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Section VII. Du sens ou du goût de la vertu

p. 127-129


Texte intégral

1Le sens moral n’est pas seulement lui-même un goût d’un ordre supérieur grâce auquel, dans les caractères comme dans les comportements, nous distinguons le bien du mal, l’excellent du défectueux ; mais son influence s’étend également sur toutes les œuvres les plus remarquables par l’art et le génie qu’elles affichent. On ne le néglige jamais dans les représentations les plus sérieuses, et il entre même dans le plus risible des jugements. Il revendique une autorité conjuguée avec les autres principes du goût ; il requiert un attachement à la moralité dans les œuvres épiques et dramatiques, et il déclare folles et insensées les envolées spirituelles les plus vives qui en sont dépourvues. Un je ne sais quoi de moral est venu s’insinuer dans les tableaux sérieux de Raphaël, mais aussi dans les représentations humoristiques de Hogarth.

2Qui plus est, notre sens moral affiche une autorité supérieure à celle de tous les autres sens. Il fait de la moralité une exigence première ; et quand celle-ci se trouve violée sous quelque forme que ce soit, nulle autre qualité ne peut racheter cette transgression. Il se peut que l’on apprécie certaines beautés dans le détail, mais que l’œuvre dans son ensemble soit condamnée.

3La part importante des sentiments produits par les œuvres de génie trouve son origine dans le pouvoir exercé par ce sens, soit qu’il approuve, soit qu’il condamne, et elle est trop évidente pour exiger que l’on s’y attarde. Les sujets d’imitation les plus nobles et les plus charmants sont les affections, les caractères et les actions, et leur mérite singulier repose presque entièrement sur leur recours permanent à la faculté morale. Forts de cette approbation dont l’efficacité l’emporte sur tout autre moyen, nous nous intéressons à certains des personnages représentés, et nous compatissons devant tous les aléas de leur condition. Le sens moral nous remplit de joie quand nous approuvons la vertu d’un personnage, et d’une aversion parfaitement justifiée envers les méchants. Lorsque la prospérité et le succès comblent l’homme vertueux, nous apprécions son mérite, nous nous réjouissons de voir qu’il recueille la récompense qui lui est due, nous nous trouvons disposés à le considérer avec une sérénité et une satisfaction des plus agréables, et nous attribuons son bonheur à la juste Providence ; quand il plonge dans le désespoir et qu’il est frappé par l’adversité, nous avons le sentiment qu’il ne méritait pas pareil sort, et nous éprouvons une douleur agréable en compatissant à ses souffrances et à son ressentiment vertueux envers ceux qui en sont responsables. Lorsque le méchant prospère, nous brûlons d’indignation et nous sommes saisis d’un découragement mélancolique : quand il souffre, nous prenons conscience des dangers du vice et des affres de la culpabilité ; nous admettons qu’il ne recueille que ce qu’il méritait, mais notre condamnation se teinte de pitié. Nous sommes alors sous l’emprise de ces passions majeures dont l’infusion constitue le plus précieux divertissement que les œuvres d’art peuvent générer.

4Mais l’étendue du sens moral sur le goût quel qu’il soit ne requiert pas une description détaillée si nous nous contentons d’évoquer les diverses perceptions qu’il véhicule. Ainsi en va-t-il de notre perception de la justice, de la beauté et de la grâce de la vertu, de la laideur, de la difformité et de la haine du vice, autant de perceptions produites par les qualités propres de chacune d’entre elles. C’est le sens moral qui nous permet de percevoir ce qui est convenable, approprié et cohérent dans le premiers cas, et ce qui est incohérent, inconvenant et inapproprié dans le second ; cette perception se manifeste en comparant ces données avec la structure et la constitution de notre esprit. C’est lui qui nous fait percevoir le caractère obligatoire, juste et convenable de la vertu, et la nature inconvenante, illicite et injuste du vice ; cette perception repose sur la force supérieure de cette faculté qui nous conduit à approuver ou à désapprouver, comme si nous avions en nous une gouvernance qui nous prescrit une conduite dans la vie. Ce même sens nous amène à percevoir le mérite de la vertu et la récompense qui lui est due, ou ce qui n’est pas mérité et se trouve injustement récompensé dans le vice ; il s’agit d’une perception qui ne manque jamais de se manifester quand nous songeons en même temps au bien moral et naturel et au mal. De cette variété de sensations proviennent toutes ces passions spontanées qui ont pour objet le bien ou le mal chez les hommes. Jusqu’à quel point ces sentiments et affections entrent-elles dans notre perception du goût ? Nul besoin de disserter longuement pour s’en convaincre.

5Ces propos suffisent pour situer l’analyse du goût dans ces simples facultés humaines naturelles qui en constituent les principes. Il existe des qualités dans les choses déterminées et stables, indépendantes de l’humeur et des caprices, qui sont appelées à agir sur des principes mentaux communs à tous les hommes et qui, en agissant sur eux, produisent naturellement des sentiments du goût sous toutes ses formes. Si, dans certains cas particuliers, elles se révèlent inefficaces, il faut en attribuer la défaillance à quelque faiblesse ou désordre chez la personne qui demeure insensible quand ces qualités se présentent à elle. Les hommes sont, à de rares exceptions près, affectés par ces qualités que nous venons d’étudier ; mais ces qualités elles-mêmes sont, sans exception aucune, les composantes d’une excellence ou d’un caractère défaillant à divers degrés. Nous allons maintenant analyser ce qui est requis pour les percevoir avec un ravissement sans partage.

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