Section IV. Du sens ou du goût de l’imitation
p. 113-117
Texte intégral
1La précision ou la vivacité de l’imagination nous procure un autre plaisir du goût qui, parce qu’il n’a pas de nom particulier, se définit communément par celui de la beauté et que certains qualifient de relative ou de secondaire, afin de la distinguer d’autres formes de beauté développées plus haut appelées absolues ou primaires1. Nous possédons un sens qui se délecte à contempler une ressemblance voulue, même si le modèle n’offre rien d’agréable. La similitude est un principe d’association très puissant, lequel, en reliant constamment les idées où on la trouve, et en conduisant nos pensées de l’une à l’autre, produit chez les hommes une forte tendance à comparer. Comme une énergie supplémentaire est requise pour découvrir le modèle dans la copie, et comme cette découverte satisfait notre curiosité, elle procure une prise de conscience agréable de notre propre discernement et de notre sagacité, y compris ce sentiment plaisant que couronne le succès ; reconnaître la ressemblance, conséquence d’une comparaison, augmente notre plaisir2. Et quand une imitation est intentionnelle, notre admiration pour l’adresse et pour l’ingéniosité de l’artiste imprègne l’effet derrière lequel on perçoit cette adresse et comble le ravissement que cette œuvre inspire.
2Ainsi s’explique l’enchantement qu’un connaisseur éprouve en contemplant les réalisations remarquables de maîtres éminents de la peinture ou de la sculpture. Ainsi s’explique aussi l’excellence inégalée d’évocations dans les arts de la poésie et de l’éloquence dont la perfection caractéristique résulte du choix judicieux que fait l’auteur des qualités les plus essentielles et les plus frappantes de son sujet, de la combinaison qu’il opère dans ce genre de tableau qui promptement suscite chez le lecteur, et en exerçant une forte impression sur l’esprit, une idée vive du modèle. La beauté fondamentale de la métaphore et de l’allégorie réside dans le fait d’instiller des analogies entre les choses, dans la similitude et la comparaison, et dans la mise en avant plus explicite de ces analogies. En cela, elles communiquent de la délicatesse à un sentiment. L’élégance de la plupart des formes et des figures de l’éloquence repose sur ce genre d’usage qui en est fait dès lors qu’elles correspondent à des expressions naturelles, ou à des objets, de ces passions et sentiments qui animent l’orateur et qu’il entend communiquer à ses auditeurs. L’improbabilité, qui est une absence de ressemblance avec des choses naturelles, rend toujours une fable ou une histoire moins divertissante ; et s’il advient que l’improbabilité soit très grande et qu’elle en affecte des aspects essentiels, elle la rend souvent absolument nauséeuse.
3Lorsque d’excellents modèles sont imités, les copies ne puisent pas simplement leurs charmes dans la précision de l’imitation, mais aussi dans l’excellence qu’ils représentent ; et l’extrême satisfaction que ces copies procurent peut presque tout autant s’attribuer à la beauté et à la sublimité qu’à l’imitation. Comme la beauté dans ce cas est compliquée dans ses principes, il en résulte qu’elle sera également complexe dans ses effets et qu’elle séduira l’esprit beaucoup plus que n’importe lequel de ses composants pris séparément. Un Hercule, affichant proportions, force et courage à la perfection fera à coup sûr une plus belle statue que l’exactitude de l’imitation d’un Thersite ou d’un Silène (30). Les œuvres de Polygnote (31) qui représentaient de beaux objets étaient sans nul doute plus charmantes que les tableaux de Dionysius ou de Pauson3, quelle que soit l’adresse avec laquelle ceux-ci pouvaient représenter des objets ordinaires ou défectueux. Les Grecs anciens ou les peintres italiens modernes seront toujours préférables aux Flamands, lesquels, malgré leurs bonnes imitations, n’opèrent pas un choix judicieux dans ces beautés de la nature qui méritent d’être imitées4. Le Margitès d’Homère (34) n’aurait pas pu nous divertir autant que l’Iliade. Une comparaison, même si elle s’applique finement à son sujet, plaira encore davantage si elle emprunte à ce qui ne communique que des idées nobles et agréables : et, en effet, en suggérant des idées qui seraient fortement le contraire, il suffira de tourner en ridicule le sujet le plus splendide.
4Mais encore la force de l’imitation est des plus évidentes quand nul autre principe ne concourt à rehausser ses effets : car, comme elle se trouve pure et sans mélange, on ne peut pas mettre en doute le fait que tout le plaisir du sentiment ainsi produit repose sur cette pureté seule. Sa puissance est en effet si grande que, sans le secours d’aucun autre principe, elle engendre un degré de plaisir considérable ; mais souvent elle recommande des objets impatfaits ou défectueux à l’imitation de l’artiste ; elle le conduit même à les préférer à d’autres, et elle rend réconfortants des objets qui apparaîtraient ingrats si on les contemplait directement. Les roches et les montagnes les plus grossières, les objets qui dans la nature sont les plus diffotmes, même la maladie et la douleur, acquièrent de la beauté quand la peinture les imite avec adresse5. Le personnage de Iago est détestable, mais on admire la représentation que Shakespeare fait de lui. Mieux encore, des personnages imparfaits et douteux sont, dans toutes formes d’écrits, préférés à d’autres qui sont irréprochables, parce qu’ils sont des copies plus justes de la nature réelle. La sensation plaisante résultant de l’imitation est si intense qu’elle va jusqu’à l’emporter sur les impressions négatives que suggèrent les objets imités et elle les transforme en ravissement. Il ne peut y avoir de preuve plus forte de la grande capacité de l’imitation à conférer à ses effets le pouvoir de plaire que celle de rendre ces passions agréables lorsqu’elles sont stimulées par elle, alors que lorsqu’elles sont produites de manière naturelle elles sont pure souffrance sans mélange. L’inquiétude de l’attente, l’anxiété, la terreur, lorsqu’elles apparaissent dans la tragédie, imitées dans leurs objets et dans leurs causes, inspirées par la sympathie, non seulement procurent une satisfaction plus sérieuse, mais aussi beaucoup plus intense et plus noble que tout le rire et la joie que la farce ou la comédie peuvent susciter. Lorsqu’elles sont ainsi produites au second degré elles mettent l’esprit en mouvement et l’occupent, le stimulent et lui ouvrent de plus vastes perspectives ; en même temps, alors que notre connaissance implicite des circonstances qui les ont occasionnées les rend lointaines et fictives, elle permet au plaisir de l’imitation de soulager le pur tourment qui les accompagnerait si elles opéraient au premier degré.
5À partir de ce que l’on vient de dire, il est évident que le plaisir de l’imitation résulte de la combinaison de plusieurs causes. Outre le fait de comparer, qui se retrouve dans tous les cas, l’exactitude de la ressemblance que nous découvrons et tout l’art nécessaire que nous imaginons avoir été mis en œuvre concourent à notre ravissement.
6L’exactitude de la ressemblance est à peine davantage appréciée que l’art dont elle témoigne et qui nous permet de découvrir le modèle. Le Caravage (36) est condamnable car il suit la vie de trop près, de même que Josepin (37) l’est pour s’en écarter gratuitement dans des extravagances fantasques. Pareillement, parmi les sculpteurs de l’Antiquité, on reproche à Démétrios (38) le trop grand soin qu’il porte à la ressemblance au point de lui sacrifier la beauté, et pour cette raison on le juge inférieur à Lysippe et à Praxitèle, (39) lesquels, en même temps qu’ils excellaient à produire une ressemblance, ne la poussaient jamais jusqu’au point où elle ne s’accordait pas avec la beauté6. L’exactitude de la ressemblance peut être poussée, dans n’importe quelle œuvre, jusqu’au point où elle dégénère en servilité déplaisante ; et l’on peut facilement s’en passer quand l’écart par rapport à la similitude apparaît comme le résultat d’un art supérieur. Cependant, cet instrument qu’est l’imitation est sans nul doute le plus parfait, capable de reproduire la ressemblance la plus consommée. Parmi les beaux-arts, cette prééminence, dans la plupart des sujets, appartient à la sculpture, et davantage à la peinture qu’à la poésie dans les sujets qui lui sont parfaitement adaptés.
7Mais il arrive même que l’imperfection de cet instrument qu’est l’imitation ajoute de la valeur à ses effets. Bien que dans ce cas la ressemblance soit moins précise, le plaisir se trouve alors rehaussé parce qu’il fait prendre conscience d’une plus grande sagacité lors de la découverte du modèle ; de même que la production de la ressemblance avec des matériaux inappropriés, impliquant une plus grande difficulté, accroît d’autant la reconnaissance de l’ingéniosité de l’artiste. À cet égard, la peinture est plus artificielle que la sculpture. C’est pour cette raison qu’un beau tableau inspirera une plénitude de plaisir autant qu’une statue. Sa représentation de corps solides, uniquement par le jeu des ombres et des lumières, bien qu’il soit lui-même une surface plane, est la preuve d’un art achevé. S’il était possible qu’une personne ait reçu une délicate éducation du goût tout en étant tenue à l’écart d’un tableau jusqu’à l’âge adulte, on a du mal à imaginer quel ravissement elle pourrait éprouver lorsqu’elle découvrirait le tableau pour la première fois et où elle ne verrait qu’une surface plane aux couleurs variées, après avoir cru fermement que, à l’instar des objets auxquels elle était habituée, il présentait lui-même les mêmes creux et proéminences qu’il met en scène7. Et comme toute difficulté d’exécution accroît l’idée que nous nous faisons de l’art qu’il a fallu pour la surmonter, non seulement l’importance de l’œuvre, mais aussi la difficulté de représenter passions et caractères par des personnages et des couleurs, augmentent la beauté des fresques historiques. À cet égard, la poésie, en imitant au moyen de symboles convenus et qui ne ressemblent nullement à des objets, est, sur la plupart des sujets, plus imparfaitement mimétique que les autres arts : mais cette imperfection lui confère une sorte de valeur, puisque cet art est capable, malgré tout, de suggérer des idées très vives des objets qu’il évoque. Mais ce qui constitue sa supériorité indiscutable par rapport aux autres beaux-arts, c’est son pouvoir particulier et inégalé d’imiter les sujets les plus nobles et les plus importants, les sentiments les plus sereins de l’âme et des personnages évoluant sur une grande fresque. Car, en déterminant le mérite comparé des arts imitatifs, il nous faut non seulement évaluer l’excellence des instruments ou des styles d’imitation dont ils se réclament respectivement, mais aussi l’importance de ce qu’ils imitent et la valeur des finalités auxquels ils s’appliquent8.
Notes de bas de page
1 Voir Hutcheson, Enquête sur les principes premiers de nos idées de la beauté et de vertu, Traité I, section 4.
2 Διὰ γὰρ τοῦτο χαίρουσι τὰς εἰκόνας ὁρῶντες, ὅτι συμβαίνει θεωροῦντας μανθάνειν καὶ συλλογίζεσθαι τί ἕκαστον. Aristote, Poétique, 1448b15 (29).
3 Πολύγνωτος μὲν γὰρ κρείττους, Παύσων δὲ χείρους, Διονύσιος δὲ ὁμοίους εἴκαζεν Aristote, Poétique, 144825 (52).
4 À cet égard, les artistes de l’Antiquité étaient si soigneux qu’ils ne se contentaient pas d’imiter les individus les plus parfaits qu’ils pouvaient rencontrer ; mais en rassemblant les perfections d’un grand nombre d’entre eux, ils parvenaient à une idée générale plus complète que celle qu’ils auraient pu tirer de n’importe quelle existence réelle et unique. Ὅνπερ τρόπον καὶ τοῖς τὰ ἀγάλματα τούτοις διαπλάττουσιν, οἳ πᾶν τὸ παρ᾿ ἑκάστοις καλὸν συναγαγόντες, κατὰ τὴν τέχνην ὲκ διαϕόρων σωμάτων ἀθροίσαντες εἰς μίμησιν μίαν, κάλλος ἓν ὑγιὲς καὶ ἄρτιον καὶ ἡρμοσμένον αὐτὸ αὑτῷ ἐξειργάσαντο· καὶ οὐκ ἂν εὗροις σῶμα ἀκριβὲς κατὰ ἀλήθειαν ἀγάλματι ὅμοιον·. Maxime de Tyr, Dialexeis, ΧΧΙΙ, 3, d. Καὶ μὴν τά γε καλὰ εἴδη ἀϕομοιοῦντες, ἐπειδὴ οὐ ῥᾴδιον ἑνὶ ἀνθρώπῳ περιτυχεῖν ἄμεμπτα πάντα ἓχοντι, ἐκ πολλῶν συνάγοντες τὰ ἐξ, ἑκάστου κάλλιστα οὓτως ὅλα τὰ σώματα καλὰ ποιεῖτε ϕαίνεσθαι. Xénophon, Mémorables, iii, 10, 2 (33)·
5 Ἃ γὰρ αὐτὰ λυπηρῶς ὁρῶμεν, τούτων τὰς εἰκόνας τὰς μάλιστα ἠκριβωμένας χαίρομεν θεωροῦντες, οἷον θηρίων τε μορϕὰς τῶν ἀγριοτάτων καὶ νεκρῶν. Aristote, Poétique, 1448b10 (35)·
6 « Ad veritatem Lysippum et Praxitelem aaessisse optime affirmant. Nam Demetrius tanquam nimius in ea reprehenditur, et fuit similitudinis quam pulchritudinis amantior. » Quintilien, Institution oratoire, livre XII, chap. X (40).
7 Il en résulte que dans le débat célèbre opposant le poète et le sculpteur au sujet de la valeur de leurs arts respectifs, chacun fondait ses arguments sur des principes d’excellence réels, le sculpteur mettait en avant la perfection de la ressemblance de son art, le peintre l’ingéniosité supérieure que son art révélait. L’aveugle accorda la préférence à ce dernier. Il n’est pas possible de trancher dans ce débat avant d’avoir préalablement déterminé, dans l’ensemble, quel principe préférer : l’exactitude de la ressemblance ou l’habilité à imiter.
8 Il nous faut porter notre attention sur tous ces points afin d’expliquer la nature de chacun des beaux-arts : et ce n’est qu’après avoir mis à plat la nature de chacun d’entre eux que nous pourrons juger de leur importance relative. Διαϕέρουσι δὲ ἀλλήλων τρισίν, ἢ γὰρ τῷ γένος ἑτέροις μιμεῖσθαι ἢ τῷ ἕτερα ἢ τῷ ἑτέρως καὶ μὴ τὸν αὑτὸν τρόπον. Aristote, Poétique, 1447a16 (41)·
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