Section I. De la conjugaison des sens internes et de l’assistance qu’ils reçoivent de la délicatesse de la passion
p. 131-136
Texte intégral
1 N’importe lequel de nos sens internes, dont la condition est saine et parfaite, constitue une espèce particulière du goût et permet à une personne de juger toute œuvre d’art ou de génie : mais il importe que tous les sens jouissent en même temps de la même condition saine afin de constituer le goût à sa juste mesure. Cette conjugaison est nécessaire au goût, non seulement pour lui accorder un champ d’action convenable, mais aussi pour le perfectionner chaque fois qu’il s’exerce.
2Nos sentiments et nos émotions reçoivent un surcroît de force considérable grâce à l’influence conjuguée qu’ils exercent les uns sur les autres. Les émotions concomitantes, associées dans le sentiment qu’elles provoquent, dans la direction qu’elles prennent ou dans leur objet, voire sans la moindre association mentale, se fondent en une seule et, par leur réunion, sont la cause d’une sensation intense. Il en résulte que différents plaisirs, que ce soit un seul sens ou plusieurs convergeant dans l’esprit en même temps, procurent une joie complexe. On observe, même communément, que le calme et la sérénité d’un matin d’été, le doux parfum des fleurs, la symphonie des chants d’oiseaux et un millier d’autres choses agréables confèrent une force extraordinaire à la grandeur et à la beauté des paysages ruraux.
3Bien que chaque objet possède une caractéristique première particulièrement susceptible de produire une sensation principale, il peut, en même temps, grâce à ses qualités secondes, provoquer des sentiments connexes qui rehaussent la sensation principale pour lui conférer plus d’intensité. Mais si les principes du goût qui s’appliquent à ces objets sont faibles et déficients, non seulement nous perdons entièrement certains des plaisirs que l’objet peut susciter, mais nous ne pouvons pas même profiter du moindre d’entre eux sans mélange, dès lors que nous sommes insensibles à tout ce qui rehausse chacun d’eux en raison de la relation qu’il entretient avec les autres.
4Nulle autre sensation que celle du sublime ne peut davantage se suffire sans secours extérieur ; et à cet égard un critique y voit une caractéristique nécessaire qui fait que le sublime plaît d’autant plus qu’on l’examine souvent1. Cependant, nous devons tous être bien conscients qu’il est beaucoup plus intense quand il est provoqué par la nouveauté ; car les objets les plus sublimes nous frappent souvent très faiblement, voire pas du tout, lorsqu’ils nous sont devenus familiers sous l’effet d’une longue habitude. Le caractère sublime des cieux ne manquerait pas d’émerveiller quiconque ne serait pas habitué à contempler ce spectacle magnifique. Bien que le sentiment du sublime emplisse l’esprit, pour ne pas dire qu’il en dépasse les capacités, nous pouvons pourtant éprouver en même temps d’autres sentiments agréables qui l’augmenteront grâce à leur conjonction. Les objets les plus exaltants dans la nature peuvent être rendus plus merveilleux par leur beauté et par leur utilité. Le pouvoir le plus étendu peut être rendu plus sublime s’il est exercé d’une manière telle qu’il suscite une approbation morale. Virgile donne une idée sublime des Romains quand il représente leur destin promis à fonder un empire universel, tandis qu’ils promulguaient des lois à l’envi et qu’ils soumettaient des adversaires des plus farouches. Mais son art le rend plus sublime quand il laisse entendre qu’ils exerçaient leur pouvoir avec clémence sur des sujets consentants2. Voilà ce qui suscite notre approbation morale et accroît le sentiment de grandeur qui l’accompagne. En architecture, les plaisirs distincts provoqués par la beauté, les proportions, la justesse et les ornements des composantes accroissent le sublime. En peinture, le sublime s’accompagne généralement de la grâce.
5La POÉSIE est un ensemble complexe de beautés qui, par leur conjugaison, reçoivent les unes des autres un lustre supplémentaire. Le sublime, le nouveau, l’élégant, le naturel, le vertueux se confondent souvent dans les imitations, illuminés qu’ils sont par la puissance de la fiction, par la variété des richesses qu’offrent les images, et que l’harmonie des vers rend plus charmants. Lorsque la poésie s’accompagne d’une musique qui lui convient, l’une et l’autre gagnent en puissance grâce à leur alliance. La musique, en jouant sur les affections requises, crée un état d’esprit permettant de concevoir des idées correspondantes avec une facilité, une vivacité et un plaisir particuliers. Telles sont les idées que le poète suscite, et elles-mêmes, à leur tour, ajoutent une note vive aux affections, et les empêche de languir et de s’évanouir en rendant leur objet plus précis. Mais afin de faire l’expérience de ce plaisir composé, une oreille musicale et un goût pour la poésie sont requis ; l’absence de l’un ou de l’autre étouffe une partie du plaisir et diminue l’autre dans une très large mesure.
6Le degré de la force avec laquelle des objets nous frappent dépend beaucoup de ce qui prévaut dans notre état d’esprit. Des choses nous affectent souvent profondément quand nous nous trouvons dans une humeur réceptive, alors que, à tout autre moment, elles produiraient une impression négligeable. La moindre blessure remplira de fureur une personne naturellement passionnée, ou elle sera éventuellement contrariée. Quand un caractère est tel qu’il réagit habituellement avec des sentiments et un tour particuliers, il s’empare des événements, chaque fois qu’ils se présentent, avec une fougue extraordinaire. Dès lors qu’ils correspondent à son trait de caractère dominant, nulle force n’est requise pour le mettre en accord avec eux ; il les embrasse spontanément, voire avec avidité, car ils sont en parfaite conformité avec ses états d’âme.
7Or, de même que tous les objets relevant de ce même sens interne, pour variés qu’ils soient, partagent des qualités communes, de même tous ces sens offrent des analogies dans leurs principes et dans le sentiment qu’ils suscitent. À cet égard, la même tournure d’esprit s’accorde avec tous. La prévalence et l’exercice de n’importe lequel d’entre eux met l’esprit dans un état réceptif et à l’unisson de tous les autres. Et cet état d’esprit préalable confère force et vigueur à tous les moyens qu’il déploie. En fait, les facultés qui entretiennent un rapport avec le goût se trouvent rarement disjointes. Lorsqu’elles présentent toutes une vigueur considérable, on peut, en les comparant les unes aux autres, en trouver une qui prédomine, soit en raison de la disposition naturelle de l’esprit, soit en raison d’une culture particulière : mais quand l’une d’entre elles est remarquablement terne, ou simplement absente, les autres n’apparaissent pratiquement jamais sous leur meilleur jour.
8La conjugaison de ces facultés se manifeste par une influence supplémentaire dans la formation du goût, dès lors que cette convergence ouvre un champ nouveau sur lequel le goût peut s’exercer et cueillir de nombreuses fleurs pour orner la beauté originelle des objets de son attention. Comme les beaux-arts appartiennent vraiment à la même famille et qu’ils proviennent de ce parent commun qu’est la nature, ils ont les uns par rapport aux autres et par rapport à leur modèle différentes similitudes, relations et analogies3. Une personne qui se trouve en pleine possession de ses sens internes et qui les a tous appliqués à leurs objets respectifs, est capable de les distinguer. Ils ont charmé tout critique authentique, et tout lecteur de goût se régale des métaphores et des comparaisons sitôt qu’il en prend connaissance. À les observer, notre divertissement se fait noble et exquis. Ils s’offrent continuellement à un goût éclectique et, en se mêlant au plaisir plus immédiat et plus restreint de chaque faculté de l’imagination, ils augmentent son caractère délicieux. De même qu’une science, en fournissant des illustrations, permet qu’une autre soit mieux comprise, de même un art, en en éclairant un autre, permet qu’il soit apprécié de façon plus exquise. Cet élargissement du goût nous place, pour ainsi dire, sur un promontoire, et non seulement nous permet d’embrasser une perspective plus large, mais aussi en améliore toutes les composantes en les comparant ou en les mettant en contraste.
9C’est par toutes ces voies diverses que nos sens internes, par le simple jeu de leur conjugaison, tendent à former et à parfaire le goût.
10Nous pouvons saisir ici l’occasion de signaler un principe, distinct de tous les autres sens internes, et dont le goût, dans de nombreux cas, recevra un secours. Tel est le cas de la sensibilité du cœur qui dispose un homme à s’émouvoir facilement et à saisir volontiers, comme par contagion, toute passion qu’une œuvre est capable de susciter. L’âme des hommes est loin d’être également susceptible d’accueillir des impressions de ce genre. Un individu au cœur dur peut être spectateur d’une très grande détresse sans éprouver la moindre émotion ; un homme au tempérament cruel éprouve une joie pernicieuse en générant le malheur. Par ailleurs, beaucoup de personnes sont d’une constitution si délicate que la moindre inquiétude chez leurs semblables soulève leur compassion. Une disposition semblable peut s’observer en ce qui concerne les autres passions. Les personnes du premier groupe seront peu touchées par la plus émouvante des tragédies ; celles du second le seront par un sentiment très neutre. Une représentation qui peut inspirer les passions les plus vives au cœur d’un Italien n’affectera que modérément celui d’un Français et laissera un Anglais parfaitement indifférent. Nous sommes enclins à nous étonner des récits qui évoquent la force prodigieuse avec laquelle l’éloquence agissait sur les esprits raffinés des Athéniens, alors que nous n’éprouvons rien de vraiment analogue, au point que rien, sinon la preuve la plus tangible, pourrait la rendre crédible. Cette diversité dans la formation du cœur produira une diversité considérable dans les sentiments que les hommes éprouveront dans leur fréquentation des œuvres de goût et dans le jugement qu’ils formuleront à leur égard.
11Une très grande part du mérite de la plupart des œuvres de génie provient de leur capacité à émouvoir le cœur par une variété de passions. Dans la musique la plus exquise, le caractère agréable de la mélodie et la richesse de l’harmonie ne dépendent que de leur exécution. C’est tellement le propre de la peinture et de la poésie de nous faire éprouver des passions adéquates qu’un critique très astucieux4 a pris cela pour la seule finalité de ces arts. Certaines formes de poésie s’adressent principalement aux facultés de l’imagination et elles atteignent leur but ultime en montrant des représentations d’objets qui plaisent à nos sens internes. Tel est particulièrement le cas de la poésie descriptive. Mais même ce genre de poésie ne tardera pas à devenir morne et ennuyeux s’il ne s’appuie pas sur l’introduction de sujets propres à nous émouvoir. Dans la poésie dramatique, ainsi que dans l’éloquence, le but ultime est d’émouvoir : tout ce qui ne plaît qu’aux sens internes est subordonné à cette fin, et se révèle défaillant si cette condition n’est pas remplie.
12Ainsi, par conséquent, le pathétique est une qualité d’une importance si grande dans les œuvres de goût qu’une personne au cœur insensible ne les jugera que très imparfaitement. Lui sont étrangers ces sentiments qui sont d’une importance majeure pour guider le jugement. Si un homme en pleine possession de tous ses sens internes est en même temps privé de la finesse de la passion, il ne pourra évaluer les principales œuvres de génie qu’à partir de leurs qualités inférieures. Dans une tragédie, il saura percevoir si les descriptions des objets naturels sont belles ou sublimes, si les personnages sont naturels et bien construits, si les sentiments sont justes et nobles : il saura examiner avec froideur et indifférence les beautés et les défauts du texte ; mais si l’œuvre a atteint son but principal, si la fable est capable d’inspirer pitié ou effroi chez les spectateurs, il se trouvera tout à fait incapable d’en juger. En un mot, il ne peut prendre aucun plaisir à tout ce qui s’adresse au cœur.
13La délicatesse de la passion doit se trouver unie avec les sens internes en possession de toute leur vigueur afin que le goût s’exerce dans l’épanouissement qui lui revient. Lorsque pareille conjugaison advient, les œuvres de génie produisent leur plein effet et font éprouver un plaisir complexe. Un homme reçoit les perceptions correspondant à toutes leurs qualités et, de ce fait, il a en son pouvoir les moyens d’évaluer le propre poids de chacune afin de se forger une opinion sur le mérite de l’ensemble. La finesse de la passion peut intéresser une personne à un point tel qu’elle ne peut, pendant un certain temps, considérer une représentation avec une exactitude critique, mais elle lui procure à ce moment précis un plaisir exquis qui lui permettra de juger ultérieurement et avec justesse.
Notes de bas de page
1 Ὅταν οὖν ὑπ᾿ ἀνδρὸς ἔμϕρονος καὶ ἐμπείρου λόγων πολλἀκις ἀκουόμενόν τι πρὸς μεγαλοϕροσύνην τὴν ψυχὴν μὴ συνδιατιθῇ μηδ᾿ ἐγκαταλείπῃ τῇ διανοίᾳ πλεῖον τοῦ λεγομένου τὸ ἀναθεωρούμενον, πίπτῃ δέ, ἂν αὐτὸ συνεχὲς ἐπισκοπη῝ς, εἰς ἀπαύξησιν, οὐκ ἂν ἔτ’ ἀληθὲς ὕψος εἴη. Ps. Longin, De sublimitate, 7, 3 (50).
2 Tu regere imperio populos, Romane, memento. / Hae tibi erunt artes ; pacisque imponere morem, / Parcere subjectis, et debellare superbos. [Enéide, vi, v. 847 et suiv. (51)]
3 « Est etima illa Platonis vera... vox, Omnem doctrinam harum ingenu arum et humanarum artium, uno quodam societatis vinculo contineri. [...] Mirus quidam omnium quasi consensus doctrinarum, consensusque reperitur » Cicéron, De oratore, III, 6, 21 (52).
4 Voir l’abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, passim (53).
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