Introduction
p. 9-83
Dédicace
À la mémoire de Paul-Gabriel Boucé
Texte intégral
Esquisse biographique
1Alexander Gerard (1728-1795), fils d’un ministre du culte presbytérien dans la région d’Aberdeen, suivit la scolarité habituelle des jeunes gens d’origine plutôt modeste et bénéficia des avantages non négligeables pour l’époque du système d’éducation écossais. Ses qualités ayant été remarquées à l’école paroissiale, il passa à la grammar scbool, puis, après quatre années d’études au Marischal College à Aberdeen, il obtint son diplôme à l’âge de seize ans. Il se spécialisa ensuite en théologie, à Aberdeen d’abord, puis à Édimbourg. En 1748, il devint prédicateur en titre (licensed preacher) de l’Église presbytérienne au sein de laquelle il n’officia que deux ans. Après la mort accidentelle du professeur de philosophie morale au Marischal College, le poste laissé vacant fut confié à Gerard. Le jeune universitaire dut donc affronter la préparation d’un cursus complet couvrant les quatre années d’études, car il était censé enseigner aux mêmes étudiants depuis leur entrée à l’université jusqu’à l’obtention de leur diplôme, ainsi que le prévoyait l’organisation des cours à l’époque1. Dans le domaine de la philosophie, la première année était consacrée à l’étude de la logique ; on passait ensuite à celle de la métaphysique, de la morale et de la philosophie naturelle. Si ce système offrait l’avantage de contraindre les enseignants à se tenir au courant de domaines variés de la philosophie, il présentait aussi l’inconvénient de nuire à la spécialisation ; et cela était d’autant plus regrettable à cette époque marquée par une grande effervescence dans le débat d’idées. Gerard devait d’ailleurs évoquer ce problème dans un pamphlet qu’il publia en 175 5. De fait, la controverse dépassait amplement la seule organisation des études et concernait surtout la conception que l’on se faisait de l’acquisition des connaissances. Le système traditionnel qui posait le primat de l’apprentissage de règles abstraites comme propédeutique nécessaire à l’étude de phénomènes naturels était contraire aux théories de l’empirisme héritées de Locke qui mettaient en avant la démarche inverse. En effet, Gerard, comme les empiristes, pensait que les lois de la nature ne peuvent se déduire que de l’expérience et de l’observation. On retrouve d’ailleurs une démarche identique dans son Essai sur le goût : loin d’être préétablies, les règles de l’esthétique ne s’imposent pas aux œuvres de génie, mais au contraire s’en déduisent. Membre de la Société philosophique d’Aberdeen2, Gerard put enrichir sa culture grâce à la fréquentation en particulier de Thomas Reid3, chef de file de l’école du sens commun (qui s’illustra particulièrement par son opposition aux théories de Hume), de James Beattie, poète et philosophe, du théologien James Oswald et du rhétoricien George Campbell. Les membres de la société philosophique (que leurs détracteurs qualifiaient ironiquement de Wise Club, le « Club des futés ») se retrouvaient régulièrement dans une taverne d’Aberdeen, confrontaient leurs idées et donnaient ainsi à leurs publications la cohérence de la pensée du sens commun. C’est au sein de cette société que furent lues les premières ébauches de l’Essai sur le goût qui fut finalement publié en 1759. Le manuscrit s’était vu décerner la médaille d’or de la Edinburgh Society for the Encouragement of Arts, Sciences, Manufactures, and Agriculture et David Hume et Adam Smith figuraient parmi les membres du jury. L’ouvrage connut trois éditions successives en Grande-Bretagne, et il fut traduit en français en 1766 à partir de la seconde édition par Marc-Antoine Eidous (Essai sur le goût, augmenté de trois dissertations sur le même sujet de MM. d’Alembert, Montesquieu, Voltaire).
2À partir de 1760, Gerard abandonna pour plusieurs années les questions d’esthétique pour se consacrer exclusivement à des débats d’ordre religieux auxquels il n’apporta pas d’ailleurs de contribution particulièrement originale. Il fût nommé à la même époque professeur de théologie au Marischal College et se vit confier en même temps la paroisse de Grey Friars à Aberdeen. Il publia à cette occasion ses Dissertations sur le génie et les preuves du christianisme (Dissertations on the Genius and Evidences of Christianity). En 1771, il démissionna de ces deux postes pour occuper la chaire de théologie au King’s College4, l’autre université d’Aberdeen. Il trouva néanmoins le loisir de publier un autre traité d’esthétique, l’Essai sur le génie, en 1773, qui était une suite à son Essai sur le goût, mais qui, de façon regrettable d’ailleurs, ne connut pas le même impact.
L’Essai sur le goût
3La définition préliminaire que Gerard donne du goût annonce la problématique de son essai : le goût est l’effet combiné d’un don naturel et de l’acquis, et il s’inscrit ainsi dans la dialectique nature/culture qui inspire profondément, toutes tendances confondues, la pensée britannique au xviiie siècle qui en fait le fondement de la connaissance. Cependant, le seul énoncé de cette problématique commune masque des divergences d’interprétation majeures. Locke5 d’abord, Hume6 ensuite, rejettent l’innéisme de Descartes, alors que l’école écossaise du sens commun, à laquelle Gerard se rattache, le conserve tout en mettant également l’accent sur l’importance des sens et de l’expérience. En se fondant sur une conception duale de la nature humaine, Reid considère que l’entendement à partir de l’expérience repose d’abord sur des prédispositions innées :
Ces jugements originaux et naturels font donc partie de ce bagage dont la nature a doté l’entendement humain. Ils sont inspirés par le Tout-Puissant au même titre que nos idées ou notre simple compréhension des choses. Ils servent à nous guider dans les affaires courantes de la vie, dans des domaines où notre raison nous laisserait dans l’obscurité. Ils font partie de notre constitution et c’est sur eux que se greffe tout ce que notre raison découvre. Ils constituent ce que l’on nomme le sens commun de l’humanité ; et tout ce qui est manifestement contraire à ces principes premiers est ce que nous qualifions d’absurde7.
4Dans l’Essai sur le goût, Gerard adopte une démarche qui se veut scientifique, essentiellement empirique, et il écarte (presque) systématiquement toute référence métaphysique contrairement à son collègue Beattie de la Société philosophique d’Aberdeen, plus schématique, plus tranché, et qui, dans ses propos sur l’esthétique, associe d’emblée le beau et le bien, lesquels, selon lui, relient l’homme au divin8. Or, il n’y a chez Gerard aucune allusion à Dieu, aucune explication métaphysique ou mystique du beau et du sublime, du moins de façon explicite, car cette dimension revient dans ses conclusions alors que les développements qui précèdent ne la laissent pas nécessairement entrevoir. L’Essai sur le goût avance une esthétique de la réception, mais qui rejoint en même temps une théorie de la création dès lors que, aux yeux de son auteur, apprécier une œuvre revient aussi à appréhender d’abord sensuellement l’ensemble pour s’intéresser ensuite par l’analyse aux divers éléments qui la composent et en quelque sorte la recréer.
5La démarche initiale de Gerard dans son étude du plaisir esthétique est de nature sensualiste, mais elle se déplace presque aussitôt vers une appréciation d’ordre intellectuel. La première partie de son essai concerne les principes simples du goût qu’il fonde sur la dualité perception/ réflexion. Toute œuvre doit d’abord frapper par sa nouveauté qui attise d’emblée la réflexion. Gerard donne un champ plus restreint de l’appréciation de la beauté que ne le fait Francis Hutcheson qui écrit :
Les figures qui suscitent en nous les idées de beauté sont celles dans lesquelles la variété se mêle à l’uniformité. Il se trouve maintes fois que l’on juge agréables des objets pour d’autres raisons telles que la grandeur, la nouveauté et leur caractère sacré9.
6Francis Hutcheson juge donc de la beauté selon un critère strictement mathématique, ce qui lui permet de construire un système logique et cohérent, tandis que Gerard se fonde, du moins au départ, sur des bases plus suggestives. Cependant, l’impression première, quasi physique, ne peut être qu’un point de départ, car il ne saurait exister de plaisir du goût sans le secours de l’effort mental. Cette démarche binaire, qui évolue de la perception vers la réflexion, trouve dans l’Essai sur le goût une explication assez simple dans l’appréhension du sublime (qu’il appelle aussi indifféremment sublimité et grandeur). C’est dans la quantité (ou amplitude) combinée à la simplicité que se situe le sublime. Il se perçoit de façon purement sensuelle dans le spectacle de la nature (paysages, océans) et Henry Home avance la même idée dans ses Éléments de critique :
Les qualités de grandeur et de beauté ne sont pas plus distinctes que ne le sont les émotions que ces qualités suscitent chez un spectateur. On observe […] que les diverses émotions ayant trait à la beauté partagent une même caractéristique : la douceur et la gaieté. L’émotion de la grandeur est d’une nature différente ; un objet ample qui est agréable retient toute l’attention et envahit le cœur d’une vive émotion, laquelle, bien qu’extrêmement plaisante, est plutôt sérieuse que gaie10.
7Cet envahissement de l’âme que provoque la contemplation du sublime chez Kames défie l’analyse et concerne autant les spectacles grandioses de la nature que les œuvres d’art. Gerard considère, au contraire, qu’il est toujours possible, bien que plus délicat, d’apprécier un poème ou un tableau sublimes : si l’amplitude des passions de l’âme est accessible au jugement, il n’est pas aussi aisé de déterminer leur valeur qui ne pourra s’évaluer qu’à l’aune des objets qui les inspirent. L’effroi que suscite l’amplitude peut être tout autant admiration que rejet, et on ne pourra parler de sublime que dans le premier cas. L’appréciation du sublime ne peut donc pas être adhésion aveugle ; elle requiert un dépassement de l’engouement initial pour laisser la place à la réflexion et au jugement. Il est intéressant de noter que Reid semble pour sa part écarter le jugement de l’appréhension du sublime :
L’émotion produite par la grandeur est très différente de celles produites par la nouveauté et par la beauté. La première est sans effet sur l’humeur tandis que la seconde l’adoucit et l’humanise ; mais les grands objets l’envahissent et la transportent, pour ainsi dire, au-delà d’elle-même. L’objet authentique qui relève de la grandeur et du sublime est l’Être Suprême. […] De même que la nouveauté ne constitue pas l’excellence mais y contribue, de même la grandeur est une qualité inhérente aux objets et indépendante de notre esprit11.
8S’inscrivant dans le sillage de Locke et surtout de Hume, Gerard met l’accent sur le principe de l’association d’idées qui joue un rôle majeur dans le plaisir esthétique. On le retrouve encore dans la notion d’imitation sur laquelle il revient à plusieurs reprises dans son essai lorsqu’il s’efforce de concilier l’héritage classique et une ouverture plus ambitieuse vers une esthétique nouvelle. Cette tentative de compromis, on le verra ultérieurement, n’est pas toujours convaincante, car Gerard se trouve ici confronté aux mêmes apories que celles que rencontre l’école écossaise du sens commun en général. Face au scepticisme de Hume, il s’agit de définir en premier lieu ce qu’est le réel conçu comme une donnée sensorielle fiable, tout en reconnaissant en même temps que ce même réel ne peut s’appréhender qu’à partir de perceptions par essence subjectives, et par conséquent sujettes à de multiples variations, non seulement d’un individu à l’autre, mais aussi chez une même personne en fonction du temps et de l’espace. C’est la raison pour laquelle Gerard, à l’instar de Reid et de Beattie dans le domaine de la philosophie morale, considère que le jugement doit être affiné afin de parvenir à des appréciations du réel les plus justes possible. Il n’en demeure pas moins que Gerard, comme les autres philosophes du sens commun, ne parvient jamais à résoudre la problématique du subjectif par rapport à l’objectif et que c’est là sans doute que réside ce qu’il faut bien appeler l’échec des penseurs du sens commun. L’aporie à laquelle ils sont confrontés est l’impossibilité de concilier une conception réaliste du monde extérieur et un point de départ foncièrement idéaliste puisque la connaissance, selon eux, a son siège dans le monde intérieur dont la nature est nécessairement subjective. Il est vrai que la même aporie se retrouve chez Locke, mais elle est amplement émoussée par le rejet de la notion cartésienne des idées innées, alors qu’elle est conservée de façon explicite par Reid et Beattie, et implicitement par Gerard à propos de la notion du sens interne. Le problème des penseurs du sens commun et que l’on retrouve chez Gerard, c’est que leur théorie ne parvient pas à se départir d’une référence métaphysique, comme l’explique Patrick Chézaud :
Reid affirme la profonde identité de nature qui relie le sujet et l’objet de la connaissance. L’homme peut accéder au savoir du monde naturel car il trouve en lui des facultés déposées par la nature et parce qu’il est lui-même un élément de cette nature. Le monde matériel et le monde spirituel sont en quelque sorte les deux faces d’une même création12.
9Certes, cette notion est apparemment absente dans le texte de Gerard, ce qui devrait a priori conférer plus de cohérence à sa théorie esthétique. Cependant, elle sous-tend implicitement l’ensemble de son argumentation dès lors que le goût, même s’il importe de le cultiver, y est défini à son origine comme un don de la nature, et certainement de Dieu, bien que ce ne soit pas non plus clairement affirmé. Quoique Gerard s’abstienne systématiquement aussi de faire toute référence au divin afin de donner une tonalité scientifique à son propos, l’association tout aussi systématique qu’il opère entre le Beau et le Bien et la morale en général ne parvient pas à évacuer un substrat métaphysique qui le rattache de façon évidente à ses collègues de l’école du sens commun.
10Au philosophe écossais Francis Hutcheson, Gerard emprunte, outre les notions d’uniformité et de variété, celle de proportion autour de laquelle s’articule le sens du goût et de la beauté. Il existe, selon le premier, de bonnes proportions dans la nature que l’on peut apprécier sans spontanément les expliquer, et de bonnes proportions dans les œuvres d’art qui sont le fruit d’une réflexion :
On trouve également une beauté chez les animaux qui provient de la proportion des diverses parties de leur corps les unes par rapport aux autres, ce qui produit une sensation agréable chez les spectateurs, bien qu’ils ne puissent pas calculer cette proportion avec la précision d’un statuaire. Le statuaire sait quelle est la proportion de chacune des parties du visage la plus agréable par rapport à l’ensemble du visage, tout comme il peut nous indiquer la proportion du visage par rapport à celle du corps13…
11L’expérience du plaisir esthétique se déroule selon un processus identique à celui qui préside à l’acquisition de la connaissance dans le domaine de la théorie empirique, c’est-à-dire en fonction du plaisir et de la douleur. L’uniformité et la simplicité constituent les prémices du goût car elles provoquent une sensation agréable immédiate qui néanmoins sera éphémère si la variété ne vient pas rompre l’impression de monotonie qui finit par s’installer. Or, la variété elle-même, condition nécessaire, devra cependant être utilisée avec parcimonie car elle peut à son tour devenir source d’ennui. Ainsi, Gerard définit le développement du sens du goût et de la beauté comme une construction qui se fonde dans un premier temps sur une expérience purement sensorielle et subjective, mais qui, sous peine de s’étioler, doit être enrichie par un agencement intelligent de la variété, laquelle, sans nuire à la cohérence de l’ensemble, se doit aussi de surprendre pour plaire durablement. On perçoit ainsi dès le début de l’Essai sur le goût que le sensualisme initial du plaisir esthétique ne peut pas perdurer s’il ne s’accompagne pas de la réflexion et du jugement. En adoptant ce point de vue, Gerard se trouve en plein accord avec les autres philosophes du sens commun qui n’ont de cesse de forcer en quelque sorte le subjectif à rejoindre l’objectif, comme si le jugement, bien que reposant au départ sur les sensations, devait ultérieurement s’en abstraire pour raisonner indépendamment de ses propres fondements. Il existe une corrélation entre l’artiste et l’homme de goût ; le premier, pour parfaire son œuvre doit ajouter le travail à son inspiration naturelle, tandis que le second doit étayer sa sensibilité par le jugement. Beattie illustre ce qu’est le jeune poète dans Le Ménestrel :
Le chant fut son premier amour ; souvent la harpe de la montagne soupira sous sa main aventureuse, et la flûte plaintive gémit suspendue à son souffle. Sa muse, encore enfant, ignorait l’art du poète, fruit du travail et du temps. Edwin atteignit pourtant cette perfection si rare, ainsi que mes vers le diront quelque jour14…
12Or, si cette perspective est cohérente chez Reid et chez Beattie puisqu’ils retiennent l’innéisme, elle se brouille chez Gerard qui ne précise pas clairement ce qu’il entend par idées, jugement et raison alors que c’est précisément sur ces notions qu’il fonde sa théorie du goût. Bien qu’il affirme sans ambages que le siège du goût est sensoriel, il manifeste en même temps à son égard une sorte de méfiance instinctive et il lui oppose la sanction du jugement qui doit constamment, à ses yeux, confirmer ou infirmer les impressions premières. Gerard présente ainsi le jugement comme une faculté qui vient s’imposer à la sensation du beau, alors que pour Reid le jugement accompagne naturellement le plaisir esthétique :
Dans toutes les opérations du goût il y a un acte de jugement. Quand un homme dit qu’un cheval est beau, il y a un jugement ; il y a quelque chose qui est affirmé ou infirmé […] Nous ne pouvons pas concevoir la beauté sans certaines qualités qui l’accompagnent et dont elle dépend. Ainsi, la beauté de la musique, des couleurs, etc. sont inhérentes à quelque autre sujet. Elles doivent être perçues par les sens externes. C’est pour cela que Hutcheson l’appelle le sens réfléchi. Les sens externes peuvent exister sans les sens internes, alors que les internes ne peuvent exister sans les externes15.
13Le plaisir esthétique, selon Gerard, ne peut pas être gratuit : toute œuvre d’art fonde sa cohérence sur la notion de projet. Il introduit de la sorte la proposition de l’utilité qui revient à assigner à l’art, non seulement la mission de plaire, mais aussi d’instruire et de servir. Cette notion d’utilité qui n’est présente ni chez Hutcheson ni chez Reid rapproche Gerard de Hume, ce qui est exceptionnel chez un penseur du sens commun. Certes Hume associe d’abord l’utilité à la sympathie en partant du constat que ce qui plaît est d’ordinaire considéré comme beau. Mais il affirme en même temps, comme Gerard, que la finalité du plaisir est aussi de servir et que, par conséquent, il est un apport pour la moralité :
Tous les sentiments d’approbation qui accompagnent une espèce particulière d’objets offrent une grande ressemblance entre eux bien qu’ils proviennent de sources différentes… Ainsi la beauté de tous les objets visibles induit un plaisir à peu près semblable, bien qu’il provienne parfois simplement de l’espèce et de l’apparence de ces objets, parfois par le biais de la sympathie et de l’idée de leur utilité. […] D’autre part, une maison pratique ou un caractère vertueux ne produisent pas le même sentiment d’approbation, même si la source de notre approbation est la même, et s’il découle de la sympathie et d’une idée de leur utilité16.
14Or, le recours commun au principe d’utilité chez Gerard et chez Hume, malgré les apparences, masque des divergences profondes. Pour le premier, l’art est utile parce qu’il est une copie de la nature et qu’il s’en inspire directement. Pour le second, au contraire, l’art est le résultat d’une impression purement subjective de la nature et la sympathie sert à partager la sensibilité d’autrui ; si elle permet de mieux connaître la nature humaine, elle ne conduit pas, comme chez Gerard, vers une connaissance réaliste du monde extérieur.
15L’art devient donc dans l’Essai sur le goût une dimension nouvelle de la connaissance du monde qui repose sur d’imitation dans les domaines de la poésie (avec certaines nuances cependant), de la peinture et de la sculpture. L’architecture, quant à elle, remplit son rôle quand elle concilie beauté et utilité et la musique, moins gratuite dans ses objectifs qu’il n’y paraît, ne peut plaire que si elle reflète les harmonies du monde. Fidèle à première vue à l’enseignement des Classiques quand il fait procéder la beauté du principe d’imitation, Gerard modifiera néanmoins ultérieurement son propos en conférant à sa définition du plaisir esthétique des perspectives nouvelles. Il s’agira, en effet, aussi de faire la part du sublime, rebelle à l’imitation, et qui ne peut être que suggéré, et non pas imité.
16Dans sa définition de la beauté, Gerard semble emprunter encore à Hutcheson quand il distingue la beauté relative de la beauté absolue ou première. Cependant, les termes identiques renvoient à des concepts différents chez l’un et l’autre penseur. Hutcheson définit ainsi la beauté absolue :
Donc, par beauté absolue, nous n’entendons que cette beauté que nous percevons dans les objets sans comparaison à quoi que ce soit d’extérieur […] telle la beauté que nous appréhendons dans les œuvres de la nature, dans des formes artificielles. […] La beauté comparative ou relative est celle que nous percevons dans les objets communément considérés comme des imitations ou des ressemblances avec quelque chose d’autre17.
17Chez Gerard au contraire, la beauté absolue se fonde sur la ressemblance entre l’œuvre et son modèle ainsi que les métaphores et les allégories en offrent l’exemple. Mais l’une des supériorités de l’art consiste à accorder de la beauté à des modèles qui en sont dépourvus. C’est ainsi que Gerard enrichit la notion d’imitation en mettant en avant le principe de la représentation. C’est entre la copie du réel qui peut être belle et fidèle sans être artistique et sa représentation que se déroule l’espace de la création et de l’invention. Gerard se rapproche de la sorte de ce qu’Adam Smith avance dans son traité sur la Nature de l’imitation. L’un et l’autre constatent qu’un objet imité est moins prisé que son modèle quelle que soit la précision du travail accompli. Ils diffèrent cependant dans la mesure où pour Smith l’imitation en matière de beaux-arts concerne la ressemblance perçue entre deux objets d’espèce différente. En somme, pour Smith, l’imitation induit paradoxalement un plaisir esthétique lorsque l’on observe une disparité entre le modèle et l’objet qui s’en inspire. Gerard se situe sur un autre plan : il établit une distinction entre le monde réel que reconnaît la philosophie du sens commun (les sens nous présentent de façon exacte la réalité du monde extérieur) et le monde virtuel de l’art qui dépasse l’imitation par la représentation qu’il opère. L’œuvre d’art est donc une re-construction du réel et, à la différence de la copie qui reste toujours inférieure à son modèle, elle sait insuffler de la beauté là où l’original en est dépourvu. Grâce à cette magie que permet une œuvre, la douleur de la tragédie, insupportable dans sa réalité, devient plaisir esthétique dès lors qu’elle est re-présentée. L’appréciation d’une œuvre d’art, en outre, ne procède pas seulement du plaisir qu’elle engendre, mais aussi de la technique qui a présidé à sa réalisation, ce qui revient à dire, une fois de plus, que le goût est autant affaire de sentiment que de jugement. Reid tient un discours à peu près équivalent, mais il n’envisage pas les prolongements que Gerard laisse percevoir. Ainsi, dans ses Conférences sur les beaux-arts, il limite la beauté de l’imitation à l’adresse de l’artiste et à son projet :
La beauté imitative semble provenir de deux sources : soit, premièrement, il y a quelque chose de beau ou d’admirable dans la chose imitée ; soit, deuxièmement, l’imitation est bien réalisée. […] L’imitation révèle l’art, et l’art produit de la beauté dès lors qu’il suggère un projet18.
18Le double principe, qui sous-tend l’argumentation de Gerard dans son ensemble, lui permet de résoudre le paradoxe apparent de la poésie qui ne peut pas être mimétique, puisqu’elle a recours au langage, tandis que les symboles et les images que crée ce même langage génèrent une représentation qui est tout sauf une copie. Il se rapproche en cela du point de vue de Burke qui écrit :
La poésie est, il est vrai, une imitation en tant qu’elle décrit les mœurs et les passions des hommes, que leurs mots peuvent exprimer, tandis que animi motus effert interprete lingua : c’est là qu’elle est exactement une imitation, et toute poésie dramatique est dans ce cas. Mais la poésie descriptive agit principalement par substitution, par le moyen des sons, qui ont, grâce à la coutume, l’effet des réalités. Il n’y a d’imitation que ce qui ressemble à une autre chose ; et les mots n’ont sans doute aucune ressemblance avec les idées dont ils sont les signes19.
19La même question se pose à propos de la musique qui ne peut pas davantage être une imitation selon Gerard. Bien qu’il reconnaisse ne pas être expert en la matière, Burke tient un propos semblable20, tandis que Reid, tout en admettant que l’expression est la source première de la beauté dans la musique, admet en même temps que l’imitation y joue un rôle second. La musique peut suggérer une bataille, une assemblée houleuse, le chant des oiseaux, mais c’est essentiellement de l’expression qu’elle tire ses effets21. Donc, pour Gerard, la musique, à l’instar de la poésie, est une expression qui évoque mais qui ne représente pas. Quand les symboles et les images constituent l’essence de la poésie, l’harmonie est l’âme de la musique. Ici, le plaisir purement sensuel au départ vient d’une combinaison de sons agréables. Cependant, si le plaisir s’accroît au gré d’écoutes successives, c’est que d’autres facteurs entrent en jeu : l’attente de passages déjà entendus et que la mémoire a retenus comme étant agréables met en avant le jeu complexe des sens et de l’imagination. Lors de la première écoute, seuls les sens entrent en lice et le plaisir éprouvé est alors purement passif. Mais le plaisir esthétique, ici comme ailleurs selon Gerard, repose aussi et surtout sur un processus de sédimentation des impressions originelles qui permet alors au jugement de s’exercer.
20C’est grâce au jugement également que l’incongruité peut figurer parmi les catégories esthétiques : le plaisir du comique provient alors de l’écart perçu entre l’habituel et l’inhabituel, entre le rationnel et l’irrationnel. Gerard s’inspire ici des Réflexions sur le rire (1750) de Hutcheson qui lui-même emprunte certains propos d’Addison sur le bel esprit dans le Spectator22. Pour Hutcheson, le comique fait autant partie de l’esthétique (comédies, satires) que de la morale (sanction sociale du rire). Son propos tend à réfuter la théorie de Hobbes développée dans Nature humaine (1650) et dans le Léviathan (1651) et selon lequel le rire serait la manifestation d’un sentiment de supériorité (sudden glory) à l’égard d’autrui. Or, Hutcheson fait le constat, partagé par Gerard, que la comédie provoque le rire par des comparaisons insolites et illogiques, par des images qui s’opposent ou encore par des valeurs qui se contredisent, sans que le spectateur éprouve pour autant quelque sentiment de supériorité. L’incongru naît de la mise en présence de qualités contraires par le jeu de métaphores et d’images. Il se rattache donc au beau en ce qu’il mêle la variété à l’uniformité. Mais le comique, comme toutes les catégories esthétiques, n’est pas gratuit et il a une incidence sur la morale.
21Toujours dans le sillage de Hutcheson et en accord avec la pensée du sens commun, Gerard pose le primat du sens moral loin duquel le goût ne peut que se fourvoyer. Cette notion de sens moral, mise en vogue par Shaftesbury (1671-1713), fut reprise par plusieurs penseurs du xviiie siècle, mais avec des acceptions différentes. Shaftesbury et Hutcheson appartiennent à l’école des intuitionnistes, d’inspiration métaphysique, et qui a recours au concept du beau objectif rebelle à l’analyse. Elle s’oppose à l’école analytique23 dans laquelle on trouve des penseurs comme l’essayiste Addison, les peintres Hogarth et Reynolds, et des penseurs comme Burke et Kames. Or, il apparaît que les deux fondements du goût que sont la sensibilité et le jugement chez Gerard empruntent aux deux écoles et que la tentative de conciliation entre deux conceptions contraires ne va pas de soi. Chez Shaftesbury, le beau va de pair avec le bien, et, quand il définit la beauté par la grâce, le choix du terme, de nature religieuse, n’est pas anodin. Ultérieurement d’ailleurs, Schiller24 dans le même contexte parlera de belle âme. Pour Shaftesbury, beauté, mérite et vertu se confondent et l’on retrouve ce concept chez Gerard car il met en regard la sensibilité intérieure avec tout ce qui est extérieur : beauté des formes et des mouvements. Le lien qui relie ces deux mondes est un sentiment d’affinité intuitive, autrement dit le goût qui permet de percevoir l’harmonie, ce à quoi Gerard souscrit également. Shaftesbury, dépassant le strict domaine de l’esthétique, va d’ailleurs jusqu’à aspirer à une harmonie universelle qui concerne aussi le champ politique, et Leibniz regrettera de n’avoir pas connu sa théorie plus tôt avant d’élaborer la sienne. Cette harmonie générale, reflet de l’ordre divin, s’accompagne d’une harmonie morale grâce à laquelle s’accordent sentiments et raison et par le moyen desquels intérêts individuels et désintéressement ne sont plus antagonistes. Sans aller jusqu’à emprunter à Shaftesbury la notion de virtuoso, Gerard voit bien, comme lui, dans l’homme de goût, un sens inné du beau, mais aussi une culture qui doit se perfectionner sans cesse, mais dont il ne fait pas pour autant un raffinement aristocratique. Dans l’Essai sur le goût, l’idée de la nécessité d’efforts constants et le plaisir légitime que l’on en retire quand ils sont couronnés de succès relèvent d’une éthique bourgeoise que l’on trouve déjà chez Addison. Pour Gerard, l’homme de goût n’appartient pas à une essence rare ; il est une construction de soi qui s’évalue tant au mérite qu’à des qualités naturelles. En somme, il est le gentleman accompli.
22Le rôle du sens moral défini par Shaftesbury apparaît chez Gerard surtout comme une influence indirecte de la lecture de Hutcheson qui dans son Traité des vertus identifie aussi le sens moral avec le sens esthétique. Mais le principe d’utilité se trouve écarté, alors qu’il entre en ligne de compte chez Gerard, autre valeur bourgeoise qui le distingue de ses deux illustres prédécesseurs. Le sens moral que Hutcheson attribue à Dieu se distingue de la perception sensible en ce qu’il induit un acte réfléchi sur le plaisir que nous éprouvons. Gerard ne dit pas autre chose mais en évitant toute allusion explicite au divin.
23Dans l’Essai sur le goût le sens moral se confond avec les sens internes, tout comme le fait Reid dans ses Conférences :
On peut faire également observer que le jugement des sens ressemble à celui du sens interne. Dans certains cas, nous percevons l’excellence en général sans être capables de dire où elle se situe. […] On fera également remarquer que la perception de la beauté est une perception seconde, et c’est en cela que le sens interne diffère des sens externes25.
24Dans le débat sur la nature première ou seconde des qualités esthétiques, Reid opte donc clairement pour la deuxième solution. Si l’on entend bien par qualités premières celles dont nous avons une connaissance claire et distincte, et par qualités secondes celles dont la nature nous demeure inaccessible, il apparaît que, chez Gerard, le sublime peut seul relever d’une qualité seconde, bien qu’il faille encore y apporter une nuance majeure : la perception du sublime agit comme une passion, mais sitôt cette passion dissipée, le jugement reprend ses droits afin d’évaluer si ce que l’on a éprouvé est réellement sublime ou pas. En revanche, le beau se situe bien parmi les qualités premières puisque l’analyse permet d’en révéler la nature. La position de Gerard ne clarifie le débat qu’en apparence, car la distinction qu’il opère entre la qualité seconde du sublime et la qualité première de la beauté renvoie une fois encore à l’ambiguïté qui caractérise l’école écossaise du sens commun. Ce n’est pas parce que Gerard ne se réfère pas clairement à la métaphysique qu’elle est absente de sa théorie esthétique. Si le sublime échappe, ne serait-ce qu’un instant, à l’analyse, c’est qu’il est d’une nature autre que celle du sensible dont la beauté relève. Une zone d’ombre demeure donc : s’il est bien évident que le jugement peut expliquer et évaluer le beau, on voit mal comment il peut en faire autant avec le sublime puisqu’il est suspendu quand la personne est sous son emprise.
25Sans justifier cette ambiguïté, il est possible de l’expliquer par l’opposition quasi obsessionnelle des penseurs du sens commun aux théories de Hume. Celui-ci réduit en effet le plaisir esthétique à une impression de nature exclusivement égocentrique et sensorielle :
Si la beauté ou la difformité, par conséquent, relèvent de notre propre corps, ce plaisir ou cette douleur doivent se convertir en fierté ou en humilité dès lors qu’ils répondent dans ce cas à toutes les conditions requises pour assurer un passage parfait vers les impressions et les idées. Ces sensations contraires sont liées à des passions opposées. La beauté comme la difformité sont intimement liées à la personne, objet de ces deux passions. Rien de surprenant donc que notre beauté devienne un objet de fierté, et notre difformité un objet d’humilité26.
26En outre, il est possible de faire chez Hume un parallèle entre morale et esthétique dès lors que, fait-il remarquer, le bien et le beau procurent du plaisir et le mal et le laid de la douleur. Il existe bien un sens moral qui permet d’en juger, mais il se situe au même niveau que les organes sensoriels puisqu’il s’agit dans chaque cas d’une perception27. Or, le sens interne (ou moral) de Gerard est de nature spirituelle conformément à la conception duale de la nature humaine dont il ne peut, ni ne veut se départir.
27Les prolégomènes d’esthétique que Gerard énonce dans la première partie de son Essai sur le goût annoncent certaines difficultés et apories auxquelles il va être confronté au fil de son argumentation. Ces écueils sont les mêmes que ceux rencontrés par les autres philosophes du sens commun qui ont tenté de concilier un mode de connaissance / fonde sur le sensualisme avec l’innéisme hérité de Descartes. L’Essai sur le goût a beau éviter soigneusement tout propos métaphysique, toute référence au divin, faire de la culture une forme d’expérience intellectuelle et un acquis de l’effort, il n’en demeure pas moins que les références constantes aux notions de plaisir et de douleur, évaluées à l’aune du sens moral, constituent un substrat métaphysique dont Gerard ne parvient pas à se défaire. Et sans doute d’ailleurs ne le souhaite-t-il pas. Le goût, selon lui, est le résultat d’une sorte d’ascèse qui requiert à l’origine une disposition naturelle et indispensable pour apprécier le beau et s’émouvoir devant le sublime, tandis que le jugement joue dans le domaine de l’esthétique un rôle semblable à celui de la conscience en matière de morale.
28Gerard, contrairement à Reid et Beattie, se garde d’évoquer clairement la notion d’idées innées, mais il considère les sens internes comme une interface entre les perceptions venues du monde extérieur et le jugement qui détermine le bon goût. Cette interface, vue comme une prédisposition naturelle, détermine dès l’origine la sensibilité au beau et au sublime. Non seulement elle fait office de filtre des perceptions qui se succèdent tout au long d’une existence préfigurant le concept d’aperception tel que le définira Maine de Biran, mais sa nature originelle qui est l’incipit générant la sensibilité de chaque individu la rapproche insensiblement d’une conception innéiste du goût. Selon Gerard, les sens internes constituent la condition nécessaire mais non pas suffisante d’une sensibilité au beau et au sublime. Les prédispositions naturelles demeurent en friche si la culture ne vient pas les parfaire ; c’est ainsi que l’Essai sur le goût s’inscrit dans la dialectique entre nature et culture propre au xviiie siècle, mais qui recouvre un grand nombre d’interprétations souvent divergentes. Le goût suppose au départ non seulement une prédisposition naturelle, mais il requiert aussi que tous les sens internes qui y concourent soient actifs en même temps. C’est la raison pour laquelle la poésie, parmi tous les arts, est celui qui est le plus exigeant, car elle met en lice une conjugaison de beautés qui, par un jeu de cascades, ne tarissent jamais. Significations multiples, symboles, musicalité, images y constituent autant d’harmonies qui sollicitent dans un même élan l’ensemble des sens internes et externes. On devine donc dès les premières pages de l’Essai sur le goût que Gerard pose les jalons d’une démarche élitiste, bourgeoise, car il ne saurait y avoir d’égalité ni devant la nature ni devant la culture. Et même chez ceux qui parviennent à acquérir un goût consommé, des différences majeures demeurent. Puisant dans la sensibilité de chacun, le goût admettra des réceptions très variées d’une même œuvre. Cette diversité, qui relève de la simple observation, pose à Gerard le problème des critères du goût, et il n’a de cesse, au fil de son argumentation, de prendre en compte deux aspects apparemment antagonistes : le caractère relatif de la réception des œuvres selon les individus et l’existence d’un critère universel du goût.
29Dès lors que le goût est autant affaire de nature que de culture, il implique une démarche allant du sensible au réfléchi, donc du sentiment au jugement. Gerard fait ainsi appel au bon sens qui est en fait le sens commun tel que le définit l’école écossaise du même nom. L’acquisition du goût suit ainsi un cheminement semblable à celui de la connaissance. Dans les deux cas, le point de départ se situe dans les perceptions ; les impressions qu’elles induisent sont considérées par Reid, Beattie et Gerard comme des reproductions mentales et fidèles de la réalité du monde extérieur. C’est la raison pour laquelle la notion de sens réfléchi à laquelle les premières lignes de l’Essai sur le goût font allusion doit s’entendre dans le double sens du terme : les sens internes opèrent à la fois sur le reflet fidèle du monde extérieur et en retour réfléchissent sur lui. Contrairement au célèbre bon sens qu’évoque Descartes, celui des penseurs du sens commun n’est pas celui qui est le mieux partagé et il fonde le jugement dont le seul critère de validité est celui de la vérité. En matière de goût comme dans le domaine de la connaissance en général, l’appréciation de la beauté va de pair avec celle de la justesse du jugement. Or, l’observation empirique contraint Gerard à reconnaître que l’acuité des sens et la précision du jugement varient d’un individu à un autre, puisque chez certains c’est l’émotionnel qui prédomine, alors que d’autres accordent davantage de place à l’intellect. On remarque ainsi que tout au long de l’argumentation de l’Essai sur le goût, Gerard balance entre le constat du relatif dans les jugements de goût et son désir de parvenir à un critère universel qu’il considère plus comme un idéal vers lequel il faut tendre que comme une fin qu’il serait indispensable d’atteindre. L’idée d’inégalité naturelle, commune à de nombreux penseurs du xviiie siècle (contrairement à une opinion répandue), conduit Gerard à estimer que certaines personnes ne sauront jamais ce qu’est le bon goût, soit en raison de leur constitution même (sens externes et jugements défaillants), soit parce que la culture, à cause de circonstances particulières, n’est pas venue étayer leurs impressions premières. Les sens externes, déterminants dans le domaine de la sensibilité, sont une donnée naturelle sur laquelle la personne n’a aucune emprise. Seuls les individus qui en sont convenablement pourvus peuvent prétendre à une connaissance et à un bon goût dignes de ce nom. En revanche, les sens internes peuvent s’améliorer par la culture et ils relèvent en conséquence de la responsabilité de chacun. Puisque le goût repose sur le sensible, il est nécessairement grossier au départ, puis il s’affine et se fortifie au gré d’étapes successives avec le secours indispensable de la culture qui permet de bien juger. L’accès au bon goût requiert une éducation de la sensibilité qui doit se garder des emportements éphémères pour laisser la place à un plaisir esthétique plus durable dans ses effets. C’est ainsi que, assez paradoxalement, Gerard accorde une importance majeure à l’habitude dans l’acquisition du bon goût. Loin de lasser jusqu’à l’indifférence, la fréquentation assidue des œuvres d’art constitue à la longue un acquis sur lequel toute appréciation ultérieure se fondera. L’habitude joue de la sorte dans l’éducation du goût le même rôle qu’elle tient dans celui de l’acquisition des connaissances en général ; elle prévient l’éternel recommencement qui se révélerait délétère pour au contraire permettre d’aller de l’avant vers des connaissances nouvelles. L’habitude, selon une définition ancienne, devient une seconde nature dont le bon goût se nourrit. Elle joue également un rôle dans le processus de l’association des idées, en comparant des impressions nouvelles à celles déjà anciennes que la mémoire a retenues. C’est d’ailleurs à partir de cette mise en présence de la nouveauté encore inconnue et d’un bagage connu que se développe l’imagination.
30Gerard, à l’instar des autres penseurs de l’école écossaise du sens commun, s’efforce d’établir un équilibre précaire entre sensualisme et rationalisme. Aussi se méfie-t-il de l’enthousiasme que le xviiie siècle associe souvent à une forme de folie, passagère ou durable. Il n’existe, selon lui, en matière de goût, de passion valable que celle que la raison parvient à discipliner. Or, si la beauté peut s’analyser, il en va différemment du sublime plus rebelle au jugement rationnel. Ici encore, l’habitude intervient. Elle permet de distinguer entre le caractère superficiel d’un engouement passager et l’impression durable que doit produire une véritable extase. C’est ainsi que, même dans ce cas extrême, le sublime ne peut suspendre le jugement que de façon temporaire ; sitôt passé l’engouement passager, la réflexion reprend ses droits et elle se fondera sur l’habitude pour décider du bien-fondé de ce qui a été perçu comme sublime l’espace d’un instant.
31La philosophie du sens commun est une pensée du juste milieu, du compromis pourrait-on même avancer, et elle s’efforce de maintenir un équilibre entre le sensible et la réflexion sereine. C’est la raison pour laquelle elle se méfie autant des excès de l’émotion que de ceux de la raison. Ainsi le goût, selon Gerard, doit aussi se préserver des déraisons de la raison et le raffinement toujours souhaitable ne doit pas verser dans la préciosité ou dans un intellectualisme outré. Dans l’Essai sur le goût, la notion de justesse (fitness) correspond à la via media de la pensée du sens commun et elle se définit par un certain nombre de critères. Il importe en premier lieu de ne pas se laisser leurrer par des apparences fallacieuses, de comprendre de quelle manière nous éprouvons un plaisir esthétique : il ne suffit pas seulement d’en faire l’expérience, mais aussi de savoir juger de la nature du plaisir ressenti. Ainsi, la justesse du goût permet de distinguer les catégories esthétiques, les degrés d’excellence ou de déficience des œuvres en présence desquelles on se trouve. La justesse est, pour Gerard, le signe par excellence du goût authentique, et son absence trahit une apathie des sens internes ou une absence de jugement. Ce dernier cas a été la cause de nombreuses dérives et notamment une confiance malsaine en l’autorité des critiques qui s’est imposée au détriment de la vérité et de la raison. Gerard énonce une théorie du goût qui doit essentiellement se fonder sur l’authenticité. Il rejette les règles abstraites et figées dont usent et abusent les néo-classiques et qui corrompent le goût ; il leur préfère, conformément à l’enseignement de la philosophie empirique, les lois qui s’infèrent de la fréquentation assidue des œuvres d’art. Il en va de l’art comme de la nature : ni l’un ni l’autre ne souffrent l’artifice. Il rejoint en cela un débat qui anima la première moitié du xviiie siècle britannique à propos du bel esprit (wit) conformément à la définition que Pope en donna et que Congreve illustra sur la scène dans sa comédie Ainsi va le monde. Le rejet des règles artificielles et l’insistance sur la sensibilité et le jugement individuels dans l’appréciation des œuvres d’art recentrent chez Gerard le plaisir esthétique sur une expérience essentiellement personnelle. Tout en admettant que le goût au départ se fonde sur l’affectivité, il entend néanmoins qu’elle ne l’emporte jamais sur l’intellect. C’est ainsi qu’il se méfie de l’admiration qu’il juge sans objet si elle en vient à occulter le jugement et si elle fait fi de la culture. Cela explique la difficulté qu’il éprouve pour cerner la notion de sublime dès lors qu’il implique une adhésion globale et qu’il se révèle réfractaire au filtre du jugement. Gerard manifeste une méfiance semblable à l’égard de la nouveauté qui plaît davantage parce qu’elle surprend qu’en raison de ce qu’elle propose comme valable en soi, tout comme il tient la mode en suspicion parce qu’elle relève du collectif et qu’elle étouffe le goût individuel.
32Pour peu qu’elle ne soit pas dogmatique et artificielle, Gerard se fait l’avocat de la critique dont l’utilité première doit être de promouvoir la justesse du goût qui ne peut reposer que sur une harmonie générale des principes qui l’animent : capacité de juger une œuvre non seulement dans son ensemble, mais aussi, dans le détail, intervention coordonnée et en proportion égale de tous les sens internes, et enfin et surtout, juste équilibre entre les sentiments et l’intellect. Du classicisme, Gerard conserve une retenue devant les transports de l’émotion, mais il en écarte en même temps les règles qui, au fil du temps, ont fini par perdre de vue leurs principes originels pour devenir une fange qui a abouti à remplacer l’art par l’artifice. L’Essai sur le goût se présente donc comme un effort de purification de la critique par un retour aux sources tant individuelles que collectives. Pour ce qui est de l’individu, il importe de parvenir à un juste équilibre entre sentiment et raison ; quant à l’aspect collectif du problème, il s’agit de revenir à une culture authentique fondée sur la fréquentation directe des œuvres sans se fier absolument aux jugements qui ont déjà été portés sur elles.
33Gerard considère que le goût est une faculté seconde dérivée de l’imagination qui est elle-même sujette à des excès. Son argumentation se fonde sur ce qui a déjà été développé par d’autres penseurs à ce propos. Comme Locke et Addison, il voit d’abord dans l’imagination l’œuvre de l’association des idées générée par l’habitude, la coexistence d’impressions distinctes, l’enchaînement causal, et surtout un ordre qui peut franchir le seuil de la logique habituelle pour devenir source de création. L’imagination, comme le goût qui en découle, saisit des idées distinctes de façon globale et se présente sous la forme d’une impression unique. Au phénomène de l’association vient s’ajouter celui de la confusion entre idées et sensations. Elle confère de la sorte une unité au multiple et elle intègre dans un même moule la sensibilité et les mécanismes mentaux de la réflexion. À ce propos apparaît une ambiguïté dans l’argumentation de Gerard qui ne semble pas toujours faire une distinction claire entre le goût, esthétique de la réception, et l’art lui-même qui relève d’une esthétique de la création. Ainsi, lorsqu’il juge le génie à l’aune de sa force d’invention, de son principe unifiant, de sa dépendance vis-à-vis de l’imagination et du rôle modérateur qui revient au goût, il semble qu’il évoque autant les qualités nécessaires de l’artiste que celles de ceux qui apprécient son œuvre. Mais il se peut aussi que cette ambiguïté ne soit qu’apparente et que Gerard estime qu’il n’y a pas entre l’artiste et l’homme de goût une différence de nature, mais seulement de degré. Il admet cependant qu’il n’est pas indispensable d’avoir du génie pour bien juger, mais que les meilleurs critiques, tels Quintilien et Longin, sont ceux qui conjuguent le mieux ces deux qualités.
34Pour Gerard, le critique doit en premier lieu être un homme de goût, mais il importe aussi qu’il soit philosophe afin qu’il juge en fonction de connaissances solides de la nature humaine. On retrouve ici le souci constant dans l’Essai sur le goût de fonder toute critique digne de ce nom sur ce qui est authentique en l’homme. C’est donc la nature, dans le sens le plus large du terme, que le critique partage avec l’artiste ; la première étape est celle de l’émotion à laquelle succède une prise de distance pour que puisse s’installer le jugement. Mais le jugement ne doit pas rompre pour autant avec l’émotion initialement ressentie, et il procède donc autant par raison que par sympathie. Cette dernière notion, très sollicitée par les penseurs du xviiie siècle britannique, assure un lien permanent entre l’affectif et le purement mental. Pour Hume, elle constitue le fondement de la morale et elle est même le ciment de la société. On la retrouve également plus tard chez Adam Smith. Cependant, si tous ces penseurs entendent bien par sympathie le fait de partager des sentiments identiques à ceux des autres hommes, ils ne lui accordent pas la même origine. Pour Hume comme pour Smith, elle procède d’un mécanisme universel des sensations humaines. L’école écossaise du sens commun reprend les mêmes principes tout en y ajoutant une dimension supplémentaire : la sympathie est aussi un aspect de la charité chrétienne. Gerard, soucieux de maintenir son propos dans un cadre strictement empirique, se garde bien d’y faire clairement allusion, mais il y souscrit implicitement. En effet, même s’il n’établit pas de rapport direct entre le beau et le bien, ou entre le laid et le mal, il associe systématiquement le bon goût à la morale et il en fait une manière de se bien conduire en société. L’homme de bon goût rejoint de la sorte le gentleman tel qu’Addison le décrit dans le Spectator : c’est une personne sensible, cultivée, au jugement modéré et qui doit éviter tout débordement affectif. C’est donc bien un goût bourgeois que Gerard décrit dans son Essai et non pas celui qui serait réservé à une élite aristocratique. À défaut de briller toujours par l’originalité, sa théorie esthétique s’efforce de rendre accessible à un plus grand nombre les œuvres d’art et les belles-lettres comme le font Adam Smith et Hugh Blair dans leurs célèbres conférences sur le même sujet. C’est ainsi que l’esthétique adhère au mouvement général des idées de l’époque : elle suit une évolution sociale où s’affirme de plus en plus l’importance de la classe moyenne qui n’entend pas confiner son rôle dans la sphère économique et commerciale déjà importante et qui se projette également dans le domaine de la culture. Vues sous cet angle, les diatribes que Gerard adresse aux critiques qui se réfugient derrière les règles héritées d’un passé figé prennent une signification particulière : ces règles apparaissent comme le signe désuet d’une culture de classe révolue, mais surtout, si elles sont adoptées aveuglément par les critiques contemporains, elles ne sont qu’un faux vernis qui tente d’occulter vainement une absence de culture authentique. Le jugement individuel dans l’Essai sur legoût, sans doute en écho à la culture calviniste de l’Écosse de l’époque, joue un rôle qui s’apparente à celui de la conscience en matière de foi. L’homme de bon goût n’est pas celui qui adhère sans réfléchir aux opinions de la critique, comme naguère les fidèles d’avant la Réforme aux sermons des prêtres. Il juge par lui-même à partir des œuvres qu’il lit ou contemple, à l’instar du croyant qui se réfère directement aux Écritures sans l’intermédiaire d’un magistère.
35Le goût, selon Gerard, ne s’exerce pas seulement dans la sphère culturelle. Il est aussi une qualité qui s’insinue dans tous les domaines de la connaissance : dans celui de la nature où il opère de concert avec la raison, dans celui de l’art et des belles-lettres où il est juge ultime avec le secours du jugement et enfin même dans celui de la science où s’affiche certes le primat de la raison, mais où, en qualité d’auxiliaire précieux, il sert à en modérer les excès. Le gentleman, homme de bon goût, ne ressemble pas à ces faux beaux esprits (witivouds) déjà raillés par Congreve ; il ne doit pas être un parvenu de la culture. La raison lui permet d’explorer les lois de la nature tandis que le bon goût lui donne accès à ses beautés. Et Gerard, d’ordinaire fort peu lyrique, verse exceptionnellement dans une évocation des rivières et des montagnes d’Écosse digne des poètes préromantiques contemporains afin d’illustrer l’harmonie nécessaire entre goût et raison dans la connaissance du monde extérieur (Troisième partie, section IV). Dans le domaine de la science, le goût fait office de modérateur quand la raison tend à se perdre dans la déraison, voire dans le délire, et il rejoint en cela le sens commun de l’école philosophique dont Gerard se réclame. Le rappel de l’épisode des Voyages de Gulliver où des hommes de science se livrent à des expériences aussi invraisemblables que grotesques montre à l’évidence que le débordement de la raison sur le sens commun devient aussi une faute de goût. Les mêmes excès s’observent dans le domaine de la philosophie, et lorsque Gerard fait allusion à des systèmes fantasques, il songe à la pensée de David Hume que l’école du sens commun considère comme une construction intellectuelle aussi artificielle que corrosive. Le bon goût n’est donc pas uniquement réservé aux seuls esthètes : au même titre que le sens commun, il devient un « guide de l’existence » qui intervient dans tous les aspects de la vie. S’il y a corrélation entre goût et sens commun, c’est que l’un comme l’autre se fondent sur la notion de la réalité du monde extérieur, à la différence de Hume et de Berkeley qui ne voient de réalité que dans l’univers mental. À propos de Hume en particulier, Reid et Beattie estiment que son scepticisme conduit à une vision négative de l’existence. Or, puisque le bon goût est source de plaisir, il ne peut pas reposer sur un pareil système de pensée qui, selon eux, ne peut qu’engendrer désarroi et désespoir. Le goût, selon Gerard, ne concerne pas seulement le rapport que l’on entretient avec les œuvres d’art et avec la littérature, mais il imprègne l’être tout entier : il modère les passions et se répand dans toutes les facultés de l’âme. L’Essai sur le goût est donc autant un traité d’esthétique que l’exposé d’un art de vivre, d’une véritable éthique.
36La double filiation revendiquée par l’école du sens commun à l’égard de l’empirisme et du cartésianisme pose le problème de la norme du goût. La diversité des impressions, de la sensibilité et de l’intelligence selon les individus, d’après le constat qu’en font Locke et surtout Hume, ne peut que conduire à des variations infinies du goût. En revanche, à la lumière de l’innéisme cartésien, le goût, étant donné qu’il est associé au bien et à la vertu, prend une dimension métaphysique qui le fait remonter à une origine transcendantale unique. On retrouve une fois encore ici l’embarras dans lequel se débattent les philosophes d’Aberdeen quand ils s’efforcent d’opérer une synthèse entre cartésianisme et sensualisme.
37Gerard part du constat que tous les goûts existent dans la nature et qu’il est souvent difficile de déterminer, parmi plusieurs personnes, laquelle possède le jugement esthétique le plus fiable. Les causes de la diversité du goût tiennent à tous les facteurs qui font les différences entre individus : une sensibilité plus ou moins vive, des sens externes et internes plus ou moins développés, une imagination plus ou moins riche. L’observation empirique conduit à constater que le goût est fonction de la personnalité de chaque personne, de sa situation dans la société, de sa culture et de ses habitudes. À partir de ce constat, et conformément à son scepticisme, Hume conclut qu’il n’existe pas de norme unique du goût. Gerard considère, au contraire, que la diversité des goûts ne signifie pas pour autant qu’ils sont tous de qualité égale. En outre, ses variations selon les personnes et dans le temps comme dans l’espace ne sont pas gages de vérité et elles peuvent aussi n’être que l’apparence superficielle et mouvante d’une réalité permanente et universelle. En mettant en doute la validité du proverbe selon lequel on ne discute pas des goûts et des couleurs, Gerard rappelle d’abord que le sens commun philosophique diffère du bon sens populaire en ce qu’il est dénominateur commun, recherche de vérité et qu’il se distingue des préjugés et des jugements courants, hâtifs ou fallacieux. Alors que chez Hume le goût relève de la congruence entre l’objet et la faculté qui le perçoit, ce qui fait de l’œuvre admirée une copie mentale source de plaisir, Gerard estime que le sentiment éprouvé n’est pas une réplique virtuelle de l’objet contemplé, mais l’affect qu’il produit. Et cet état mental élémentaire, certes nécessaire, demeure en jachère s’il n’est pas enrichi par le jugement et la culture.
38En matière de goût, la différence entre bon sens populaire et sens commun se situe donc dans cette faille entre la sensation dont le premier se satisfait, et la réflexion qui appartient au second et qui doit lui apporter sa justification. Le goût, dans son état brut, est purement passif et il fluctue au gré des sensations du moment. Avant de se voir soumis au jugement, il peut être confronté à des opinions contraires qui le mettront en cause, permettront de juger de son bien-fondé et l’empêcheront de se fourvoyer. Gerard pense donc que l’on peut et doit discuter des goûts et des couleurs et il en démontre la nécessité en mettant en parallèle sens externes et internes. Puisqu’il est courant de discuter des premiers, il doit être tout autant possible de débattre des seconds. Tout comme l’on apprend à écarter une opinion qui se révèle fausse, on doit pouvoir procéder de la même manière avec les sentiments. Le problème qui se pose est de parvenir à définir un critère universel et constant du goût face aux sentiments qui sont nécessairement divers en raison de la variation des sensibilités d’un individu à un autre. La démarche empirique seule qui procède à partir de l’extérieur vers l’intérieur (sensations, impressions, idées) aboutit à découvrir autant de critères qu’il existe d’individus. En revanche, le sens commun fait appel aux sens internes qui décantent les sensations du monde extérieur, permettent de dépasser les apparences et de réduire le multiple à l’unique. Gerard pense donc qu’il existe une uniformité des principes du goût mais qu’ils se manifestent différemment selon les individus, les époques et les nations en raison de la diversité des sensibilités. S’il reconnaît que l’approbation universelle d’une œuvre au fil du temps est un gage de sa valeur, il n’en fait pas pour autant un critère immédiat dès lors que ce que l’on qualifie d’universel est souvent relatif. Il peut en effet exister dans des contrées lointaines des œuvres de grande qualité que l’on ignore, et d’autres, appréciées en Occident ne le seront pas en Orient et inversement. Ce que l’on appelle à tort approbation universelle est un critère valable consacré par le temps, mais insuffisant pour juger de la pérennité d’une œuvre. Elle demeure un critère externe observable et paradoxalement relatif dans sa nature. Gerard va même jusqu’à affirmer que l’approbation universelle est loin d’être infaillible et que certaines œuvres de l’Antiquité grecque et latine ont acquis plus de renom qu’elles ne méritaient en raison de facteurs externes qui n’ont rien à voir avec leur valeur intrinsèque. Enfin, l’homme de goût authentique n’attendra pas la sanction de l’opinion pour apprécier une œuvre ; il saura en apprécier la nouveauté, l’originalité et la beauté en se fiant à son seul jugement pour peu qu’il s’appuie sur une sensibilité fine et sur une culture solide. C’est donc dans les seuls sens internes qu’il faut rechercher un critère unique du goût et non pas dans l’approbation universelle qui demeure un phénomène extérieur.
39Or, remonter aux causes des émotions que nous éprouvons relève de la philosophie et de la critique qui seules sont à même de dégager les règles et les principes généraux du goût. L’une comme l’autre étudient les lois de la nature, les phénomènes, et procèdent par expériences. Chez Gerard, la critique devient une science qui établit que l’esprit est le siège des sentiments du goût et que le plaisir esthétique relève d’un processus complexe mettant en jeu sens internes et externes. Le goût se situe donc à la charnière du matériel et du spirituel : ses variations dépendent du premier, tandis que le second obéit à des lois universelles et permanentes. On a donc bien ici une application fidèle des principes de l’école du sens commun à l’esthétique avec une vision duale de la nature humaine faite de matériel et de spirituel.
40Dans un appendice à son Essai sur le goût Gerard revient sur la notion d’imitation héritée d’Aristote et appliquée à la poésie. Il met en cause, non pas le principe lui-même, mais l’interprétation qu’il importe de lui accorder : si la poésie est bien un art imitatif, on n’a jamais expliqué en quoi elle l’est. Le premier constat est que la poésie ne peut pas imiter comme le font la peinture et la sculpture qui font appel au regard. En outre, elle a recours aux signes artificiels qui constituent le langage, mais, ici encore, elle ne suscite pas les mêmes images qu’un récit historique. Pour Gerard, l’imitation poétique dépasse le réel pour évoquer, non pas l’irréel, mais le potentiel. Elle n’est donc imitation qu’au second degré.
Gerard et l’esthétique des Lumières
41L’Essai sur le goût de Gerard s’inscrit dans un mouvement général des Lumières qui cherchent à se libérer des conceptions rhétoriques traditionnelles de la littérature et de l’art pour fonder une critique qui serait une véritable science humaine. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, Edward Young en Angleterre avec son essai La Composition originale (1759) et William Duff en Écosse dans ses écrits de 1768 attestent cette volonté de dégager la critique littéraire des dogmes du néo-classicisme. Cependant, ce mouvement est bien plus large encore puisque l’on en distingue les prémisses dès le début du siècle, notamment avec Shaftesbury (1671-1713). Ce penseur particulièrement brillant dont on s’accorde pour reconnaître l’originalité est souvent présenté en raison de son inspiration platonicienne, mais à tort, comme une étoile isolée dans la pléiade des philosophes des Lumières britanniques. Or, bon nombre des concepts qu’il met en avant sont repris par Hutcheson dont Gerard s’inspire à son tour. Shaftesbury est l’un des premiers à évoquer la notion de sens commun sans ses essais Sensus communis, Essai sur la liberté du bel esprit et de l’humour (1709), Soliloques, ou conseils à un auteur (1710), Esquisse historique ou évocation du Jugement d’Hercule (1712), Lettre expédiée d’Italie à propos du Jugement d’Hercule (1712), Caractéristiques (1711-1713), Lettre concernant le projet (posthume, 1732)28. Le fait que les propos sur l’esthétique de Shaftesbury se trouvent essentiellement dans ses traités d’éthique, Enquête concernant la vertu ou le mérite (1758) et Les Moralistes, rhapsodie (175 8)29, est particulièrement significatif, et l’on retrouve un lien identique entre éthique et esthétique dans les propos de Gerard. De la même manière, on rencontre maints échos de Shaftesbury dans l’Essai sur le goût dans l’étude des phénomènes concernant l’appréhension du beau. Le « bon connaisseur » (well – knowing) des Moralistes préfigure l’homme de goût associant sensibilité et culture tel que le conçoit Gérard. Ici, cependant, s’arrête la ressemblance entre les deux penseurs. Alors que Shaftesbury accorde une place majeure à l’intuition, Gerard privilégie le jugement ; alors que le premier élargit l’appréhension du beau à la société dans son ensemble par intuition et élévation de l’âme, le second limite ses observations à la sphère littéraire et artistique. La raison de cette différence de perspectives ne tient pas seulement à l’écart majeur qui sépare le platonisme de la philosophie du sens commun, mais aussi à une appréciation sociologique distincte. L’esthétique de Shaftesbury est d’inspiration aristocratique, et son virtuoso est bien plus qu’un homme de goût : il est doué d’une sensibilité et d’une culture hors du commun et ses dons exceptionnels lui confèrent en quelque sorte un devoir civilisateur. Gerard, au contraire, se situe à cet égard davantage dans le sillage d’Addison et de Steele qui, dans leurs essais du Spectator (1711-1714), entreprennent d’éduquer en douceur les mœurs et les goûts des classes moyennes. L’homme de goût, selon Gerard, correspond, à cet égard encore, à l’idéal du gentleman, c’est-à-dire non pas un être exceptionnel dont la mission serait d’éclairer, mais un personnage cultivé aux manières policées, et donc bien intégré dans la société. Tout en reconnaissant qu’il existe une infinie variété de sensibilités d’où résulte une inégalité naturelle par rapport au goût, Gerard considère qu’à des degrés divers toute personne possédant une sensibilité adéquate et désireuse de se cultiver peut parvenir à une disposition convenable pour apprécier les œuvres d’art et la littérature. Cependant, l’écart entre Shaftesbury et Gerard se résorbe dès lors que l’on considère comment l’un et l’autre appréhendent le beau. Chez les deux penseurs, le fondement du goût est bien le sentiment de plaisir ou d’aversion devant tel ou tel objet. Ce que Shaftesbury nomme discernement dans l’appréciation de la beauté devient jugement chez Gerard. Chacun estime surtout qu’il existe un sens commun qui permet d’appréhender le beau et le sublime et que le monde sensible agit tout autant sur les sens que sur l’esprit. C’est ainsi que le beau ne concerne pas uniquement le domaine de l’art, mais aussi celui des comportements et que, par conséquent, se noue un rapport intime entre éthique et esthétique. Shaftesbury comme Gerard insistent particulièrement sur l’éducation nécessaire de la sensibilité. On ne trouve cependant pas dans l’Essai sur le goût les mêmes audaces que chez Shaftesbury ; Gerard, à l’instar de bon nombre de ses contemporains, se méfie de l’enthousiasme alors que Shaftesbury l’exalte ; il renvoie moins à la contemplation des beautés naturelles qu’à leur imitation dans les œuvres d’art. Tandis que le platonisme conduit Shaftesbury à rechercher l’essence même de la beauté, Gerard se limite à l’admiration de ses représentations dans l’imitation artistique. Là où le premier procède par intuition, par une sorte d’ascèse, le second préfère confier au jugement le soin d’analyser et de contrôler les élans de la sensibilité. Sans doute par souci de contenir la critique dans un strict cadre scientifique qui se limiterait à l’étude des phénomènes afin de mieux pouvoir agir sur eux, Gerard s’abstient pratiquement de toute référence à Dieu dans ses définitions du beau et du sublime, alors que la philosophie du sens commun prend pour cible le scepticisme antireligieux de Hume. Il n’en demeure pas moins que l’inspiration spiritualiste apparaît en filigrane tout au long de l’Essai sur le goût. Gerard ne voit de beau que le bien, faisant de la sorte de toute composition artistique ou littéraire une représentation du monde tel qu’il a pu être avant la Chute. Sans posséder toutes les qualités du virtuoso de Shaftesbury, l’homme de goût selon Gerard s’en rapproche cependant par certains aspects : il est celui qui sait percevoir l’harmonie dans la nature et dans les œuvres d’art ; il est aussi cet amateur de belles choses que Shaftesbury définit comme un lover. L’un comme l’autre sont sensibles aux justes proportions, à l’unité du monde tel que l’évoque Pope dans son Essai sur l’homme (1733-1734)30. Sans faire de l’homme de goût l’enthousiaste éclairé qu’est le virtuoso de Shaftesbury, Gerard lui accorde cependant la spontanéité, le rejet du dogmatisme de la critique en lui recommandant de suivre d’abord ses inclinations et son jugement. L’homme de goût dans l’Essai sur le goût n’est donc pas un virtuoso, mais il est bien cet homme qui sait bien tel que le définit Shaftesbury31.
42C’est surtout à travers Hutcheson que l’on retrouve chez Gerard des échos de Shaftesbury, et notamment la notion de sens moral ou sens interne. Il est vrai que cette notion était aisément assimilable par l’école philosophique d’Aberdeen dans la mesure où elle était très proche de sa conception du sens commun. Or, paradoxalement, Gerard ne fait pas d’allusion directe au sens commun auquel il préfère le concept de sens interne. Cela peut s’expliquer par la définition que Reid et Beattie donnent du sens commun qui est ce sens interne qui opère la synthèse de l’ensemble de toutes les perceptions et qui permet de s’assurer de la réalité du monde extérieur. L’objectif avoué était de réfuter le scepticisme de Hume dont la négation de cette réalité ouvrait la voie à une forme d’idéalisme sceptique qui restait cependant distinct de la théorie qu’exposait George Berkeley dans ses Principes de la connaissance humaine (1710)32. Si le sens commun selon Reid et Beattie devait également être partagé par tous, tant en raison de son caractère philosophique que pratique, il ne pouvait en aller de même pour ce sens intérieur qui permet d’appréhender le beau à l’égard duquel les individus présentent de profondes inégalités. Il semble donc que le sens interne d’après Gerard relève bien du sens commun puisqu’il est universel, mais qu’il en est comme une sorte de prolongement, une qualité supérieure et annexe que tous les hommes possèdent bien, mais à des degrés divers et dont ils ne bénéficient pas à égalité. L’identité intime du sens moral et du sens esthétique que Gerard emprunte à Hutcheson ne le conduit pas pour autant à voir dans l’appréhension du bien et du beau un désintéressement absolu. Plus proche en cela de la philosophie du sens commun dont les visées sont pratiques, voire parfois pragmatiques, Gerard considère que la beauté d’un objet utile peut être d’autant plus appréciée. En revanche, Gerard rejoint Hutcheson quand il s’agit de juger des errements de l’appréhension du beau et du bien : ce n’est pas alors le sens moral interne qui est en cause, car il est universel, mais le jugement qui s’est engagé dans l’erreur. L’un et l’autre se trouvent également confrontés à la contradiction, au moins apparente, entre la diversité des sentiments et des goûts et l’affirmation d’un critère universel de l’appréhension du beau. Ici encore, c’est la correction du jugement qui permet d’accéder au sentiment supérieur de la beauté et de l’harmonie et qui est en même temps la condition nécessaire pour que ce sentiment soit également partagé entre tous les hommes. Si le jugement occupe bien une place essentielle dans l’appréciation du beau et du sublime chez Gerard, il n’en demeure pas moins que, comme Shaftesbury et Hutcheson, il pose d’emblée le primat du plaisir esthétique et que, partant, il admet le fondement affectif de l’appréhension du beau. Comme eux encore, il fait du sens intérieur un sens commun qui permet de convertir et de juger les impressions diverses et différentes selon les individus afin de les fondre dans une appréciation partagée du beau et du bien. Dans cette perspective, les sens externes sont les auxiliaires nécessaires mais insuffisants du plaisir esthétique qui ne trouve sa réalité que dans le sens interne ou commun. Gerard se démarque de Hutcheson comme il le fait de Shaftesbury à propos de la notion d’utilité qui à leurs yeux est étrangère à l’appréhension de la beauté alors qu’il la considère comme un élément, certes pas indispensable, mais qui doit aussi être pris en compte. Il partage avec eux l’idée d’un sens intérieur inné, spontané et irréductible, mais qui n’est pas pour lui nécessairement désintéressé. De la même manière, tandis que pour Hutcheson la perception de la beauté est un phénomène naturel, quasi instinctif et donc antérieur à l’éducation, Gerard estime, au contraire, que ce sentiment spontané du beau demeure à l’état brut et grossier s’il n’est pas éclairé par la culture et l’éducation. Ce faisant, Gerard ne court pas le risque de se lancer dans ce qu’il ne peut que considérer comme une aventure subjective. En revanche, il rejoint encore Hutcheson dans sa conception de l’universalité du sens esthétique, mais sa démarche est plus aisée dès lors qu’il fait intervenir le jugement et qu’il considère la critique comme une science. Il peut ainsi évoquer le dépassement des apparences et de la subjectivité et avancer que le rôle de la critique est de dégager des lois universelles. Avec Hutcheson, cependant, il envisage deux sortes de beautés, l’une absolue ou originelle qui n’a point de modèle et l’autre relative qui relève de l’imitation. À propos de la beauté absolue, le problème est alors de savoir s’il s’agit d’une qualité première qui se suffit à elle-même, ou si au contraire elle entretient un rapport nécessaire avec le sujet qui la perçoit, faute de quoi elle n’aurait aucune existence propre. Gerard, comme Hutcheson, adoptent la seconde proposition. C’est alors son caractère universel qui permet de la définir comme absolue et de la réduire à la formule célèbre qui situe la beauté dans un rapport entre la variété et l’uniformité. À quelques exceptions près, Gerard reprend les mêmes exemples que Hutcheson pour illustrer la validité de sa formule : la beauté des figures géométriques s’accroît en proportion de leur variété tandis qu’est préservée une impression d’ensemble uniforme. La même loi se vérifie dans l’harmonie et dans les principes de la musique. Toutefois, bien qu’il admette l’existence d’une beauté absolue, Gerard accorde davantage d’attention à la beauté relative, sans doute parce que toute beauté est nécessairement relative au sujet percevant et que le rapport entre variété et uniformité s’y vérifie de la même manière. Une imitation est jugée belle en raison à la fois de sa ressemblance avec son modèle, mais aussi et surtout à cause des touches distinctes qu’y apporte son créateur. Ainsi l’imitation n’est pas une copie servile mais une création authentique qui peut surpasser l’original en beauté. Si la beauté, qu’elle soit absolue ou relative, s’inscrit dans un rapport entre uniformité et variété, c’est qu’elle correspond à un dessein qu’il appartient à la critique d’explorer. Gerard insiste sur l’effet de surprise agréable qu’introduit la variété, tandis que l’uniformité seule engendre l’ennui. Cependant, la variété à elle seule ne peut pas davantage être source de beauté car elle est signe de désordre. Au contraire, l’uniformité suggère toujours un dessein que l’artiste agrémente en y introduisant harmonieusement la variété qui, partant, se trouve à son tour voulue et contrôlée. Pour Gerard, l’artiste et l’écrivain sont bien des démiurges qui remodèlent le monde sans perdre pour autant de vue le réel. L’œuvre d’art et une belle composition littéraire deviennent une re-création dont le critique doit étudier les lois pérennes afin de contribuer à l’éducation du goût. Chez Gerard comme chez Hutcheson, il n’est pas de beauté sans finalité et c’est dans la perception du projet que réside l’appréhension de la beauté. Le critique se doit donc d’être à la fois sage et philosophe afin de dégager l’ordre du désordre de la multiplicité apparente du goût parmi les hommes. Cependant, contrairement à Hutcheson, Gerard attribue toujours à l’entendement une place prépondérante dans l’évaluation du goût. Chez Hutcheson le sens interne est bien une forme de perception, alors que pour Gerard il est à la fois perception et compréhension, ce qui le rend toujours tributaire d’une conception traditionnelle du beau. Hutcheson affirme le primat de l’affectif ; Gerard en fait bien l’origine du goût, mais cette origine ne saurait se suffire à elle-même sans le secours de l’éducation. Toutefois, ce n’est plus la raison souveraine des Classiques qui décide du beau, mais la sensibilité passée au crible du jugement.
43L’importance de la sensibilité chez Gerard soumise à la sanction du jugement, et non pas à la raison, rend particulièrement intéressante la mise en regard de ses théories sur le beau avec celles de David Hume. Sachant que l’essentiel des textes de Reid et de Beattie consistait à réfuter le scepticisme corrosif du philosophe écossais, on constate dans l’école du sens commun que Gerard ne se démarque pas autant de Hume que ses collègues, sauf pour ce qui concerne l’universalité d’un critère du goût et les questions touchant à la religion. Cette situation à première vue insolite peut s’expliquer par le fait que Hume n’est pas à proprement parler un philosophe de l’esthétisme et que c’est surtout dans les domaines de l’épistémologie et des croyances religieuses que sa pensée s’affirme révolutionnaire. Les préoccupations d’ordre esthétique ne sont pas pour autant absentes de son propos ainsi que peuvent en rendre compte certains rapprochements entre des passages épars du Traité de la nature humaine (1739-1740), ses essais Sur la tragédie et sur La Norme du goût (1741-1748), ainsi que les divers propos qu’il tient sur les passions et sur la morale.
44La contribution essentielle de Hume à l’esthétique est le rapport essentiel qu’il établit entre le beau et l’utile, de la même manière que le fait Gerard dans son essai (Première partie, section III). C’est dans la première partie, section VIII, du livre II consacré à l’étude des passions, que Hume traite de façon directe du beau et du laid et où il évalue leur influence sur les passions de la fierté et de l’humilité. À l’instar des autres penseurs du xviiie siècle, il pose le primat de la sensibilité et fait reposer l’appréhension du beau et du laid sur les sensations de plaisir ou de désagrément. Chez Hume comme chez Gerard, il ne peut donc y avoir de beauté sans qu’elle soit perçue par une personne et elle est bien au départ une passion puisqu’une impression est nécessairement subie. Le sensible est donc bien le fondement de l’appréhension de la beauté, mais là où Hume ne voit que la translation d’une sensation en idée, Gerard fait intervenir les sens internes dont le premier nie l’existence. La comparaison entre les deux penseurs pourrait s’arrêter là si l’enchaînement que produisent les sensations du beau et du laid n’était pas décrit de façon très proche, sinon semblable dans le Traité de la nature humaine et dans l’Essai sur le goût. Dans les deux textes, l’imagination, la sympathie, l’utilité et la beauté entrent tour à tour en lice. La proximité de pensée entre Hume et Gerard s’explique par le fait que l’un et l’autre s’intéressent prioritairement à la beauté relative, celle qui n’existe que par rapport au sujet percevant. L’épistémologie de Hume fait que la beauté relative est, de toute façon, la seule qui puisse être prise en compte, dès lors que le monde extérieur ne peut se concevoir que par rapport à la réception que l’on en a. Il ne peut en aller de même chez Gerard pour lequel mondes intérieur et extérieur constituent deux réalités, certes distinctes, mais qui s’interpénètrent. Cependant, en s’intéressant davantage à la beauté relative qu’à la beauté absolue, il rejoint paradoxalement la problématique de Hume. Chez l’un comme chez l’autre le phénomène de l’association d’idées joue un rôle essentiel dans l’appréhension du beau et si le rôle du sens intérieur n’existe pas chez Hume, les idées qui résultent des impressions aboutissent à un résultat très proche de celui qu’évoque Gerard. C’est moins dans la démarche épistémologique que dans le constat final de la beauté relative que les points de vue des deux penseurs se rejoignent. Certes, chez Hume, l’appréhension du beau demeure une passion, alors que pour Gerard le jugement doit sans cesse en contrôler les élans désordonnés. On peut, cependant, s’interroger si l’accent mis sur le jugement dans l’Essai sur le goût ne répond pas à la conscience aiguë que le goût est essentiellement une passion et que partant, il inspire une certaine méfiance. Telle est bien la position unanime des penseurs de l’école du sens commun qu’un calvinisme modéré engage spontanément à tenir le sensible à distance33. Dans cette perspective, et contrairement à ce qu’affirme explicitement le texte de Gerard, c’est assurément le primat de la sensibilité qui est mis en avant au corps défendant de l’auteur, tandis que le jugement fait figure de garde-fou contre les errements toujours possibles de la passion. Au-delà des préventions que Gerard manifeste à l’égard des passions, il s’accorde avec Hume quand il s’agit de voir en l’utile une forme de beauté, et dans la sympathie une manière de communier avec les sentiments d’autrui. On constate que pour illustrer le lien entre imagination, sympathie, utilité et beauté, l’Essai sur le goût prend des exemples très proches de ceux auxquels Hume a recours dans son Traité. Mais, encore une fois, c’est dans les conséquences pratiques et non dans la démarche que les similitudes apparaissent. Chez Hume, la sympathie est le fruit de la conversion d’une idée en impression sous l’emprise de l’imagination. Pour Gerard, elle résulte de la conscience intérieure et immédiate d’une appartenance commune à la nature humaine et donc d’un partage de sensibilité. Or, dans un cas comme dans l’autre le résultat est identique : on ressent de la sympathie pour des qualités morales et pour la vertu en général parce que la société dans son ensemble en bénéficie. Il en va de même pour le spectacle du bonheur et de la bonté qui donnent un aperçu de l’harmonie du monde et donc de sa beauté. Alors que chez Gerard la sympathie fait figure de volet éthique et esthétique de la charité chrétienne, elle est pour Hume une passion simple et spontanée qui nous rapproche de nos semblables. Mais en dépit de ces perspectives différentes, l’une et l’autre se retrouvent dans une forme de désintéressement salutaire et de décentrement de l’individu. Mais ce désintéressement n’est pas celui de Shaftesbury et de Hutcheson : il a une finalité utile, car la sympathie nous permet d’éprouver des sentiments qui nous étaient naguère étrangers. Elle crée une empathie qui extrait la personne de son isolement et elle est source d’une harmonie sociale naturelle. Cette convergence de vues pratique, à défaut d’être doctrinale, entre Gerard et Hume illustre, comme si besoin était, leur appartenance commune à l’esprit des Lumières. Il y a chez l’un comme chez l’autre une aspiration à une harmonie générale entre les êtres et des choses. Pour Hume, le bien et le beau ne se réfèrent pas à une transcendance, mais à une disposition naturelle qui engage les individus à vivre ensemble harmonieusement. Gerard occulte pour sa part la notion de transcendance bien qu’elle sous-tende implicitement son propos dès lors que le sens intérieur participe autant du sensible que du réfléchi et qu’il rejoint le concept de sens commun que Reid et Beattie définissent comme un don divin propre à l’homme. Dans la pratique cependant, le beau et le bien se rejoignent chez Hume comme chez Gerard. Dans les deux cas, le plaisir que l’on éprouve dans la contemplation d’un bel objet, le malaise que suscitent la difformité et la douleur ressentie devant des agissements malveillants sont le fruit de l’imagination qui à la fois recrée et représente une idée en tous points semblable à l’idée originale et avec la même vivacité. Cependant, en dépit de points communs, l’appréhension du beau et du bien est plus individualiste chez Gerard que chez Hume. Pour ce dernier, le plaisir esthétique s’étiole s’il n’est pas partagé, et l’expérience de la douleur est plus intense si elle demeure solitaire. Gerard, sans écarter la dimension sociale du beau et du bien, accorde la priorité à l’éducation du goût individuel. À cet égard, suivant l’exemple d’Addison dans ses essais du Spectator, il affiche sa méfiance face aux effets de mode et aux engouements éphémères. Il n’hésite pas non plus à prendre ses distances à l’égard des critiques qui eux-mêmes répètent à l’envi des dogmes éculés. Cependant, l’accent mis sur l’individu dans l’éducation du goût ne s’inscrit pas dans un projet de son isolement. Il s’agit plutôt d’une discipline nécessaire, une sorte d’ascèse qui s’impose à l’individu afin de faire de lui un homme policé, le gentleman cultivé qui trouvera grâce à ses qualités naturelles et à ses acquis culturels la place qui lui revient dans la société. Sur ce point encore, l’esthétique de Gerard rejoint, on l’a vu, la morale bourgeoise de l’époque qui accorde une place privilégiée non seulement aux dispositions naturelles, mais aussi au mérite. L’éducation du goût, loin de viser à isoler l’individu, doit au contraire contribuer à mieux préparer son intégration dans le corps social et à y occuper une situation de choix. À la différence de Hume, Gerard n’étend cependant pas la sympathie à tous les domaines et elle n’irradie pas comme un sentiment bienveillant à tous les aspects de la vie. Elle se limite à une appréciation individuelle et raisonnée du beau et du bien, essentiellement dans les œuvres d’art et dans les compositions littéraires. La raison en est que chez Hume l’esthétique n’intervient pas comme une préoccupation primordiale mais comme auxiliaire de la morale, alors que Gerard en fait son sujet central. Dans son essai sur le critère du goût, Hume, lui aussi, adopte un ton qui évoque Addison et il affine la distinction qu’il faisait dans le Traité entre goût et passions34. L’idée que le goût tempère la violence des passions le rapproche encore de Gerard dans la mesure où l’un comme l’autre considèrent que la culture du goût favorise l’avènement d’une société policée. Les essais tels que De la simplicité et du raffinement dans l’art d’écrire, Du raffinement dans les arts et De la tragédie en apportent l’illustration35. Mais l’essai de Hume dans Le Critère du goût doit particulièrement retenir l’attention quand on le compare avec ce qu’avance Gerard sur le même sujet. Leurs arguments se rejoignent sur de nombreux points, mais ils aboutissent à des conclusions contraires. Pour Hume il est impossible d’établir une norme universelle du goût en raison de ses infinies variations dans le temps et dans l’espace. Si Gerard pense pour sa part que l’on peut y parvenir, c’est parce qu’il considère que le critique doit être aussi philosophe et que sa recherche doit le conduire à énoncer des lois générales valables en tous temps et en tous lieux (Quatrième partie, section II). Son raisonnement peine d’autant plus à convaincre que l’on retrouve dans son exposé pratiquement les mêmes arguments que Hume développe pour parvenir à une conclusion opposée. L’un et l’autre partent du même constat : il existe, selon Hume, une telle multiplicité de goûts qu’il est difficile, voire impossible d’en débattre ainsi que vient le confirmer le dicton populaire :
La grande variété de goût autant que d’opinions qui prévaut dans le monde est chose trop évidente pour échapper à l’observation de chacun. L’homme le moins instruit est capable de remarquer des différences de goût dans le cercle étroit de ses connaissances, même parmi des personnes éduquées sous le même gouvernement et qui se sont imprégnées fort tôt des mêmes préjugés36.
45Ce constat qui relève du sens commun le plus banal se vérifie si l’on étudie la culture d’autres nations et si l’on remonte dans le temps. Gerard et Hume s’accordent pour reconnaître des différences de goût en Europe et dans le monde, au point que ce qui est ici considéré comme beau inspire là le rejet. Même les valeurs morales qui semblent universellement reconnues, tout au moins dans leurs appellations, revêtent en fait des significations différentes. Or, Hume semble sur le point de reconnaître la possibilité de parvenir à une norme du goût lorsqu’il accuse l’école sentimentaliste représentée par Shaftesbury et par Hutcheson d’anéantir cet espoir en opposant le jugement au sentiment, deux notions que Gerard entend au contraire concilier. Or, l’Essai sur le goût comme les propos de Hume réfutent l’idée d’une égalité naturelle des goûts, ce qui permet à ce dernier de faire remarquer, non sans ironie, que pour une fois le sens commun s’accorde avec la philosophie sceptique. Même si on ignore sur quoi notre jugement se fonde, nous reconnaissons spontanément et intuitivement une hiérarchie dans les goûts.
46L’Essai sur le goût s’oppose à plusieurs reprises à la critique dogmatique fondée sur des règles reprises au fil du temps sans que l’on prenne la peine d’en vérifier le bien-fondé. Gerard considère qu’il existe bien des règles en matière de composition, mais que celles-ci ne peuvent se déduire que de l’étude des œuvres. Hume avance le même argument quand il rejette les critères abstraits qui président à des raisonnements a priori alors que l’expérience seule permet de les déterminer. Les deux penseurs considèrent que la démarche de la critique littéraire et artistique doit être scientifique et que ses efforts doivent tendre à dégager des principes universels à partir des données brutes que sont les œuvres. Cependant, là où Hume voit une règle générale dans ce qui a été jugé valable en tout temps et en tout lieu, fidèle en cela au rôle majeur qu’il attribue à l’opinion, Gerard au contraire adopte un point de vue plus élitiste. L’approbation générale ne saurait être selon lui un critère esthétique car l’opinion demeure sujette à des engouements qui par la suite deviennent de simples habitudes. Il voit néanmoins dans la sanction du temps un critère plus fiable, bien qu’elle ne doive pas davantage être reçue sans débat, car sur ce point également il émet des réserves. Hume et Gerard avancent de la même manière que les grandes œuvres passées à la postérité sont souvent celles qui ont enfreint les règles préétablies, comme ce fut le cas, notamment, de Shakespeare et de Milton. Ils en concluent donc que leur renom repose sur des principes autres que ceux énoncés dans les règles et que la vérité d’une œuvre se trouve dans un ailleurs qui reste à découvrir. Toutefois, si chacun considère que le fondement d’une critique juste doit être le constat du plaisir que procure durablement une œuvre, Hume voit dans cette pérennité un fait aussi indiscutable qu’inexplicable, tandis que Gerard estime que la critique scientifique peut et doit parvenir à découvrir les principes qui justifient son renom. Cette différence d’appréciation entre Hume et Gerard tient essentiellement au caractère relativiste de la pensée du premier, alors que la philosophie du sens commun prétend pouvoir accéder à la vérité, tout au moins pour ce qui concerne la sphère de l’expérience humaine. Il y a, selon Hume, bon nombre d’accidents fréquents de la sensibilité qui occultent les règles permanentes de l’appréhension du beau, laquelle, de surcroît, varie selon les circonstances. Il en résulte une impossibilité pratique à déterminer les règles universelles qui la régissent. Reste donc la sanction du temps qui relève de la seule expérience. Ainsi Hume cite Homère dont le renom ne s’est jamais démenti. Autant il affiche sa confiance dans la gloire qui s’est perpétuée au fil du temps et son scepticisme face aux règles abstraitement énoncées, autant Gerard se méfie à part égale des renommées durables et des énoncés de la critique. Il va même jusqu’à avancer que la réputation de grands écrivains de l’Antiquité grecque et latine est souvent surfaite et qu’elle repose davantage sur la force de l’habitude que sur le jugement du goût débarrassé de tout préjugé.
47Hume et Gerard relèvent les mêmes causes, temporaires ou permanentes, qui expliquent les variations, voire les caprices du goût. Outre les changements qui interviennent dans le temps et dans l’espace, les différences d’appréciation d’un individu à un autre dépendent de facteurs psychologiques et circonstanciels : déficiences des organes des sens, contextes particuliers favorables ou défavorables, pauvreté de l’imagination. Mais, par-delà même le physique et le sensible, Hume et Gerard observent de concert que chez des individus parfaitement sains s’accordant sur la beauté de tel ou tel objet, aucun d’entre eux n’attribuera cette beauté aux mêmes qualités de l’objet. En effet, s’il existe bien une nature humaine, celle-ci ne connaît cependant ni l’égalité ni l’uniformité, et on ne trouvera pas chez deux individus une parfaite adéquation des sens. L’expérience enseigne donc qu’il existe bien autant de goûts que d’individus, ce qui ne signifie pas pour autant que tous se valent. Ici encore Gerard et Hume s’accordent sur le critère de la reconnaissance. L’homme de goût ne sera pas celui qui fait étalage de ses préférences ou de ses aversions sans discernement, ni celui qui impose dogmatiquement ses opinions à autrui, mais au contraire celui dont la délicatesse et la finesse du jugement nous ouvriront à des aspects de la beauté que nous n’avions pu ou su percevoir. La reconnaissance de l’homme de goût devient de la sorte naturelle et spontanée et elle n’a rien à voir avec les cercles d’initiés prétendument savants. Dans le sillage de Shaftesbury qui affirmait que le bon goût ne résulte pas seulement d’une disposition innée, mais aussi de l’éducation et de la pratique, Gerard et Hume soulignent à leur tour l’importance de l’éducation. L’un comme l’autre soutiennent que l’on ne peut juger spontanément du beau sans le secours de l’analyse. Certes, Gerard voit dans la nouveauté et dans la découverte des causes de plaisir, mais il ajoute aussitôt qu’une prise de distance est nécessaire afin de pouvoir déterminer en quoi l’impression initiale était justifiée. Hume estime pour sa part que le premier contact avec un bel objet produit moins une sensation de beauté qu’une impression obscure et confuse et qu’il importe de prendre le temps d’examiner les détails de l’ensemble. Pour l’un comme pour l’autre donc une pause favorisant la réflexion est nécessaire afin que se cristallisent les impressions premières et que soit prononcé le jugement qui convient. C’est ainsi que, paradoxalement, l’appréciation du beau devient de plus en plus spontanée au gré de l’expérience acquise.
48Hume et Gerard se retrouvent encore pour estimer que pratique et culture sont d’autant plus indispensables que l’on ne peut apprécier une œuvre qu’en la comparant avec d’autres. Ainsi se différencie le goût du vulgaire plus sensible à des couleurs criardes et à la ressemblance par rapport au modèle de celui du gentleman policé et averti. Ainsi encore se distingue le bon goût du mauvais. À la différence des critiques dogmatiques qui prétendent faire autorité et qui ne savent juger qu’à partir de règles préétablies, Hume et Gerard recommandent de s’en tenir à la stricte contemplation et à l’analyse comparée des œuvres d’art dans une sorte de dialogue permanent avec elles. Le bon goût requiert un dépassement de soi, des préjugés, et de se replacer dans les circonstances dans lesquelles telle ou telle œuvre a été produite.
49Tous ces points de convergence entre Gerard et Hume, deux penseurs aux appartenances philosophiques opposées, sont moins insolites qu’il n’y paraît à première vue. Pour contrer les effets nocifs des préjugés qui corrompent les facultés intellectuelles, Hume s’en remet au bon sens tout comme Gerard se réfère implicitement au sens commun dans le même but. Hume qui d’ordinaire privilégie la notion de jugement à celle de raison a cependant recours à cette dernière pour diriger le discernement en matière de goût et Gerard lui fait écho lorsque, comme lui, il considère que toute œuvre est un ensemble constitué de parties et répond de la sorte au critère de l’uniformité dans la variété déjà énoncé par Hutcheson. On retrouve de la même manière la notion de finalité chez les deux penseurs et la beauté d’une œuvre est alors jugée en fonction de son adéquation au dessein qui a présidé à sa réalisation. Cette référence commune à la sensibilité et à la réflexion combinées dans le domaine du goût, par-delà les différences d’épistémologie, portent l’empreinte de l’esthétique des Lumières dans la seconde moitié du xviiie siècle en Grande-Bretagne où l’entendement va toujours de pair avec la sensibilité, d’où le sens particulier que revêt alors le mot sentiment qui associe intimement la réflexion au sensible. C’est ainsi que chez Gerard comme chez Hume les termes feeling et sentiment ne sont pas employés indifféremment ; le premier se réfère à la sensation pure, tandis que le second ajoute l’entendement à l’émotion37. L’homme de goût est donc autant un être sensible que de réflexion.
50Si Hume et Gerard empruntent un cheminement presque identique en recourant pratiquement aux mêmes exemples dans leur effort pour déterminer un critère du goût, leurs points de vue ne peuvent que diverger lorsqu’il s’agit de décider s’il est vraiment possible d’en définir une norme souveraine. La philosophie de Hume est une pensée du relatif qui ne peut voir dans cette prétention qu’une vision de l’esprit. Certes, il reconnaît qu’il doit exister des principes universels du goût ainsi qu’en atteste l’expérience, mais il ne voit pas quel philosophe ou critique pourrait posséder toutes les qualités requises pour y parvenir. Les principes universels se vérifient dans la communauté, dans le temps et dans l’espace, mais non pas chez un individu particulier qui ne peut prétendre à la perfection de sa sensibilité ou de son jugement. Tout en admettant la réalité de cette déficience inhérente à la nature humaine, Gerard estime que ce n’est pas l’homme de goût, quelles que soient ses qualités, mais le philosophe qui parviendra à définir les critères universels du goût. Il abandonne dès lors la sensibilité à ce stade supérieur de sa recherche pour la confier à une démarche purement scientifique. Il opère un parallélisme entre mondes physique et esthétique en faisant observer que le principe de l’enchaînement causal se vérifie dans les deux cas. Dans le domaine de l’art comme dans celui de la matière les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets ; donc, si l’on a pu déterminer quelles sont les lois qui régissent la matière, il est possible d’en faire autant à propos de celles qui déterminent le beau et le sublime. Ce faisant, Gerard rejoint l’enseignement de l’école écossaise du sens commun qui considère non seulement que les effets permettent de remonter à leurs causes, mais aussi que les mondes intérieur et extérieur sont des entités réelles. Le cheminement parallèle que l’on a observé chez Hume et chez Gerard dans leur débat sur les critères universels du goût repose donc sur un malentendu initial. Il apparaît d’abord que pour Hume le raisonnement par enchaînement causal ne peut pas permettre de remonter jusqu’aux sources de la beauté. De même que les essences des choses, si tant est qu’elles existent, sont inaccessibles à l’entendement humain, de même le raisonnement fondé sur l’enchaînement causal éloigne de l’expérience et ne peut qu’aboutir à des hypothèses et non pas à des certitudes :
Bien que l’esprit en raisonnant à partir de causes ou d’effets s’étende au-delà des objets qu’il voit ou dont il se souvient, il ne doit jamais les perdre de vue entièrement, pas plus qu’il ne doit raisonner en se fondant simplement sur ses propres idées […] ou tout au moins sans les idées de sa mémoire qui équivalent à des impressions […]. Il nous est impossible de pousser nos inférences ad infinitum ; et la seule chose qui peut y mettre un terme, c’est une impression de la mémoire ou des sens au-delà desquels il n’est point de place pour le doute ou pour la recherche38.
51Il en résulte que pour Hume le goût ne peut s’attacher qu’à la beauté, objet d’une contemplation immédiate ou que la mémoire aura retenue. Sa sphère se trouve par ailleurs limitée par un certain nombre de facteurs : la sympathie jouera plus spontanément avec des personnes ou des œuvres qui émeuvent le sujet, alors que la lecture de textes anciens requerra un effort qui va diminuer le plaisir. Gerard, au contraire, toujours fidèle à la morale bourgeoise, fait l’éloge de l’effort qui lui apparaît comme une source de satisfaction lorsqu’il se voit couronné de succès et la douleur qu’il implique fait alors figure d’ascèse nécessaire pour parvenir au plaisir esthétique.
52La position que Hume adopte par rapport à la querelle des Anciens et des Modernes est particulièrement révélatrice de la distance épistémologique qui le sépare de Gerard. Il s’agit, selon lui, d’un faux débat car aucune des deux parties ne prend en compte l’évolution ininterrompue des mœurs et du goût. La philosophie de Hume est une pensée du mouvant ; dans le domaine de l’esthétique, elle ne peut donc se satisfaire ni du point de vue des Anciens qui voient dans l’étude des œuvres de l’Antiquité des leçons immuables de la création artistique et des compositions littéraires, ni de celui des Modernes qui jugent l’héritage de l’Antiquité à l’aune de valeurs contemporaines. L’accord avec Gerard ne subsiste que tant qu’il concerne des observations immédiates du beau relevant de l’expérience présente ou de la simple mémoire. L’écart apparaît dès qu’il s’agit d’apprécier des œuvres distantes dans le temps et dans l’espace. Gerard, en outre, n’échappe pas à une ambiguïté certaine : il fait figure de Moderne quand il avance que certaines œuvres du passé ont été surévaluées, mais, par ailleurs, il étaye son propos par de nombreuses références aux penseurs de l’Antiquité, et notamment à Aristote, Démosthène, Cicéron et Longin, alors que les allusions aux philosophes de son époque demeurent plus discrètes. On retrouve ainsi dans sa théorie esthétique les mêmes apories et contradictions que l’on observe dans la philosophie du sens commun dès lors qu’elle admet que la pensée appartient bien au mouvant puisqu’elle repose sur les sensations et impressions sans cesse renouvelées, tandis que le sens commun, ou sens interne, demeure le garant de la permanence. Pour Reid et pour Beattie, la vérité est immuable, et il ne peut donc qu’en aller de même pour le goût. Ses variations sont des épiphénomènes, une surface aussi évanescente qu’évolutive et qui recouvre des profondeurs pérennes. L’individu se trouve ainsi mû par les forces contraires du mouvant et du statique. Quand Gerard fait preuve d’une réelle ouverture d’esprit dans ses jugements, il se range du côté du mouvant et donc des Modernes, mais lorsqu’il affirme que le rôle de la philosophie est de découvrir les principes universels du goût, il se situe dans le sillage des Anciens.
53Bien que Hume et Gerard associent également le beau et le bien, ils n’en tirent pas les mêmes conclusions. Dans son essai la Norme du goût, le premier opère une distinction entre principes moraux et opinions spéculatives. Ces dernières sont en perpétuel mouvement et elles s’observent non seulement en tout temps et en tout lieu, mais aussi au cours de la vie d’un individu. Il est donc facile de reconnaître, par un effort de l’imagination, le beau dans des œuvres où la pensée et la sensibilité sont différentes des nôtres. En revanche, il n’en va pas de même pour les principes moraux. Des comportements qui dans les œuvres anciennes suscitaient l’admiration peuvent ultérieurement ne recueillir qu’aversion. C’est que, selon Hume, les principes moraux qui, eux aussi, sont soumis au principe de l’évolution, sont tellement ancrés chez une personne à une époque donnée, qu’il lui est difficile, sinon impossible, de s’en départir. Considérant que la beauté résulte de l’union intime du beau et du bien, mais que ces deux qualités sont fluctuantes et qu’elles ne sont pas également malléables, il en résulte qu’une œuvre ne pourra jamais être appréciée par la postérité de la même manière qu’elle le fut lors de sa première réception. Partant, pour Hume, s’il n’existe pas de vérité immuable du goût, il ne peut pas davantage exister de beauté universelle puisqu’elle ne peut être reconnue que par le goût du moment. Il s’ensuit que si l’on peut bien imaginer une norme universelle du goût, ce ne sera jamais que simple hypothèse que l’expérience ne pourra pas vérifier.
54Pour l’école du sens commun à laquelle Gerard appartient, l’adhésion au caractère immuable de la vérité rend possible l’idée d’une norme permanente du goût. Or, l’accession à cette vérité requiert la mise à l’écart du sensible. Mais comme cette école considère en même temps que le sensible est le fondement du beau, sa démarche aboutit à une impasse épistémologique, à moins de lui reconnaître un prolongement métaphysique comme le fait Beattie39. Pour sa part, Gerard s’abstient de toute référence métaphysique qui serait en contradiction avec l’intention scientifique de son propos. Cependant, la notion de norme universelle du goût ne peut se concevoir sans la croyance au caractère immuable de la vérité que dément l’expérience immédiate. Car ici se situe toute l’ambiguïté de la philosophie du sens commun, à la fois sensualiste dans son appréhension du monde extérieur, et spiritualiste dans les opérations de la conscience tandis que le sens commun joue le rôle d’interface entre le physique et le métaphysique.
55Aux difficultés épistémologiques que rencontre l’école écossaise du sens commun viennent s’ajouter de fâcheuses coïncidences de calendrier qui voient la Théorie des sentiments moraux (1759)40 d’Adam Smith (1723-1790) paraître la même année que l’Essai sur le goût. Smith s’interroge sur la conscience morale, présentée comme d’origine divine, mais qui ne semble pas correctement expliquer nos motivations. Il pose de la sorte une première question fondamentale, fruit d’un simple constat, mais que Gerard ignore puisque l’école du sens commun la considère comme résolue d’avance dès lors qu’à ses yeux l’écart entre la conscience morale et nos motivations résulte de la partie déchue de la nature humaine, mais que notre libre arbitre nous invite à contrôler. Or, comme tous les penseurs de l’esthétique du xviiie siècle britannique associent le beau et le bien, le point de vue de Gerard ne laisse aucune place aux zones d’ombre de la nature humaine, tandis que celui de Smith ouvre de nouvelles perspectives.
56De nombreuses pages de Y Essai sur le goût sont consacrées à l’imitation, souvent considérée sous un angle traditionnel et académique en dépit de la distinction faite avec la copie. Même si Gerard envisage par endroits que l’imitation peut créer un bel objet surpassant son modèle, il se contente de l’expliquer par l’adresse de l’artiste et se limite donc à l’aspect purement technique du problème sans s’interroger plus avant sur le pouvoir créateur de l’imitation. Smith, au contraire, élargit le débat quand il envisage deux sortes d’imitation : la première relève de la simple copie, mais, si parfaite soit-elle et quel que soit le talent de l’artiste, elle ne parviendra jamais à égaler son modèle en valeur. La seconde forme d’imitation, la plus féconde dans le domaine de l’esthétique selon Smith, est celle qui s’inspire d’un modèle donné pour recréer une forme nouvelle et donc fondamentalement différente de l’original. Seule demeure alors une ressemblance, et non pas une identité, entre le modèle, vu comme un point de départ, et l’imitation, considérée comme une création à part entière. Cette distinction entre deux formes d’imitation que Gerard ne parvient pas à dégager pleinement libère l’esthétique du dogme néo-classique. En fait, le principe d’imitation cède le pas à celui de la ressemblance, plus souple et plus créatif, nourri d’échos et de correspondances, et non plus de vérifications aussi vaines que futiles au sujet de la fidélité de la copie par rapport à son modèle. La théorie de l’imitation qu’avance Smith s’inspire ainsi de la distinction entre beauté absolue et beauté relative qu’avait défendue Hutcheson, mais que Gerard n’a pas su suffisamment exploiter alors que son propos concerne pourtant et surtout la beauté relative. En outre, et paradoxalement, ce n’est plus dans la fidélité par rapport au modèle mais dans la disparité par rapport à lui que Smith discerne le plaisir esthétique. Là où Gerard ne voit de beauté que dans la symétrie, l’harmonie et la vérité ressemblante des formes, Smith la perçoit au contraire dans l’écart entre le monde sensible et celui de la création artistique. C’est pourtant bien ce que semble deviner, mais sans l’exploiter, l’Essai sur le goût devant le constat qu’une imitation peut être plus belle que son modèle, mais le rapport nécessaire à la vérité tant en matière d’art que de morale que défend l’école du sens commun interdit à Gerard d’accorder à la disparité une quelconque valeur esthétique. Ce n’est que lorsqu’il traite de la poésie que Gerard semble se libérer de la relation au vrai dans la mesure où il la considère, non pas comme un art imitatif, mais comme une vérité en soi. En revanche, il apparaît plus embarrassé quand il aborde le problème de la musique qui est parfois, mais rarement, imitative. Il se contente d’y apprécier la beauté des harmonies et a contrario d’en rejeter les discordances, alors que sur le même sujet, Smith élargit encore le débat en accordant à la musique des effets tout à fait distincts de ceux de l’imitation, mais qui intéressent l’être affectif et moral dans son ensemble. Cet aspect que Gerard a su voir dans la poésie, mais pas suffisamment dans la musique, aurait dû pourtant l’interpeller dans la mesure où dans sa propédeutique du goût, il explique qu’une œuvre d’art est d’abord perçue dans sa totalité, qu’on contemple ensuite les détails pour enfin juger si les parties s’harmonisent avec l’ensemble. Or, l’Essai sur le goût ne fait qu’effleurer la question de la musique, un peu comme si cet aspect de l’esthétique n’intéressait guère son auteur.
57Il est un autre aspect de l’esthétique, l’habitude, sur lequel Smith s’attarde (cinquième partie de la Théorie des sentiments moraux) comme le fait Hume quand il s’interroge sur la norme du goût. Gerard s’y intéresse également quand il constate que la coutume ou la mode exercent une influence déterminante sur le goût à une époque précise et que leurs variations dans le temps et dans l’espace produisent des modulations correspondantes sur la manière d’appréhender le beau. Cependant, pour le philosophe du sens commun, on a vu que ces fluctuations ne sont qu’une écume superficielle qui offusque une réalité profonde et immuable. Cette position présente l’inconvénient de clore le débat sur l’appréhension du beau au cours de ses variations diverses. Au contraire, Smith le prolonge quand il s’interroge sur la validité des formes multiples que prend le goût selon les époques. Il se situe de la sorte dans le sillage de Hume et il prend en compte le caractère sans cesse mouvant de la pensée et de la sensibilité. Dans la Théorie des sentiments moraux, la définition de la beauté se réduit à une sorte d’enchaînement logique : chaque époque possède ses habitudes propres et la philosophie enseigne depuis l’Antiquité que l’habitude est une seconde nature ; comme le beau se fonde sur la nature il ne peut qu’exister un rapport étroit entre l’habitude et l’art. Smith introduit donc la notion du relatif et du mouvant dans les jugements que l’on porte sur le beau et il contredit l’affirmation de Gerard selon laquelle les normes du goût sont immuables, même si elles restent à découvrir.
58La question de la beauté de ce qui est utile est envisagée par Gerard sous la forme d’un rapport direct : l’utile est l’un des facteurs, et non le seul, de la beauté. Il contribue au plaisir lors de la contemplation d’un objet parce qu’il exprime une finalité. Lorsqu’il aborde le même problème, Hutcheson, en ramenant le plaisir éprouvé au sens intérieur, fait paradoxalement de la perception de l’utile un plaisir désintéressé. Smith aborde la question sous un angle très novateur et explique que l’utile n’est pas une beauté en soi, mais que le plaisir qu’il procure est le fruit de l’imagination41. Si ce n’est pas l’utilité en soi qui est source de plaisir esthétique, c’est parce qu’elle est déjà un aboutissement. Ce sont les moyens auxquels on a eu recours pour y parvenir qui retiennent l’intérêt. Gerard semble par endroits se rapprocher de cette position quand il fait l’éloge de l’ingéniosité qui a permis telle ou telle réalisation. Or, l’habileté ou l’adresse ne sont pas directement observables dans le résultat, elles peuvent seulement être imaginées. Cependant l’utilité dans l’Essai sur le goût n’est qu’un élément de la beauté parmi d’autres. En l’associant non seulement à l’imagination mais aussi à la sympathie, Smith au contraire lui confère une dimension plus féconde. Il fait de l’imagination de l’utile le principe même de la beauté. Le plaisir esthétique résulte alors d’une réflexion contemplative et ce n’est pas dans l’utilité même, mais dans son apparence qu’il trouve sa source. Smith applique le même principe aux actions humaines qui plaisent moins par leurs résultats tangibles que par le mérite qui a permis de les accomplir. Il retrouve ainsi le principe du désintéressement déjà énoncé par Hutcheson, mais cette fois non pas ramené à un sens intérieur, mais au contraire porté vers autrui par le biais de la sympathie.
59En faisant de l’apparence de l’utile le principe de la beauté et de la morale, Smith parvient à concilier, grâce au décentrement qu’engendre la sympathie, des notions apparemment contraires que Gerard n’a pas su réunir : celles de la pensée et du mouvant. Dans l’Essai sur le goût, la beauté de l’utile n’est envisagée que dans une perspective égocentriste et statique, alors que dans la Théorie des sentiments moraux l’ouverture au monde nécessairement fluctuant s’opère grâce à l’imagination et à la sympathie sans cesse sollicitées par des impressions nouvelles. Pareille position ne peut que déboucher sur une conception relativiste de la beauté et de la morale mieux adaptée au contexte de la seconde moitié du xviiie siècle que ne l’est la théorie esthétique de Gerard qui, par son élitisme, isole l’homme de goût du monde dans lequel il évolue et qui surtout, par son caractère statique, le prive des richesses du mouvant.
60De tous les philosophes écossais contemporains traitant de l’esthétique, c’est avec Home of Kames (1696-1782) que Gerard semble avoir le plus grand nombre de points communs bien qu’il n’appartînt pas à l’école d’Aberdeen. Si Kames a été parfois qualifié d’Aristote des Lumières (par opposition au platonisme de Shaftesbury), c’est en raison de son obsession de l’objectivité et de son souci constant de fournir des exemples sensibles aussi précis que possible ; sans doute aussi parce que son Essai sur la critique (1762) fait en maints endroits figure de traité de rhétorique. Or, non seulement Gerard s’intéresse à la rhétorique et il cite à cet effet abondamment les rhéteurs de l’Antiquité, et notamment Démosthène, Aristote et Longin, mais aussi Kames lui-même. En outre, les deux esthétiques se rejoignent par leur goût du concret et surtout par leur retour au sujet qui sent et perçoit, ce qui est leur faiblesse épistémologique commune. Ils ne parviennent pas à opérer ce décentrement qu’amorce Smith et qui va trouver sa pleine expression dans l’esthétique de Kant. Comme Kames, Gerard mène son enquête en faisant l’inventaire des qualités, des rapports que les objets entretiennent entre eux et des circonstances particulières qui ont présidé à leur création. Tous deux recherchent donc le beau dans l’objectif, dans la nature des choses. Partant, leur perception est le privilège exclusif des sens externes, et plus particulièrement celui de la vue. Bien que Gerard ne fasse pas une distinction aussi claire que Kames entre beautés intrinsèque et relative, on la retrouve toutefois en filigrane dans l’Essai sur le goût puisqu’il y est affirmé que la beauté peut exister dans un seul objet ou dans la relation qu’un objet entretient avec un autre. Pour Kames, cependant, la perception de la beauté intrinsèque est immédiate car elle constitue une entité en soi, tandis que celle de la beauté relative requiert l’intervention de l’entendement. Selon Gerard, au contraire, il doit y avoir acte d’entendement dans les deux cas, puisqu’il considère que le jugement est le critère ultime de la reconnaissance du beau. Alors que pour Kames la beauté intrinsèque est ultime et ne relève pas d’un projet contrairement à la beauté relative, selon Gerard l’idée de beauté est nécessairement associée à la notion de dessein. Bien qu’il ne soit que rarement esquissé dans l’Essai sur le goût, on retrouve ici le substrat métaphysique qui l’inspire dès lors que si la beauté intrinsèque répond aussi à un dessein, c’est qu’elle est elle-même l’œuvre d’un créateur qui ne peut être que Dieu. Gerard et Kames attribuent à la beauté quelle qu’elle soit les mêmes qualités : la régularité, l’ordre, l’harmonie et la simplicité.
61À propos du sublime, de la sublimité ou de la grandeur (termes employés indifféremment), le discours de Gerard est très proche de celui de Kames. L’un et l’autre en font une impression exceptionnelle que seule la nature humaine peut éprouver en raison de son intelligence, de son ouverture d’esprit et de son désir d’élévation. L’appréhension du beau s’accompagne de douceur et de gaieté, alors que celle du sublime induit un sentiment de dépassement, d’admiration ou d’effroi. On comprend alors que le sublime provoque une suspension du jugement. Kames s’en satisfait et ouvre ainsi la voie aux élans spontanés qu’exploitera le romantisme. Gerard, au contraire, toujours méfiant à l’endroit du sensible, estime qu’une fois évanoui l’étourdissement qui va de pair avec le sublime, il importe que le jugement reprenne ses droits, car il est nécessaire de vérifier par la réflexion si l’engouement passager était fondé ou non. Il peut en effet advenir que le sublime se confonde avec le burlesque, car l’apparence de la grandeur peut malicieusement se confondre avec la vraie grandeur. Ainsi, là où Kames privilégie avec audace la subjectivité et prépare la critique kantienne42, Gérard, comme s’il était inquiet de se risquer dans pareille aventure, retourne dans le giron plus sécurisant du néoclassicisme.
62Bien que Gerard et Kames ramènent chacun l’appréhension du beau et du sublime au sujet percevant, ils ne le font pas de la même manière et ils parviennent à des conclusions différentes. Leurs points d’accord sont souvent plus apparents que réels. Si tous deux reprennent à leur compte le principe énoncé par Hutcheson selon lequel la beauté réside dans l’introduction de la variété dans l’uniformité, il s’agit pour Gerard de déceler par le jugement, et surtout par le recours au sens interne, un simple principe d’harmonie ou de congruence entre ces deux composantes. Bien que fondée sur le sujet percevant, son esthétique demeure objective. Sur le même sujet, Kames n’hésite pas à s’abandonner au sensible et à rejeter toute notion de sens interne. Il ouvre la voie à une esthétique subjective nourrie exclusivement de la notion du train des idées avancée par Hume. La perception de l’unité dans la variété n’est pas source de beau parce que le jugement apprécie l’harmonie de son agencement, mais parce qu’il y a correspondance spontanée entre nos perceptions et le cours naturel des choses. Encore une fois, en franchissant le pas du subjectif, Kames ouvre la voie à des domaines de l’esthétique encore inexplorés, alors que Gerard, tout pétri qu’il est de prudence autant raisonnable que raisonnée, semble entrouvrir des portes qu’il s’empresse aussitôt de refermer.
63C’est encore à partir du seul jugement que Gerard entend discerner la convenance (fitness), le convenable (propnety) et la congruence (congruity), autant de qualités qui entrent dans la composition de la beauté relative, alors que Kames leur attribue une dimension plus profonde. Le premier se limite à observer que le constat de la congruence entre deux objets produit une impression agréable, tandis que la discordance entraîne un effet contraire. Donc la congruence se rapproche du beau et la discordance du laid. Kames pousse plus en avant son analyse : puisque la congruence concerne la relation entre deux ou plusieurs objets, elle intéresse aussi bien l’esthétique que l’éthique, et l’on trouve à nouveau associés le beau et le bien. Quand, en outre, elle s’accompagne du convenable et de l’approprié (suitableness), la notion de l’utile apparaît à nouveau. L’homme de goût, selon Kames, n’est pas seulement l’amateur éclairé ou le philosophe que décrit Gerard, mais l’homme en harmonie avec le grand dessein de l’univers. Kames décrit donc le sens du beau comme un privilège de la nature humaine :
L’homme l’emporte sur l’animal autant par ses facultés rationnelles que par ses sens. Pour ce qui est des sens externes, l’animal n’a certainement rien à envier à l’homme, et il se peut qu’il ait quelque perception obscure de la beauté : mais les sens plus raffinés qui permettent de percevoir la régularité, l’ordre, l’uniformité et la congruence, par leur lien avec la morale et la religion, ont pour mission privilégiée d’honorer l’auteur de la création terrestre. À cet égard, nulle discipline ne convient mieux à l’homme et n’est plus conforme à la dignité de sa nature que celle qui contribue au raffinement du goût, et qui le conduit à discerner dans chaque sujet ce qui est régulier, ce qui est ordonné, ce qui est approprié, et ce qui est adéquat et convenable43.
64En substituant le sensible à la pensée dans sa définition de la place supérieure que l’homme occupe dans la création, Kames parvient à séparer le physique du métaphysique sans nier l’existence du second. L’homme n’existe plus par ce qu’il pense, mais par ce qu’il ressent. Certes Locke tenait déjà le même propos, mais en laissant le métaphysique hors de portée de sa recherche. Kames fournit, au contraire, un aperçu du transcendantal en montrant que la beauté dans les objets et dans les actions humaines est le reflet harmonieux du dessein divin et c’est en cela qu’on a pu écrire qu’il annonce la critique kantienne44. Pareille perspective est absente chez Gerard où l’exclusion systématique et explicite du métaphysique le rend paradoxalement d’autant plus présent de façon implicite. Le raffinement du goût n’est qu’une qualité, certes de valeur, mais qui n’aboutit ni à la reconnaissance de la position privilégiée de l’homme dans l’univers ni à la prise de conscience de son appartenance au vaste ensemble de la création.
65En comparant les travaux de Gerard avec les penseurs contemporains, on est tenté de conclure que cette mise en regard n’est pas à son avantage. Kames, Smith, aussi plus tard George Campbell avec sa Philosophie de la rhétorique (1776) et Hugh Blair avec ses Cours sur la rhétorique et les belles-lettres (1783)45 qui font partie de cette pléiade d’érudits et d’amateurs d’art qu’on appelait en Écosse les literati, semblent insuffler un élan nouveau aux théories esthétiques alors que l’Essai sur le goût donne souvent l’impression de rebrousser chemin dès qu’il s’aventure sur des pistes nouvelles. Or, les Cours de Blair viennent opérer une synthèse particulièrement éclairante dans le foisonnement des théories esthétiques de cette fin de siècle. Sans complètement réhabiliter Gerard dont la frilosité est difficile à occulter, Blair vient valider la plupart des thèmes qu’il a abordés, sauf celui de pouvoir parvenir à définir une norme universelle du goût. Le programme qu’il annonce dès le début de son cours sur le goût rejoint les préoccupations de Gerard :
Je vais d’abord expliquer la nature du goût en tant que capacité ou faculté de l’esprit humain. J’envisagerai ensuite dans quelle mesure cette faculté peut être améliorée et je montrerai à quelles sources remonter pour l’améliorer, ainsi que les caractéristiques du goût dans son état le plus parfait. J’examinerai ensuite les diverses fluctuations auxquelles il est sujet et m’interrogerai sur l’éventuelle existence d’une norme à laquelle peuvent se ramener les goûts différents des hommes, afin de distinguer dans ces divers goûts ce qui est corrompu de ce qui est authentique46.
66Cet énoncé d’intentions reprend en tous points celui de Gerard dans son Essai sur le goût. Blair écarte d’emblée le rôle éventuel de la raison en matière de goût, car l’appréhension du beau ne relève ni du travail spéculatif de l’esprit ni de son aptitude à juger de l’adéquation d’un objet avec sa finalité. Le beau ne relève ni de la raison pure ni de la raison pratique, et ainsi disparaît la dimension transcendantale que Kames avait entrevue. Le plaisir esthétique est une donnée intuitive qui ne peut pas au départ recevoir d’explication et qui concerne autant le philosophe que le plus commun des hommes. Le constat est donc que le goût relève du sensible et non pas de l’entendement, qu’il s’apparente au sens commun universel, mais qu’il est seulement partagé à des degrés divers. Il en va du sens du goût comme de celui de tous les autres sens : il est plus ou moins développé selon les individus. Gerard, Blair et la majorité des penseurs de l’époque croient en l’inégalité naturelle entre les hommes, et ce postulat n’est pas sans répercussions, non seulement sur l’esthétique, mais aussi sur la morale et la politique47. C’est en matière de goût que cette inégalité apparaît de la façon la plus évidente ; Blair et Gerard l’attribuent autant à la constitution naturelle de chaque individu qu’au niveau de sa culture. Il en va de l’acuité du sens interne auquel tous les deux se réfèrent comme de celle des sens externes : elle n’est naturellement pas la même chez tous les individus, et chez une seule personne même certains sens sont plus développés que d’autres. C’est ainsi que Blair, à la suite de Gerard, considère que les variations du goût entre deux individus sont fonction de la vivacité de leurs sensations. Il en va pareillement pour l’entendement qui vient étayer le sens du goût :
Mais bien que le goût repose en dernière analyse sur la sensibilité, on ne doit pas considérer qu’il s’agit uniquement d’une sensibilité instinctive. La raison et le bon sens, comme je l’ai déjà suggéré, exercent une influence si étendue sur toutes les opérations et les jugements de goût qu’un bon goût dans le sens plein du terme peut être considéré comme une faculté faite de sensibilité naturelle à la beauté et d’un entendement de bon aloi. Afin de vérifier ce point, on observera que la plus grande partie des réalisations de génie ne sont rien d’autre que des imitations de la nature, des représentations de personnages, d’actions, ou de mœurs humaines. Le plaisir que nous éprouvons devant de telles imitations ou représentations repose uniquement sur le goût : mais juger de la qualité de leur exécution relève de l’entendement qui compare la copie à son modèle48.
67Ce seul passage de Blair suffit à montrer son accord profond avec Gerard sur des points essentiels : l’imitation, l’importance de la pratique, et la conjugaison nécessaire de la sensibilité et du jugement. On retrouve aussi chez l’un comme chez l’autre l’union nécessaire du beau et du bien, et Blair considère d’ailleurs les beautés morales comme supérieures à toutes les autres ; il ne peut y avoir selon lui de sens du beau qui n’aille pas d’abord de pair avec le sens du bien. Cette problématique est commune, on l’a vu, à l’ensemble des penseurs britanniques qui se sont intéressés à l’esthétique au xviiie siècle, à la nuance près que Blair et Gerard subordonnent le beau au bien, alors que pour d’autres comme Shaftesbury et Smith, la seule appréhension du beau donne accès au bien. Entre autres points d’accord entre Blair et Gerard, on note la nécessaire concomitance entre délicatesse (delicacy) et correction (correctness). En revanche, Blair considère que l’idée d’une norme universelle du goût est la question la plus difficile à traiter, car l’étude du goût dans le temps et dans l’espace conduit invariablement, en raison de ses fluctuations et évolutions diverses, à l’idée du relatif. Comme Gerard, il se méfie des engouements de la mode, mais il juge que le temps vient toujours corriger ses erreurs. Il rejoint Hume en concluant qu’une norme universelle du goût ne peut être qu’une vue de l’esprit :
Or, s’il existait une seule personne qui possédât à la perfection toutes les capacités de la nature humaine, dont les sens internes seraient en tous points subtils et justes et dont la raison serait infaillible et sûre, les jugements d’une telle personne concernant la beauté seraient, sans aucun doute, une norme parfaite du goût à laquelle tous les autres pourraient se référer49.
68Or, comme le constate Blair, pareille personne au goût parfait n’existe pas. La seule référence reste donc, selon lui, ce qu’il appelle le « goût de la nature humaine », définition très vague s’il en fut, mais qui s’assortit de garde-fous : le bon goût ne se définit pas par les préférences de la majorité puisqu’il repose sur le jugement pour les œuvres contemporaines et sur la sanction de la postérité pour les autres. Hume et Blair, en évoquant l’exemple aussi hypothétique qu’impossible d’un homme au goût parfait, n’imaginent donc pas que la norme du goût puisse être un concept. Gerard franchit ce pas en affichant une foi en la science de la critique qui occulte en fait la nécessaire dimension métaphysique sur laquelle il conclut en fait.
L’héritage de l’Antiquité
69Les deux premières parties de l’Essai sur le goût abondent en références à des auteurs de l’Antiquité gréco-latine qui viennent se mêler à des sources contemporaines. Les citations se font ensuite de plus en plus discrètes au point de disparaître pratiquement dans la quatrième partie. Outre que ces références témoignent de la culture classique de Gerard, elles soulignent en même temps son souci de donner d’abord une assise profonde et ancienne à sa recherche pour lui permettre ensuite d’avancer sa propre théorie. Il ne se situe donc pas dans une attitude de rupture, mais de continuité, comme si, à ses yeux, les études sur le beau et le sublime étaient un travail permanent sans cesse remis à jour.
70Parmi les penseurs grecs le plus souvent cités dans l’Essai sur le goût, on trouve Longin et Hermogène de Tarse, et, chez les Latins, Quintilien et Cicéron. Il existe aussi d’autres références, mais moins significatives, car elles apparaissent pareillement chez d’autres penseurs. Citer Homère, Xénophon, Aristote, Virgile et Horace allait pour ainsi dire de soi dans ce genre d’exercice à l’époque, et il s’agit moins d’une adhésion que d’une appartenance culturelle. D’ailleurs, on a vu que Gerard se démarque clairement du ut pictura poesis d’Horace. En revanche, son recours aux textes de Longin, Hermogène, Quintilien et Cicéron constitue une mise en perspective par un retour aux sources même de la rhétorique et l’on note un certain nombre de correspondances entre ces penseurs de l’Antiquité et le propos de Gerard. La rhétorique, selon la définition de Roland Barthes est bien aussi dans l’Essai sur le goût un métalangage qui évolue entre une conception sociale (l’homme de goût vu comme le gentleman) et une vision plus formaliste dès lors que Gerard accorde une place aussi importante au jugement qu’au sentiment. L’homme de goût perçoit d’abord intuitivement la beauté d’une œuvre, mais il confirme par l’analyse son impression initiale. En tout état de cause, il ne s’agit pas pour Gerard de ne voir dans cette source qu’est la rhétorique antique qu’un simple ornement, une elocutio dont le but est de plaire afin de persuader, mais de reprendre la notion de plaisir afin d’étudier dans quelle mesure elle trouve son origine dans la contemplation du beau. Dès lors que la rhétorique antique, en tant qu’art de la persuasion, a un objectif pratique, il s’ensuit qu’elle repose sur un certain nombre de théories pour sa mise en œuvre. C’est sur ce point qu’apparaît la première correspondance entre Gerard et les rhéteurs anciens : ils se rejoignent sur l’idée qu’un beau texte déclamé, au même titre qu’un récit ou un tableau, créent un monde du possible et du vraisemblable, ce qui sous-entend dans chaque cas une théorie de la connaissance. La rhétorique antique, comme l’esthétique telle que l’entend Gerard, concerne des domaines aussi variés que ceux des sentiments et des jugements. Le possible et la vraisemblance entrent de la même manière dans la théorie de l’imitation. Quand Démosthène, auquel Gerard se réfère aussi, fait fi des parties traditionnelles obligées du discours (exorde, narration, preuve, épilogue), il met en pratique un des principes du beau développé dès le début de l’Essai sur le goût : la nouveauté et la surprise, mais aussi la variété dans l’unité. Les discours de Démosthène devaient être cohérents pour être convaincants, mais ils retenaient l’attention de l’auditoire en le surprenant par une organisation inattendue ; Gerard avance une théorie équivalente sur le beau qui plaît autant par l’économie insolite de ses composantes que par la cohérence de l’ensemble. De même, lorsqu’il avance que la variété seule déroute, mais que sans elle l’uniformité engendre l’ennui, il rejoint la Rhétorique à Herennius (faussement attribuée à Cicéron) où il est fait une distinction entre trois styles d’élocution : simple, moyen et sublime, ce dernier correspondant à l’énoncé de Gerard sur la variété dans l’uniformité hérité de Hutcheson.
71C’est surtout à propos du sublime, avec les références à Longin, que la filiation de l’esthétique à la rhétorique de l’Antiquité apparaît le plus clairement dans l’Essai sur le goût. Le Traité du sublime, traduit du grec par Nicolas Boileau50, propose une définition à laquelle Gerard souscrit pleinement :
Car il ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte et produit en nous une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise, qui est une tout autre chose que de plaire seulement ou de persuader. Nous pouvons dire à l’égard de la persuasion, que pour l’ordinaire, elle n’a sur nous qu’autant de puissance que nous voulons. Il n’en est pas ainsi du sublime. Il donne au discours une certaine vigueur noble, une force invincible qui enlève l’âme de quiconque nous écoute… Mais quand le sublime vient à éclater où il faut, il renverse tout comme un foudre…51
72La définition de Longin s’applique à l’art de persuader, mais Gerard lui donne une dimension plus générale. L’art de persuader, dans le sens le plus courant du terme, laisse intact l’exercice du jugement, et c’est aussi ce que dit Gerard pour ce qui concerne l’appréhension du beau en général. En revanche, cette admiration mêlée d’étonnement qui caractérise le sublime tend à le suspendre. L’Essai sur le goût reprend le même argumentaire : élévation de l’âme, impression séduisante d’anéantissement, mise à l’écart fugitive de l’esprit critique, mais son auteur adopte en même temps une attitude prudente. Gerard conseille, une fois passé l’engouement, de réfléchir à la validité du plaisir intense ressenti. C’est l’idée d’admiration qui lui pose problème, car elle s’apparente à l’enthousiasme, terme péjoratif chez les Lumières britanniques et souvent synonyme de folie. Le poète du Ménestrel de Beattie est qualifié de jeune enthousiaste dont la culture viendra contrôler les élans. Les Quakers dans Humphry Clinker du romancier Smollett sont encore des enthousiastes dont les extases sont présentées sous un jour ridicule. Dans tous ces cas, ce n’est pas la raison souveraine qui décide, mais le simple bon sens, et a fortiori le sens commun philosophique auquel Gerard se rattache. Le plaisir esthétique, si puissant soit-il, ne saurait donc faire abstraction du jugement dans l’Essai sur le goût. Le paradoxe chez Gerard réside dans la reconnaissance fondamentale de l’origine sensorielle du goût accompagnée d’une sorte de défiance à son égard qui le conduit à ramener inlassablement le plaisir esthétique sous la coupe du jugement.
73Chez Quintilien52, également fréquemment cité dans l’Essai sur le goût, Gerard puise la notion d’harmonie en la prolongeant à partir du discours jusqu’à la beauté en général. Dans l’Institution oratoire, Quintilien distingue deux types dans le genre oratoire : le judiciaire ou délibératif et le démonstratif ou épidictique. C’est la seconde catégorie qui intéresse Gerard dans la mesure où elle concerne l’éloge ou le blâme qui, dans une perspective plus vaste, correspondent au plaisir et à la douleur qu’induisent respectivement le beau et le laid. Quintilien rejette les excès de raffinement dans le style, comme Gerard juge que toute exagération dans la variété ou dans l’uniformité vient brouiller l’harmonie de l’ensemble. Les défauts dans le style que le premier conseille d’éviter sont les mêmes que ceux que le second accuse de déparer la beauté : l’association désagréable de mots chez l’un correspond au rapprochement incongru ou inconvenant de composantes d’un objet chez l’autre ; l’usage déviant de mots dénoncé par Quintilien parce qu’il nuit à la clarté du propos correspond au souci de congruence requis par Gerard afin que soient préservées l’unité de forme ou la cohérence d’un texte. Les principes de la rhétorique antique trouvent leur application dans maints domaines comme dans la réflexion sur le beau au xviiie siècle et il en va, par exemple, du discours de l’orateur comme de la partition musicale : l’un et l’autre évitent les dissonances. Le beau et le sublime, à des degrés divers, élèvent l’âme, et par conséquent Gerard, toujours dans le sillage de Quintilien, exclut tout ce qui contribue à rabaisser la beauté d’un discours ou d’un objet : trop grande facilité ou banalité du propos auxquelles on oppose l’éloge de l’effort ; l’uniformité, laquelle, sans l’agrément de la variété, est considérée comme un défaut majeur. Gerard rejoint enfin Quintilien quand il évoque la nécessité du plausible et du vraisemblable dans toute représentation artistique ou littéraire. Pour l’un comme pour l’autre, il est indispensable que le discours prononcé et que la représentation dans l’œuvre produisent une impression de naturel. Là où Quintilien voit dans la figure un moyen d’accorder au langage une forme éloignée de l’expression commune tout en préservant l’usage des mots et leur ordre habituels, Gerard, distingue l’imitation de la copie en y décelant un agencement subtil et inattendu de composantes qui préserve une impression de plausible. De la même manière, quand Quintilien définit le trope, destiné à orner le discours, comme un transfert de signification (qui n’a rien à voir avec un usage impropre qu’il rejette), et que Gerard, écartant la notion du caractère imitatif de la poésie, y voit plutôt un jeu de symboles et de connotations, l’un et l’autre soulignent l’importance que prend l’effet de surprise et de nouveauté dans une œuvre de bon aloi. Tant pour Quintilien que pour Gerard, la perception du vraisemblable dans un discours ou dans une œuvre repose sur la sensibilité, avec, cependant une différence majeure qui fait toujours la marque distinctive de l’Essai sur le goût : le sensible, soumis à la sanction du sens réfléchi (ou sens interne), ne devient bon goût qu’après le verdict du jugement.
74À Hermogène de Tarse53, également cité, Gerard emprunte, mais en les modifiant, un certain nombre de qualités esthétiques. Le rhéteur considérait que l’on peut distinguer trois qualités majeures qui existent par elles-mêmes : la beauté, la vivacité et la virtuosité. Gerard, tout en admettant l’hypothèse d’une beauté absolue, traite essentiellement de la beauté relative, dans la mesure où l’intervention nécessaire du jugement implique une comparaison entre plusieurs types de beauté. La virtuosité, dans l’Essai sur le goût, est une qualité que l’homme de goût prise au plus haut point, tandis que la vivacité relève du domaine sensoriel et constitue l’impression première ressentie lors de la contemplation d’un bel objet. Hermogène avance ensuite les notions de catégories génériques (clarté et grandeur) et de catégories mixtes qui empruntent aux deux précédentes (caractère et sincérité). L’idée de clarté s’apparente à celle de finalité que Gerard met en avant : une œuvre est jugée belle quand elle s’inscrit dans un projet clair, tandis que la grandeur s’identifie au sublime et appartient à la catégorie la plus élevée. Si la notion de caractère n’intervient pas sous la même appellation dans l’Essai sur le goût, on la perçoit cependant dans l’éloge de la force qui émane du beau et du sublime. Enfin la sincérité se retrouve chez Gerard dans le primat de la vérité, ou tout au moins de la vraisemblance dans les arts imitatifs.
75C’est sans doute au Cicéron du De oratore54, également abondamment cité, que Gerard emprunte le plus de notions. L’orateur et l’homme de goût doivent être des gens cultivés. Ils ne peuvent pas se contenter de la connaissance des règles de la rhétorique et de l’art, mais ils doivent avoir un style pour l’un et savoir l’apprécier pour l’autre. Les cinq canons de la rhétorique qu’énonce Cicéron se retrouvent dans les qualités requises chez l’homme de goût. L’idée d’invention rejoint celle de la nouveauté chez Gerard, l’arrangement et le style correspondent à l’harmonie dans l’Essai sur le goût ; la mémoire du rhéteur correspond chez l’homme de goût non seulement à sa culture, mais aussi au principe humien auquel Gerard adhère et selon lequel cette faculté permet de dépasser le caractère immédiat des impressions, de les faire revivre rétrospectivement et de les transformer en idées. Enfin, l’exécution est la mise en œuvre des qualités et des principes qui doivent animer l’orateur, et elle devient chez l’homme de goût l’appréciation d’une œuvre achevée dans la perspective d’une esthétique de la réception. Quand Cicéron estime que l’orateur doit au départ posséder des dispositions naturelles, mais que celles-ci doivent être améliorées par l’étude, Gerard avance la même idée à propos de l’homme de goût. Enfin quand le premier affirme que la rhétorique est une science, le second accorde un statut équivalent à la critique.
76Les nombreuses citations grecques et latines dans les deux premières parties de l’Essai sur le goût ne sont pas que les simples ornements d’un érudit pétri de culture classique. Elles signalent non seulement une volonté de faire remonter les principes du goût et de la critique aux sources de la rhétorique de l’Antiquité, mais aussi de montrer que la critique et les recherches philosophiques contemporaines se situent dans une continuité qui ne renie pas le passé, mais qui ouvre en même temps des perspectives nouvelles. C’est d’ailleurs cet attachement de Gerard à la culture classique qui sera l’une des causes, mais non la seule, de la déshérence fort peu méritée dans laquelle sa théorie esthétique s’est abîmée malgré l’écho très favorable qu’elle rencontra en son temps.
L’Essai sur le génie
77La portée de l’Essai sur le goût ne peut pleinement s’évaluer qu’à la lumière du second traité, écrit par Gerard, l’Essai sur le génie publié en 1774, mais dont la rédaction remonte à 1759, c’est-à-dire immédiatement dans le sillage du premier55. L’originalité de ce texte est qu’il est le seul de la période entièrement consacré à la nature et aux mécanismes du génie, et l’accent mis sur l’imagination conduit Gerard à rejoindre la problématique de Dubos et de Diderot. Il s’agit de reconsidérer l’enthousiasme, tenu à l’écart par la plupart des penseurs du xviiie siècle britannique, y compris par Gerard lui-même dans l’Essai sur le goût, et d’envisager son pouvoir créateur dans une perspective naturaliste.
78Gerard distingue deux types de génie : le génie scientifique qui se manifeste par des facultés supérieures d’analyse, et le génie artistique dont la qualité principale est l’éclat (brightness) et qui trouve un écho chez Baumgarten56. Comme le goût, le génie repose sur des dispositions naturelles et il concerne tous les domaines. Alors que l’éducation du goût requiert l’effort et que ce même effort est apprécié dans l’habilité et le travail patient qui ont conduit à l’élaboration d’une belle œuvre, le génie se caractérise par sa nature spontanée et par la perfection immédiate de ses réalisations. La qualité essentielle du génie est l’imagination qui repose sur le principe de l’association des idées et qui s’applique à la science aussi bien qu’à l’art. Dans le premier cas, elle embrasse spontanément les relations causales ou, dans une optique humienne, la coexistence ou la simple corrélation de deux phénomènes ; dans le second cas, elle perçoit avec une acuité supérieure et immédiate les relations de ressemblance (et non pas seulement d’équivalence et d’identité), et l’on retrouve ainsi encore ici le principe de la variété au sein de l’uniformité. En se fondant sur une imagination plus riche et plus alerte, le génie se distingue essentiellement par l’excellence de ses facultés d’invention : ses réalisations sont uniques et originales. Il se différencie de la sorte des œuvres d’art ou littéraires qui relèvent de l’imitation qui se nourrit de l’observation immédiate (ou de la mémoire), du jugement et du goût. La mémoire n’intervient pas dans le génie car elle n’est que la reproduction d’idées sensorielles passées et, dans la réalisation d’une œuvre, elle s’appuie sur le jugement qui compare, estime et réfléchit. Contrairement aux œuvres résultant de l’imitation, celles inspirées par le génie ne s’apparentent à aucun modèle et semblent surgir d’une génération spontanée, produites qu’elles sont par la synergie de l’association des idées. L’œuvre fondée sur l’imitation s’offre à l’analyse ; l’œuvre de génie défie l’appréciation raisonnée, car elle résulte d’un dépassement du simple plaisir sensoriel, immédiat ou lové dans la mémoire. C’est ainsi que l’œuvre de génie parvient au sublime.
79Malgré les éloges d’Addison dans ses essais du Spectator et. de ceux de Mark Akenside dans son poème « Les plaisirs de l’imagination », le xviiie siècle britannique affiche à l’égard de cette faculté une attitude ambiguë faite autant de fascination que de méfiance. On lui reconnaît certes un pouvoir créateur puissant mais, contrairement aux autres facultés mentales, elle semble n’obéir à aucune loi et ne se manifester que de façon anarchique et débridée, d’où son rapport à l’enthousiasme, voire à la folie. Sur ce point encore, Gerard innove : l’imagination, selon lui, ne dépend pas du simple hasard mais répond au contraire à des principes que la philosophie peut établir. Mais, comme s’il craignait, comme toujours, de s’être laissé entraîner trop loin dans son élan, Gerard s’empresse de contrôler l’imagination par le jugement, car, pour produire des œuvres de génie, elle doit non seulement être entière et spontanée, mais elle doit demeurer active en permanence et s’exercer avec régularité. Or, les deux derniers prérequis ne peuvent exister sans le secours du jugement. C’est ainsi que les audaces de l’Essai sur le génie se trouvent canalisées, sinon freinées, au terme de l’argumentation. Comme dans l’Essai sur le goût, Gerard ne parvient pas à se départir d’une certaine méfiance à l’endroit du sensible dont il affirme pourtant le rôle fondamental dans la création aussi bien que dans la réception du beau et du sublime.
80Malgré son appartenance à l’école écossaise du sens commun, c’est avec Hume que Gerard semble avoir le plus d’affinités, notamment lorsqu’il traite des sensations et de l’imagination. L’homme de goût est présenté dans son traité comme celui qui parvient à opérer une parfaite alchimie des sens. Cependant, la notion de sens réfléchi, empruntée au sens interne de Hutcheson, apparaît comme un compromis entre une esthétique fondée sur la psychologie et une dimension métaphysique qui refuse de se dévoiler, car Gerard entend bien faire de la critique une science fondée sur la seule observation des phénomènes et débarrassée de tout a priori. Le sens réfléchi doit s’entendre dans les deux sens du terme. Il s’agit bien d’abord, dans l’optique humienne, d’un reflet des sensations devenues idées dans l’esprit humain qui fonctionne tel un miroir renvoyant les impressions venues du monde extérieur. Ainsi, dans sa première manifestation, le plaisir esthétique est immédiat et spontané, et donc passif. Cependant, le sens réfléchi participe aussi de la réflexion et par conséquent du jugement. Le goût comporte ainsi deux phases : l’une, purement réceptive relevant de la sensation, l’autre, volontaire et active, fondée sur une appréciation raisonnée du beau. C’est sans doute à cette complémentarité voulue par Gerard, mais qui fait plutôt figure d’écart, voire d’antinomie entre le sensible et l’intellect, que l’on peut attribuer l’effacement relatif de l’Essai sur le goûte et. de l’Essai sur le génie dans l’évolution des études sur le beau et le sublime dans la seconde moitié du xviiie siècle en Grande-Bretagne. La théorie esthétique de Gerard souffre des mêmes préventions qui ont affecté l’école du sens commun en général. Certes, la pensée du sens commun eut des prolongements avec Dugald Stewart en Écosse et Victor Cousin en France. On peut aussi voir dans la notion d’aperception mise en avant par Maine de Biran un écho du sens interne. Il y a chez Gerard autant d’audaces que de frilosité. Son argumentaire emprunte souvent à Hume, mais ses conclusions, qui font figure d’artifice, sinon de volte-face métaphysique, viennent ralentir un élan qui apparaissait des plus prometteurs. Le contexte n’est pas davantage favorable à Gerard. En adoptant un ton policé et prudent à la manière d’Addison, il est beaucoup plus convaincant quand il traite du beau que du sublime. Sur ce dernier sujet, il lui manque la fougue de John Dennis57, l’ampleur de Burke58, les avancées de John Baillie59, la pertinence d’Adam Smith, et surtout la notion du transcendantal que Kant développe dans sa Critique du jugement (1790)60.
81En dépit des obstacles qui ont relégué dans l’ombre l’Essai sur le goût et l’Essai sur le génie de Gerard, ces textes n’en conservent pas moins leur intérêt dans la réflexion sur les problèmes esthétiques dans la seconde moitié du xviiie siècle en Grande-Bretagne. Ils posent clairement le problème des rapports complexes entre la sensation et la réflexion, même si le retour systématique au jugement vient briser un élan qui aurait pu engager l’esthétique sur des voies nouvelles et fécondes. D’autres penseurs allaient s’en charger. Toutefois, les apories que l’on relève dans la théorie esthétique de Gerard, loin de consacrer un échec, ont le mérite de confronter la finitude du sensible avec le désir d’un Ailleurs, d’où ce substrat métaphysique que l’on décèle en filigrane dans l’Essai sur le goût et qui correspond à une tendance constante de la philosophie qui, quelles que soient ses orientations, se projette toujours au cours de l’histoire au-delà de l’apparent et de l’immédiat vers le surnaturel, l’idéal ou la transcendance61.
Écriture
82Gerard partage avec les autres literati écossais de son temps le souci d’écrire une langue de bon aloi. Aussi bien à Édimbourg, que l’on appelait l’Athènes du Nord, que dans les autres villes universitaires comme St Andrews, Glasgow et Aberdeen, il importait de prouver que le foisonnement de la vie intellectuelle s’accompagnait d’une excellente maîtrise de l’anglais et d’une expression raffinée. Smollett dans son roman Humphry Clinker dépeint parfaitement cette atmosphère particulière qui imprégnait l’Écosse à l’époque. Le penseur qui parvint le mieux à concilier les exigences du discours philosophique avec l’élégance du style fut sans nul doute David Hume. Le Traité de la nature humaine, qui est pourtant une œuvre de jeunesse, se caractérise par une écriture claire et fluide. Les essais, destinés à un public plus étendu, évoquent, tout au moins dans leur forme, ceux du Spectator : De même, les cours de Smith et de Blair sur les Belles-Lettres sont de parfaits exemples de l’art oratoire qui s’illustrait également dans les prétoires écossais en raison d’une tradition judiciaire ancienne fondée sur le droit romain.
83L’écriture austère de Gerard ne parvient pas à égaler celle de ses contemporains plus célèbres. Pour reprendre une expression anglaise, elle fleure bon la lampe à huile par son caractère appliqué et le souci minutieux de respecter la correction grammaticale. Elle est Spartiate, dépourvue du moindre ornement, de tout ce qui peut sembler superflu et gêner le bon enchaînement de l’argumentation. Dans un passage aussi bref qu’isolé où Gerard s’aventure dans un élan lyrique pour évoquer les beautés de la nature, il accumule les clichés d’une mauvaise poésie préromantique. Le désir d’écrire une langue riche le conduit à choisir par endroits des termes rares ou précieux et à préférer systématiquement les mots d’origine latine ou française là où d’autres plus usuels auraient pu convenir tout aussi bien. Les phrases sont parfois longues et se compliquent alors en de nombreuses incidentes qui contraignent le lecteur à les reprendre à leur début afin de les bien comprendre. Le ton se fait par endroits sentencieux et lourd. L’écriture, autant pédagogique que philosophique, porte la marque d’un académisme qui ne tolère ni écarts ni fioritures. Gerard s’exprime en professeur pour lequel le caractère éminemment sérieux du sujet qu’il traite ne laisse pas de place à la fantaisie.
84La qualité essentielle de l’Essai sur le goût, ce qui est loin d’être négligeable dans ce genre d’exercice, est la clarté de l’argumentation. Familier des rhéteurs antiques, Gerard construit les parties et sections de son texte selon un schéma déterminé : les introductions reprennent brièvement ce qui a été discuté précédemment et énoncent les définitions des notions qu’il se propose d’étudier. Vient ensuite le développement précis et détaillé de l’argumentaire, très didactique, et fondé sur de nombreux exemples ou sur l’autorité de penseurs reconnus. Il n’y a pas de pédantisme : les citations et les notes en bas de page sont toujours pertinentes et s’insèrent parfaitement dans la logique du raisonnement en cours. Les conclusions des parties et sections qui les composent reprennent, toujours très académiquement, ce qui vient d’être exposé et annoncent ce qui va suivre. Quant à ce que l’on appelle péjorativement le jargon philosophique, l’Essai sur le goût en est dépourvu, comme le sont d’ailleurs les autres textes philosophiques contemporains. Depuis Locke, les concepts d’impressions, sensations, idées, raison, jugement, sens externes, sens internes, etc. sont empruntés au langage usuel mais assortis de définitions particulières. Gerard possède toutes les qualités du philosophe et du professeur, pas de l’écrivain de talent. Il pense et décrit les mécanismes du goût sans les transposer dans sa propre écriture. Toutefois, ce n’est pas d’abord pour son style que l’on lit un philosophe, mais pour la perspicacité, la fécondité de ses analyses et les perspectives qu’elles ouvrent ou les débats qu’elles suscitent : dans ces domaines, Gerard ne déçoit pas.
Traductions françaises
85Les traductions françaises des romans du xviiie siècle sont souvent qualifiées de belles infidèles en raison de leur imprécision, de la liberté prise à l’égard du texte de départ, mais aussi de l’élégance d’expression qui les caractérise. C’est un peu comme si le libertinage de l’époque se transposait dans ce volet de la production littéraire où le plaisir du texte, lu puis recréé dans une mouture nouvelle au gré de la sensibilité du traducteur, primait sur la fidélité à l’original. Mais cette attitude qui peut se comprendre en littérature ne peut pas être acceptée dans le domaine de la philosophie où la précision s’impose, même si cela se fait au détriment du style, si tant est qu’il y en ait un dans le texte original.
86La première et unique traduction française jusqu’à ce jour de l’Essai sur le goût est due à Marc-Antoine Eidous (1724-1790), au départ ingénieur militaire, puis devenu écrivain en collaborant avec Diderot et en rédigeant quelques articles à caractère technique pour l’Encyclopédie. Traducteur boulimique d’une quarantaine de textes anglais, allemands et latins, Eidous brille davantage par la quantité que par la qualité de ses productions. Il se fit connaître en traduisant avec Denis Diderot, Julien Busson et François-Vincent Toussaint le Dictionnaire universel de médecine (1746-1748) en six volumes de Robert James. Il s’intéressa aussi à la poésie anglaise et la rendit accessible au public français avec l’Histoire de la poésie de John Brown (1764) et Le Château d’Otrante d’Horace Walpole. Dans un tout autre domaine, il traduisit le traité de John Mortimer Agriculture complète, ou l’art d’améliorer les terres (1765). La fréquentation des Encyclopédistes le conduisit à lire la philosophie anglaise et notamment écossaise, et c’est par ses traductions que la France prit connaissance de Hutcheson, de George Campbell, d’Adam Smith dont il agrémenta à son goût un titre célèbre (Métaphysique de l’âme, ou théorie des sentiments moraux) en 1765, ainsi que de l’œuvre esthétique de Burke dont il orthographie d’ailleurs mal le nom (Burck). Tous les commentaires que l’on peut trouver sur les traductions d’Eidous sont défavorables. Les plus indulgents les qualifient de libres, d’autres jugent qu’elles sont le fruit d’un traducteur plus laborieux qu’exact et élégant. Les appréciations les plus désobligeantes viennent de ceux-là même avec lesquels Eidous a étroitement collaboré. À propos de l’une de ses traductions littéraires, on peut lire :
M. Eidous, le fatal M. Eidous, le plus mauvais de tous les mauvais traducteurs français, a traduit depuis quelques mois et dédié au roi de Danemark, Arminius, ou la Germanie délivrée par M. le baron de Schonaich, avec une préface historique et critique de M. Gottsched de Leipsick, et deux lettres de M. de Voltaire… Je pardonne à M. Eidous d’avoir traduit le poème héroïque de M. le baron Schonaich, parce qu’on le dit mauvais, et qu’il est regardé comme tel en allemand. Malgré tous les efforts que feu M. Gottsched a faits pour nous cogner le nez sur les beautés sans nombre de ce poème, il est tombé tout à plat, et M. Eidous ne le relèvera pas en France de sa chute en Allemagne. Pourvu que M. Eidous ne traduise jamais aucun bon livre ; je serai fort content de lui62.
87Les mêmes déficiences se retrouvent dans les traductions philosophiques d’Eidous, selon l’avis des mêmes collaborateurs illustres qui lui attribuent l’échec de la Théorie des sentiments moraux en France :
On a traduit depuis quelque temps la Théorie des sentiments moraux, ouvrage de M. Adam Smith, professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow, deux volumes in-8°. Le traducteur ou le libraire, pour lui donner un titre plus piquant, l’a nommé spirituellement Métaphysique de l’âme. Cet ouvrage a beaucoup de réputation en Angleterre, et n’a eu aucun succès à Paris ; cela ne décide de rien contre son mérite. Après la poésie, les ouvrages métaphysiques sont ce qu’il y a de plus difficile à traduire ; peut-être même réussirait-on mieux à rendre les images d’un poète que les idées précises d’un métaphysicien. Il faudrait, pour réussir dans ce dernier travail, qu’on trouvât toujours dans les deux langues des termes exactement équivalents pour exprimer en autant de mots français l’idée que l’auteur original aurait dite en tant de mots anglais. Or, chaque peuple arrange ses idées abstraites et scientifiques à sa manière, et leur assigne à sa fantaisie des mots dont il est impossible de trouver des termes toujours exactement équivalents dans une autre langue. Pour une expression où cette conformité entre deux langues se rencontre, il y en a cent, il y en a mille où elle n’existe pas. Or, ôtez à un livre métaphysique sa précision, et il ne reste plus qu’un jargon obscur et vague, qui est celui du traducteur de la Théorie des sentiments moraux63.
88Les défauts relevés dans la traduction des Sentiments moraux se retrouvent dans celle de l’Essai sur le goût : inexactitudes fréquentes dans la manière de rendre les notions fondamentales du sensualisme au point que la logique du raisonnement de Gerard s’en trouve affectée, contresens, lourdeurs de l’expression française, etc. Il apparaît qu’Eidous n’a qu’une connaissance médiocre de l’anglais et que ses traductions au fil de la plume ignorent autant les nuances que les termes techniques, voire le sens des mots courants.
89Il n’en demeure pas moins que les exigences de la traduction philosophique exposées dans la correspondance de Diderot et de Grimm demeurent valables aujourd’hui et qu’il importe de les observer dans la traduction nouvelle du texte de Gerard qui est ici proposée. La clarté de l’exposé et la correction grammaticale facilitent le travail du traducteur de l’Essai sur le goût. La langue du xviiie siècle reste assez proche de la nôtre, sans être identique, pour ne pas en général soulever de difficultés insurmontables. Certains synonymes apparents doivent cependant être rendus en français par des termes différents. Ainsi en va-t-il de feeling et de sentiment qui recouvrent des concepts distincts. Le premier renvoie à la sensation pure, tandis que le second définit la sensation devenue jugement. On a donc conservé le terme sentiment pour le second cas puisque ce mot se réfère aussi à l’opinion en français contemporain, et ce qui est senti ou ce qui est éprouvé pour le premier. En revanche, on a conservé le terme enthousiasme dans le sens où l’entendaient les Lumières en France également : exaltation, folie, délire. Le traducteur n’a pas, par ailleurs, tenté de donner de l’élégance à un style qui n’en a guère, et il a suivi le plus scrupuleusement possible la lettre du texte original, sans verser pour autant dans la simple reconnaissance anagraphique 64; Lorsque l’écriture se perd parfois dans les méandres de longues périodes, des coupures par ponctuation ont été introduites pour alléger la phrase afin de la rendre plus facilement compréhensible, sans pour autant en interrompre le cours. Certaines lourdeurs ont pu être discrètement corrigées par des constructions plus aérées et des répétitions remplacées facilement par des synonymes. En revanche, la préférence que Gerard accorde aux termes d’origines latine et française a été respectée dans ce qu’elle a d’un peu précieux, comme l’a été le ton général académique du propos. L’écriture de l’Essai sur le goût n’a certes pas l’aspect séducteur et l’élégance des Essais de Hume. Mais la traduction philosophique ne pose pas les mêmes problèmes que la traduction littéraire65 et si un philosophe a un beau style, on ne peut que s’en féliciter et sa lecture offre l’avantage de concilier l’utile avec l’agréable. Cependant, on n’attend moins de lui qu’il soit aussi un homme de lettres qu’un penseur qui traite en premier lieu d’idées. C’est à cette dernière exigence fondamentale que Gerard répond en premier lieu. On notera enfin que ceux que l’on nomme philosophes au xviiie siècle seraient plutôt considérés aujourd’hui comme des écrivains ou des essayistes. Ainsi, Voltaire, Rousseau et Diderot sont autant penseurs que créateurs d’une œuvre littéraire de grande valeur. Ils n’ont pas leurs équivalents en Grande-Bretagne où littérature et philosophie constituent deux domaines distincts. Le souci de bien écrire affiché par les literati écossais ne répond pas à un dessein littéraire, mais à celui de la clarté et de la correction dans l’expression des idées.
Éditions de l’Essai sur le goût
90La première édition de l’Essai sur le goût date de 1759. Il y en eut une seconde en 1764 à laquelle furent adjoints trois textes de Voltaire, Montesquieu et d’Alembert portant sur le même sujet extraits de l’article sur le goût dans l’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers mise en œuvre par Diderot et d’Alembert (tome VII, 1757). La troisième et dernière édition de 1780 est celle qui a été retenue pour la présente traduction parce qu’elle est la version définitive mise au point par Gerard. Les essais des encyclopédistes n’y figurent plus, mais des passages majeurs y ont été ajoutés, notamment « De la norme du goût » (Quatrième partie), certainement en réponse à l’essai de Hume sur le même sujet, ainsi que celui où Gerard s’interroge sur le caractère imitatif de la poésie. L’édition de 1780 offre l’avantage d’être une mise à jour et de prendre en compte les débats qui eurent lieu à propos de l’Essai sur le goût au sein de la société philosophique d’Aberdeen et, par conséquent, de renforcer l’empreinte de la pensée du sens commun, dès lors que certains raisonnements semblaient rapprocher Gerard des théories de Hume dans le seul domaine de l’esthétique. À part ces deux ajouts et certaines modifications stylistiques mineures, l’édition de 1780 est très proche de celle de 1764 qui avait déjà fait l’objet de modifications et corrections de la part de l’auteur. On trouvait notamment dans la troisième partie l’insertion d’une analyse de l’imagination et du mécanisme de l’association d’idées. Il y eut enfin une édition américaine en 1804 publiée à Philadelphie qui, outre le texte de Gerard, ne conserva que celui de Montesquieu66.
Citations en langue originale
91Note 5 : The whole extent of our knowledge or imagination reaches not beyond our own ideas, limited to our ways of perception.
92Note 6 : We may observe, that in ordertoprove the ideas of extension and colour not to be innate, philosophers do nothing but show that they are conveyed by our senses. To prove the ideas of passion and desire not to be innate, they observe that we have apreceding experience of these emotions in ourselves. Now if we carefully examine theses arguments, we find that theyprove nothing but that ideas are preceded by other more lively perceptions, and which they represent.
93Note 7 : Such original and natural judgements are therefore a part of that furniture which nature hath given to the human understanding. They are the inspiration of the Almighty, no less than our notions or simple apprehensions. They serve to direct us in the common affaire of life, where our reasoningfaculty would leave us in the dark. They are part of our constitution, and all the discoveries of our reason are grounded upon them.
94Note 9 : The figures which excite in us the ideas of beauty seem to be those in which there is unifor amidst variety. There are many conceptions of abjects which are agreeable upon other accounts, such as grandeur, novelty, sanctity…
95Note 10 : The qualities of grandeur and beauty are not more distinct, than the émotions are which these qualities produce in a spectator. It is observed… that all the various emotions of beauty have one common character, that of sweetness and gaiety. The emotion of grandeur bas a different character: a large object that is agreeable, occupies the whole attention, and swells the heart into a vivid emotion, which, tho’ extremelypleasant, is rather serions than gay.
96Note 11 : The emotion produced by grandeur is very differentfrom that produced by novelty or by beauty. The first leaves no effect on the temper; the latter indeed softens and humanises it; but grand objects fill it and transport it, as it were, beyond itself. The proper and true object of grandeur or sublimity is the Supreme Being… As novelty does not constitute excellence but adds to it, so grandeur is some quality inherent in objects and independent on our minds.
97Note 13 : There is a farther beauty in animals, arising from a certain proportion of the various parts to each other, which still pleases the sense of spectators, though they cannot calculate it with the accuracy of a statuary. The statuary knows what proportion of each part of the face to the whole face is most agreeable, and can tell us the same of the proportion of the face to the body…
98Note 14 : Song was his favourite and first pursuit. / The wild harp rang to his adventurous hand / And languish’d to his breath the plaintive flute. / His infant Muse, though artless, was not mute…/ For this of time and culture is the fruit; / And Edwin gain’d at last this fruit so rare: / As in some future verse I purpose to declare.
99Note 15 : In every operation of taste there is an act of thejudgement. When a man says such a horse is beautiful, there is a judgement; there is something affirmed or denied… We cannot conceive beauty without some qualifies going along with it as a ground of it. Thus the beauty of music, of colour, etc. are inherent in some other subject. They must beperceived by the external senses. Hence Hutcheson calls it a reflex sense. The external senses may be without the internal, but the internal cannot be without the external.
100Note 16 : All the sentiments of approbation which attend anyparticular species of objects, have a great resemblance to each other, though derived from different sources… Thus, the beauty of all visible objects causes a pleasure pretty much the same, though it be sometimes derived from the mere species and appearance of the objects; sometimes from sympathy, and an idea of their utility… On the other hand, a convenient house and a virtuous character cause not the same feeling of approbation, even though the source of our approbation be the same, and flow from sympathy and an idea of their utility.
101Note 17 : We therefore ly absolute beauty understand only that beauty which we perceive in objects without comparison to anything external… such as that beauty perceived from the Works of nature, artificial forms… Comparative or relative beauty is that which weperceive in objects commonly considered as imitations or resemblances of something else.
102Note 18 : Imitative beauty seems to anse from two sources: either, istly, that there is something beautiful or admirable in the thing imitated; or, 2ndly, that the imitation is well performed… Imitation is an indication of art and art is productive of beauty as it intimates design.
103Note 19 : It is indeed an imitation so far as itdescribes the manners and passions of men which their words can express; where animi motus effert interprete lingua. There it is strictly imitation; and all merely dramatic poetry is of this sort. But descriptive poetry operates chiefly by substitution; by the means of sounds, which by custom hâve the effect of realities. Nothing is an imitation further than it resembles some other thing; and words undoubtedly bave no sort of resemblance to the ideas for which they stand.
104Note 25 : We may further observe that the judgement of the senses resembles that internal one. In some cases we see excellence in general without being able to point it out… We may further observe that the perception of beauty is a secondary perception; in this the internal sense differs from the external.
105Note 26 : If the beauty or deformity, therefore, beplaced upon our own bodies, this pleasure or uneasiness must be converted into pride or humility, as having in this case all the circumstances requisite to produce a perfect transition of impressions and ideas. These opposite sensations are related to the opposite passions. The beauty or deformity is closely related to self, the object of both thesepassions. No wonder, then, our own beauty becomes an object of pride, and deformity of humility.
106Note 35 : Thegreat vanety of Taste, as well as of opinion, which prevails in the world, is too obvious not to hâve fallen under every one’s observation. Men of the most confined knowledge are able to remark a difference of taste in the narrow circle of their acquaintance, even where the persans have been educated under the same government, and have early imbibed the same prejudices.
107Note 37 : Though the mind in its reasonings from causes or effects carries its view beyond those abjects which it sees or remembers, it must never lose sight of them entirely, nor reason merely upon its own ideas… or at least of ideas of the memory, which are équivalent to impressions… It is impossible for us to carry on our inferences ad infinitum; and the only thing that can stop them, is an impression of the memory or senses, beyond which there is no nom for doubt or inquiry.
108Note 42 : Man is superior to the brute, not more by his rationalfaculties, than by his senses. With respect to external senses, brutes probablyyield not to men; and they may also have some obscure perception of beauty: but the more delicate senses of regularity, order, uniformity, and congruity, being connected with morality and religion, are reserved to dignify the chief of the terrestrial creation. Upon that account, no discipline is more suitable to man, nor more congruous to the dignity of his nature, than that which refines his taste, and leads him to distinguish in every subject, what is regular, what is suitable, what is fit and proper.
109Note 45 : I shall first explain the nature of taste as a power or faculty in the human mind. I shall next consider how far it is an improvable faculty. I shall show the sources of its improvement, and the characters of taste in its most perfect State. I shall then examine the various fluctuations to which it is liable, and inquire whether there be any standard to which we can bring the different tastes of men, in order to distinguish the corrupted from the true.
110Note 47 : But although taste be ultimately founded on sensibility, it must not be considered as instinctive sensibility alone. Reason andgood sense, as I before hinted, have so extensive an influence on all the operations and decisions of taste, that a thorough good taste may well be considered as a power compounded of natural sensibility to beauty, and of improved understanding. In order to be satisfied of this, let us observe, that the greaterpart of the productions of genius are no other than imitations of nature; representations of the characters, actions, or manners of men. The pleasure we reçeive from such imitations or representations is founded on mere taste: but to judge whether they beproperly executed, belongs to the understanding, winch compares the copy with the original.
111Note 48 : Now, were there any oneperson whopossessed infullperfection all the powers of human nature, whose internai senses were in every instance exquisite and just, and whose reason were unerring and sure, the déterminations of such a person concerning beauty, would, beyond doubt, be a perfect standard for the taste of all others.
Notes de bas de page
1 À propos de l’organisation des études au Marischal College, voir l’introduction de Walter J. Hippie, Jr., à son édition de 1780 de l’Essay on Taste, Scholars’ Facsimiles & Reprints, Delmar, New York, 1978, p. v-vi, et Pierre Morère, L’Œuvre de James Beattie, tradition et perspectives nouvelles, Honoré Champion, Paris, 1980, p. 21-23.
2 Voir Pierre Morère, op. cit., p. 32-33.
3 Voir Daniel Schultess, Philosophie et sens commun chez Thomas Reid (1710-1796), Peter Lang, Berne, 1983 et Patrick Chézaud, La Philosophie de Thomas Reid, des Lumières au xixe siècle, Ellug, Grenoble, 2002.
4 Voir Pierre Morère, op. cit., p. 21, 23,31, 50, 63-64.
5 « Toute l’étendue de nos connaissances ou de notre imagination ne va pas au-delà de nos propres idées dont les limites sont nos perceptions », John Locke, An Essay Concerning Human Understanding, (1690), livre III, chap. xi, John W Yolton éd., Everyman’s Library, 1972, vol. 2, p. 116. Le texte original des citations de l’introduction est indiqué à partir de la page 77.
6 « On peut observer qu’afin de prouver que les idées d’espace et de couleur ne sont pas innées, les philosophes ne font que montrer qu’elles nous sont transmises par les sens. Pour prouver que les idées de passion et de désir ne sont pas innées, ils font observer que nous avons une expérience préalable de ces émotions en nous-mêmes. Or, si l’on examine ces arguments avec soin, on découvrira qu’ils ne prouvent rien d’autre que les idées sont précédées par d’autres perceptions plus vives qu’elles représentent », David Hume, À Treatise of Human Nature, (1739-1740), livre I, section i, D.G.C. Macnabb éd., The Fontana Library, Collins, Londres, 1962, p. 50-51.
7 Thomas Reid, An Inquiry into the Human Mind on the Principles of Common Sense (1764), James B. Wood éd., Thoemmes, Bristol, 1990, p. 482.
8 Voir Pierre Morère, chap. vii, « Éthique et esthétique » dans op. cit., p. 599-764.
9 Francis Hutcheson, An Inquiry Concerning Beauty, Order, Harmony, Design (1725), Peter Kivy éd., Martinus Nijhoff, La Haye, 1973, p. 40.
10 Henry Home (Lord Kames), Elements of Criticism (1762), John Valdimir Price éd., 2 vol., Routledge/Thoemmes Press, Londres, 1993, vol. I, p. 213.
11 Thomas Reid, Lectures on the Fine Arts, 6e Observation, 1774, Peter Kivy éd., Martinus Nijhoff, La Haye, 1973, p. 38-39 et p. 40.
12 Patrick Chézaud, op. cit., p. 34.
13 Francis Hutcheson, op. cit., p. 45.
14 James Beattie, The Minstrel, traduction de Chateaubriand et J.-B. Soulié, édition critique présentée par Pierre Morère, 1771 -I 774, Publications des Langues et Lettres de Grenoble, 1981, livre I, strophe 57, p. 140.
15 Thomas Reid, Lectures on the Fine Arts, op. cit., p. 37.
16 David Hume, A Treatise of Human Nature, A.D. Lindsay éd., vol. 2, livre III, 3e partie, J.M. Dent & Sons Ltd, Londres, p. 309.
17 Francis Hutcheson, op. cit., section II, § XVI, p. 39.
18 Thomas Reid, op. cit., p. 46-47.
19 Edmund Burke, Recherchephilosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, traduit de l’anglais sur la septième édition avec un précis de la vie de l’auteur par E. Lagentie de Lavaïsse, 1756, (1805), avant-propos de Baldine Saint Girons, J. Vrin, Paris, 1973, p. 308-309.
20 Edmund Burke, op. cit., p. 220-223.
21 Thomas Reid, Lectures on the Fine Arts, op. cit., p. 49-50.
22 Voir les essais d’Addison dans le Spectator, numéros 50 à 63.
23 La distinction entre école intuitionniste et analytique est due à James Sully (1842-1923), psychologue anglais appartenant à l’école associationniste. Il publia notamment Illusions des sens et de l’esprit, 1881, traduit anonymement en français par Henri Bergson.
24 Friedrich von Schiller (1759-1805), poète et philosophe allemand. Il s’interroge sur le rapport entre l’esprit et la matière, entre la liberté humaine et le déterminisme des lois de la nature. De Kant, il retient le principe de la volonté morale et de la liberté dont jouissent les facultés sensibles et intellectuelles dans l’appréhension du beau. En soumettant le subjectif lors de la réception d’un bel objet à la loi morale il fait de l’esthétique un moyen de concilier la nature réceptive (et donc passive) de l’homme avec sa liberté. Voir Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1793-1795), Sur les limites nécessaires du beau et Sur le danger des mœurs esthétiques (1795).
25 Thomas Reid, Lectures on the Fine Arts, op. cit, p. 37.
26 David Hume, op. cit., vol. II, p. 24.
27 Voir David Hume, op. cit., livre III, Ire partie, section II, p. 178-183.
28 Sensus Communis, an Essay on the Freedom of Wit and Humour ; Soliloquy or Advice to an Author, A Notion of the Historical Draught or Tablature of the Judgement of Hercules, A Letter sent from Italy on the Judgement of Hercules, Characteristics, A Letter Concerning Design.
29 An Inquiry Concerning Virtue or Merit, The Moralists, a Rhapsody.
30 Voir en particulier dans An Essay on Man la troisième épître.
31 Shaftesbury parle de well-knowing man.
32 George Berkeley (1685-1753) défend dans Principles of Human Knowledge que la réalité du monde extérieur ne peut être perçue que par la conscience, ce qui lui permet d’affirmer le primat de l’esprit sur la nature. La nature devient ainsi l’expérience de la conscience qu’en a l’esprit, et cette conscience, par empathie, conduit à l’idée d’un Esprit universel qui est Dieu.
33 Rappelons que Gerard était théologien.
34 Voir à ce sujet le commentaire de Gilles Robel dans son introduction à sa traduction des Essais de Hume : Essais moraux, politiques et littéraires et autres essais, PUF, Paris, 2001, p. 27.
35 Hume : Of Simplicity and Refinement in Writing, Of Refinement in the Arts, et Of Tragedy.
36 Of the Standardof Taste, traduction de Gilles Robel, op. cit., p. 693.
37 Jean-Baptiste Dubos applique ce principe à l’esthétique dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719). C’est le raisonnement inductif et non pas dogmatique qui justifie l’opinion ou le sentiment en permettant de cerner quelles sont les causes du plaisir.
38 David Hume, A Treatise of Human Nature, livre I, section iv, op. cit., p. 126-127.
39 Voir Pierre Morère, op. cit., vol. 2, p. 636.
40 Le titre complet est : The Theory of Moral Sentiments, or an Essay towards the Analysis of the Principles by which Men Naturally Judge Concerning the Conduct and Character, First of their Neighbours, and Aftenvards of Themselves.
41 Dans la quatrième partie, chapitres I et II, de la Théorie des sentiments moraux, Smith analyse successivement le rapport que la beauté entretient avec l’apparence de l’utile dans l’art et dans les comportements des hommes.
42 Voir F.X. Chenet, L’Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure, Klincksieck, Paris, 1992.
43 Henry Home of Kames, Elements of Criticism, vol. I, op. cit., p. 333.
44 « Il semble avoir pressenti les problèmes de la critique kantienne et, sans s’en douter, il ouvre toutes les voies à son successeur. Le titre même de son ouvrage touffu et abondant est déjà un programme qui pourrait annoncer Kant : les Elements of Criticism sont un criticisme avant la lettre », Raymond Bayer, Histoire de l’esthétique, Armand Collin, Paris, 1961, p. 199.
45 George Campbell, Philosophy of Rhetoric ; Hugh Blair, Lectures on Rhetoric and Belles-Lettres. À propos du mouvement des Belles-Lettres en Ecosse dans la seconde moitié du xviiie siècle, voir l’excellente étude de Pierre Carboni, Adam Smith, Lord Kames, Hugh Blair et mouvement des Belles-Lettres entre 1748 et 1783. Le rôle de la révolution culturelle de l’Écosse au dix-huitième siècle ; thèse de doctorat, université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III, septembre 1994.
46 Hugh Blair, lectures on Rhetoric and Belles-Lettres 3 vol., (1783), Basil : imprimé et en vente chez James Decker, Londres ; Paris, en vente chez Levrault Frères, Quai Malaquais, 1801, vol. 1, p. 17.
47 Il n’est sans doute pas besoin de rappeler que la notion d’égalité à l’époque des Lumières n’est le fait que de quelques penseurs brillants, connus, mais encore isolés comme Rousseau et Diderot et qu’elle sera surtout affirmée pendant la Révolution française. L’idée que le xviiie siècle serait égalitariste, surtout dans sa seconde moitié, est un cliché qu’il importe d’écarter.
48 Hugh Blair, op. cit., p. 24.
49 Hugh Blair, op. cit. p. 34.
50 On trouvera une étude du Traité du sublime de Longin dans l’introduction de F. Goyet à son édition avec notes de la traduction de Nicolas Boileau, Librairie générale, Paris, 1995.
51 Traduction française du Traité du sublime par Nicolas Boileau figurant sur le site baroquelibretto.free.fr/longin.htm consulté le 11 septembre 2007. On notera que ce traité attribué à Cassius Longin (213-273) pourrait, selon certains chercheurs, également avoir pour auteurs Denis d’Halicarnasse ou Philon d’Alexandrie.
52 Quintilien, Institution oratoire, tome I, livre I (1975) ; tome II, livres II et III (1976) ; tome III, livres IV et V (1976) ; tome IV, livres VI et VII (1977) ; tome V, livres VIII et IX (1978) ; tome VI, livres X et XI (1979) ; tome VII, livre XII (1980) ; texte établi et traduit par J. Cousin, Les Belles-Lettres, Paris.
53 Hermogène de Tarse, L’Art rhétorique, introduction, traduction et notes par M. Patillon, L’Age d’Homme, Paris et Lausanne, 1977.
54 Cicéron, De oratore, traduction de E. Courbaud, Les Belles Lettres, Paris, 1968. On peut également consulter le traité De l’’orateur mis en ligne sur le site : http://mediterranees.net/art_antique/rhetorique/ciceron/orator.html.
55 Voir l’excellente analyse de l’Essai sur le génie dans l’article en ligne de Daniel Dumouchel, « Puissance de l’imagination. Invention et génie chez Alexander Gérard », http://www.uqtr.ca/AE/Vol_12/ ; site consulté le 22 juin 2007.
56 Baumgarten établit une distinction entre clarté intensive qui concerne la logique cognitive (donc la science), et la clarté extensive qui intéresse la connaissance sensible, c’est-à-dire l’esthétique.
57 John Dennis (1657-1754), Essay on the Genius and Writings of Shakespeare in Three Letters (1712).
58 Edmund Burke, Philosophical Inquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and the Beautiful (1756).
59 John Baillie, Essay on the Sublime (1747).
60 Kant avait eu connaissance de l’Essai sur le goût dans sa traduction allemande.
61 Voir André Gravil, Philosophie et finitude, Cerf, Paris, 2007.
62 Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, texte en ligne dans Google Books, p. 206.
63 Correspondance de Grimm et de Diderot, en ligne, op. cit., p. 138-139.
64 Voir Umberto Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traductions, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, Paris, 2007.
65 Voir Marc de Launay, Qu’est-ce que traduire ?, Vrin, Paris, 2006.
66 Pour plus de détails sur les différentes éditions de l’Essai sur le goût en Écosse et en Amérique du Nord, voir l’introduction de Walter J. Hippie, Jr., op. cit., p. xxi-xxvii.
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