Thoreau (dé-)scripteur entre mythologie et myrmécologie
p. 153-179
Texte intégral
1Commodément intitulé « the Battle of the Ants » (« la bataille des fourmis ») par des compilateurs de tout poil, le fragment qui va retenir ici notre attention est un passage fort connu du Walden de Thoreau, chapitre « Brute Neighbors » (« Voisins inférieurs »). Ces trois paragraphes successifs, de longueur légèrement décroissante, forment un véritable morceau d’anthologie tant ils semblent constituer un épisode autonome. À ce titre, ils figurent en bonne place dans un nombre impressionnant de recueils et manuels scolaires et ont fourni d’innombrables sujets de commentaire à des générations de lycéens et d’étudiants d’outre-Atlantique. Mais l’attention répétitive que l’on prête à ce texte et sa familiarité apparente semblent avoir émoussé les réflexes critiques de ces innombrables commentateurs non professionnels, qui n’aperçoivent guère son caractère problématique et en retiennent surtout que « c’est du Thoreau » et qu’ils ont affaire à un échantillon représentatif de l’homme et de l’œuvre. C’est ce que confirme Robert Sattelmeyer dans un récent article où il fait le bilan de plus d’un siècle de présence de Thoreau dans le « canon » de la littérature américaine et, en premier lieu, dans les anthologies à usage scolaire ou universitaire, qui ne datent pas d’hier :
Ni les thèmes généraux du livre ni ses critiques acérées de la culture américaine ne sont représentés dans des anthologies très diffusées comme, par exemple, La Prose américaine, que Horace Scudder se chargea d’assembler chez Houghton Mifflin dans les années 1880 et au-delà. […] Au nombre des textes choisis pour figurer dans l’anthologie (et la plupart des lecteurs étaient voués à ne jamais connaître l’œuvre de Thoreau que par là) figuraient « Bruits » et « Voisins inférieurs » tirés de Walden ; ainsi s’inaugura la tradition plus que séculaire qui fit de Thoreau un auteur qu’élèves et étudiants connaissaient surtout à travers « la bataille des fourmis ».1
2Curieusement, et justement peut-être parce que ce passage est si fréquemment choisi par les auteurs d’anthologies, il n’a pas tant que cela retenu l’attention de la critique. Lorsqu’elle s’y est intéressée, c’est essentiellement pour se focaliser sur l’utilisation par Thoreau d’une tonalité épique ou pseudo-épique, introduite dans sa description au moment où il a transposé et intégré à Walden le long passage correspondant de son journal, en date du 21 janvier 1852, qui rapporte l’événement. John P. McWilliams fait ainsi remarquer que :
Dans la version de cette bataille qui figure dans son journal, Thoreau avait fait de la guerre des fourmis un récit dépouillé et factuel, presque dénué de comparaisons, de références ou de jugements de valeur.2
3Et il voit dans l’utilisation du ton et des modalités du style héroïque la preuve de la survivance de la description homérique comme modèle de référence jusqu’encore au beau milieu du xixe siècle, même si Thoreau y a recours dans un but parodique (car en exhaussant des combattants minuscules, il dévalue le modèle) voire satirique : peut-être un Thoreau sarcastique se vise-t-il aussi bien lui-même en tant qu’utilisateur du mode héroïque lorsqu’il écrit une parodie, dont le modèle lui-même, la célèbre Batrachomyomachie ou combat de grenouilles et de souris, est d’ailleurs quasiment aussi vieux et antique que le modèle homérique parodié. En parlant de « récit héroï-comique de la bataille des fourmis3 », Lawrence Buell emboîte le pas à McWilliams, mais relègue sa brève analyse du passage dans une note de son gros ouvrage sur l’imagination de l’environnement, pour conclure que Thoreau va à l’encontre des valeurs culturelles dominantes et sape à son fondement la légitimité d’un haut lieu patriotique lorsqu’il assimile ce combat minuscule des fourmis à la bataille de Concord. Il faut attendre un article plus récent de Robert Oscar Lopez pour voir apparaître la suggestion suivante :
Homère rappelle à Thoreau que s’il prend trop au sérieux sa fraternité avec la nature, celle-ci ne constituera nullement une retraite. Il verra dans des événements tels que la guerre des fourmis tout ce qui chez lui provoque le dégoût des conflits sociaux propres à l’existence en ville.4
4L’événement a beau avoir un aspect anecdotique, il n’est pas en effet « mineur », ni sa signification épuisée par le traitement héroï-comique du sujet ; aussi bien, cet épisode hante Thoreau, car le combat des fourmis de Walden, réputé provenir d’une observation consignée dans son journal et devenue morceau de bravoure héroï-comique, est aussi le retour actualisé d’un fragment de ce poème qu’on trouve dans A Week on the Concord and Merrimack Rivers :
Ce que Plutarque lut n’était ni bon ni vrai,
Comme non plus les livres de Shakespeare, sauf à ce qu’ils fussent hommes.
Ici étendu sous cette branche de noyer,
Qu’ai-je à me soucier des Grecs, de Troie et sa cité,
Si batailles plus justes présentement adviennent
Entre ces fourmis, juste ici, à la culmination du monticule ?
Homère patientera, je veux savoir l’issue,
Et si rouges ou noires ont la faveur des dieux,
Si la phalange sera culbutée par cet Ajax là-bas
Qui, s’évertuant à hisser quelque roc, le va précipiter contre l’host.5
5Si Homère peut attendre et si l’immédiat, ici et maintenant, l’emporte sur l’antique, c’est bien le modèle et la rhétorique de l’antique que l’on convoque pour répudier leur nécessité et affirmer le peu de besoin qu’on en a. Avec le retour du motif de la description héroïque dans Walden, le problème ne s’est pas résolu et semble plus escamoté que véritablement éliminé lorsque le passage est présenté comme inspiré, à titre principal, d’un passage du journal. Il vient en fait de plus loin. Il faut donc reconnaître, comme d’ailleurs McWilliams l’admettait déjà, que le passage fait voisiner et cohabiter au sein de ce qui constitue une même « lexie », ou unité de lecture, l’héroïque et l’héroï-comique, l’épique et le burlesque, sans que les tensions entre ces diverses tonalités s’harmonisent ou se résolvent. McWilliams voyait dans cet état de choses le résultat d’une situation historique dans laquelle les écrivains de la « renaissance américaine » étaient les héritiers de plusieurs décennies d’encensement des « grands anciens » de la période révolutionnaire par la rhétorique des discours patriotiques, et ne pouvaient ni se défaire de cette rhétorique, ni s’empêcher de la parodier pour justement tenter d’y parvenir, se condamnant ainsi à la perpétuer dans le déni. C’est sans contredire ces analyses, mais en tentant de mettre en évidence l’incidence d’autres facteurs que purement historiques, qui n’ont pas été pris en compte jusqu’ici, que, quitte à minorer le rôle de l’héroï-comique, nous espérons montrer comment Thoreau touche sans cesse aux limites de son propre discours, s’y heurte même, pour tenter de lui construire, plus encore que de lui trouver, sa place entre littérature et scientificité.
6Nous dirons simplement au départ que, conformément au titre programmatique du chapitre où elle figure, la scène pourrait se donner comme ponctuelle et ordinaire : Thoreau, non loin de son bûcher, observe « en voisin » deux groupes de fourmis en train de s’affronter ; le récit d’observation porte sur un spectacle de proximité. Mais ce qui pourrait être un « simple » compte-rendu est l’occasion pour le (dé-) scripteur de faire appel à trois codes conventionnels successifs qui vont animer la description (ou faut-il dire le récit ?) du combat ; assez facilement identifiables, ils vont se succéder dans le cours du passage. Premier problème : ils semblent peu compatibles à la fois avec la « réalité » du sujet et entre eux. Le premier est celui de la fable mythologique, le second celui du récit historique et le troisième et dernier, qui semble plus légitime car moins anachronique, ressortit de plus près à l’observation scientifique du vivant et relève de ce qu’on appelle aujourd’hui la myrmécologie, branche particulière de l’entomologie qui, avec le concours de la sociobiologie, étudie les fourmis. Deuxième problème : convoqués aux fins de décrire une scène de la nature, ces trois codes vont servir un parti pris d’anthropomorphisme tout à fait saillant. De prime abord, en effet, si les insectes dont il va être parlé dans le texte de Thoreau restent bien des agents animaux, le scripteur, en se donnant ces codes descriptifs pour alimenter une séquence d’analogies, se voue à les traiter ouvertement comme des « animots », selon l’expression sarcastique de Derrida6. En même temps qu’il est confronté aux insectes, le scripteur est donc aux prises avec les modalités d’écriture qui doivent lui permettre de rendre compte d’une scène de combat à l’échelle de ces petits arthropodes mais il ne peut la dire qu’en termes (trop) humains7. Le discours de la description, outre qu’il ne semble pas chercher à restituer la « réalité » de l’objet décrit, paraît d’emblée en excéder la modestie caractéristique et devoir verser dans l’hyperbole sans donner pour autant dans l’ironie.
Mythologie, histoire, science : les trois modalités de la description
7Le scripteur a, de fait, recours au code de la fable mythologique et aux autorités littéraires puisque, assez vite, il est moins question de fourmis que de « myrmidons », ce qui renvoie le lecteur aussi bien à une étymologie grecque (myrmex, « fourmi ») qu’à un épisode de la guerre de Troie racontée dans l’Iliade comme le signalent vaguement les notes de l’édition Norton8, mais aussi et surtout au livre X des Métamorphoses d’Ovide, ce que ne signalent pas les mêmes notes. Comme il est prévisible, le locuteur ou scripteur introduit des comparaisons ponctuelles avec des épisodes tirés des récits homériques (Achille et Patrocle sont mentionnés plus avant dans le texte). Les actions des fourmis sont alors assimilées à celles des héros légendaires. En même temps, les modalités de la description sont paradoxalement rapportées à la vérité du témoignage – « Je fus témoins d’événements » ; « la seule bataille que j’aie jamais contemplée9 » (p. 262) – et donnent lieu plus à récit qu’à description figée car ce que le scripteur appelle des « événements » se déroulent bel et bien devant lui et en sa présence. Pour cette raison, son récit/description se veut aussi chronique de res gestae entomologiques et revendique à bon droit les allures d’un discours dont le registre est de plus en plus franchement historique10.
8On constate ainsi que la modalité homérique du discours est loin d’avoir envahi le texte : elle ne sert pas réellement de modèle à l’écriture ; elle est évoquée par le scripteur comme un modèle, qui n’accède qu’à peine au stade de la performance et demeure à celui de la mention. Apparaît très vite dans son écriture, s’imbriquant avec elle pour la charpenter, le style de la chronique qui cède lui-même le pas à une autre modalité narrative plus proche de celle de l’historien. Appartenant à la couche la plus ancienne de la tradition littéraire, la fable mythologique est parmi les premières à être convoquées dans l’éventail des possibles, mais le potentiel mythologique de l’événement, lui, n’est nullement maintenu d’un bout à l’autre du passage, et s’épuise même assez vite. Entre fourmis et hommes, l’analogie prévaut toujours – « Moi-même je me sentais quelque peu échauffé, tout comme si c’eût été des hommes11 » (p. 263-264) – et elle prend progressivement une forme historique que le scripteur pousse de plus en plus loin en accompagnant le changement de paradigme narratif/descriptif (la différence tendant à s’estomper) d’encouragements qu’il s’adresse à lui-même, et aux lecteurs : « Plus on y pense, moindre est la différence12 » (p. 264). Cette fois-ci, le constat est plus nettement performatif. L’analogie historique est effectivement mise en œuvre par le scripteur qui, dès lors, se donne les moyens, et plus encore qu’il ne l’affirme au début du texte, d’avoir une posture de témoin direct. À mesure en effet que se poursuivent, indiscernables l’une de l’autre, la bataille et le récit de la bataille, la scène observée se rapproche de l’observateur/témoin à la fois dans l’espace (le lieu où il se trouve) et dans le temps (sa propre époque). Le combat, envisageable d’abord comme épique, mythologique et atemporel, se monnaye aussi en équivalent d’une bataille décisive de la révolution américaine qui peut, au bénéfice du lecteur, se dérouler alors directement en présence du narrateur-scripteur, et celui-ci d’évoquer au passage, par association, d’autres batailles du xixe siècle à la fois sanglantes et célèbres (comme celles de Napoléon à Austerlitz et à Dresde). Au moment de se refermer, le paragraphe rapatrie le combat sur le sol américain : il est assimilé à la bataille emblématique de Bunker Hill, dont ce texte serait en quelque sorte, à sa façon paradoxale et décalée, la commémoration verbale et le monument13.
9En rupture partielle avec ces schèmes descriptifs qui « font littérature », le deuxième paragraphe commence sur un mode plus nettement scientifique, par une opération de prélèvement et d’échantillonnage. On se rend compte alors d’un paradoxe : les modalités du témoignage, dans le paragraphe précédent, n’impliquaient pas le moindre recours à la vision. Le verbe to see est employé pour la première fois en ouverture de ce deuxième paragraphe : « afin de voir l’issue14 » (p. 264). Ensuite, dès la deuxième phrase, la scène est « mise sous les yeux », et l’hypotypose visuelle porte l’empreinte de la science puisque le narrateur dit avoir recours à l’un de ces instruments qui fait métonymie à cet égard : « Un microscope en main sur la fourmi rouge première mentionnée, je m’aperçus que [… ]15 » (p. 264) ; les événements racontés ne le sont plus au moyen d’une analogie avec le passé atemporel (et anachronique) du mythe ou avec le temps historique. Initialement rapprochée de la fable mythique, la scène, telle qu’elle était restituée dans le paragraphe précédent, semblait moins visualisée que présentée au lecteur comme d’abord muette, puis sonore. Le scripteur relevait au passage le silence des combattants : « De chaque côté on était engagé dans un combat à mort, sans que le moindre bruit m’en parvient à l’oreille16 » (p. 262). L’analogie descriptive déplaçait ensuite les événements vers une époque plus contemporaine, et le scripteur expliquait qu’il ne s’étonnerait pas si les musiciens jouaient les hymnes nationaux de chaque camp ; les cris (pourtant virtuels) des combattants étaient également rapportés, au style direct, et le lecteur, par ces mentions des cris et du fracas de la bataille, se trouvait plongé au cœur d’une image sonore d’un combat d’abord fabuleux et qui devient, au fil du texte, historique et national, symbolique même, puisqu’il est commémoré comme fondateur et emblématique d’une révolution américaine des fourmis.
10Le premier paragraphe rapportait le combat dans la virtualité de sa dimension mythique comme un objet de pensée, qui prend peu à peu consistance en devenant objet de quasi-perceptions sonores puis visuelles. Dans le deuxième paragraphe, l’expérience sensorielle se complète17. Le narrateur/descripteur entreprend un compte-rendu d’observation visuelle rapprochée des protagonistes ; il considère isolément des agents animaux, voire les individualise, note des détails concernant leurs blessures, leur férocité et leur épuisement, mais ne cherche pas à tirer la moindre conclusion « scientifique » de sa démarche d’observation, tout en mettant une particulière insistance à terminer son paragraphe sur l’impression qui lui reste et qui enracine davantage le texte dans l’analogie anthropomorphe : il dit éprouver des sentiments semblables à ceux qu’il aurait éprouvé s’il avait assisté devant sa porte à une bataille humaine pleine de carnage et de férocité. L’anthropomorphisme déjà patent de l’écriture descriptive (les insectes sont autant d’individus) apparaît alors non comme un accident mais comme une modalité assumée par le discours : le processus d’écriture se donne à lire dans son évolution et son involution, comme séquence de glissements analogiques qui déportent les événements du domaine muet du mythe vers des impressions sonores puis visuelles en accentuant l’analogie avec un épisode marquant de l’histoire récente des États-Unis, pour, in fine, se rapprocher plus encore des faits d’actualité.
11Et de fait, c’est ce qui se produit dans ce troisième et dernier paragraphe consacré à cet épisode du combat des fourmis. Le scripteur s’y justifie d’avoir commis le récit qu’il vient de faire d’une telle bataille sur un mode largement empreint de références culturelles et d’anthropomorphisme délibéré : le célèbre manuel d’entomologie de Kirby et Spence18, qui fait autorité à l’époque, lui sert de caution sur ce point ; Thoreau, en effet, et il l’indique, se contente d’imiter Kirby et Spence lorsqu’il fait mention de récits de batailles de ce genre racontés avec le souci des sources et de la précision de l’annaliste, sinon toujours de l’analyste. Pour mieux se prévaloir de ce précédent, il cite à l’appui un passage de l’ouvrage de Kirby et Spence, qui lui-même comporte une citation d’un historien dont le pseudonyme agreste (« Aeneas Sylvius ») dissimule qu’il s’agit d’un pape. Cet emboîtement de citations légitime un parallèle avec l’actualité et les luttes idéologiques du moment : le scripteur referme son discours en soulignant la convergence entre la bataille des fourmis telle qu’il l’a décrite et l’adoption de la loi sur les esclaves fugitifs, invitant à la lecture politique et historiciste d’une lutte « between two races of ants » (p. 152), entre deux « races » de fourmis et non entre deux « espèces ». Ce dernier terme était appelé par la modalité scientifique de la description : « race » ajoute une dimension historique à l’analogie et lui donne une valeur morale quasi allégorique en embrayant l’image sur la lutte entre pro- et anti-esclavagistes.
Histoire naturelle, anthropomorphisme et historicité
12Thoreau utilise une citation tirée de l’ouvrage de Kirby et Spence pour énumérer à l’appui de sa propre démarche des précédents qui n’ont justement rien de scientifique. Comme on le constate en le consultant, l’ouvrage de Kirby et Spence intègre bien les plus récentes découvertes (faites par d’autres) en matière de mœurs des insectes sociaux, mais Thoreau n’en a cure : le point pertinent est qu’il n’y a pas que de la science dans un tel ouvrage à statut scientifique. Replacé dans le contexte originel de l’ouvrage de Kirby et Spence dont Thoreau le tire, le fragment qui fait citation de deuxième niveau dans son texte intervient dans le leur au cours d’un long développement sur les comportements esclavagistes chez certaines espèces de fourmis. En évoquant l’esclavage à propos des fourmis, Thoreau ne prend donc pas l’initiative. Il s’inspire du texte même de Kirby et Spence et de leur démarche. Curieusement, le texte de Thoreau n’est jamais ouvertement polémique à l’encontre de l’ouvrage de Kirby et Spence, pourtant guère porté sur le progressisme dans la façon d’aborder l’analogie entre esclavage chez les fourmis et esclavage dans les sociétés humaines. Thoreau choisit sans le dire de jouer ainsi sur un certain discours de la science concernant les mœurs des insectes, contre lui peut-être, mais à coup sûr de façon implicite. Les emprunts à ce type de discours interviennent tardivement dans le séquençage chronologique de la description, comme pour en faire le successeur et héritier de celui de la mythologie et de l’histoire. Pas un instant le scripteur n’invoque pour décrire les fourmis l’existence évidente et première d’un « réel » extérieur préexistant au(x) texte(s), en présence duquel mythes et fantasmes se dissiperaient à jamais. Au mythe succède, dans l’ordre de présentation du texte, l’histoire humaine suivie de l’histoire naturelle. Cette séquence dont les composantes sont étroitement imbriquées est constitutive d’une historicité humaine des modes d’appréhension de la nature. De ce point de vue, la performance descriptive de Thoreau assume, à travers les divers paradigmes descriptifs qu’elle invoque ou convoque, un anthropomorphisme, voire un anthropocentrisme, foncier qui, cependant, est pour une bonne part mimétique et s’inspire donc de ce que fait aussi dans ce domaine le discours scientifique du manuel de Kirby et Spence.
13On peut, à ce stade, soulever la question de la visée ironique de Thoreau : s’il en a une, elle ne peut pas être simplement sarcastique. Thoreau tient pour acquis les effets anthropocentriques des traditions d’écriture concernant les fourmis et autres sujets connexes ; il se garde bien de rompre ouvertement avec elles : il en rajoute même dans le genre, sachant que les analogies qu’il déploie entre comportements des insectes et comportement humain ne datent pas d’hier. Kirby et Spence lui en fournissent d’ailleurs une démonstration de leur façon. Ils s’autorisent mentions et citations à l’effet de montrer que depuis longtemps le comportement des insectes vivant en colonies est décrit et étudié pour être rapproché de celui des hommes en société. Si l’on s’intéresse tant et depuis l’Antiquité à ces insectes, soit au minimum depuis Virgile avec sa « cité des abeilles », c’est bien parce qu’on peut les constituer en modèles des comportements humains et même façonner une image idéale de la société et des hommes (Costa)19.
14Dans ces conditions, le discours de l’histoire naturelle a eu du mal à revendiquer une autonomie constitutive parce qu’il se fomente progressivement au cours de la longue histoire humaine des rapports anthropomorphiques ou anthropocentriques à la nature, et ceux-ci subsistent et persistent jusque dans la science moderne. Cependant, les travaux sur les insectes « sociaux » (fourmis, abeilles, termites et guêpes) publiés notamment à partir du dernier tiers du xviiie siècle voient émerger un discours « naturaliste » de l’observation qui se détache nettement dans sa teneur de celui de la mythologie et de la poésie, notamment avec les travaux de Réaumur et de Latreille. Toutefois, on a pu mettre en évidence une corrélation, à l’époque de la Révolution française, donc à une période de bouleversements sociaux de grande ampleur, entre l’objet d’étude choisi par des scientifiques comme Latreille (ruche ou colonie de fourmis sont des exemples de républiques) et un type de société encore à définir et pour lequel on cherchait justement des modèles ou des justifications dans la nature. C’est dire que la science elle-même, sans cesser de prétendre valoir comme science, a pu aussi bien que la littérature s’inscrire avec ses objets dans les préoccupations idéologiques propres à une époque donnée. Poésie et mythologie ont fait leur miel des abeilles et des fourmis depuis l’Antiquité avec notamment le mythe des myrmidons chez Ovide ; mâtinées d’idéologie, elles occupaient toujours le terrain du discours alors même que la science consacrait des travaux de plus en plus nombreux aux insectes sociaux20.
15Néanmoins, à l’extrême fin du xviiie siècle, avec les travaux du naturaliste genevois François Huber (1750-1831) s’est produit un tournant décisif. Devenu aveugle à l’âge de 20 ans, il avait réussi à conduire des expériences et à faire d’innombrables observations avec l’aide de son fidèle serviteur, preuve que la phase visuelle de l’observation était première et non décisive. Son ouvrage Nouvelles observations sur les abeilles fut considéré, dès sa parution en 1792, comme faisant date par son apport à la connaissance des mœurs propres de ces insectes. Si ses travaux novateurs sur les abeilles avaient valu sa réputation à François Huber, son fils Pierre Huber (1777-1840) fit pour les fourmis ce que son devancier de père avait fait pour les abeilles, avec ses Recherches sur les mœurs des fourmis indigènes. Publié en 181021 et traduit en anglais en 1820 sous le titre The Natural History of Ants, l’ouvrage fit date lui aussi. Parmi de nombreuses autres découvertes, celle qui retint particulièrement l’attention à l’époque fut l’existence chez certaines espèces de fourmis de mœurs esclavagistes observées par Huber lors d’une tranquille promenade de fin de journée, le 17 juin 1804 : la fourmi rouge Polyergus rufescens (autrement appelée fourmi amazone ou légionnaire) lance des attaques concertées contre les nids de la fourmi cendrée Formica fusca pour y dérober des larves d’ouvriers qui, une fois écloses, assurent tous les travaux nécessaires dans la colonie de leurs ravisseurs.
16Avant même sa traduction par Johnson, l’ouvrage d’Huber et la découverte des étranges mœurs de la fourmi esclavagiste, dont le compte-rendu occupe les derniers chapitres, avait fait un certain bruit dans le monde anglo-saxon. Le révérend William Kirby et William Spence, deux des plus célèbres naturalistes britanniques de l’époque, s’en étaient emparé pour lui donner un premier retentissement non seulement en consacrant de nombreuses pages au phénomène dans leur manuel d’entomologie qui eut assez de succès pour faire rapidement référence, mais aussi en lui conférant immédiatement une portée culturelle et humaine, et ce dans un esprit assez éloigné du déisme modéré de Huber. En effet, ils insistèrent d’emblée et tout particulièrement22 sur la couleur respective des deux « races » de fourmis : « Et qu’irez-vous dire si je vous raconte […] que ces fourmis sont habituellement d’une race rubiconde, et que leurs esclaves sont quant à elles noires23 ? » Régulièrement, dans la suite de l’exposé, sont à intervalles réguliers utilisées des expressions comme « negro ants » (« fourmis nègres ») et « negro formicary » (« fourmilière nègre »). Pour Kirby et Spence, il y a convergence par l’esclavage entre les deux règnes animal et humain.
17Ce double précédent terminologique et racial fit école lorsque l’ouvrage d’Huber passa d’une langue à une autre : là où, dans le français original, le texte de Huber se montre prudent et réservé à l’égard de ce phénomène qu’on a fini par baptiser assez récemment « dulose » pour lui conférer une allure d’euphémisme technique, le traducteur de Huber, dont l’ouvrage paraît chez le même éditeur que celui de Kirby et Spence, mais cinq ans après ce dernier et dix ans après l’édition originale en français, se conforme, pour parler des fourmis noires ou cendrées, à un usage déjà anticipé par les illustres devanciers. Il revendique pour cela une certaine « liberté » :
Je prendrai la liberté, en parlant de la fourmi couleur de cendre, d’user de l’appellation Nègre ou Fourmi Nègre ; terme qui n’est pas inadéquat à considérer la couleur sombre de cette espèce, et la situation qui est la sienne dans la colonie.24
18Cet instinct esclavagiste chez les fourmis d’au moins deux espèces (la Polyergus rufescens et la Polyergus sanguinea), aux mœurs par ailleurs différentes, est donc rendu transposable et très vite transposé dans un contexte historiquement et idéologiquement très chargé. Les conclusions d’Huber n’éludent pas l’enjeu que constitue le parallèle immanquable entre les mœurs esclavagistes des hommes et des fourmis : teintées de déisme, elles soulignaient plutôt cependant que « l’Auteur de la Nature » n’avait pas fait de l’esclavage chez les fourmis une institution oppressive, mais que la Providence en revanche avait livré l’homme à lui-même. La conclusion de l’ouvrage d’Huber vaut d’être citée in extenso, eu égard au contraste qu’elle offre avec la position qu’élaborent Kirby et Spence en faisant référence aux travaux du même Huber :
Il [l’Auteur de la Nature] a voulu que certaines fourmis associassent à leur travaux d’autres ouvrières d’une espèce laborieuse qui élèveroient leurs petits et pourvoiroient à leur existence ; […]. Cette institution remplit toutes les conditions désirables. Les esclaves des amazones pris dans leur enfance, ne s’apercevant pas du changement de patrie qu’ils ont subi, s’attachent à leur ravisseur, se livrent à leur activité naturelle et ne connoissent ni travaux forcés ni violence ; ils ont même, comme nous l’avons vu, une assez grande autorité dans la cité qui les a adoptés.
Ce grand trait, où brille une bonté infinie, en nous rappelant les abus auxquels une institution semblable est sujette chez plusieurs nations policées, nous fait admirer la douceur des lois par lesquelles la providence régit ces peuplades […] et nous montre qu’en livrant l’homme à lui-même elle l’a placé sous une grande et redoutable responsabilité. Si l’étude de l’histoire naturelle n’avoit servi qu’à prouver cette vérité, elle auroit atteint le but le plus noble dont les sciences puissent s’enorgueillir, celui de tendre à améliorer l’espèce humaine par les exemples qu’elle nous propose.25 (Huber, 1810, p. 313-314)
19Certes, on peut juger plus ambiguë que nécessaire la dernière phrase de ce qui est le paragraphe de conclusion du livre d’Huber. Elle l’est sans doute beaucoup moins qu’on pourrait le penser : dans l’expression « histoire naturelle », c’est sur le terme « histoire » que Huber met implicitement l’accent, concevant l’histoire (naturelle) non comme déjà science et source d’un savoir qui dégage des lois et des faits objectifs, mais comme encore une historia magistra vitae qui enseigne aux hommes à régler leur comportement dans la sphère morale qui leur est propre. Admirer l’esclavage chez les fourmis comme une solution viable qui résout en douceur les problèmes de la fourmilière ne préjuge en rien d’une approbation d’un même comportement chez les « nations policées ». Bien au contraire, mais le rapprochement est inévitable et Huber n’entend pas l’éluder, tout en sachant qu’à l’aborder de front et à développer la question il se heurtera au paradoxe de l’abominable : à trop parler de ce qui est détestable, on peut craindre d’accréditer l’idée honnie et faire qu’elle puisse être simplement conçue comme possible.
20Kirby et Spence, on l’a vu, vont dans la direction opposée : ils accentuent la convergence des comportements des hommes et des fourmis d’autant qu’ils ne se privent pas de souligner le caractère pratiquement thaumaturgique du phénomène, comme si la nature opérait là un miracle dont il convient de s’étonner. Or, l’étonnement face à cette convergence tend à renvoyer au second plan la question de l’indignation morale qu’elle pourrait susciter. À cet étonnement admiratif (ou à cette admiration étonnée), Darwin lui-même n’échappe pas, mais il se montre suspicieux et indigné à l’égard de son propre sentiment. Tout en évitant de s’appesantir sur la couleur des insectes en question, il ne peut éviter ni l’étonnement ni le terme d’« esclavage » et autres termes connexes au chapitre vii de L’Origine des espèces lorsqu’il aborde la question des instincts, y compris celui fort détestable à ses yeux qui conduit à l’esclavagisme. Malgré un vif désir contraire, il ne peut cependant mettre en doute son existence « car l’on peut bien excuser quelqu’un qui doute de la véracité d’un instinct aussi extraordinaire et odieux que celui de l’esclavagisme26 ».
21Face à un tel instinct, la situation de la science n’est en effet guère confortable. Aux yeux de Darwin, l’instinct esclavagiste, pour odieux qu’il soit au plan moral, n’est pas une question morale et est compatible avec sa théorie de l’évolution des espèces, malgré les difficultés morales et logiques qu’il présente, et qui peuvent à elles seules expliquer le retard pris dans la publication de ses résultats. Lorsqu’il tente de résoudre ces difficultés, essayant pour cela de prévoir les objections logiques et scientifiques qu’on pourrait lui adresser, Darwin lit donc des traités de théologie naturelle publiés dans les années 1830-1840. Il lui faut tenir compte du fait que son idée arrive sur un sol déjà labouré et dans un contexte où la théologie naturelle tente de concilier croyance en l’action de Dieu et en celle de la nature. Dans la perspective de la théologie naturelle, l’Univers est connaissable pour et par l’esprit humain car il a été conçu par l’esprit de Dieu, et l’esprit de l’homme de science lorsqu’il appréhende les lois ultimes de l’Univers finit par voir cet univers comme Dieu l’a voulu et planifié. L’Univers ne se dissipe donc pas en une masse de faits et de développements contingents mais demeure une totalité que rassemble toujours la puissance des lois génératrices conçues par Dieu dans un dessein de bienveillance ; et si Dieu a donné à l’esprit humain la capacité de remonter aux lois ultimes de l’Univers, c’est qu’elles ont leur source dans l’esprit de Dieu qui les unifie dans leur diversité. Auteur d’un des Bridgewater Treatises27 destinés à montrer la convergence de l’ordre du monde avec un plan divin, Kirby était lui-même dans la mouvance de la théologie naturelle. L’admiration de Kirby et Spence s’enracine dans cette conception.
22Darwin, au contraire, insistera pour montrer que la diversification des comportements est inhérente au processus infiniment long d’adaptation des instincts aux circonstances dans lesquelles ils s’exercent et d’où résulte la modification héritée des comportements acquis au cours du temps. Mais avant cela Darwin, sachant que sa théorie arrivait à un moment particulier de l’histoire de la science, se devait de la situer par rapport à toute cette histoire précédente. Il y a donc une histoire de l’histoire naturelle, et l’histoire naturelle consiste aussi en une histoire de l’évolution des rapports moraux de l’homme à la nature. Un fait de nature se comprend d’autant mieux qu’il est tenu compte pour le comprendre de l’évolution qu’il a connu dans son rapport à la pensée humaine : il y a une historicité propre de ce rapport qui ne débouche pas sur une vision transcendante mais sur l’étude d’un long cheminement aux étapes innombrables.
Le mythe, la pensée, le réel
23L’intuition qui se trouve chez Thoreau n’est certes pas identique mais au moins est-elle convergente et tout à fait compatible avec la réflexion ultérieure de Darwin : le « réel » ne se résume pas pour nous à la présence matérielle d’un objet ; notre appréhension première du monde naturel est déjà médiatisée par des facteurs historiques et humains qu’il faut, pour s’éveiller à la nature du réel, parvenir à apercevoir et qu’il convient d’afficher pour espérer pouvoir en contrôler les effets, y compris dans leurs prolongements moraux. C’est ce que Thoreau formule dans le chapitre « Where I lived and what I lived for » lorsqu’il écrit :
C’est quelque chose d’être apte à peindre tel tableau […] et ce faisant rendre beau quelques objets ; mais que plus glorieux il est de sculpter et de peindre l’atmosphère comme le milieu même que nous sondons du regard, ce que moralement il nous est loisible de faire.28 (p. 106)
24Lorsque le scripteur affiche et déploie successivement, à l’occasion de sa description d’un combat de fourmis, les codes de la mythologie, de l’histoire puis de la science, le but de l’écriture « littéraire » n’est ni mythologique, ni historique, ni scientifique. Il s’agit de rendre explicite que, déjà intriqués dans le réel à décrire, voire conditionnant la possibilité de sa description, les codes entre lesquels circulent les objets découpent et définissent par avance le champ de l’expérience et les possibilités de la décrire.
25À s’émerveiller de la convergence de comportement chez les fourmis et les hommes, l’ouvrage « scientifique » de Kirby and Spence ne se pose guère ce genre de problèmes ; une commune pratique de l’esclavage chez les fourmis et les hommes y est virtuellement légitimée au nom de l’« autorité morale de la nature » (Daston ; Gould) dont l’étude permet à l’homme de discerner un dessein qui est au bout du compte celui de Dieu. On comprend mieux alors que Thoreau se garde d’invoquer à son tour la nature pour condamner l’un des comportements humains les plus contestables (« contre nature ») et qu’il préfère convoquer le mythe. Cette démarche n’est pas nouvelle : déjà, dans la troisième partie de AWeek on the Concord and Merrimack Rivers (1849) est évoqué, entre autres, le mythe des myrmidons29. En se plaçant sur ce terrain au début de ce fragment dans Walden, Thoreau s’est implicitement posé en adversaire de la science de Kirby et Spence. En étudiant des comportements de fourmis pour en parler comme analogue à celui des hommes, ils ont perdu de vue le sens symbolique du mythe des myrmidons. Dans ce mythe archaïque, des fourmis sont devenues hommes pour entrer comme guerriers dans l’histoire. Sous le couvert de la science, Kirby et Spence refont en sens inverse, et à leur insu, le parcours dessiné par la fable mythique. Les hommes redeviennent fourmis ; ce cheminement régressif et incontrôlé conduit à une animalisation du comportement humain. Dans le mythe, les fourmis quittent leur condition de fourmis pour devenir hommes. Or, le désir de Thoreau est bien de se départir de la mesquinerie animale des fourmis, de les voir devenir hommes comme dans la fable mythique d’Ovide, et non l’inverse, quitte à se passer de la caution de Dieu dans l’aventure :
Ce qu’il me fallait c’était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en Spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression, et, si elle se découvrait mesquine, eh bien ! alors en tirer l’entière, authentique mesquinerie, puis divulguer sa mesquinerie au monde ; ou, si elle était sublime, le savoir par expérience et pouvoir en rendre un compte fidèle dans ma suivante excursion. Car pour la plupart, il me semble, les hommes se tiennent dans une étrange incertitude à son sujet, celle de savoir si elle est du diable ou de Dieu, et ont quelque peu hâtivement conclu que c’était la principale fin de l’homme ici-bas que de « Glorifier Dieu et de s’en réjouir à jamais ». Encore vivons nous mesquinement comme des fourmis ; quoique suivant la fable il y ait longtemps que nous fûmes changés en hommes ; tels des pygmées nous luttons contre des grues ; c’est là erreur sur erreur, rapiéçage sur rapiéçage, et c’est une infortune superflue autant qu’évitable qui fournit à notre meilleure vertu l’occasion de se manifester.30 (p. 107)
26On comprend mieux, à lire ce passage, et le renvoi allusif ou du moins mal identifié qui y figure aux positions et illusions d’une théologie naturelle qui rabaisse l’homme au niveau de la fourmi, que Thoreau se montre soucieux de souligner le caractère dangereux de ces illusions si, lorsqu’on a l’occasion d’observer l’esclavage chez des fourmis, on en conclut que la nature dévoilant la bienveillance de Dieu, celle-ci tolère et autorise l’esclavage comme un fait de nature.
27Commencer par le mythe comme forme primitive qui précède le récit historique pour embrayer sur la science, c’est faire renaître le lecteur à une expérience de la découverte du monde qui n’est pas d’ordre épistémique. À rebours d’un mouvement qui mènerait tout droit d’une intuition fondatrice à une connaissance théorique de la nature, l’expérience de la nature est construite par des savoirs inscrits dans le mythe, et plus largement dans un savoir qui nous vient de plus loin. À cet égard, deux chapitres de Walden sont cruciaux, « Lecture » (« Reading ») et « Bruits » (« Sounds »), dont l’ordre de succession n’est pas un hasard dans l’économie de l’ouvrage. Citons donc « Lecture » :
Il ne suffit pas même de savoir parler la langue du pays dans laquelle ils sont écrits, car il y a un intervalle considérable entre la langue parlée et la langue écrite, la langue entendue et la langue lue. L’une est en général transitoire – un son, une langue, un simple dialecte, quelque chose de bestial et nous l’apprenons de nos mères inconsciemment comme les bêtes. L’autre en est la maturité et l’expérience ; si l’une est notre langue maternelle, l’autre est notre langue paternelle […] trop significative pour être perçue par l’oreille, et qu’il nous faut naître de nouveau pour parler.31 (p. 119-120)
28La langue-père de la maturité est donc celle que l’on lit, ou peut-être plus exactement celle que l’on lit/visualise en l’entendant et elle ensemence l’oreille façonnée par l’œil lecteur si bien que les bruits de la nature sont alors légitimement articulés sous une forme culturellement un peu trop (re-) connaissable, comme celui des chouettes ou des crapauds dans « Bruits » (« Sounds »). Tout le problème est de savoir si, comme Thoreau le préconise en courtisant parfois l’autodérision, on peut/doit entendre la nature « délibérément », « deliberately », soit en contrôlant le phénomène en toute conscience et connaissance du fait que la nature que nous entendons est toujours déjà culturalisée, sans quoi nous n’entendrions que des sons « maternels » informes et inarticulés telles les bêtes (« the brutes »). Si nous voulons que les bêtes soient nos « voisins » sans que nous-mêmes soyons leurs « semblables », nous devons pouvoir les entendre lorsqu’elles sont muettes, les construire comme signifiantes dans leur mutité, bien qu’elles ne parlent pas comme dans les fables même lorsqu’elles émettent des sons. Pourtant, il est inévitable qu’elles nous parlent comme dans les fables, ou (dans le passage étudié) poussent à leur manière le même cri que celui des combattants de Bunker Hill. Chez Thoreau, on re-naît au monde par l’audition et par l’entremise d’un langage-père visuellement acquis au moyen de la lecture qui est un préalable culturel à notre connaissance (auditive) de la nature, ou plus exactement de notre rapport inévitablement culturel à la nature, objet de notre expérience médiatement immédiate. Le « réel », tel du moins que nous pouvons en avoir l’expérience, nous implique car il est construit et non pas seulement reflété par l’esprit. L’interdépendance de l’observateur et de l’observé trouve dans l’expérience de la (description de la) nature un terrain privilégié d’expression.
29Thoreau n’entend donc pas décrire un fait scientifique neutre mais un événement en cours de déroulement, en faisant ressortir sa dimension de paradigme narratif et culturel qui est pour lui principale ou au mois principielle, au point que, dans cet épisode particulier, il se garde bien de préciser de quelles « espèces » de fourmis il est question, et parle tout de suite de « race » de fourmis… Les fourmis qu’il dit observer ne sont pas celles des nomenclatures ; elles sont déjà, avant même qu’il les observe, prises dans une gangue de sens qui en a fait pour nous des objets relevant de l’histoire, de la religion, de la mythologie, de la politique et de l’idéologie du moment, ce que l’observateur assume en mentionnant un fabuliste hindou : « Je soupçonne Pilpay & Cie d’avoir soumis les animaux à leur meilleur usage, car ce sont toutes bêtes de somme, en un sens, faites pour porter une certaine part de nos pensées32. » (p. 258) La convergence des faits et de la pensée des faits, de la chose et de l’idée, voire leur interpénétration, correspond ici au rôle essentiel de l’esprit humain dans ce que William Whewell appelait « consilience » et qui, dans son aspect cognitif, se résume dans la formule succinte : « Il y a des pensées qui sont inhérentes aux faits, car c’est en pensant les faits que nous les connaissons33. » Au milieu de ses bois solitaires, Thoreau n’était donc pas un cas isolé, le seul à penser que le fait brut de nature n’existe pas ici sur le mode de l’objectivité et que l’observateur n’est pas détaché de ce qu’il observe. Le rôle de l’observateur se révèle par et dans l’effort descriptif qui met en jeu les paradigmes culturels. La perception sensorielle n’est pas première dans cette appréhension du monde et l’observation visuelle, on l’a vu, est le produit tardif de l’intérêt pour la nature suscité chez l’observateur par la culture mythologique et historique dont il est lui-même le produit. Relevant d’une telle expérience, la vision du savoir historiquement située et non transcendante que dessine Thoreau semble pourtant instable et incertaine.
Expérience, connaissance, ironie
30Et en effet, c’est, pour commencer, le statut générique du discours descriptif de Thoreau qui est difficile à déterminer : bien qu’il fasse appel aux procédés relevant de genres littéraires bien identifiés, il ne s’inscrit dans un genre particulier que pour en faire jouer, et en déjouer, les contraintes ; il ne choisit guère entre récit et description, mais refuse de faire tableau ; il oscille dans une zone grise entre description « littéraire » inspirée des mythes guerriers ou des modèles héroïques, témoignage et observation qui prétend porter l’empreinte de la littérature scientifique. Par un paradoxe apparent, qui lui fait assumer, avec aisance et une espèce de désinvolture calculée, un anthropocentrisme fatal et un historicisme compromettant, Thoreau prétend envisager cet événement de la nature qu’est le combat des fourmis du point de vue non de la culture mais de la nature elle-même qu’il assimile pourtant, et sans embarras, aux catégories de l’histoire humaine : on peut estimer, écrit-il, que « les résultats de cette bataille seront tout aussi importants, tout aussi mémorables, pour ceux qu’elle concerne, que les résultats de la bataille de Bunker Hill, au moins34 » (p. 264). Cette phrase, comme beaucoup d’autres dans le passage, peut bien sûr être prise ironiquement, mais l’ironie n’en est pas certaine ni avérée ; l’ironie, si elle survient, est peut-être au second degré et naît précisément d’une incertitude sur le statut réellement ironique de la phrase en question35.
31Le refus qu’exprime cette phrase, celui de voir dans le combat des fourmis une bataille « en miniature », est en effet énoncé avec le même souci de l’hyperbole qui a présidé à la description de la bataille. Le délicieux « at least » final a l’effet d’un superlatif inversé et contribue par oxymore à un excès d’amplification négative. L’ironie latente de l’hyperbole descriptive est ainsi « déclarée » par le scripteur sous une forme qui laisse subsister le doute quant à la portée ironique du propos. C’est que, de fait, l’effet hyperbolique qui résulte de la différence de nature et d’échelle entre des fourmis et des hommes n’est peut-être pas maîtrisable : les fourmis sont « agrandies » à la dimension d’hommes par le fait même de la description, et c’est donc par un inévitable effet de la survenue du discours descriptif que les fourmis deviennent hommes, ce dont la fable mythologique des myrmidons serait en somme la métaphore. L’événement à décrire flotte incertain entre les paradigmes dont il est justiciable, et si l’on considère qu’il est trop insignifiant pour le discours descriptif, c’est que la relation homme-fourmis étant asymétrique, nous ne savons effectivement rien du point de vue des fourmis, et n’avons d’autre choix que d’en faire, dans une mesure plus ou moins grande, des hommes afin de pouvoir parler des fourmis aux hommes. Une description considérée comme hyperbolique n’est donc pas nécessairement le support d’un propos satirique, sarcastique ou, à l’inverse, (pseudo-) encomiastique. D’ailleurs, la phrase citée plus haut met fin à une phase hyperbolique du texte : une fois qu’il en a usé, le scripteur s’essaye à congédier l’hyperbole.
32On peut douter qu’il y parvienne. En effet, en fin de compte, ce que nous percevons comme hyperbole est la retraduction dans le langage humain de la différence de nature et d’échelle entre hommes et fourmis. De ce point de vue, l’hyperbole n’est pas, ou pas uniquement, un choix de figure de rhétorique mais aussi, inséparablement, le résultat d’une contrainte qui voue l’écriture descriptive à produire ce que nous ne savons percevoir que comme agrandissement ou amplification en raison même de la différence de nature entre fourmis et hommes, car la description des fourmis est une pratique qui n’a (pour nous) pas cours, ni de symétrique, dans le monde des fourmis. Pour parler des fourmis, Thoreau n’a d’autre choix que d’employer une langue humaine qui est « hyperbolique par inhérence » avant de l’être par choix ; il fait donc « bonne figure » (si l’on ose dire) en assumant une contrainte car il n’est guère possible de remédier à la précarité intrinsèque de toute analogie descriptive, qui excède par nature l’échelle et les enjeux du combat de combattants-fourmis et tente de subsister dans un décalage permanent avec l’objet qu’elle se donne à décrire, décalage qu’il lui faut à la fois nier et revendiquer.
33Ce décalage, permanent mais plus ou moins visible, est néanmoins patent lorsqu’il fait dysfonctionner l’analogie : par un effet de « bougé » exemplaire (et ici encore facteur d’une délicieuse ironie au second degré), le lecteur peut difficilement méconnaître que les couleurs « naturelles » des « combattants » ne sont évidemment « pas les bonnes » pour servir le parallèle historique avec la bataille de Bunker Hill qui, du coup, telle que décrite par le scripteur, répercute le décalage entre homme et fourmi au lieu de le résorber. L’opposition entre le rouge des « patriotes » et le noir des ennemis ne fonctionne pas dans l’autre sens, des fourmis vers les hommes, puisque, au plan de l’histoire nationale américaine, ce sont les ennemis des « patriotes » de la révolution américaine qui étaient justement des « redcoats ». Dans le processus analogique de construction de la scène de la nature par une écriture empreinte de références mythiques et historiques, l’histoire et la nature inversent ou décalent leurs couleurs, et le combat des fourmis débouche sur de l’indécis alors qu’on connaît les vainqueurs et les vaincus dans les combats de la révolution.
34Le discours du scripteur présente donc moins une dimension ouvertement réflexive (même si elle n’est pas absente) vis-à-vis de l’écriture narrative/descriptive dans un récit d’histoire naturelle (si on ose l’expression) qu’une forme plus diffuse d’humour méta-cognitif ; autrement dit, si un pur scripteur a toujours en théorie la possibilité de prendre ses distances vis-à-vis du discours descriptif que tient la littérature sur un objet qu’observerait un pur observateur, l’observateur qui doit se faire (dé-) scripteur (ou vice-versa) n’est pas ou déjà plus dans un rapport d’extériorité vis-à-vis de l’objet observé car il le sait produit, pour une bonne part de l’intérêt qu’il lui porte, par le moyen discursif qu’il est amené à utiliser pour le décrire.
Conclusions
35Loin de la posture fusionnelle, qui postule, comme à certains moments jubilatoires des poèmes romantiques, l’unité d’une vie qui se déploie au même titre dans l’âme humaine et dans la nature (« Ô cette vie unique en nous et au dehors36 »), le texte de Thoreau déploie une écriture d’ordre méta-attentionnel sans être pour autant métatextuel : il s’agit bel et bien d’un texte qui « fait littérature » en se plaçant « délibérément » dans le sillage (mais non à la remorque) des procédés rhétoriques les plus éprouvés depuis l’Iliade. Mais il ne saurait ni les assumer pleinement en les reproduisant, ni les contester par une ironie simplement dénonciatrice. Il n’ignore pas que ce qui passe pour un usage rhétorique de l’hyperbole descriptive est tout aussi bien commandé par l’incommensurable barrière qui se dresse entre hommes et fourmis, pourtant familières, voisines et prochaines. Il ne saurait donc dénoncer comme artificiel et inauthentique le caractère rhétorique de la description et des figures (notamment la figure imposée de l’hyperbole) sans renoncer par-là même à tout ou partie de son pouvoir d’expression37.
36Ce pouvoir ne correspond pas en effet à une connaissance extérieure des caractéristiques empiriques et physiques d’un objet quelconque, mais à la façon dont le scripteur se montre réceptif à l’importance des événements pour une autre forme de vie qui, elle, n’est pas (seulement) humaine, même si ce qui survient pour elle n’est exprimable pour nous et par nous qu’en termes humains. L’anthropomorphisme et la rhétorique de l’hyperbole, corollaires mutuels l’un de l’autre, jouent donc bel et bien contre l’anthropocentrisme du savoir dans ce texte sans doute trop célèbre pour qu’on en mesure tout le caractère troublant.
Notes de bas de page
1 « Neither the book’s overall themes nor its trenchant critiques of American culture were represented, for example, in the influential anthologies of American Prose that Horace Scudder edited for Houghton Mifflin in the 1880s and beyond. […] The anthology’s selection (by which most readers would have known Thoreau’s work) included “Sounds” and “Brute Neighbors” from Walden (beginning the tradition that would last over a century of having Thoreau known by students mainly as the author of “the Battle of the Ants”). » (Sattelmeyer, 2007, p. 15.) Je traduis toutes les citations en anglais.
2 « In his journal version of this battle, Thoreau had rendered the ant war as a sparse factual narrative, almost without comparisons, references or judgement. » (McWilliams, p. 7.)
3 « mock-heroic account of the battle of the ants » (Buell, 1995, p. 529).
4 « Homer reminds Thoreau that if he takes his fellowship with nature too seriously, it will not be a retreat at all. He will see in events like the war of the ants everything that disgusts him about the social conflicts of town life. » (Lopez, p. 136.)
5 « What Plutarch read, that was not good nor true, / Nor Shakespeare’s books, unless his books were men. // Here while I lie beneath this walnut bough, / What care I for the Greeks or for Troy town, / If juster battles are enacted now / Between the ants upon this hummock’s crown ? // Bid Homer wait till I the issue learn, / If red or black the Gods will favor most, / Or yonder Ajax will the phalanx turn, / Struggling to heave some rock against the host. » (A Week…, p. 246.)
6 Ce mot-valise est forgé dans L’animal que donc je suis pour désigner la tendance fâcheuse de l’écriture et de la tradition philosophique à traiter les animaux comme « alogoi », comme n’ayant ni raison ni langage, et comme ce (ux) dont on peut s’octroyer le privilège de parler au nom de leur silence. « C’est un mot, l’animal, que les hommes se sont donné le droit de donner […] en s’accordant du même coup, à eux-mêmes, pour se le réserver, à eux les humains, le droit au mot, au nom au verbe, […] à cela même dont seraient privés les autres en question, ceux qu’on parque dans le grand territoire de la bête : l’Animal. » (Derrida, p. 54.)
7 Pour une comparaison instructive qu’il n’est pas possible de développer ici, il faudrait étudier le jeu complexe des registres qui se fait jour dans une autre « bataille », celle entre deux groupes rivaux de gamins sur laquelle s’ouvre Maggie : A Girl of the Streets de Stephen Crane. Presque cinquante ans après Thoreau, l’emploi du même registre sublime et héroïque pour « faire littérature » en décrivant un sujet « bas » sur un mode qui n’est pas celui de l’héroï-comique demeure une « figure imposée » qu’interroge l’écriture littéraire de ce genre de scène de combat, qui doit bien en passer par une réflexion quasi métatextuelle sur les contraintes du modèle épique pour se positionner dans un registre littéraire, surtout quand la question du « réalisme » fait débat et qu’on ne sait plus très bien ce qui doit faire littérature, ni même s’il est légitime de faire littérature avec pareil sujet ; l’analyse différentielle ferait ressortir le rôle très particulier de l’hyperbole héroïque chez Thoreau, par contraste à ce qu’on trouve chez Crane, qui semble bien fait pour illustrer, en partie au moins, les difficultés posées par le principe que le Pseudo-Longin formule dans ces termes : « On peut trouver des hyperboles qui diminuent comme des hyperboles qui agrandissent, puisque l’exagération est commune à ces deux effets, et que le dénigrement est l’amplification de la bassesse. » (p. 114) Or il n’est pas question pour Thoreau, dont le texte ne relève pas de la fiction, de « diminuer » les fourmis mais, à l’inverse, de souligner les incertitudes trop humaines que pose la différence insurmontable entre homme et animaux (il ne s’agit pas d’un combat « entre hommes » mais d’un combat entre fourmis rapporté par « un homme »). L’ironie induite par ce qui fait figure de traitement hyperbolique d’un sujet mineur est soulignée par divers commentateurs du passage, mais ce n’est pas le seul objet de l’écriture, ni sans doute même le principal. C’est peut-être même cette apparente ironie qui est visée par l’écriture comme objet d’ironie. Comme nous essayons de le montrer plus bas, l’hyperbole est ici inhérente à la nature même du sujet à traiter, situation que l’écriture doit gérer sans trop se laisser déborder par elle. Sur ce point, et sur son rapport aux préoccupations d’une écriture « écocentrique », voir également, ci-dessous, nos conclusions et la dernière note.
8 Les références des citations en français données dans le corps du texte renvoient à Walden ou la vie dans les bois, traduit de l’américain par Louis Fabulet. Les références au texte original renvoient à l’édition Norton de Walden – Walden, and Civil Disobedience – éditée par Thomas Owen, dans laquelle cette « bataille des fourmis » occupe les pages 152 à 154. Les notes plutôt désinvoltes de cette édition, destinée en principe à un public universitaire, sont supposées guider la lecture, mais l’égareraient plutôt tant elles sont floues, approximatives ou incomplètes, et parfois même franchement inexactes.
9 « I was witness to events » ; « the only battle I have ever witnessed » (p. 152).
10 Je ne reprends pas à mon compte le découpage rhétorique en quatre parties proposé par l’article de Francis D. Ross. Cet article fournit un exemple typique de l’usage « pédagogique » qu’on peut faire d’un tel passage.
11 « I was myself excited somewhat even as if they had been men » (p. 153).
12 « The more you think of it, the less the difference » (p. 152).
13 Nous ne pouvons développer ici l’analyse de l’ironie sous-jacente de Thoreau à l’encontre du célèbre discours de Daniel Webster, pour l’inauguration en 1825 du monument de la bataille de Bunker Hill, qui affirme la nécessité d’une culture de la mémoire nationale aux États-Unis ; mais peut-être vise-t-il en même temps une autre cible : c’est en partie contre la tentation de fonder la nation sur une telle opération mémorielle qu’Emerson écrit Nature (1836) pour s’opposer à cette dérive « rétrospective » en invoquant la même citation du Livre d’Ézéchiel (« the dry bones of the past ») que Webster, mais en sens contraire.
14 « in order to see the issue » (p. 153).
15 « Holding a microscope to the first-mentionned red ant, I saw that […] » (p. 153).
16 « On every side they were engaged in deadly combat yet without any noise » (p. 152).
17 Thoreau a recours ici, pour accréditer auprès de son lecteur l’illusion de participer « en direct » à une bataille (et donc pour effacer le sentiment d’illusion qu’il lui faut pourtant maintenir), à une technique narrative/descriptive innovante qui mériterait une analyse que nous ne pouvons poursuivre car elle nous entraînerait trop loin ; il est remarquable qu’il se garde de faire appel en premier lieu à l’hypotypose visuelle ; on peut qualifier d’« immersive » la méthode narrative/descriptive en question ; il s’agit de créer l’impression d’une « téléprésence » qui offre au lecteur la possibilité d’allers-retours entre différents espaces et différents moments, proches et lointains, et qui semble inspirée de l’illusion, celle-là obtenue dans l’ordre spatial et visuel, créée pour Thoreau par la visite aux panoramas du Rhin et du Mississippi qu’il décrit dans Walking ; il est significatif qu’il ait ici recours pour ce faire à une source sonore et non visuelle, ce qui accentue l’astheneia theorias et affaiblit et délégitime la visualité pour ne pas faire de la scène un spectacle et du lecteur un spectateur distancié ; loin d’être fondée sur des percepts et issue des sens, la scène est en effet d’abord un produit « délibéré » de la pensée du descripteur et du lecteur et non la transcription fastidieuse d’un constat oculaire. Sur la nature de la « vision totale » qu’offrent les panoramas et sur ses effets, voir Oliver Grau. Comme l’écrit ce dernier, l’immersion se mesure notamment au degré d’abolition de la différence entre le proche et le lointain : « Distance et proximité vont coïncider à travers un dispositif technique qui crée en temps réel le paradoxe d’un je suis où je ne suis pas et j’ai par mes sens l’expérience d’une certitude qui va à l’encontre du meilleur de mon jugement. »« Distance and closeness will coincide through a technical set-up in real time and create the paradox of I am where I am not and I experience sensory certainty against my better judgement. » (Grau, p. 286.) La description de Thoreau est ici très profondément anti-réaliste, mais la nature de sa « proximité » pas seulement topographique avec ses « voisins » animaux de Walden est bien en débat, enjeux d’un aller-retour incessant entre voisinage/contiguïté et parenté/continuité, entre espace et espèce.
18 William Kirby (1759-1850) et William Spence (1782-1860) sont les auteurs du manuel d’entomologie le plus populaire de la première moitié du xixe siècle : An Introduction to Entomology or Elements of the Natural History of Insects, with Plates (voir en bibliographie). La section consacrée aux fourmis se situe dans le volume II : « XVII. Societies of Insects continued »/ « 2. Perfect Societies »/ « White Ants. Ants » (p. 26-106). J’ai utilisé la seconde édition de ce volume, publiée en 1818. Tout indique que Thoreau avait ce livre sous les yeux en écrivant ce passage car le 3e paragraphe du texte, avec les références à Aeneas Sylvius et Nicolas Pistoriensis ainsi qu’à Huber, reprend la substance de la page 71 du manuel de Kirby et Spence dans le volume et l’édition mentionnés. Cette érudition clairement de seconde main renforce plutôt qu’elle n’affaiblit ce qui me semble être le point soulevé par Thoreau, et démontre la difficile émergence d’un discours de description « purement scientifique » même dans un livre de science (qui se présente il est vrai comme une « introduction » mais ne s’en veut pas moins au fait des dernières avancées en la matière). Les notes de l’édition Norton traitent les mentions érudites qui figurent dans le texte de Thoreau sans tenir compte de leur nature de citation de deuxième niveau, comme s’il s’agissait de références de première main (si l’on peut dire s’agissant de citations). Il est hautement significatif qu’il n’en soit rien : citer ces citations transforme ironiquement le manuel « scientifique » de Kirby et Spence en répertoire utilitaire de citations d’origine et à usage « littéraire » contre les prétentions scientifiques affichées par les auteurs.
19 Il y a abondance et même surabondance bibliographique sur cette question. Pour des exemples de textes anciens et plus récents de ce qui constitue une véritable tradition en la matière, voir ceux proposés dans la grosse anthologie de Boris Cyrulnik, Si les lions pouvaient parler. Essais sur la condition animale. Tous les manuels et ouvrages touchant à ce qui est devenu une branche particulière des études zoologiques, la sociobiologie, pourraient être versés au dossier, notamment ceux innombrables d’Edward O. Wilson, grand maître de cette branche d’une discipline (la sociobiologie des insectes) qu’il domine du haut de sa chaire de Harvard depuis la fin des années 1950. Je renonce à donner une liste même partielle des publications de ce monument de la science. On mentionnera simplement pour mémoire l’énorme manuel (732 pages sur deux colonnes, 3,4 kgs) dont il est le co-auteur avec Bert Hölldobler, The Ants. Une version allégée est parue un peu plus tard sous le titre Journey to the Ants. On pourrait trouver dans les pages de ses manuels de quoi alimenter une étude sur la persistance de l’anthropocentrisme. Pour une discussion de l’apport de Wilson à la science, voir la dernière partie de l’ouvrage de Charlotte Sleigh. Pour une contestation récente de son point de vue à l’appui d’une analyse du rapport de Thoreau à la science, voir Matthew Cobb, auteur de la recension de son ouvrage dans le Times Literary Supplement et spécialiste du comportement animal à l’université de Manchester, qui fait remarquer que Wilson est assez largement passé à côté de découvertes essentielles réalisées dans les vingt dernières années et concernant, par exemple, l’incidence de la communication par phéromones sur l’organisation des nids de fourmis, et qui se sont faites sans lui. La question du langage et de l’expression resurgit par le biais de la communication non verbale. (Tous ces ouvrages sont cités en bibliographie.)
20 Voir, par exemple, à ce sujet l’article de J.-M. Drouin, « Ants and Bees between the French and the Darwinian Revolution ». La bibliographie, tant des sources primaires que des sources secondaires, sur le modèle de la ruche et sur les prérogatives plus ou moins monarchiques de la bien nommée « reine », est très abondante, notamment aux xviie et xviiie siècles, et ne peut pas être même simplement esquissée ici.
21 L’ouvrage est publié chez le même éditeur que celui de Kirby et Spence. Une note de la première édition de Walden chez Norton (utilisée ici) identifie le « Huber » mentionné sans prénom par Thoreau comme étant François alors qu’il s’agit manifestement de Pierre ; cela ressort d’ailleurs de l’ouvrage de Kirby et Spence dont Thoreau extrait des citations. Sur ce point Kirby et Spence mentionnent bien Pierre et non François ; c’est fort logique puisqu’il est question ici de fourmis et non d’abeilles. Il y a gros à parier que Thoreau ne connaissait l’existence et la teneur des travaux de Huber qu’à travers ce qu’en disent Kirby et Spence. Ceci paraît évident quand on compare la tonalité du texte de Huber et celle du compte-rendu ou résumé qu’ils en font. Dans la dernière version en date de Walden chez Norton (édition de William John Rossi, New York, Norton & Company, 2008, p. 157), l’erreur signalée ici a été silencieusement corrigée : Pierre a discrètement remplacé François Je n’ai pas vérifié les versions intermédiaires. Pour le reste, l’annotation du texte de l’édition Norton, qui s’est singulièrement et massivement étoffée à sa périphérie jusqu’à atteindre aujourd’hui 672 pages, n’a pas bougé d’un cheveu en quarante-cinq ans.
22 On est frappé par la différence entre le côté jubilatoire des formulations de Kirby et Spence et la sobriété voulue du texte original de Huber qui n’utilise que quatre fois le terme « esclavage », une seule fois le terme « esclaves » et, de même, une seule fois le mot « nègre » : « […] les noires cendrées et les mineuses sont donc les nègres des fourmis amazones. C’est chez elles que celles-ci vont chercher des esclaves. » (Huber, 1810, p. 258.) Pourtant, Huber est parfaitement conscient des enjeux et des possibilités d’analogie et de dérive anthropocentrique, comme le montre sa préface : « L’histoire des fourmis amazones présente un phénomène si opposé à tout ce que les mœurs des insectes et des autres animaux nous ont offert jusqu’ici ; elle rappelle un trait si marquant de l’histoire de l’homme, que j’ai sacrifié une grande partie de mon temps à l’étudier et que j’ai cru devoir lui consacrer plusieurs chapitres. » (Huber, 1810, p. xii.) De fait, l’ouvrage d’Huber se referme sur ces considérations mais il semble soucieux de tempérer les utilisations dévoyées du parallèle, hautement prévisibles cependant.
23 « What will you say when I tell you […] that these ants are usually a ruddy race, while their slaves themselves are black ? » (Kirby et Spence, p. 73.)
24 « I shall take the liberty, when speaking of the dark Ash-coloured Ant occasionally to use the appellation of Negro or Negro Ant ; a term not inapplicable when we consider the dark colour of this species, and the situation it holds in the colony. » Il s’agit ici de la note 11, p. 252 de l’édition anglaise, rédigée apparemment par le traducteur. Je n’ai pas pu consulter cet ouvrage ; je m’appuie ici sur la citation donnée dans l’intéressant article de John F. M. Clark (p. 253).
25 J’ai conservé l’orthographe d’origine. Ces deux dernières pages qui constituent une manière d’éloquente péroraison à son ouvrage ne sont pas dans le ton de la science triomphante ou de l’émerveillement.
26 « as any one may well be excused for doubting the truth of so extraordinary and odious an instinct as that of making slaves » (Darwin, p. 220). Thoreau a lu des textes de Humboldt et de Darwin, et, à partir de 1851, ces lectures ont une forte incidence sur la rédaction de son journal. Sur ce point, et plus généralement pour une étude fouillée des rapports entre Thoreau et Darwin, voir Laura Dassow Walls (1999, p. 125). Selon l’auteur (p. 197), la vision que Darwin propose de la nature peut paraître globalement bien sombre, mais elle est relevée par un sens de la beauté sublime de la lutte des forces de la vie qui rivalisent pour l’existence, alors qu’à l’inverse, la joie, le triomphe et le sentiment du renouveau sont tempérés chez Thoreau lorsqu’il admet justement dans la bataille des fourmis la présence de la mort, dans laquelle cependant, il refuse de voir le but ultime de la vie.
27 À la mort de John Egerton, huitième duc de Bridgewater, en 1829, généreusement financée par des fonds qu’il avait légués à cet effet, fut entreprise la rédaction par d’éminents savants de l’époque de ces neufs ouvrages au même début de titre : On the Power, Wisdom and Goodness of God, as Manifested in… Elle s’étala de 1833 à 1840. Celui de Kirby est le premier de la série et, sous l’intitulé général ci-dessus, a pour sujet… the Creation of Animals and their History, Habits and Instinct. Les volumes ultérieurs abordent divers autres domaines de la science, de la botanique à la géologie. Chaque ouvrage devait tendre à montrer la compatibilité des lois de la science et d’un dessein divin dans un esprit de piété dont la phrase suivante, placée en exergue (et en français dans le texte), donne une idée assez précise : « C’est la bible à la main que nous devons entrer dans le temple auguste de la nature pour bien comprendre la voix du créateur. Gaede ». Dans A Week on the Concord and Merrimack Rivers, Thoreau, sarcastique, déplore cette initiative du duc, qui parasite inutilement la composition et la lecture des traités techniques d’agriculture : « Il est remarquable que tous les orateurs et écrivains se sentent tôt ou tard tenus de faire la preuve de la personne de Dieu ou de dire qu’il la reconnaissent. Un certain duc de Bridgewater, jugeant qu’il valait mieux tard que jamais, y a pourvu dans son testament. C’est une triste erreur. […] Il y a plus de religion dans la science des hommes qu’il n’y a de science dans leur religion. Précipitons-nous vers le rapport de la commission sur les pourceaux. »« It is remarkable that all speakers and writers feel it to be incumbent on them, sooner or later, to prove or to acknowledge the personality of God. Some Earl of Bridgewater, thinking it better late than never, has provided for it in his will. It is a sad mistake. […] There is more religion in men’s science than there is science in their religion. Let us make haste to the report of the committee on swine. » (« Sunday », p. 63.)
28 « It is something to be able to paint a particular picture […] and so to make a few objects beautiful ; but it is far more glorious to carve and paint the very atmosphere and medium through which we look, which morally we can do. » (p. 61)
29 « According to fable, when the island of Aegina was depopulated by sickness […] Jupiter turned the ants into men, that is, as some think, he made men of the inhabitants who lived meanly like ants. This is perhaps the fullest history of those early days extant. » (A Week…, « Sunday », p. 48.) « Lorsque selon la fable l’île d’Égine fut dépeuplée par la maladie […] Jupiter transforma les fourmis en hommes, à savoir, comme le pensent certains, qu’il fit des hommes des habitants qui vivaient mesquinement comme des fourmis. C’est peut-être là l’histoire la plus complète qui nous reste de ces premiers temps. »
30 « I wanted to live deep and suck out all the marrow of life, to live so sturdily and Spartan-like as to put to rout all that was not life, to cut a broad swath and shave close, to drive life into a corner, and reduce it to its lowest terms, and, if it proved to be mean, why then to get the whole and genuine meanness of it, and publish its meanness to the world ; or if it were sublime, to know it by experience, and be able to give a true account of it in my next excursion. For most men, it appears to me, are in a strange uncertainty about it, whether it is of the devil or of God, and have somewhat hastily concluded that it is the chief end of man here to “glorify God and enjoy him forever”. Still we live meanly, like ants ; though the fable tells us that we were long ago changed into men ; like pygmies we fight with cranes ; it is error upon error, and clout upon clout, and our best virtue has for its occasion a superfluous and evitable wretchedness. » (p. 61)
31 « It is not enough even to be able to speak the language of that nation by which they are written, for there is a memorable interval between the spoken and the written language, the language heard and the language read. The one is commonly transitory, a sound, a tongue, a dialect merely, almost brutish, and we learn it unconsciously, like the brutes, of our mothers. The other is the maturity and experience of that ; if that is our mother tongue, this is our father tongue […] too significant to be heard by the ear, which we must be born again in order to speak. » (p. 68)
32 « I suspect that Pilpay & C° have put animals to their best use, for they are all beasts of burden, made to carry some portion of our thoughts. » (p. 150)
33 « Facts involve Thoughts, for we know facts by thinking about them. » William Whewell (1794- 1866), « master » de Trinity College à Cambridge dans les années 1840, est sans doute le premier grand épistémologue et historien des sciences de l’époque victorienne. Ses travaux intéressent à nouveau les historiens des sciences depuis quelques années. Whewell est l’auteur, comme Kirby, de l’un des Bridgewater Treatises. On tend donc à le ranger a priori parmi les tenants de la théologie naturelle. Mais au regard de la teneur de ses écrits, une autre lecture de ses positions est possible. Sur cette question complexe, voir la sévère polémique entre Edward O. Wilson, fondateur et grand maître de la sociobiologie, et Laura Dassow Walls, auteur de travaux marquants sur les rapports de Thoreau à la science. Walls s’oppose à l’interprétation trop exclusivement « transcendante » et anhistorique que Wilson fournit de la position intellectuelle de Whewell concernant la nature de la « consilience ». J’emprunte la phrase citée à l’article critique de L. D. Walls, « Consilience Revisited ». L’ouvrage critiqué est Edward O. Wilson. Consilience : The Unity of Knowledge. (Tous ces ouvrages sont cités en bibliographie.)
34 « the results of this battle will be as important and memorable to those whom it concerns as those of the Battle of Bunker Hill, at least » (p. 153).
35 On notera au passage le caractère soigneusement vague et indécis de l’expression « to those whom it concerns », qui peut désigner, au choix, les fourmis ou les hommes qui les observent ; ou les deux. Cette indécision à effet ironique subvertit la tentation relativiste qui se fait jour grâce à l’expression, d’autant que ces « résultats » sont, en ce qui concerne les fourmis, « connus » d’elles seules.
36 « O ! the one Life within us and abroad ». On aura reconnu le vers 27 de « The Aeolian Harp » de Coleridge. La question fort complexe du rapport de Thoreau aux textes de la première génération des romantiques anglais ne se résume pas à ce qui peut en être schématiquement dit ici. Ce que j’appelle « démarche fusionnelle » n’est d’ailleurs qu’un aspect d’un rapport au monde naturel autrement problématique lui aussi chez Wordsworth ou Coleridge.
37 Voir, à ce sujet, l’article de Robert Kern, « Fabricating Ecocentric Discourse in the American Poem and Elsewhere ». Si, comme l’affirme Jonathan Bate, éminent pionnier de l’écocritique, dans The Song of the Earth, « La tâche inconcevable de l’écopoète est de rendre en paroles le silence du lieu » (« The impossible task of the ecopoet is to speak the silence of the place », p. 151.), la notion d’un discours « écocentré » ou « écocentrique » relève du paradoxe ou de la gageure : « Ce que j’appelle “discours écocentré” est construit ou inventé (comme c’est inévitable) dans l’œuvre d’écrivains qui savent par intuition que rendre en paroles le silence exige de franchir la barrière des normes traditionnelles de l’énonciation » (« what I call “ecocentric discourse” is constructed or fabricated – as it must be – in the work of writers who intuitively realize that speaking silence demands a movement beyond the norms of conventional speech »), écrit Kern pour résumer son propos. Les moyens littéraires déployés dans ce but font néanmoins que les textes en question continuent de relever de la littérature plus que de l’écologie. Plus ponctuellement, voir ci-dessus ce qui est dit du silence initial des combattants alors que la description du combat des fourmis « en train de jouer leurs airs nationaux » (p. 263) (« playing their national airs the while », p. 153), se termine littéralement « en fanfare ».
Auteur
Université Charles-de-Gaulle - Lille 3
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