouvre les yeux à midi aperçoit immédiatement la lumière ; aucun effort de volonté ne peut l’empêcher de la percevoir tant que ses yeux demeurent ouverts, et aucune volonté ne pourrait lui permettre de la voir à minuit. Pareilles caractéristiques appartiennent évidemment à tous les sens extérieurs, à la réflexion ou à la conscience grâce auxquelles nous percevons ce qui se passe dans notre esprit. Ces mêmes caractéristiques appartiennent également aux facultés du goût : l’harmohie, par exemple, est une perception simple qu’aucun homme dépourvu d’une oreille musicale ne peut percevoir, et que quiconque la possède la reçoit immédiatement et nécessairement quand il entend une bonne mélodie. Les facultés du goût doivent donc être considérées comme des sens. Qu’il s’agisse de facultés dernières est une autre question. Ceux qui ont quelques notions de philosophie estiment que toutes nos facultés sont des qualités dernières de l’esprit : mais la nature se délecte de la simplicité et engendre de nombreux effets résultant de causes à l’influence étendue ; et c’est la mission de la philosophie que de rechercher ces causes et d’expliquer les phénomènes qui en découlent. À l’examen, il apparaît que les sens internes ne sont pas des principes derniers parce que l’on ne peut pas expliquer tous leurs phénomènes par des qualités plus simples de l’esprit. Ainsi le plaisir que nous procurent de belles formes peut se réduire au principe de la facilité, d’un effort modéré et de ce qui procède de la découverte de l’art et de la sagesse se trouvant dans la cause. Mais, malgré cette recherche des causes de nos sensations réfléchies, nous pouvons continuer à les qualifier de sens puisque cela n’est pas en contradiction avec n’importe quels phénomènes, et c’est pour cette raison même que ce nom leur fut originalement attribué. Les belles formes affichent uniformité, variété et proportion ; mais le plaisir qu’elles nous procurent est une sensation immédiate qui intervient avant notre analyse ou avant que nous ne découvrions par la raison qu’ils possèdent ces qualités. Nous trouvons, à l’examen, que l’uniformité et la proportion sont agréables dès lors qu’elles nous permettent de nous faire facilement une idée de l’objet ; et la variété empêche cette facilité de dégénérer en ennui ; et que toutes sont agréables parce qu’elles signalent art et adresse ; et de là, nous en concluons que le sentiment plaisant de la beauté résulte de ces principes simples qui nous mettent dans une situation propre à apprécier la facilité relative et à approuver l’intelligence du dessein ; mais le sentiment de la beauté se manifeste sans que nous réfléchissions à ce qui le compose. Ce sentiment est complexe dans ses principes, mais parfaitement simple dans la façon dont on l’éprouve. Si cela semblait impliquer une contradiction, que l’on se souvienne que deux liqueurs de goût différent produisent, quand on les mélange, un troisième goût qui procurera dans le palais une sensation aussi simple que celle qu’elle reçoit de n’importe lequel de ses ingrédients. De la même manière, la perception du blanc est aussi simple que celle de n’importe quelle autre couleur ; mais les philosophes savent que, en raison de sa cause, elle est composée des sept couleurs premières. Lord Verulam (Novum organum, livre II, aphorisme 26) conclut en se fondant sur des expériences que le sens extérieur du goût a pour composantes l’odorat et le toucher. Supposant que cette conclusion est juste, le goût serait une faculté dérivée ; mais il demeurerait malgré tout un sens distinct, dès lors que ses perceptions sont particulières et spécifiquement différentes dans ce qui est ressenti à la fois de l’odorat et de qualités tangibles. De la même manière, chaque principe du goût est à juste titre défini comme un sens particulier parce que ses perceptions, bien que produites, lui sont particulières et spécifiquement différentes de toutes les autres. Chacun véhicule des perceptions, lesquelles, en relation avec ce sentiment, sont originales, bien que les facultés qui les transmettent soient dérivées. Il n’est guère nécessaire de faire remarquer que le fait d’attribuer les sentiments du goût à des processus mentaux diffère totalement de l’affirmation selon laquelle il s’agit de déductions de la raison. Nous ne prouvons pas par l’argumentation que certains objets sont grands, mais nous percevons qu’ils sont grands en raison de la constitution naturelle de notre esprit qui nous prédispose, sans réflexion, à trouver du plaisir dans l’ampleur et dans la simplicité. Le raisonnement peut, cependant, servir à présenter un objet à l’esprit ; et néanmoins, la perception qu’il en a dès que l’objet lui est présenté peut logiquement relever d’un sens. Ainsi, il se peut que le raisonnement soit nécessaire pour préciser les circonstances et pour déterminer ce qui a pu motiver une action ; mais c’est le sens moral qui dira si cette action est vertueuse ou malveillante après que la raison a découvert dans quelles circonstances ou avec quelles motivations cette action a été conduite.
2 « Difficile est mutare habitum animi semel constitutum », Quintilien, Institution oratoire, chap. II, (97).
3 Par exemple, certaines idées sont d’une nature telle que, chaque fois qu’elles se manifestent, elles poussent à agir. C’est en faisant en sorte que de telles idées se manifestent fréquemment, en les provoquant constamment, en raison de la faculté associative de l’habitude, que la répétition produit cette tendance constante et cette disposition à accomplir une action particulière qui est une composante essentielle de toute habitude active.
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