Section VII. Des proportions requises des principes du goût
p. 169-173
Texte intégral
1La dernière étape à franchir pour améliorer et parfaire le goût consiste à conjuguer les justes proportions des différents principes qui le régissent avec la discipline harmonieuse de tous les sentiments éprouvés selon leur valeur authentique, afin que nul d’entre eux ne puisse absorber l’esprit au point de le rendre insensible à autrui. Tel est le rôle de la justesse et de la correction, non pas confinées aux parties des objets, mais étendues à l’ensemble. Le goût n’est pas une faculté simple, mais un agrégat de plusieurs qualités, lesquelles, en raison de leur ressemblance par l’énergie qu’elles déploient, de l’analogie des sujets auxquels elles s’appliquent ainsi que de leurs causes, s’associent et se combinent spontanément. Mais toutes les combinaisons n’aboutiront pas à un goût parfait. Quelle que soit la composition, il importe de préserver quelque proportion entre ses ingrédients. Un nombre suffisant de membres, tous réguliers et bien formés pris séparément, s’ils ne constituent pas un ensemble unique dans leur assemblage ou s’ils ne sont pas correctement placés dans l’économie du tableau, produira, non pas un animal gracieux et cohérent, mais un monstre grotesque. De la même manière, si nos capacités internes sont disproportionnées les unes par rapport aux autres ou si elles ne coopèrent pas convenablement dans leur conjonction, nous pourrons assez bien juger les parties ou quelques sujets particuliers, mais notre goût sera, pour l’essentiel, déformé et irrégulier.
2De même que l’excroissance d’un membre, en privant les autres de nourriture, les rend faibles et chétifs, de même un seul des principes du goût, en raison de sa force trop grande, peut emprunter aux autres leur force naturelle et entraver leur fonctionnement ; et, en nous concentrant exclusivement sur sa seule satisfaction, il nous rend trop insensibles à celle des autres, bien qu’ils le valent ou qu’ils soient plus importants que lui. Si, à cause d’une imagination trop riche, nos sentiments d’excellence ou de difformité sont trop violents, ils nous transporteront à un point tel qu’ils empêcheront notre jugement de les observer et de les comparer : notre goût peut être sensé et sensible, mais il sera incorrect. Un esprit trop porté sur la sublimité méprisera les plaisirs inférieurs que suscitent l’élégance et la beauté. Par ailleurs, une âme vouée aux douces impressions de la beauté est incapable de s’ouvrir à la conception de la sublimité. Un penchant dominant pour ce qui est nouveau, spirituel et humoristique1 rendra insipide toute chose qui ne possède pas ou ne peut pas posséder ces qualités parce que sa nature ne s’y prête pas.
3L’absence de proportion convenable est l’une des causes le plus souvent responsable d’un goût erroné et l’une des sources les plus communes de cette variété de formes et de modifications que le goût revêt chez différentes personnes. Chacun de nous a un trait dominant de génie ou de goût qui oriente davantage le plaisir vers une espèce d’excellence plutôt que vers une autre. Cela est inévitable en raison de la diversité qui caractérise le penchant naturel des hommes ainsi que leurs passions, ce qui les rend toujours particulièrement accessibles à certaines formes de satisfaction ou d’aversion. Selon que les passions sublimes ou humbles, graves ou enjouées, prédominent dans la structure de l’âme, le plaisir le plus vif viendra de la contemplation de ce qui est grandiose ou élégant, sérieux ou ridicule. De cette façon, la nécessaire imperfection de la nature humaine nous empêche toujours d’établir une proportion et une économie dans l’usage de nos sens internes, parfaitement précis en tous points. Une faible disproportion n’est pas sanctionnée, parce qu’elle est naturelle ; mais, lorsqu’elle franchit certaines limites, on considère que la forme est dégénérée parce qu’elle est gauchie et faussée. Ce gauchissement, cependant, ne dépend pas tant de l’excès originel d’un seul principe que d’autres causes. L’excès d’un seul principe en pose le fondement tandis que les autres causes accroissent l’inégalité naturelle et la rendent plus manifeste. La principale de ces causes est l’étroitesse d’esprit à cause de laquelle il ne nous est pas possible d’accueillir plusieurs perceptions en même temps, sans confusion, ni d’évaluer les rapports qu’elles entretiennent entre elles, ni d’établir leur importance respective sans trouble ni embarras. Nous concentrons notre attention sur une partie, nous sommes absorbés par le sentiment particulier qu’elle inspire, nous sommes aveugles devant la nature des autres parties ou, au moins, nous ne pouvons pas pousser notre réflexion plus loin afin de les réunir dans une conception unique. Une juste proportion des principes du goût présuppose la justesse de chacun d’entre eux et inclut, outre cette justesse, une plus grande ouverture et une compréhension intellectuelles.
4Pour que cela puisse être acquis, il faut que tous les sens internes s’exercent de façon égale. Si l’un d’eux a été accidentellement délaissé ou perverti et qu’il est tombé en désuétude, il importe d’y remédier en y apportant toute l’attention qui s’impose. L’exercice habituel favorise une coopération harmonieuse entre les principes du goût et ouvre à la pensée de vastes perspectives. Il rend les idées et les sensations si précises et si familières que le plus grand nombre d’entre elles trouve la place pour se présenter avec clarté à l’intellect ; et, en même temps, renforce le jugement à un point tel qu’il peut embrasser avec facilité les sujets les plus complexes et se forger d’eux une opinion précise. Tant que cette plus grande ouverture du goût et que son domaine n’ont pas gagné en ampleur, nos jugements resteront fondamentalement défectueux. Tout art n’a qu’un ensemble pour objet : ses combinaisons, ses arrangements et ce qu’il exprime sont ses exigences premières ; la valeur des parties qui le composent ne dépend pas tant de l’élégance et l’accomplissement de chacune d’entre elles prise séparément que de la relation qu’elles entretiennent avec le sujet ; et, par conséquent, il n’est pas possible de parvenir à un jugement juste, même sur une partie, si on n’a pas la capacité d’embrasser l’ensemble d’emblée ainsi que d’apprécier toutes ses diverses qualités.
5Bien que le plaisir et la douleur constituent les deux facettes du goût, nos sens les appréhendent de façon disproportionnée et inégale. Si les passions de l’anxiété et de la tristesse l’emportent dans notre tempérament au point d’en être le trait dominant, elles induisent un penchant prononcé pour la désapprobation et le déplaisir. Les affections joyeuses et agréables, par ailleurs, diffusent un coloris sur toutes nos facultés qui nous rend plus enclins à admirer qu’autre chose. Cette inégalité est souvent délétère pour le goût authentique. On ne peut attendre de quelque art qu’il soit un aboutissement parfait et sans faute. Le plaisir que nous éprouvons doit se mesurer avec le déplaisir, les beautés avec les déficiences : avant de les avoir comparés et évalués, il ne nous est pas possible de nous forger une opinion sur une œuvre. Si la vivacité et l’ouverture d’esprit nous font défaut quand elles sont nécessaires pour y parvenir, ou que nous ne soyons pas enclins à en faire usage, notre jugement se fourvoie souvent. Les traits d’excellence autant que les défauts se trouvent souvent réunis dans la même partie. Un membre peut être achevé avec une élégance telle qu’il recueille l’approbation chaleureuse du profane ; mais la place qu’il occupe est si inappropriée, elle porte tellement préjudice à l’unité et à l’effet que produit l’ensemble qu’il mérite d’être condamné sans ambages. Un esprit étriqué s’attardera sur tel ou tel objet. On rapporte à propos d’Apollodorus (91), peintre de l’Antiquité, qu’il détruisait ses plus beaux tableaux s’il découvrait en eux le défaut le plus infime. Certains critiques, comme s’ils étaient poussés par la même frénésie, condamneront mille beautés du meilleur aloi en raison de quelques défauts sans rapport avec ces dernières et qui s’y sont introduits sans pour autant affecter l’ensemble. Au contraire, la valeur d’une partie prise séparément forcera l’attention d’un juge plus candide au point qu’il négligera des multitudes de défauts qui en rompent profondément l’équilibre.
6Mais une personne au goût authentique ne se forgera une opinion qu’à partir d’un surcroît de mérite après une comparaison précise des perfections et des défauts. Et de fait, les meilleurs critiques2 accordent le plus grand mérite, non pas au plus grand nombre, mais aux beautés de rang supérieur ; non pas à cette précision et à cette attention constantes accordées à tout détail insignifiant qui aboutit à une médiocrité froide et molle, mais à une noble audace du génie qui s’élève jusqu’aux sommets de l’excellence, avec une forme d’ardeur surnaturelle qui les conduit à négliger les innombrables menus détails ; en fin de compte, ils soulignent non pas cette insipidité sans faute qui échappe à toute censure, mais cette exaltation audacieuse, laquelle, bien qu’assombrie par quelques inexactitudes, voire altérée par un mélange de transgressions grossières, force notre admiration. Démosthène a été à juste titre préféré à Hypéride, à Archilochus, à Ératosthène, à Pindare et à Bacchylide (92). Il est normal qu’un homme se fasse soupçonner d’avoir un goût erroné s’il préfère une tragédie sans fautes et sans intérêt à Othello et au Roi Lear, ou s’il prise davantage Waller (93) que Dryden. On a blâmé l’incorrection des tableaux du Titien, mais il occupera toujours un rang bien supérieur à celui d’Andrea del Sarto (94) qui mettait une attention et un soin scrupuleux à parachever ses dessins. Là où l’on découvre un mérite éminent, le goût authentique méprise le plaisir malveillant que l’on peut éprouver à fureter pour trouver des défauts3 :
[...] Ubi plura nitent...non ego paucis
Offendar maculis, quas aut inuria sudit,
Aut humanaparum cavit natura [...] (95).
7Ainsi avons-nous expliqué de quelle manière les principes du goût doivent se combiner pour s’étendre aux domaines qui conviennent et pour s’affiner afin de parvenir à la perfection. De même que le goût inclut nécessairement à la fois le jugement et les sens internes, de même il doit, grâce à la culture, s’améliorer pour ce qui est de la sensibilité, du raffinement, de la correction et de rapports harmonieux entre toutes ses composantes. Si la moindre de ces qualités fait défaut à quelque degré que ce soit, il s’en trouvera d’autant altéré. Qu’un critique possède toutes ces qualités au plus haut degré, nous nous en remettrons alors à ce qu’il ressent et nous considérerons comme une autorité infaillible le jugement qu’il portera sur toutes les œuvres d’art. Plus il se rapprochera d’une union parfaite de ces qualités du goût, plus on pourra se fier sans réserve à son opinion. Mais lorsque aucune de ces qualités ne fait défaut, l’ascendant particulier de l’une sur les autres ne viendra en aucune manière vicier le goût. Ces qualités sont si analogues que la prépondérance de l’une d’entre elles suppléera la place d’une autre et, d’une certaine manière, produira le même effet : ou plutôt, peut-être, une seule qualité ne saurait exister dans sa perfection pleine et entière sans que les autres se trouvent impliquées, tout au moins à un degré inférieur. Longin, Denys d’Halicarnasse (96) et Aristote avaient tous un goût raffiné : mais on peut difficilement nier que le premier excellait particulièrement par la sensibilité, le second par le raffinement et le dernier par la justesse et par son ouverture d’esprit. Chez les Anciens, il n’y a que Quintilien qui possédait de façon harmonieuse ces quatre qualités au plus haut degré.
8Avant de terminer notre recherche, il ne sera pas inopportun d’expliquer la place que le goût occupe parmi nos facultés, d’indiquer son véritable domaine et son importance réelle.
Notes de bas de page
1 « Le poète dont le talent principal est de rimer richement, se trouve bientôt prévenu, que tout poème dont les rimes sont négligées ne saurait être qu’un ouvrage médiocre, quoi qu’il soit rempli d’invention, et de ces pensées tellement convenables au sujet, qu’on est surpris qu’elles soient neuves. Comme son talent n’est pas pour l’invention, ces beautés ne sont que d’un faible poids dans sa balance. Un peintre qui de tous les talents nécessaires pour former le grand artisan, n’a que celui de bien colorier, décide qu’un tableau est excellent, ou qu’il ne vaut rien en général, suivant que l’ouvrier a su manier la couleur. La poésie du tableau est comptée pour peu de chose, pour rien même, dans son jugement. Il fait sa décision sans aucun égard aux parties de l’art qu’il n’a point. Un poète en peinture tombera dans la même erreur, en plaçant au-dessous du médiocre, le tableau qui manquera dans l’ordonnance, et dont les expressions seront basses, mais dont le coloris méritera d’être admiré », l’abbé Du Bos, op. cit., IIe partie, § 25.
2 Ce sujet est étudié abondamment par Longin (De sublimitate,
3 « On leur répond qu’un poème ou un tableau peuvent, avec de mauvaises parties, être un excellent ouvrage... », l’abbé Du Bos, op. cit., IIe partie, § 26.
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