Section II. De l’influence du jugement sur le goût
p. 137-140
Texte intégral
1L’union la plus complète des sens internes ne suffit pas à elle seule pour former le bon goût, même si les sens en question sont accompagnés des passions les plus raffinées. Ils doivent bénéficier du secours du jugement, cette faculté qui permet de distinguer les différences entre les choses, de séparer le vrai du faux, et de comparer entre eux des objets ainsi que leurs qualités afférentes. En fait, le jugement doit même accompagner les exercices des sens les plus imparfaits. Ils ne se mettent pas à l’œuvre tant que certaines qualités dans les objets n’ont pas été perçues et n’ont pas été distinguées par rapport à d’autres qui leur sont semblables, qu’elles n’ont pas été comparées et combinées. Dans toutes ces démarches, le jugement entre en lice : il joue un rôle dans le discernement et la production de toute forme qui les affecte. Mais tout en assistant leurs énergies parfaites, son influence s’étend sur un domaine encore plus vaste. Le bon sens est un ingrédient indispensable au bon goût, ce qui implique toujours une perception vive et exacte des choses telles qu’elles sont.
2Le jugement peut montrer de façon complète aux sens internes les beautés et les perfections de la nature, mesurer l’amplitude des choses, déterminer leurs proportions, mettre au jour la sagesse de leurs structures et le bien vers lequel elles tendent. Il utilise toutes les méthodes que l’art et la science mettent à notre disposition pour nous permettre de découvrir ces qualités enfouies trop profondément pour spontanément frapper le regard. Il oriente sa recherche vers les lois et les causes des œuvres de la nature : il les compare et les oppose aux œuvres d’art les plus imparfaites, et il fournit de la sorte un matériau dont l’imagination fera des idées, formera des combinaisons qui affecteront fortement notre intelligence du goût.
3Le jugement découvre les caractères généraux de tous les arts et, en les comparant, tire des conclusions sur les relations qui subsistent entre les différents arts. Jusqu’à ce qu’il les ait découvertes, nul d’entre eux ne peut acquérir cette faculté ajoutée de plaire qui leur est accordée grâce à ces relations qui existent entre eux.
4Dans tout art, une exécution juste consiste en diverses parties qui se combinent dans un système et qui répondent à un dessein unique. Mais, sans l’exercice du jugement, il ne nous est pas possible de savoir si le dessein est exécuté avec adresse, si les moyens sont bien adaptés à sa finalité et si chaque élément qui entre dans sa composition tend à la promouvoir.
5En musique, l’oreille perçoit immédiatement le plaisir résultant de chaque principe : mais le jugement, prenant en charge les perceptions de cet organe, les compare, et grâce à cette comparaison, décide de leurs mérites et de leurs justes proportions respectives. Il permet à l’oreille, à partir de rapports généraux, de distinguer avec précision entre invention et extravagance, de faire la part du convenable et de l’inconvenant dans les composantes, et de ce qui est propre ou impropre à nourrir le sujet principal.
6En peinture, le jugement découvre la signification d’un tableau ; non seulement de façon lointaine, puisqu’il est l’instrument de cette connaissance antérieure nécessaire à sa compréhension, mais aussi de façon plus immédiate dès lors que, à partir de la structure et des rapports entre les composantes, il infère le dessein général et explique en quoi ils servent le but principal de l’ensemble. Le jugement compare l’imitation avec son modèle et voit la ressemblance. C’est encore le jugement qui, se fondant sur notre expérience, nous accorde la faculté de savoir si le peintre a saisi les attitudes et les pauses naturellement appropriées aux passions, aux personnages et aux actions qu’il voulait représenter ; et, quand ces attitudes sont variées, s’il a choisi celles qui correspondent le plus parfaitement à l’unité et à la justesse de son dessein. La peinture étant circonscrite dans l’instant, seul le jugement peut percevoir si cet instant a été proprement choisi, si l’artiste a saisi le moment qui embrasse les circonstances entourant cet événement remarquable, et s’il permet au mieux d’entrevoir, sans se départir de la simplicité, les autres circonstances requises. Il évalue la juste proportion de tous les personnages en dignité, élégance et éclat, et en quoi ils servent le motif principal. En fin de compte, il s’agit d’un outil nécessaire servant à proposer un objet aux sens avant qu’ils ne le perçoivent.
7Afin d’approuver ou de condamner dans les domaines de la poésie ou de l’éloquence, nous devons prendre en considération et comparer à la fois tant de détails que nul n’hésitera à reconnaître la nécessité absolue d’un jugement sain et solide. Il nous appartient de décider si la fable ou le dessein sont bien imaginés par rapport au genre de poème ou de discours auquel on a affaire ; si tous les incidents ou arguments lui conviennent naturellement ; lequel d’entre eux promeut sa force ou sa beauté, ou lequel, par défaut de relation, masque la finalité ou débilite son effet authentique ; quel degré de relation suffit pour introduire des épisodes, des illustrations ou des digressions, au point qu’ils puissent apparaître, non pas comme des excroissances et des difformités, mais comme des ornements placés à bon escient. Le sens trouve son plaisir ou son déplaisir quand ces choses sont définies : mais le jugement est seul à même de les déterminer et à présenter au sens l’objet de sa perception. Avec un examen précis des diverses relations que les composantes entretiennent entre elles, le jugement détermine la situation dans laquelle elles apparaîtront sous leur meilleur jour, et la plupart promeuvent cette organisation régulière sur laquelle autant l’élégance que la vigueur dépendent d’ordinaire. Il compare les personnages avec la nature et il les déclare vrais ou monstrueux. Il les compare avec d’autres personnages ; il les trouve bons ou mauvais, justement ou malencontreusement désignés comme tels. Il les compare avec eux-mêmes et voit s’ils sont cohérents ou non, bien ou mal étayés, si la bienséance a été préservée ou violée. La vérité et la justesse sont le fondement de toute beauté dans le domaine du sentiment ; elles lui confèrent la solidité sans laquelle elle peut éblouir un œil vulgaire, mais ne peut jamais procurer du plaisir à quiconque regarde au-delà de la première apparence : et, établir la vérité, démasquer le mensonge sous quelque artifice qu’il se déguise, telles sont les prérogatives particulières du jugement. Les sentiments les plus raffinés, s’ils s’appliquent à des objets inappropriés, peuvent non seulement perdre leur beauté, mais aussi faire apparaître l’aspect difforme de l’ensemble : et seul le jugement perçoit le caractère approprié ou non de leur application. Cette faculté s’accorde aussi, dans une certaine mesure, avec une compétence en matière de style et de langage, et, en les soumettant à l’épreuve de l’habitude, elle met au jour la bienséance, la pureté et l’élégance. Le jugement, non content d’examiner les composantes séparément, les combine ainsi que les sentiments qu’elles provoquent afin d’évaluer le mérite de l’ensemble. Il établit la valeur relative de poèmes et de discours d’un même genre ou de genres différents en procédant à une comparaison soignée et rigoureuse de la noblesse de leurs finalités, des difficultés pour y parvenir, de l’importance de leurs effets respectifs, du caractère approprié et de l’ingéniosité des moyens déployés dans chaque cas.
8Ainsi, dans toutes les opérations du goût, le jugement intervient ; non seulement quand il présente les sujets sur lesquels les sens s’exercent, mais aussi quand il compare et soupèse les perceptions et les décrets des sens eux-mêmes, et c’est à partir de là qu’il prononce son verdict définitif sur l’ensemble.
9Mais bien que les sens internes et le jugement doivent être unis, cependant, conformément au bon goût véritable, ils peuvent se trouver unis dans des proportions très différentes. Chez certains, c’est l’acuité des sens, chez d’autres c’est la justesse du jugement qui prédominent. L’une comme l’autre conduiront à de justes conclusions : mais elles sont guidées par des éclairages différents ; les premiers le sont par la perception sensorielle, les seconds par la conviction qu’emporte l’entendement. L’un ressent ce qui plaît ou déplaît ; l’autre sait ce qui devrait combler ou provoquer le rejet. Les sens possèdent une sorte d’infaillibilité instinctive au moyen de laquelle, quand ils sont vigoureux, ils peuvent préserver de l’erreur, même si leur verdict ne devait pas être parfait. Le jugement, en contemplant les qualités qui affectent le goût, en examinant les sentiments sous l’angle de leurs causes, vient souvent compenser une imagination terne. Quand ce sont les sens qui prévalent, l’agrément majeur que l’on éprouve au contact d’œuvres de génie repose sur ce que l’on ressent ; quand c’est le jugement qui prédomine, on goûte principalement au plaisir intellectuel résultant de la découverte des causes de ces sentiments. Cette diversité dans la forme et dans la constitution du goût s’observe notamment chez deux des plus grands critiques de l’Antiquité. Longin est à juste titre présenté comme
Un juge ardent qui, zélé dans sa charge,
Avec chaleur prononce sa sentence... (54)
10Chez lui, les sens internes étaient d’une délicatesse exquise ; mais son jugement, bien que bon, ne les égalait pas. À et égard, il exprime des sentiments justes avec ravissement et enthousiasme, et par une sorte de contagion, les transmet à ses lecteurs sans toujours leur expliquer la raison pour laquelle ils se trouvent de la sorte affectés. Aristote, au contraire, semble examiner son sujet avec une froideur et un détachement absolus ; il ne dévoile aucune chaleur de l’imagination, rien de ce genre d’admiration ou d’extase qui peut, sans réflexion, conduire par la séduction ses lecteurs à partager son opinion. Il puise ses décisions, non pas dans la vivacité du sentiment, mais dans la profondeur de la perspicacité, et il les formule rarement sans que nous soyons convaincus de leur justesse. Semblable diversité, d’une certaine manière, peut s’observer chez Bouhours et Bossu parmi les modernes.
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