Cartographies de l’imaginaire : la subversion du discours scientifique dans l’écriture melvillienne
p. 113-131
Texte intégral
1Selon nos acceptions modernes, science et littérature semblent relever de sphères hermétiques, si ce n’est irréductibles. Alors que l’une, fondée sur l’observation, chercherait à expliquer ce qui est tout en levant le doute sur nos incertitudes, l’autre, relevant de l’imaginaire, ne cesserait d’avancer masquée. La prose d’Ismaël dans Moby-Dick laisse néanmoins une large place au discours scientifique. Tout au long du roman, le narrateur affectionne les descriptions et les explications techniques, notamment en ce qui concerne la pratique de la pêche à la baleine et l’anatomie du cachalot. En témoignent, par exemple, de longs passages particulièrement détaillés sur l’utilisation des câbles ou des harpons, sur le dépeçage des baleines ou sur la fabrication de l’huile. La narration est d’ailleurs étayée de références substantielles à des travaux scientifiques de l’époque relevant de la phrénologie, de la paléontologie ou de la cétologie1. Ces pages constituent en soi une forme – ou plutôt une somme – de savoir pratique et technique qui s’appuie sur les connaissances scientifiques de l’époque de Melville. La méthode proposée par Ismaël afin de dresser un tableau exhaustif du cachalot semble également à première vue s’apparenter à celle d’un scientifique soucieux d’édifier un ensemble de connaissances selon une méthodologie rigoureuse : l’exploration des différentes caractéristiques anatomiques de l’animal doit permettre de rendre compte de sa totalité. Dès le chapitre xxxii, Ismaël dit ainsi vouloir présenter « une vue systématique de la baleine dans toutes les variétés de ses espèces » (M-D, p. 1572). Cette ambition encyclopédique est ensuite évoquée à maintes reprises, et notamment au chapitre CIV :
Puisque j’ai entrepris de m’occuper de ce monstre, il convient que mon étude soit systématique et encyclopédique, que rien ne soit négligé, ni la plus microscopique cellule de son sang, ni le plus intime repli de ses intestins. J’ai déjà évoqué la plupart des particularités actuelles de son habitat et de son anatomie ; il me reste donc à l’exalter d’un point de vue archéologique, fossilifère et antédiluvien.3 (M-D, p. 497)
2Dans ce passage semblent se rejoindre le souci de la science expérimentale d’explorer ses objets dans le moindre détail et les préoccupations des écrivains américains de l’époque, comme Emerson qui propose à la littérature de la jeune république d’abaisser le regard en s’intéressant à des sujets jusqu’alors considérés comme indignes des belles-lettres : « the near, the low, the common » (2001, « The American Scholar », p. 68). En s’appuyant sur l’observation minutieuse du cachalot et en proposant différentes formes de typologies, Ismaël serait-il seulement l’héritier des grands naturalistes des xviiie et xixe siècles ? L’entreprise est en fait beaucoup plus ambiguë qu’elle ne le paraît, et les certitudes scientifiques viennent se corroder sous la plume de l’écrivain pour se fondre dans l’écriture romanesque.
3Si les références aux écrits scientifiques sur les baleines, à la paléontologie ou à la technologie sont particulièrement foisonnantes dans la prose d’Ismaël, ce dernier semble en effet se défier de la science et de ses méthodes en subvertissant les catégories et la méthodologie qui les sous-tendent, notamment dans les chapitres cétologiques. Afin de rendre compte de certains aspects de ce paradoxe fondateur et fécond, cette étude se propose de montrer que le discours et la démarche scientifiques dans Moby-Dick, mais aussi dans Pierre et L’Escroc à la confiance, sont moins des instruments qui permettent d’expliquer les mécanismes du réel que des seuils de l’écriture et de l’imaginaire qui non seulement éclairent les pratiques textuelles et intertextuelles de l’écrivain, mais aussi une appréhension et un questionnement du monde qui ne cessent d’accroître le doute à mesure que l’écriture explore son objet.
4 Dans une lettre aujourd’hui célèbre qu’il adresse à son éditeur et ami Duyckinck en mars 1849, Melville exprime son admiration pour tous les hommes qui tentent le grand plongeon et entreprennent d’explorer les profondeurs mystérieuses de l’Univers : « J’aime tous ceux qui entreprennent de plonger. N’importe quel poisson peut nager près de la surface, mais il faut une grande baleine pour plonger à cinq miles ou plus4. » Cette fascination de l’écrivain pour les profondeurs se retrouve dans la voix narrative de Moby-Dick : dans l’entreprise d’Ismaël, les surfaces ne sont signifiantes qu’en ce qu’elles dissimulent des profondeurs innommables. Ce n’est pas l’apparence des choses ou leur manifestation visible qui intéresse le narrateur, mais ce qu’il appelle « les sphères invisibles [créées] dans l’épouvante » ou « la cruauté des vides immenses de l’univers5 » (M-D, p. 224). La quête d’Ismaël répond en creux à celle du capitaine et se veut ainsi une plongée dans des espaces, souvent ténébreux. Elle cherche à saisir au-delà des apparences ce qui est constitutif du monde et de notre être tout en se dérobant à notre regard. Ce désir de plongée est indissociable d’une quête de vérité. Les deux termes sont en effet intimement liés. Comme l’indique le narrateur dans un passage consacré à la « part d’ombre » du capitaine : « Toute vérité possède ses profondeurs6. » (M-D, p. 213.) La démarche scientifique permet-elle justement d’accéder aux profondeurs de la vérité ? La prose d’Ismaël, qui interroge plusieurs des principes fondateurs de l’approche scientifique, nous invite à en douter.
5La démarche du narrateur vient tout d’abord remettre en cause les principes sur lesquels la science de l’époque se fonde. Il s’agit notamment pour Ismaël de suggérer l’impossibilité de rendre compte d’une espèce selon une logique purement taxinomique. Le chapitre xxxii, qui a fait l’objet de nombreux commentaires à ce sujet, en est l’un des exemples les plus frappants. Comme le souligne Philippe Jaworski :
Tout en mimant le geste scientifique, Ismaël en conteste le bien-fondé. Le tout premier chapitre de cette partie documentaire, intitulé « Cétologie », est une parodie de l’obsession taxinomique qui croit pouvoir appréhender le vivant au moyen d’un classement systématique de l’espèce. Ismaël propose le sien, fondé comiquement sur une équivalence des cétacés et des livres rangés selon leur taille et leur format. Il doit cependant vite renoncer. (M-D, « Préface », p. xiii)
6Non seulement le narrateur inclut dans sa classification des animaux qui ne sont pas des baleines (les marsouins), mais il laisse son édifice inachevé en le comparant à la cathédrale de Cologne, et par là même, décloisonne les sphères de la science et de l’art. Il nous livre également à la fin du chapitre une liste désordonnée de baleines aux noms plus ou moins farfelus. Faisant écho à Macbeth, Ismaël rappelle d’ailleurs à son lecteur que l’existence de ces créatures est loin d’être toujours attestée, qu’elles pourraient bien « n’être que des sons, pleins de fureur léviathanesque, mais qui ne signifient rien7 » (M-D, p. 170). Au terme de sa dérive, la démarche taxinomique se met ainsi à graviter aux marges des sphères de l’imaginaire et de l’art. L’entreprise semblait d’ailleurs perdue d’avance : citant plusieurs scientifiques, zoologistes et voyageurs qui soulignent la confusion qui règne dans notre connaissance des cétacés, Ismaël nous indique dès le début du chapitre qu’il ne s’agit pas d’une tâche aisée. Les typologies et les classements s’effritent progressivement : les catégories se contaminent – ou plutôt se fécondent – les unes les autres, et chaque tentative de systématiser une classe d’objets reste une entreprise fondamentalement inachevée et inachevable. Ce qui devait au départ constituer un lieu stable, clos et fini du savoir, ouvre finalement un espace illimité de l’imaginaire qu’il incombe à l’esprit d’explorer selon des modalités toujours actualisables.
7Au fil de l’exploration d’Ismaël, cette logique semble être poussée toujours plus avant. Si la démarche scientifique est supposée, au terme d’observations et de classifications méthodiques, lever le voile sur nos doutes, la prose d’Ismaël ne cesse au contraire de défaire les certitudes, de découdre fil après fil les trames bien ordonnées de la pensée scientifique. Lorsque, par exemple, Ismaël entreprend de nous livrer une lecture phrénologique de la tête du cachalot aux chapitres lxxix et lxxx, c’est finalement pour conclure que sa tête, qui constitue la majeure partie du corps de l’animal, n’en est peut-être pas une :
Il est donc clair que, d’un point de vue phrénologique, la tête de ce léviathan, lorsqu’on la considère chez l’animal vivant, est une parfaite mystification. Quant à son vrai cerveau, vous n’en pouvez voir ni pressentir aucun signe. Comme toutes les créatures douées de grandeur et de force, le front que le cachalot présente au monde vulgaire n’est qu’une façade.8 (M-D, p. 386)
8Au lieu d’apporter un éclairage sur l’objet qu’elle entend étudier, la prose d’Ismaël vient remettre en cause l’existence même de cet objet. À la réponse scientifique que le lecteur est en droit d’attendre au début du chapitre, Ismaël substitue une interrogation ontologique. Afin de pouvoir prétendre saisir une vérité, la science doit ainsi transiger avec les principes qui la fondent. Devenir autre chose qu’elle-même.
9Se pose ensuite la question de l’observation. Bien que les détails anatomiques sur le cachalot soient légion dans les chapitres cétologiques – le regard scrutateur d’Ismaël entend rendre compte des moindres particularités de l’animal –, certains passages interrogent la possibilité d’accéder aux profondeurs de l’être par ce seul moyen :
Si des éléphants ont posé pour leur portrait en pied, aucun léviathan vivant n’a, que je sache, accordé à quiconque une séance de pose sur les eaux. C’est dans les profondeurs insondables seulement que l’on peut saisir la baleine vive dans la plénitude de sa gloire et de sa signification ; lorsqu’elle flotte à la surface, la vaste masse de sa carène demeure cachée comme celle d’un vaisseau de ligne dès qu’il a été lancé.9 (M-D, p. 300)
10Une observation, aussi méticuleuse soit-elle, qui se poserait comme un regard extérieur d’un sujet sur un objet qui lui est étranger, ne peut ainsi prétendre saisir une quelconque vérité ou offrir une compréhension des mystères de l’Univers, car il lui faut aller au-delà des surfaces du visible. Un autre passage, consacré cette fois au jet de la baleine, suggère avec ironie les limites de l’observation :
Les chasseurs de baleines tiennent ce souffle pour délétère et s’efforcent de l’éviter. Autre chose : j’ai entendu dire (et je ne vois guère de raison d’en douter) que si ce jet vous atteint dans les yeux, il vous rend aveugle. Le chercheur sera donc bien avisé, me semble-t-il, de laisser tranquille ce souffle mortel.10 (M-D, p. 411-412)
11La tâche semble trop risquée pour un naturaliste peu habitué à quitter son laboratoire ou sa bibliothèque.
12L’un des corrélats de cette exploration nomadique du monde est le caractère nécessairement limité de notre connaissance. Bien qu’un nombre conséquent de passages constituent une somme de connaissances indéniable sur l’anatomie et le comportement du cachalot, ces précisions techniques évoquent principalement un savoir factuel et pratique qui ne semble pas – loin s’en faut – suggérer la possibilité d’un savoir total ou totalisant du monde (Martin, p. 31)11. Au début du chapitre CII, Ismaël se propose d’aller plus avant dans son exploration/ présentation du corps de l’animal en s’intéressant à son squelette :
Dans mon étude descriptive du cachalot, je me suis jusqu’ici principalement attardé sur les merveilles de son apparence extérieure et n’ai traité séparément, et dans le détail, qu’un petit nombre de caractéristiques de sa structure interne. Mais pour parvenir à une connaissance complète et méthodique de ce vaste projet, il convient que je le déboutonne plus avant et, détachant les aiguillettes de ses hauts-de-chausses, les boucles de ses jarretières, les crochets et agrafes des jointures les plus secrètes de ses os, le place sous vos yeux dans sa réalité ultime, c’est-à-dire son squelette absolu.
Mais… comment donc, Ismaël ? Comment peux-tu, toi, simple canotier d’une baleinière, prétendre connaître les parties souterraines du cachalot ?12 (M-D, p. 489-490)
13La conclusion du narrateur au chapitre suivant est sans appel : l’examen du squelette, tel qu’un paléontologue peut le pratiquer, ne permet en rien de saisir l’animal dans sa totalité. Le visible tel que la science peut l’explorer selon ses protocoles n’est finalement qu’une surface qui ne nous permet pas d’accéder aux profondeurs de l’être et de la vérité. Le mouvement de l’exploration lente et minutieuse du narrateur ne mène pas vers une forme d’unicité. Bien au contraire, c’est dans sa diversité et sa mutabilité que le réel se manifeste à mesure que la prose d’Ismaël se déploie et révèle un corps de l’animal toujours plus labyrinthique et monstrueux.
14Le titre complet du roman, Moby-Dick ; or, the Whale, est peut-être également révélateur de cette impossibilité pour un seul mot ou un seul dispositif discursif de saisir et connaître un objet ou un sujet dans sa totalité. Si la structure du titre (GN ; or, GN) n’a rien d’exceptionnel à l’époque (on la retrouve d’ailleurs dans le roman suivant de Melville, Pierre ; or, the Ambiguities), elle semble en effet suggérer cette part autre que tout être contient en lui-même. Indécision, simultanéité, mutabilité, diversité, ambiguïté : ce sont finalement toutes ces notions qui résonnent dès le seuil de l’œuvre et viennent interroger les modalités selon lesquelles la science envisage la connaissance. Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à toute forme d’exploration du monde, mais d’en expérimenter d’autres voies et, avant toute chose, d’éviter les entreprises systématiques ou systématisantes. Les méandres de la prose d’Ismaël invitent en effet le lecteur à se méfier des démarches qui chercheraient à rendre compte de tous les mécanismes de l’Univers en se fondant sur des modèles clos qui font d’un savoir une entité stable et clairement définie. Cette tentation mécaniste et globalisante est symbolisée par la figure d’Achab.
15Une de ses jambes ayant été remplacée par une prothèse d’ivoire, Achab est tout autant homme que machine. Il est d’ailleurs significatif qu’il se compare à un câble lors du deuxième jour de la chasse finale :
Marins, venez, faites cercle autour de moi. Vous voyez un vieil homme réduit à une souche, qui s’appuie sur une lance brisée, et que soutient une jambe solitaire. Voilà ce qu’est Achab… sa partie corporelle ; mais l’âme d’Achab, elle, est un scolopendre qui court sur mille pattes. Je suis tendu à l’extrême, presque entièrement usé comme le câble qui remorque, dans la tempête, la frégate démâtée ; et il se peut que telle soit mon apparence. Mais avant que l’homme ne se rompe, vous entendrez le craquement, et avant que vous n’entendiez cela, sachez que la haussière d’Achab hale toujours son dessein.13 (M-D, p. 607)
16À cette occasion, il invite ses hommes à faire preuve du « courage du feu », qui selon lui est « tout mécanique ».
17Si son apparence et son être font de lui un objet technologique, son entreprise vengeresse s’appuie également sur une stratégie qui laisse une large place aux méthodes scientifiques. Aux doutes d’Ismaël quant à la possibilité qu’offre la science de permettre une connaissance systématique des phénomènes physiques et biologiques, s’oppose la démarche du capitaine qui cherche à déterminer la position de Moby Dick à partir de la consultation croisée de vieux livres de bord et de cartes indiquant différents courants. Utilisation de données antérieures, cartographie, probabilités, déduction : la démarche d’Achab s’appuie sur un ensemble de méthodes et matériaux scientifiques éprouvés. Pourtant, ces dernières ne font qu’obscurcir l’objet insaisissable de la quête du capitaine : alors que la carte est censée offrir à son utilisateur la possibilité de structurer et d’éclairer son appréhension de l’espace, les cartes d’Achab deviennent un labyrinthe dans lequel son esprit s’égare et duquel il ne peut sortir. À force de travailler, d’annoter et de griffonner ces cartes, il les transforme en une superposition de tracés illisibles qui ne cessent de se métamorphoser et d’obscurcir l’objet qu’ils cherchent à saisir :
Il les sortait presque chaque soir, et presque chaque soir effaçait les traits de crayon, qu’il remplaçait par d’autres. Car avec les cartes des quatre océans déroulées devant lui, Achab explorait un labyrinthe de courants et de retours de marée dans l’intention de réaliser plus sûrement son dessein monomaniaque.14 (M-D, p. 227)
18La carte devient un palimpseste qui ne révèle que sa propre illisibilité et emprisonne le capitaine dans l’Enfer de sa monomanie. C’est là le paradoxe : la démarche rationnelle systématique, en ce qu’elle devient un mode obsessionnel d’appréhension du monde, est associée à l’univers de la folie.
19Au contraire, la cartographie d’Ismaël se veut d’emblée une cartographie de l’imaginaire. Le narrateur s’intéresse en effet moins à ce qui est – à ce qui est attestable ou attesté – qu’à ce qui n’est pas ou ce qui est peut-être : en d’autres termes, ce qui se situe aux marges des certitudes. Ses mots au sujet de l’île de Queequeg sont particulièrement révélateurs à ce sujet : « Quiqueg était natif de Kokovoko, une île située très loin à l’ouest et au sud. Comme tous les endroits vrais, elle ne figure sur aucune carte15. » (M-D, p. 77.) Si l’on reprend la terminologie de Michel de Certeau qui distingue les notions de lieu et d’espace, la démarche d’Ismaël cherche à éviter la constitution de lieux, c’est-à-dire des « configuration[s] instantanée[s] de positions », et à privilégier la pratique d’espaces « animé[s] par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient » (Certeau, p. 172-173). Elle invite le lecteur à sortir des lieux balisés et à s’égarer dans une géographie de l’imaginaire afin de saisir les vérités cachées du monde.
20Si donc Ismaël suggère les impasses et les contradictions de la tentation d’imprimer sur les mystères du monde des structures systématiques, il nous propose également à sa manière une méthodologie qu’il exprime en des termes tout shakespeariens : « Il est des entreprises dans lesquelles un méticuleux désordre est la seule vraie méthode16. » (M-D, p. 399.) Le passage, en effet, n’est pas sans évoquer les mots de Polonius qui commente les paroles d’Hamlet à la scène ii de l’acte II : « Bien que ce soit là de la folie, elle ne va pas sans méthode17. » (Shakespeare, p. 199-200.) Échapper au labyrinthe en évitant la ligne droite ; privilégier l’errance au lieu du parcours cartographié afin d’atteindre les vérités ; abandonner les protocoles et s’en remettre à l’improvisation : derrière les ambitions encyclopédiques de certains chapitres, c’est précisément cette méthode désordonnée qu’Ismaël va adopter.
21Cette méthode, s’il en est, s’inscrit dans la lettre même de la narration d’Ismaël. La prose de Melville a désarçonné plus d’un critique en raison de sa complexité et parfois de son opacité : des phrases interminables où les propositions tombent en cascade ou, pour reprendre les termes de Philippe Jaworski, une « structure d’énoncé qui déroule une kyrielle de réserves ou d’objections avant de parvenir à une assertion » et qui atteste des « sinuosités d’une pensée qui se construit pas à pas ». De même, ce dernier souligne lorsqu’il évoque la traduction des longues phrases du roman :
D’aucuns pourront les juger disgracieuses, avec leur charpente rhétorique voyante ou malhabile ; il faut pourtant faire sentir que l’écrivain cherche des révélations de sens, plutôt qu’il n’expose, selon une construction impeccable, une idée ou une argumentation préalablement conçue.
La langue de Melville est la clef de son monde. (M-D, « Note sur la traduction », p. 1165)
22C’est dans les dérives d’un phrasé qui semble s’éloigner de son objet à mesure qu’il tente de le saisir qu’il faut chercher cette recherche de significations. Les errances syntaxiques de la narration viennent se substituer aux certitudes du savoir scientifique et s’inscrivent ainsi au cœur d’une épistémè doublée d’une esthétique. Point de discours de la méthode, mais bien une méthode du discours – ou l’écriture comme méthode.
23La science d’un Cuvier ou d’un Lamarck et ses méthodes ne semblant pouvoir rendre compte des mystères de l’Univers, c’est finalement vers l’imaginaire qu’il faut se tourner. Comme il le souligne dans « Hawthorne et ses “mousses” », celui qui, selon Melville, est parvenu plus que tout autre à explorer ces profondeurs ténébreuses porteuses de vérités innommables n’est pas un savant ou un scientifique, mais celui dont le spectre fécond imprègne l’écriture de Moby-Dick :
Mais ce sont ces choses issues du tréfonds de lui-même, ces fulgurations de la Vérité intuitive qui l’habite ; ces rapides coups de sonde jetés à l’axe même de la réalité – voilà ce qui fait que Shakespeare est Shakespeare. Par la bouche des sombres personnages de Hamlet, de Timon, de Lear et de Iago, il dit adroitement, ou parfois insinue, des choses que nous sentons si terriblement vraies qu’il serait presque folie pour tout homme de bien de les proférer ou même de les suggérer en son nom propre. Tourmenté jusqu’au désespoir, Lear, le roi frénétique, arrache le masque et énonce la sage folie de la vérité vitale.18 (Œuvres III, p. 1099)
24Melville semble conférer à la littérature les missions généralement assignées à la science : dévoiler des vérités, explorer l’inconnu, nous faire connaître – ne serait-ce que subrepticement – ce qui échappe à notre esprit. Libérée du carcan de la raison, elle permet d’accéder à se qui se dissimule derrière les modalités du visible – de « frappe[r] à travers le masque » (M-D, p. 191).
25Science, méthode, savoir, connaissance : autant de termes qui, chez Melville, nous ramènent donc inexorablement vers la littérature et l’imaginaire. Une première subversion du discours scientifique qui déconstruit les certitudes que la science est censée apporter nous conduit ainsi à une autre : la transformation de celui-ci en un matériau de l’imaginaire. Si, intégrée à l’écriture melvillienne, la démarche scientifique ne permet donc pas d’accéder à une forme définitive de connaissance ou de vérité, mais crée au contraire le doute à mesure que le texte se déploie, il est possible de lire certaines métaphores scientifiques qui imprègnent plusieurs romans de l’écrivain à l’aune des pratiques textuelles et intertextuelles de ce dernier – notamment dans sa réinvention du corpus shakespearien – mais aussi des interrogations philosophiques et ontologiques que l’écriture melvillienne soulève. On s’attachera ici à trois passages tirés respectivement de Moby-Dick, Pierre et L’Escroc à la confiance.
26Ismaël a beau chercher à dépasser les formes de l’altérité et de la dualité auxquelles il se trouve confronté, le roman n’en est pas moins parcouru par un réseau complexe d’oppositions irréductibles qui se cristallisent autour de la double quête du capitaine et du narrateur – dualité doublée, au niveau de l’écriture, par la profusion de références intertextuelles sur presque chaque page du roman. Le rapport à l’autre – le père, le frère, l’ami, l’ennemi, l’étranger – et le désir de dépassement des irréductibilités informent l’exploration du monde et des êtres par l’écriture melvillienne.
27C’est selon cette perspective que l’on peut lire le chapitre lxxiv, qui s’interroge sur ce que le regard peut accueillir de multiple. Alors qu’il s’intéresse à la tête du cachalot, le narrateur admet et constate le principe de la dualité des choses et des êtres. Le titre du chapitre – « A contrasted view » – est révélateur. Il s’agit pour Ismaël d’évoquer la possibilité – ou plutôt l’impossibilité – pour l’esprit de saisir deux objets dans le même mouvement :
Il est une question fort curieuse et déconcertante qu’on pourrait soulever au sujet des capacités visuelles du léviathan, mais je me contenterai d’une remarque en passant. Aussi longtemps que l’homme a les yeux ouverts à la lumière, l’acte de voir est involontaire, c’est-à-dire que, par une réaction machinale, il ne pourra s’empêcher de voir les objets qui se trouvent devant lui. Toutefois, chacun sait d’expérience que s’il peut, d’un seul coup d’œil, embrasser un vaste ensemble d’objets, il lui est tout à fait impossible d’en examiner deux – qu’ils soient de grande ou de petite dimension – avec attention et complètement au même instant, et quand bien même ils seraient proches à se toucher. Mais si, maintenant, vous éloignez ces deux objets et cernez chacun d’eux d’un anneau du noir le plus profond, afin d’appliquer votre esprit sur l’un d’eux, l’autre échappera totalement à ce qui reste de conscience en vous. Que se passe-t-il, alors, chez la baleine ? Certes, ses deux yeux doivent, chacun pour soi, agir simultanément, mais son cerveau serait-il capable d’une appréhension tellement plus complète, complexe et subtile que celui de l’homme, qu’il pourrait simultanément fixer son regard sur deux perspectives différentes, observer dans deux directions diamétralement opposées ? Si tel est le cas, alors elle détient un pouvoir aussi merveilleux que celui d’un homme capable de faire la démonstration de deux problèmes d’Euclide en même temps. Et cette comparaison, à la considérer en toute rigueur, n’est rien moins qu’incongrue.19 (M-D, p. 367-368)
28 La quête d’Ismaël exprime un désir de réconcilier les différences, de permettre à deux objets d’être saisis dans le même mouvement.
29Dans l’écriture même du roman, cette tension et les formes de sa possible résolution s’incarnent plus particulièrement dans la réinvention du théâtre de Shakespeare par l’écrivain américain (Bryant, p. 70 ; Matthiessen ; Markels). L’œuvre du dramaturge élisabéthain et le texte de Melville sont-ils un seul et même objet, ou bien deux éléments indépendants qui cohabitent, tout en restant résolument dissociés ? Selon quelles modalités se superposent-ils ? En d’autres termes, les résonances des pièces de Shakespeare constituent-elles un corps étranger au texte melvillien ? Le roman engage en effet toute une série de transactions intertextuelles complexes avec l’œuvre de Shakespeare, notamment ses grandes tragédies. Bien que les échos du dramaturge élisabéthain soient particulièrement nombreux, ils se manifestent rarement sous la forme de références explicites, mais sur un mode spectral, où la référence apparaît masquée ou travestie. La référence à Macbeth évoquée plus haut constitue un exemple particulièrement révélateur à ce sujet. Cette exploration d’un auteur du canon ne s’apparente donc pas à une forme d’imitation révérencieuse, mais ouvre des espaces obscurs – insondables – que seul Shakespeare laisse entrevoir. Il rend possible une plongée dans les profondeurs de la folie et de l’innommable. Achab, en effet, n’est pas un simple calque d’archétypes shakespeariens ; afin de faire advenir ses propres personnages, Melville reconfigure considérablement le matériau intertextuel auquel il a recours. À titre d’exemple, bien que la critique associe souvent la figure d’Achab à celle de Lear et fasse explicitement de la relation qui unit le capitaine à Pip une réécriture du couple formé par le roi et son fou, la réinvention des archétypes shakespeariens s’avère beaucoup plus subtile, la langue de Pip évoquant non seulement le fou mais également Lear ainsi qu’Edgar (Ludot-Vlasak, 2009). La réinvention de Shakespeare par l’écrivain repose sur une double logique de fusion et d’éclatement des grandes figures du dramaturge, rendant ainsi la prose de Melville indissociable des échos shakespeariens travestis. Les deux s’appréhendent dans un même regard car en brouillant les renvois intertextuels ; Melville fait sienne l’œuvre de son prédécesseur.
30 Le roman Pierre ou les Ambiguïtés pose également la question de l’originalité, de la création et de la réinvention. Le personnage de Pierre ainsi que la prose du roman sont saturés de références aux auteurs du canon, notamment à Shakespeare et à Dante, références que Melville réinvente, travestit et s’approprie tout au long de l’œuvre (Amfreville, 2003, p. 38-41, 42-47 et 78-81 ; Higgins ; Ludot-Vlasak, 2006, p. 323-371 ; Wright, p. 167-181). Le héros devient une construction discursive ou un clone hybride qui s’apparente à un patchwork intertextuel évoquant tour à tour ou simultanément Hamlet, Roméo, Marc Antoine ou Timon. Vivant dans un monde de théâtre à Saddle Meadows, Pierre ne fait que passer d’un univers factice à un autre lorsqu’il part vivre à New York. Le jeune homme ne serait-il alors qu’un simple épigone ? À l’image du titre du roman, les choses sont bien plus ambiguës. Si l’utilisation d’archétypes et de vers shakespeariens donne au héros son épaisseur, leur profonde reconfiguration, leur nombre, ainsi que le recours au cliché permettent à Melville de souligner les méprises tragiques de son personnage et de créer un regard ironique sur celui-ci – en d’autres termes, de faire résonner le texte shakespearien selon de nouvelles modalités20. En outre, cette saturation intertextuelle suggère que Pierre est bien un personnage de fiction, un artefact, un agrégat de mots.
31Certains moments de l’ouvrage qui n’évoquent pas explicitement la question de l’originalité littéraire semblent s’inscrire dans cette réflexion sur la réinvention des modèles esthétiques européens. Si l’auteur se moque de la vieille Europe et notamment des Anglais qui éprouvent plus de fierté devant leur passé prestigieux que devant leurs actions présentes, il ne cherche pas pour autant à pourfendre l’héritage culturel européen ou à faire table rase du passé : « Car – quelque absurde que cela puisse paraître – les hommes ne sont faits pour comprendre que des choses qu’ils ont déjà comprises (bien que seulement en germe)21. » (Pierre…, p. 875.) Il propose d’aborder l’héritage selon d’autres modalités. Il ne s’agirait plus de l’envisager en termes de conservation, mais selon une logique de la transformation, de substituer une alchimie du verbe au modèle d’autorité.
32 C’est dans un passage développant une métaphore scientifique et s’intéressant à l’image que les Européens ont du rapport entretenu par les Américains avec le passé que Melville explore indirectement la question :
Sans chartes d’aristocratie ni loi de majorat, comment une famille américaine pourrait-elle perpétuer sa grandeur ? Assurément, ce dicton familier de chez nous qui assure que toute famille, si notoire soit-elle, sera abattue avant un demi-siècle, ce dicton est généralement confirmé. Dans nos villes, les familles s’élèvent et crèvent comme des bulles dans une cuve. Car, en vérité, l’élément démocratique agit sur nous comme un acide subtil ; il produit sans cesse des choses nouvelles en corrodant les anciennes, de même que, dans le sud de la France, le vert-de-gris, matière première d’une sorte de peinture verte, s’obtient en versant du vinaigre de vin sur des plaques de cuivre. Or, d’une façon générale, rien ne saurait être plus caractéristique du déclin que l’idée de corrosion ; mais d’autre part, rien n’est plus propre à suggérer la vie luxuriante que l’idée de couleur verte, car le vert est le sceau même de la Nature toute-fertile. Cette analogie nous permet de saisir l’anomalie marquée de l’Amérique, dont le caractère est incompris à l’étranger parce qu’elle contredit étrangement à toutes les notions antérieures des choses humaines, la Mort elle-même semblant s’y muer prodigieusement en Vie.22 (Pierre…, p. 635-636)
33On peut tout d’abord remarquer que la métaphore s’avère significative dans un roman qui ne cesse d’explorer les questions de la rencontre et des hybridités sous des angles multiples : confrontation, imitation, fusion, corruption, contamination, faux-semblants, influence. Si l’image vient ici servir un propos d’ordre politique, il est aussi possible de lire ces lignes à la lumière d’un contexte culturel et littéraire où une littérature américaine en devenir entend faire acte d’originalité tout en négociant sa dette envers des modèles littéraires européens. On sait d’ailleurs combien à l’époque la question de l’émergence d’une littérature nationale et celle de l’identité politique américaine sont liées. Selon les tenants d’une américanité littéraire affranchie du joug littéraire européen, il ne faisait en effet aucun doute que la supériorité des institutions de la jeune nation constituerait un terreau fertile qui permettrait à la littérature américaine de gagner ses lettres de noblesse23.
34Alors que la métaphore optique dans Moby-Dick évoquait la captation de deux objets différents par le même regard, celle du vert-de-gris évoque la transformation de l’un par l’autre et inversement. L’originalité – politique, sociale, littéraire – n’est donc pas ici envisagée comme une rupture mais comme une métamorphose – une réaction (al) chimique. Melville semble se faire l’héritier littéraire de Lavoisier, dont le travail a d’ailleurs porté sur l’effet des acides sur les métaux (Bensaude-Vincent, p. 23 et 152-155). C’est précisément ce que Melville semble mettre en œuvre dans le roman en réinventant l’œuvre de ses illustres prédécesseurs. Pierre, en effet, n’est ni Hamlet ni un personnage de Dante (M-D, « Préface », p. xxviii). Les hypotextes sont tronqués, modifiés, altérés, et se chargent de nouvelles significations une fois intégrés à la scène d’écriture melvillienne. Shakespeare est présent dans le texte sous la forme d’une multiplicité de bribes dégradées à partir desquelles Melville fait s’incarner son héros et son écriture. La saturation d’échos intertextuels n’est pas le signe d’un plagiat ; elle permet à Melville de faire autre chose, de mettre en mots les « ambiguïtés tragiques de l’idéalisme » (ibid.). Shakespeare se voit recyclé, transformé sous la plume acide de Melville dont l’écriture se trouve en retour fécondée par l’œuvre du dramaturge élisabéthain.
35 L’Escroc à la confiance, qui ne cesse de rappeler au lecteur qu’il n’est qu’une fiction, fait lui aussi résonner l’œuvre shakespearienne sous de multiples formes : citations qui mentionnent explicitement le dramaturge (indices), d’autres que l’écriture melvillienne s’approprie (icônes), ou bien pastiches et travestissements de vers shakespeariens (Compagnon). L’ensemble de ces références intertextuelles fait de l’œuvre un jeu de piste intertextuel ludique où le lecteur peut trouver des échos de nombreux auteurs du canon tout en se faisant parfois prendre à son jeu. Cette sécularisation de celui qui, depuis le xviiie siècle, symbolise, plus que tout autre, le génie littéraire universel, débarrasse le dramaturge de l’habit que l’Angleterre lui a cousu depuis la fin de la Restauration. Loin d’incarner une figure paternelle inhibitrice, Shakespeare redevient un matériau de l’imaginaire que l’écrivain peut manipuler comme bon lui semble (Ziff ; Ludot-Vlasak, 2006, p. 372-403).
36Les réflexions engagées dans Moby-Dick et Pierre sur la création et l’originalité sont poursuivies dans L’Escroc à la confiance, où Melville consacre d’ailleurs un chapitre à la question : un personnage est original non pas parce qu’il ne s’inscrit dans aucune lignée, mais parce qu’il rayonne suffisamment pour créer un monde dont il est le centre et le moteur (voir le chapitre xliv). Appliquée aux transactions que le romancier engage avec les auteurs du canon, cette définition suggère que l’histoire et le canon littéraires ne sont plus des obstacles qui font de l’acte de création un défi ou un désir de surpasser un tel ou un tel, mais des espaces où un écrivain peut puiser autant qu’il le souhaite sans devenir un épigone.
37Cette fois encore, une image empruntée à la chimie – et à la biologie – permet d’éclairer la question de l’héritage littéraire et de sa transformation :
Si rien ne saurait être incorporé dans l’organisme vivant autrement que par assimilation, et si le phénomène implique la conversion d’une chose en une autre chose (comme, dans une lampe, l’huile est convertie en flamme), peut-on valablement imaginer, monsieur, de ce point de vue, qu’en faisant un festin de matière grasse, Calvin Edson va engraisser ? En d’autres termes, ce qui est gras sur la table se retrouvera-t-il tel autour de l’os ? Si cela se produit, alors, monsieur, le fer dans le flacon se retrouvera tel dans la veine.24 (L’Escroc…, p. 689)
38Envisagé selon une perspective métatextuelle, le passage suggère que réinvention et originalité ne sont pas des frères ennemis, mais nécessairement complémentaires – il fait également écho aux métamorphoses de l’escroc qui usurpe les identités, est à la fois l’un et l’autre, se nourrit de ce qu’il n’est pas. On voit l’évolution de la métaphore entre Pierre et L’Escroc à la confiance. Si le premier roman semblait suggérer la rencontre de deux éléments qui se dégradent et se désintègrent pour créer un troisième par effet de corrosion, l’idée est ici de faire de l’autre son propre corps. Or, cette œuvre inclassable apparaît comme un espace de réconciliation qui dépasse les dichotomies influence/ originalité, Europe/Amérique, Shakespeare/Melville. Le roman se nourrit – goulûment – de ses pères, et notamment de Shakespeare, tout en le revisitant à sa sauce. En d’autres termes, l’œuvre shakespearienne devient – j’emploie le terme dans ses résonances deleuziennes – un aliment vital. La littérature serait un produit transformé et l’écrivain, pour reprendre un passage du roman, semblable à un herboriste :
Comme nous sommes différents, nous autres qui soignons par les simples ! Nous ne prétendons à rien, nous n’inventons rien, mais, le bâton à la main, allons par monts et par vaux, parcourons la nature, cherchant humblement ses remèdes.25 (L’Escroc…, p. 690)
39Peut-être est-il même possible d’aller plus loin. Il ne s’agit plus de se faire Homo faber (cuisinier, herboriste ou chimiste) en transformant un objet en autre chose, mais de s’abandonner à un cannibalisme libérateur et fécond, de substituer à la dichotomie sujet écrivant / objet intertextuel les formes toujours variables d’un devenir l’autre.
40Optique, chimie, biologie : autant de métaphores qui s’inscrivent dans l’économie générale d’une œuvre, évoquent les interrogations de l’écrivain sur la différence, l’utilisation des modèles, la dualité et permettent également d’éclairer et de théoriser les transactions intertextuelles complexes que Melville engage avec l’œuvre de Shakespeare. Ces images suggèrent ainsi la capacité d’un texte littéraire à conceptualiser ses propres modalités d’écriture, mieux peut-être qu’une grille critique qui lui préexisterait. À la foi en la science et le progrès, Melville préfère les doutes de l’écriture et de l’imaginaire. Loin de se résumer à une défiance vis-à-vis de la méthode et des finalités de la démarche scientifique, l’approche melvillienne de la science s’inscrit par là même dans un processus complexe de captation, de recyclage et d’intégration d’une forme de discours dans un autre : la science, qui à l’origine s’intéresse au monde réel dont elle cherche à expliquer les phénomènes physiques et biologiques, se retrouve au service d’une économie littéraire et devient constitutive d’une cartographie de l’imaginaire et la littérature, en ce qu’elle permet de frapper à travers le masque, permet d’explorer la réalité des choses et leurs significations. L’anatomie de la baleine laisse ainsi place à une anatomie de l’écriture.
Notes de bas de page
1 Pour la phrénologie et la paléontologie, je renvoie à l’édition française de Moby-Dick, notes p. 382 et 493.
2 Toutes les citations en français de Moby-Dick, Pierre ou les Ambiguïtés et L’Escroc à la confiance (abrégés respectivement en M-D, Pierre… et L’Escroc…) renvoient à l’édition de la Pléiade, sous la direction de Philippe Jaworski, mentionnée dans la bibliographie. Toutes les citations originales de Moby-Dick, Pierre ; or, the Ambiguities et The Confidence-Man (abrégés respectivement en M-D, Pierre… et C-M) renvoient aux différentes éditions indiquées en bibliographie.
3 « Since I have undertaken to manhandle this Leviathan, it behoves me to approve myself omnisciently exhaustive in the enterprise ; not overlooking the minutest seminal germs of his blood, and spinning him out to the uttermost coil of his bowels. Having already described him in most of his present habitatory and anatomical peculiarities, it now remains to magnify him in an archaeological, fossiliferous, and antediluvian point of view. » (M-D, p. 349.)
4 « I love all men who dive. Any fish can swim near the surface, but it takes a great whale to go down stairs five miles or more. » (The Letters…, lettre à A. Duyckinck, 3 mars 1849, p. 79.)
5 Respectivement : « the invisible spheres […] formed in fright » (M-D, p. 164) ; « the heartless voids and immensities of the universe » (M-D, p. 165).
6 « All truth is profound. » (M-D, p. 157.)
7 « mere sounds, full of Leviathanism, but signifying nothing » (M-D, p. 124).
8 « It is plain, then, that phrenologically the head of this Leviathan, in the creature’s living intact state, is an entire delusion. As for his true brain, you can then see no indications of it, nor feel any. The whale, like all things that are mighty, wears a false brow to the common world. » (M-D, p. 275.)
9 « Though elephants have stood for their full-lengths, the living Leviathan has never yet fairly floated himself for his portrait. The living whale, in his full majesty and significance, is only to be seen at sea in unfathomable waters ; and afloat the vast bulk of him is out of sight, like a launched line-of-battle ship. » (M-D, p. 217.)
10 « Among whalemen, the spout is deemed poisonous ; they try to evade it. Another thing ; I have heard it said, and I do not much doubt it, that if the jet is fairly spouted into your eyes, it will blind you. The wisest thing the investigator can do then, it seems to me, is to let this deadly spout alone. » (M-D, p. 292.)
11 Voir aussi l’appareil de notes très complet de l’édition de la Pléiade qui non seulement éclaire certaines techniques de la chasse à la baleine décrites dans le roman, mais identifie également les sources scientifiques utilisées par Melville dans les chapitres cétologiques.
12 « Hitherto, in descriptively treating of the Sperm Whale, I have chiefly dwelt upon the marvels of his outer aspect ; or separately and in detail upon some few interior structural features. But to a large and thorough sweeping comprehension of him, it behoves me now to unbutton him still further, and untagging the points of his hose, unbuckling of his innermost bones, set him before you in his ultimatum ; that is to say, in his unconditional skeleton. But how now, Ishmael ? How is it, that you, a mere oarsman in the fishery, pretend to know aught about the subterranean parts of the whale ? » (M-D, p. 344.)
13 « Stand round me, men. Ye see an old man cut down to the stump ; leaning on a shivered lance ; propped up on a lonely foot. Tis Ahab – his body’s part ; but Ahab’s soul’s a centipede, that moves upon a hundred legs. I feel strained, half stranded, as ropes that tow dismasted frigates in a gale ; and I may look so. But ere I break, ye’ll hear me crack ; and till ye hear that, know that Ahab’s hawser tows his purpose yet. » (M-D, p. 418.)
14 « Almost every night they were brought out ; almost every night some pencil marks were effaced, and others were substituted. For with the charts of all four oceans before him, Ahab was threading a maze of currents and eddies, with a view to the more certain accomplishment of that monomaniac thought of his soul. » (M-D, p. 167.)
15 « Queequeg was a native of Kokovoko, an island far away to the West and South. It is not down in any map ; true places never are. » (M-D, p. 59.)
16 « There are some enterprises in which a careful disorderliness is the true method. » (M-D, p. 284.)
17 « Though this be madness, yet there is method in’t. » (Shakespeare, p. 199-200.)
18 « But it is those deep far-away things in him ; those occasional flashings-forth of the intuitive Truth in him ; those short, quick probings at the very axis of reality ; – these are the things that make Shakespeare, Shakespeare. Through the mouths of the dark characters of Hamlet, Timon, Lear and Iago, he craftily says, or sometimes insinuates the things, which we feel to be so terrifically true, that it were all but madness for any good man, in his own proper character, to utter, or even hint at them. Tormented into desperation, Lear the frantic King tears off the mask, and speaks the sane madness of vital truth. » (M-D, « Hawthorne and His Mosses », p. 244.)
19 « A curious and most puzzling question might be started concerning this visual matter as touching the Leviathan. But I must be content with a hint. So long as a man’s eyes are open in the light, the act of seeing is involuntary ; that is, he cannot then help mechanically seeing whatever objects are before him. Nevertheless, any one’s experience will teach him, that though he can take in an undiscriminating sweep of things at one glance, it is quite impossible for him, attentively, and completely, to examine any two things – however large or however small – at one and the same instant of time ; never mind if they lie side by side and touch each other. But if you now come to separate these two objects, and surround each by a circle of profound darkness ; then, in order to see one of them, in such a manner as to bring your mind to bear on it, the other will be utterly excluded from your contemporary consciousness. How is it, then, with the whale ? True, both his eyes, in themselves, must simultaneously act ; but is his brain so much more comprehensive, combining, and subtle than man’s, that he can at the same moment of time attentively examine two distinct prospects, one on one side of him, and the other in an exactly opposite direction ? If he can, then is it as marvellous a thing in him, as if a man were able simultaneously to go through the demonstrations of two distinct problems in Euclid. Nor, strictly investigated, is there any incongruity in this comparison. » (M-D, p. 263.)
20 Sur l’ironie dans Pierre, je renvoie notamment à Sacvan Bercovitch (voir bibliographie).
21 « Absurd as it may seem – men are only made to comprehend things which they comprehended before (though but in the embryo, as it were). » (Pierre…, p. 209.)
22 « With no chartered aristocracy, and no law of entail, how can any family in America imposingly perpetuate itself ? Certainly that common saying among us, which declares, that be a family conspicuous as it may, a single half-century shall see it abased ; that maxim undoubtedly holds true with the commonalty. In our cities families rise and burst like bubbles in a vat. For indeed the democratic element operates as a subtile acid among us ; forever producing new things by corroding the old ; as in the south of France verdigris, the primitive material of one kind of green paint, is produced by grape-vinegar poured upon copper plates. Now in general nothing can be more significant of decay than the idea of corrosion ; yet on the other hand nothing can more vividly suggest luxuriance of life, than the idea of green as a color ; for green is the peculiar signet of all-fertile Nature herself. Herein by apt analogy we behold the marked anomalousness of America ; whose character abroad, we need not be surprised, is misconceived, when we consider how strangely she contradicts all prior notions of human things ; and how wonderfully to her, Death itself becomes transmuted into Life. » (Pierre…, p. 8-9.)
23 Voir, par exemple : Widmer, p. 39 (sur O’Sullivan et la Democratic Review) ; Miller, 1956, p. 71 (sur Cornelius Mathews). Sur l’avènement d’une littérature américaine qui ne se contente pas d’imiter ses modèles, je renvoie également à « The American Scholar » d’Emerson (dans Essays…), ainsi qu’à « Hawthorne and His Mosses » de Melville (dans M-D).
24 « If, sir, nothing can be incorporated with the living body but by assimilation, and if that implies the conversion of one thing to a different thing (as, in a lamp, oil is assimilated into flame), is it, in this view, likely, that by banqueting on fat, Calvin Edson will fatten ? That is, will what is fat on the board prove fat on the bones ? If it will, then, sir, what is iron in the vial will prove iron in the vein. » (C-M, p. 83.)
25 « How different, we herb-doctors ! who claim nothing, invent nothing ; but staff in hand, in glades, and upon hillsides, go about in nature, humbly seeking her cures. » (C-M, p. 84.)
Auteur
Université Stendhal - Grenoble 3, CEMRA
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