L’écriture du Journal de Thoreau (1852), entre science triste et balivernes transcendantalistes
p. 81-93
Texte intégral
1Depuis les années 1840 où il cherchait sa voie, Thoreau s’est progressivement éloigné d’Emerson ; l’amitié pour son aîné a tiédi et le disciple a pris ses distances à l’égard du transcendantalisme. On rencontre alors dans le Journal, diverses remarques qui révèlent qu’il sait combien cette vision du monde est mal perçue par la société de son temps. Dire par exemple qu’une idée est « transcendantale » constitue un jugement négatif, voire un juron impie (vol. IV, p. 2351) : ces « idées qui s’élèvent au-dessus de la terre » ne sont pour la société que des balivernes (« moon-shine2 », vol. IV, p. 237). L’appellation péjorative ne disqualifie pas cette façon de penser aux yeux de Thoreau, qui aime se situer dans l’opposition à la masse des hommes. D’ailleurs, il n’abandonnera jamais l’attitude d’esprit qui établit des correspondances entre le monde des idées et la nature, se nourrit d’analogies et de symbolisme, s’élève dans les sphères glorieuses d’abstractions quelque peu déconnectées de la réalité. C’est même la source de son inspiration poétique, le lieu où se développe sa recherche des valeurs et de la spiritualité qui donnent sens à sa vie.
2Toutefois, s’il aime rêver d’infini, il n’y trouve pas totalement son compte : il a besoin du « lest » que lui procure la vie au grand air, afin d’équilibrer ses pensées et ses sentiments (vol. V, p. 392), dans l’espoir d’atteindre le socle granitique de vérité. C’est le désir de contact avec le réel, avec la nature des environs de Concord, qui le conduit dans ses promenades quotidiennes. En ce lieu, le corps entier prend sa place, et le toucher, l’odorat, l’ouïe, la vue interviennent pour donner toute sa richesse à l’expérience de la nature. Tiraillé entre des tendances contradictoires, Thoreau s’efforce de garder les pieds sur terre pour bien orienter sa vie.
3Il se revendique cependant « transcendantaliste », afin de mieux résister à l’emprise grandissante de la science au milieu du xixe siècle ; il sent qu’une pression insistante s’exerce sur lui pour qu’il soit « scientifique » et qu’il justifie ainsi son existence de promeneur dans la nature. Il dispose pourtant d’une solide culture scientifique et il reconnaît même un certain attrait pour la science : il aime notamment la précision de son lexique, emprunte des éléments de méthode dans sa démarche pour rendre plus fiable son observation de la nature3. Toutefois, quand il adopte les procédés de la science, il le regrette et trouve qu’il devient alors « tristement scientifique4 ». Invité à devenir membre d’une association pour le progrès de la science en mars 1853, alors qu’il a intériorisé ce qu’est la science moderne, il se rend compte que, s’il révélait qu’il s’intéresse aux « lois supérieures », il serait la « risée » de la communauté scientifique : il lui apparaîtrait trop mystique et transcendantaliste. En tant que « philosophe de la nature » ou naturaliste amateur, il appartient au passé ; il n’a pas suivi l’évolution d’une science de plus en plus spécialisée et professionnalisée5. Passionné qu’il est par l’étude de la nature et en contact épisodique avec d’autres amateurs, ou parfois même avec des botanistes de Harvard ou de Boston, Thoreau se sent mal à l’aise auprès de ceux qui pourraient enrichir son savoir6.
4De multiples dénégations concernant son appartenance à la science, ainsi que des remarques sur la complexité de son attitude à l’égard du transcendantalisme et de l’histoire naturelle, soulignent la position hybride de Thoreau, prise entre la science « triste » et les « balivernes » transcendantalistes. Je voudrais avancer l’idée que, grâce au Journal, il n’est pas resté prisonnier de cette opposition : c’est en effet par la rédaction de son ouvrage monumental que Thoreau échappe à cette tension et trouve sa voie originale, son identité. Par la libre écriture quotidienne, il est pleinement lui-même, se situant à l’écart de pôles intellectuels éloignés, mais dont il partage quelques présupposés et dont il se sert pour explorer la distance qui le sépare des phénomènes naturels7.
L’année 1852
5On ne peut guère étudier Thoreau en considérant sa pensée homogène et stable tout au long de sa vie, d’où ressort la nécessité de s’interroger sur ses rapports à la science pendant une période précise, afin de réduire les fluctuations de ses idées, sans pour autant diminuer la complexité de sa position. L’année 1852 se situe dans la période où, tout en continuant à préparer le manuscrit de Walden, Thoreau consacre beaucoup de son énergie littéraire au Journal : il semble y être devenu plus créateur. Il remarque que 1852 est « son année de l’observation » (vol. V, p. 174, 2 juillet 1852), qu’il est absorbé par l’examen de phénomènes et de multiples détails aux alentours de Concord. La nature est très présente dans sa vie : il marche beaucoup, jusqu’à deux fois par jour, au petit matin ou de nuit, en fonction des « inspections » de la nature qu’il doit conduire. Il ne délaisse pourtant pas l’écriture et, alors même qu’il est engagé depuis janvier dans la rédaction de la quatrième version de Walden, il écrit quotidiennement jusqu’à une dizaine de pages du Journal8. Tenir régulièrement son journal est devenu, dès 1851, une activité littéraire essentielle pour lui, le complément indispensable de ses promenades journalières. C’est encore plus vrai en 1852.
6Toute l’année qui précède, il a beaucoup lu de récits de voyage, de guides sur la nature locale (Loudon, Asa Gray), et il a emprunté aussi à Harvard et à la Boston Society of Natural History des ouvrages de fond rédigés par des savants (Linné, Humboldt, Lyell, Darwin, Agassiz, Cuvier, Gould, etc.)9. On aurait pu s’attendre à ce qu’à la suite de ces lectures sa vision devînt plus savante. Il n’en est rien apparemment et Thoreau exprime de nombreuses critiques à l’égard de la nouvelle science. En 1852, il jouit d’une vaste culture scientifique, consacre beaucoup de temps à l’étude de la nature, mais il ne devient pas pour autant un botaniste qu’Harvard pourrait recruter comme professeur associé : il ne le souhaite pas. Les centaines de pages du Journal révèlent la multiplicité de ses intérêts qui ne peuvent se réduire à ceux de la science ; elles montrent à l’évidence que le passage par les mots reste pour lui essentiel.
Une observation apparemment scientifique
7Ses comptes-rendus d’observations sont parsemés de références à l’opinion de naturalistes dont il a lu les traités et retenu les principes. Il note ainsi qu’il apprécie les instructions que donne Linné pour l’herborisation : en une petite page, le naturaliste suédois introduit « la loi et l’ordre et le système » (vol. IV, p. 387). Thoreau lui-même décrit avec méthode et minutie, multiplie les points de vue, plonge dans les particularités en s’efforçant d’être exhaustif, aussi bien à propos de bulles dans la glace, que de lichens ou du fond de la rivière. Il est conscient que les phénomènes de détail qu’il observe sont régis par des lois naturelles : il les recherche même, car elles révèlent que le monde est ordonné et a du sens (vol. IV, p. 239 et vol. V, p. 232).
8Bien qu’il soit critique à l’égard des systèmes de classement d’objets naturels10, il organise méthodiquement certaines informations qui l’intéressent : il copie d’interminables listes de noms de fleurs, souvent en latin pour une plus grande fiabilité. Plus tard, il reprend son Journal, rassemble et classe par date de première floraison ; il précise celles qui lui semblent précoces ou non, indique la durée pendant laquelle elles ont été en bouton (vol. V, p. 252-259). Dans ces pages se font jour l’impérative pulsion de voir et le désir de tout contrôler pendant les mois de la floraison. L’exhaustivité lui est essentielle, il compte le nombre de fleurs vues dans une journée et signale plus tard ses oublis. Il donne l’impression d’« inspecter » la nature (vol. IV, p. 377), de la surveiller pour ne rien laisser échapper, et se définit ainsi : « […] je vais de tous côtés, examinant les œuvres de la Nature, sans fainéanter [… ]11. »
9Thoreau aime la précision du jargon scientifique auquel il fait appel : ces termes adéquats12 sont de précieux outils qui révèlent que l’on connaît parfaitement la réalité dont on parle. Il n’en est pas esclave toutefois et recommande que l’on puisse aussi s’exprimer en langage populaire compréhensible de tous. Surtout, il aime ces mots techniques pour leur qualité musicale ou poétique, pour leur expressivité (vol. V, p. 83-84). Il a aussi recours à des dessins schématiques, afin de préciser sa pensée et lui donner une forme plus corporelle, en s’aidant de la dimension visuelle et du geste.
10Grâce à ces outils, il enregistre le passage des saisons (vol. IV, p. 349), mais aussi la beauté des couchers de soleil que les météorologistes oublient (vol. V, p. 161), car son but diffère de celui des techniciens de la nature. Dans ses travaux sur les graines et la succession des espèces d’arbres, à la fin de la décennie, une certaine méthode scientifique lui permettra d’être pris au sérieux comme naturaliste et de participer au débat entre l’évolution et la « création spéciale ». Cela ne doit pas faire illusion cependant : à l’exception du cas où, à la fin de sa vie, il répond par la négative à la question de la génération spontanée et se rapproche de l’hypothèse de Darwin13, Thoreau se pose fréquemment des questions14 mais n’élabore pas de problématique scientifique. Il ne cherche pas l’explication des phénomènes pour étendre le champ du savoir et combler des lacunes. Seule la connaissance en fonction de l’homme et de lui-même l’intéresse vraiment, et il avoue pencher pour les savoirs de l’Indien, du pêcheur, du bûcheron ou du chasseur d’abeilles – savoirs non scientifiques, peut-être même basés sur des croyances infondées, mais globalement plus humains et donc plus près de la vérité qu’il poursuit : « Je préfère le savoir de l’homme qui n’est pas un scientifique, il est tellement plus chargé d’humanité15. » Cette recherche est affaire de manière d’être, d’exigence morale. Connaître notre environnement naturel fonde un mode de vie : savoir habiter avec bonheur le monde où nous nous trouvons.
11Ce qui paraît le plus proche de la science chez lui, en 1852, réside dans son épistémologie de la perception, une réflexion sur la méthode pour connaître le monde – pensée de type philosophique, il est vrai. Thoreau s’intéresse aux conditions de la perception du paysage, à la qualité de la lumière suivant le moment de la journée, aux reflets qui modifient l’apparence, à la distance où l’observateur se situe16, à sa position par rapport à l’objet observé, ainsi qu’aux faits corrélés qui peuvent modifier l’observation. Il réalise des expériences de vision, comme regarder la tête en bas pour que le ciel soit à la place de la terre : en fait, il s’agit d’un exercice transcendantaliste destiné à rendre le familier étrange ou à forcer le lien avec les cieux, expérience pratiquée par Emerson qui lui en avait sans doute donné l’idée.
12Thoreau oppose deux types de méthode et compare leurs mérites. D’une part, il valorise la préparation, l’intention de l’œil (vol. IV, p. 329), la prévision faisant songer à la méthode scientifique. Il recherche activement des différences entre des arbustes, relève l’évolution des fleurs d’une semaine à l’autre, note des écarts par rapport à l’année précédente (vol. V, p. 75-76). Cependant, la valorisation fréquente de l’anticipation afin d’être prêt à recevoir le spectacle de la nature laisse apparaître l’importance du désir qui motive l’observateur. D’autre part, il insiste souvent sur le loisir nécessaire à l’observation correcte d’un seul phénomène. Il faut à la fois du temps et une certaine passivité favorable à la réceptivité, une disponibilité due au fait que les yeux comme les pensées errent de façon distraite : « Ne vous préoccupez pas de regarder. N’allez pas à l’objet, laissez-le venir à vous […]. Ce dont j’ai besoin n’est pas du tout de regarder – mais d’une vraie flânerie du regard17. » Cet indispensable état de loisir fonde la constitution d’une connaissance approfondie de la nature où s’inscrit sa quête. La formulation ne laisse pas de doute que l’objet n’en est pas l’accroissement de la science, mais bien l’enrichissement humain à partir de cette contemplation de la nature : « Il faut plus d’un jour de profond attachement pour connaître et posséder la richesse d’un jour18. »
13Cet intérêt humain explique qu’il ait trouvé plus de bénéfice à lire les travaux des naturalistes du xviiie siècle que ceux des hommes de science contemporains : les « pères de la science » (vol. IV, p. 354) exprimaient le rapport de l’humanité avec le monde, sans oublier d’intégrer une dimension religieuse à leurs descriptions. De cette histoire naturelle sortait une « histoire », c’est-à-dire ce que l’on raconte et qui a un sens, voire une morale, qui « nous réconforte et nous satisfait19 ». On peut conclure que sa perception de la nature est humaniste au sens où :
La nature doit être vue humainement pour être vraiment vue, c’est-à-dire que ses scènes doivent être associées aux affections humaines, comme celles que l’on éprouve pour son lieu de naissance, par exemple. Elle a particulièrement du sens pour un amoureux.20
14La question de Thoreau en face des phénomènes de la nature est toujours la même : en quoi concernent-ils l’homme ? C’est ce qui le préoccupe dans les lichens : « Les systèmes les plus élaborés et les plus secs nous disent mieux finalement en quoi ils concernent l’homme21. » Il a beau affirmer que ces questions sont aussi celles que pose le savant, il est évident qu’il suit la logique de la culture de soi, pas tellement celle d’une recherche scientifique, ou alors il s’agit d’une recherche de type écologique pour laquelle la place de l’humanité dans la nature est devenue essentielle et modifie la perspective de la science.
L’écriture du Journal et l’implication du sujet
15Invité à donner des conférences sur des sujets scientifiques en 1860, Thoreau met en avant ses intérêts esthétiques et transcendantalistes pour refuser ; il résume ce qui exclut son appartenance au monde de la science en disant qu’il se consacre à « l’absorption de la nature en général » et que sa façon de traiter ses observations n’a rien de scientifique (The Correspondence…, p. 583). Il n’est pas un observateur discret, aussi objectif que possible, prêt à laisser sa place à un autre chercheur anonyme qui vérifierait la même chose. L’affirmation vaut pour l’année 1852 : Thoreau « absorbe » la nature avec avidité et sensualité, ce dont témoigne son Journal.
16Thoreau ne masque pas sa présence en tant que sujet des observations qu’il retranscrit : il sélectionne ce qui le concerne, lui, l’amoureux de la nature qui est sur le terrain dès l’aube, quand il a rendez-vous avec une plante dont il espère voir éclore la fleur. L’attention passe de la connaissance de l’objet, qui pourrait être scientifique, à celle du sujet : pourquoi est-il concerné, quel est l’effet sur lui ?
Pourquoi faut-il que ces spectacles et ces sons particuliers accompagnent nos vies ? Pourquoi devrais-je entendre le bavardage des merles, pourquoi sentir la mouffette chaque année ? J’aimerais volontiers explorer la relation mystérieuse qui m’unit à ces choses.22
17Pour lui, le réel n’est jamais « sans double » (Rosset, 1976), mais doté d’une signification qui s’adresse à lui et lui parle, comme les passereaux migrateurs « portent des messages qui concernent [sa] vie » (vol. IV, p. 407). Thoreau insiste sur ses sentiments, sur son attraction pour les objets naturels (vol. V, p. 128 et 293) ou bien la « sympathie » qu’il ressent pour des herbes (vol. V, p. 243), des lichens même, dont il admire la bordure festonnée sur un tronc d’arbre : « Je pourrais passer des heures à étudier un seul morceau d’écorce. Comme ils prospèrent ! Je sympathise avec leur croissance23. »
18Il en résulte une relation qui transgresse la coupure humain / non-humain, parce que l’observateur recherche la fusion, la dissolution dans la nature : il veut « se perdre », « s’enterrer » parmi les roseaux du bord de la rivière (vol. V, p. 323). Il ne se souhaite pas distinct de la nature, mais pleinement intégré :
Je vis dehors pour la part de minéral, de végétal et d’animal qui est en moi. […] Ma pensée fait partie du sens du monde, d’où il résulte que j’utilise une partie du monde comme symbole pour exprimer ma pensée.24
19Lorsqu’il s’interroge sur la signification du paysage, il passe sans transition à l’effet produit sur lui :
Que sont ces rivières et ces collines, ces hiéroglyphes que mes yeux contemplent ? Il y a quelque chose de stimulant dans cet air auquel je suis particulièrement sensible, dans ce vent bien réel qui souffle au-dessus de la surface de la planète […].25
20Ainsi, l’orage condense ses pensées (vol. IV, p. 442), ou bien il est calmé par les couleurs du paysage (vol. IV, p. 494), encouragé par les canneberges (vol. V, p. 42), tonifié par l’arôme des noix vertes (vol. V, p. 298). La description n’est jamais sèchement factuelle, car elle mêle les impressions de l’observateur, son plaisir (vol. V, p. 60), et c’est ce plaisir même qui motive la question occupant son esprit au moment où il rédige le souvenir :
Cela vaudrait la peine de dire pourquoi un marécage nous plaît – quelles espèces nous plaisent – mais aussi quel temps, etc., analyser nos impressions. Pourquoi le gémissement de la tempête me donne du plaisir.26
21L’évocation de la réalité recourt à la fois au langage précis de la science et aux analogies suggérées par l’imagination. Thoreau procède par association d’idées, introduisant ses observations avec la formule « cela me rappelle » : il révèle ainsi plus de lui-même, de son monde intérieur que de l’objet qu’il voudrait décrire27. L’enivrement pour le réel provient en particulier d’une esthétisation de l’expérience qui donne un sens, une valeur à la perception de tel aspect du paysage. Celui-ci est fréquemment décrit comme un tableau, encadré par des lignes : Thoreau signale les contrastes de couleurs, apprécie la variété des formes, les changements de l’éclairage ou les perspectives. Il décrit inlassablement les teintes du ciel à l’aube puis à l’aurore, s’enthousiasme pour la beauté des couchers de soleil. Les couleurs tiennent d’ailleurs une part considérable dans ses préoccupations : il les définit, les nomme, leur invente des noms (vol. IV, p. 462 et vol. V, p. 165). Elles constituent même un projet – dresser la liste exhaustive des premières feuilles qui rougissent (vol. V, p. 265) – ; il réfléchit à la signification qu’il accorde au rouge (vol. V, p. 214) ou au bleu, couleur céleste (vol. V, p. 276). Le mystère de la couleur réside au cœur de sa quête, qui se révèle ici bien éloignée des buts de la science. Son monde est celui des poètes, et pas des hommes de science : « La couleur, qui est la richesse des poètes, a tant de prix que la plupart se contentent des contours et de dessins au crayon ; ils deviennent des hommes de science28. »
22Pour un transcendantaliste, il est facile de passer de la beauté à la morale29. Thoreau attribue une « valeur » à l’ombre ou à la silhouette bleue des montagnes (vol. V, p. 215), considère comme « positive » la douceur de l’air (vol. V, p. 47). Les qualificatifs sont pris dans un système axiologique qui n’a rien de scientifique, mais provient de la superposition de sens empruntés au système transcendantaliste : la nature y est par définition saine, morale, innocente (vol. V, p. 122-123 et 125), ce qui n’aura aucun caractère d’évidence et ne convaincra pas ceux qui ne partagent pas les présupposés du transcendantalisme.
23Thoreau ne sait pas toujours trouver comment dire cette beauté qu’il recherche dans les phénomènes naturels et dans les paysages de Nouvelle-Angleterre : elle est inaccessible, « indicible » (vol. V, p. 174). En revanche, elle est toujours source de joie, à l’origine de la tonalité dominante du Journal, « livre qui enregistrera toutes nos joies, notre extase30 ». L’expression de ce sentiment exaltant devant les spectacles de la nature et les miracles de couleurs ou de formes, est décrite par la notion d’« allégresse » exposée par Clément Rosset (Rosset, 1979, p. 95) à propos de la perception du réel :
Or il est une expérience qui témoigne d’une pensée sans arrière-pensée, d’une perception du réel se passant de toute référence à l’autre. Cette expérience est l’allégresse : soit une approbation de l’existence qui consiste à estimer, sinon contre du moins indépendamment de toute raison ou bien-fondé, que le réel est « suffisant » – c’est-à-dire se suffisant à lui-même, et suffisant en outre à combler toute attente concevable de bonheur.
24Il apparaît que Thoreau n’est pas vraiment concerné par une perspective scientifique à l’égard de la nature, même s’il s’engage dans un inventaire relativement classé, mesuré et daté des faits qu’il a observés. Il faut bien entendre son refus de la science comme rejet de la pression sociale envahissante et comme moyen de se définir en opposition à la société. Le Journal reste avant toute chose le lieu de la construction de soi, du rassemblement de ses pensées contradictoires dans une tentative pour les accorder. C’est un laboratoire où il se voit vivre, sauve ses pensées originales de l’oubli, et raffermit son identité au contact de la nature.
25C’est pourquoi, dans les considérations à propos de l’écriture de la nature, il insiste tant sur la nécessité d’écrire sur le terrain – à chaud, dans l’urgence – les mots liés à la vie (vol. IV, p. 296). Ils seront parfois retranscrits tels quels, sans verbe et sans ponctuation, parfois rédigés soigneusement en paragraphes, de telle sorte qu’ils seront prêts à trouver place dans Walden, œuvre qu’il mettait au point en même temps. Le Journal récupère la vie, alors que Thoreau se plaint que la science ne voie jamais que le squelette et manque l’esprit (vol. IV, p. 296). La pensée, l’écriture avec son travail sur l’expressivité des mots et les images, transforment les faits bruts (vol. IV, p. 456) en « faits de poètes », qui ne sont pas ceux de l’homme de science :
Les faits collectionnés par le poète sont enfin transcrits comme les graines ailées de la vérité, des samares, teintées par son attente. […] Les faits tombent de l’observateur poète comme des graines mûres.31
26Les regards littéraires et scientifiques n’ont pas la même visée. Thoreau est conscient qu’ils sont inconciliables en une seule personne, bien que chacun puisse emprunter à l’autre :
Il est impossible à une même personne de voir les choses du point de vue du poète et de celui de l’homme de science. Le deuxième amour du poète peut être la science, jamais le premier.32
27Derrière la généralisation sur les poètes se cache Thoreau.
Le réel fabuleux
28C’est enfin la quête d’un au-delà de la nature qui disqualifie Thoreau en 1852 comme naturaliste scientifique : il recherche le pourquoi de la nature, sa visée ultime, ce qui dépasse le physique. Dans sa poursuite des « phénomènes remarquables » (vol. V, p. 122), comme l’arc-en-ciel, la foudre ou la glace, Thoreau vise le réel fabuleux33, c’est-à-dire digne de la fable, invraisemblable quoique réel. Il veut, dit-il, que les choses soient « incroyables, trop belles pour paraître vraies34 ». Il est motivé par une attente non scientifique pour ce qu’il appelle alternativement « mirage » ou « miracle » (vol. IV, p. 338 et vol. V, p. 309), qui est de l’ordre de l’enchantement du monde (vol. V, p. 272). Or, justement, la science n’est par définition pas concernée par la dimension métaphysique35. Après avoir dénoncé la science pour son mélange de présomption et d’ignorance, il affirme son credo :
Tous les phénomènes de la nature doivent être perçus dans l’émerveillement et l’effroi, comme dans le cas de l’éclair, et d’un autre côté, la foudre elle-même doit être considérée avec sérénité comme le phénomène le plus familier et le plus innocent.36
29Toutes les productions de cette nature généreuse, exubérante, quoique simple et ordonnée, lui donnent le sentiment que la Terre est un monde harmonieux, un cosmos en devenir, où les discordances se résoudront. Sa perception laisse entendre l’Ineffable, la présence de l’Esprit : elle ne dissèque pas la nature comme le fait la science, mais au contraire révèle que la Terre est bien vivante. Que Thoreau observe un lichen, une saxifrage ou un coucher de soleil, il a l’impression que ces détails ou éléments du paysage symbolisent un ensemble riche et cohérent, constituant le monde qu’il habite. Sa vision voudrait se modeler plutôt sur celle de l’enfant qui cueille sa première fleur, émerveillé par tant de beauté, que sur celle du botaniste, sèchement organisée par la raison (vol. IV, p. 329).
30Thoreau consent uniquement à se rapprocher de la science du xviiie siècle, celle de Linné dont la classification lui offre une place dans le groupe fourre-tout des « Miscellaneous Botanophilists » (vol. IV, p. 354), ceux qui n’entrent pas dans les catégories habituelles, à la fois des amateurs de savoir botanique et de poésie du monde. Thoreau ne veut pas se cantonner dans la perspective restreinte de la science moderne, mais conserver sa liberté d’imagination et de contemplation. Il se plaît en quelque sorte à « prendre deux poissons avec un seul hameçon » (Walden, p. 175), comme lorsqu’il pêche de nuit, absorbé par ses pensées cosmogoniques, tout en étant relié à la nature par la secousse de la ligne. Les dernières pages de 1852 (vol. V, p. 411-413) montrent qu’il trouve dans son Journal un lieu pour rassembler tous ses intérêts : il consigne des notes de lecture confirmant les observations faites sur le terrain, ou bien poursuit sa réflexion sur le mode de reproduction des arbres à partir de constatations sur les châtaignes enfouies dans les feuilles mortes.
31Flâneur bien occupé, il développe une philosophie du loisir nécessaire pour la pleine appréciation des plus petits phénomènes naturels. Comme le bourdonnement du moucheron évoque la musique des sphères, le moindre détail prend une valeur exceptionnelle puisqu’il symbolise l’ensemble cohérent du monde : Thoreau met en mots l’élément particulier pour raconter cette histoire naturelle réconfortante qui l’aide à mieux vivre.
Notes de bas de page
1 Les références au Journal de Thoreau données dans le texte indiquent volumes et pages de l’édition Princeton. Je traduis.
2 Voir aussi la lettre du 16 juillet 1860, The Correspondence…, p. 584.
3 Thoreau note aussi que la botanique mérite d’être étudiée pour la précision de ses termes descriptifs (vol. III, p. 382) et l’accès qu’elle donne à des systèmes de classification, comme celui de Linné qu’il apprécie. On connaît très précisément l’étendue de sa culture scientifique : voir la longue liste des livres qu’il a lus, notamment tout au début des années 1850 (Sattelmeyer, 1988).
4 Lettre du 13 juillet 1852, The Correspondence…, p. 283. Ses rapports ambivalents avec la science, au moment où le positivisme gagne du terrain, ont été étudiés par plusieurs critiques qui cherchent dans l’ensemble de son œuvre à comprendre les modalités de son appartenance aux cultures littéraire et scientifique. Parmi eux, Robert K. McGregor s’intéresse à sa nouvelle vision de la nature, au passage du transcendantalisme à la perspective du naturaliste à orientation écologique. La biographie intellectuelle de Robert D. Richardson veut situer Thoreau dans l’histoire des idées ; elle suit les oscillations de sa pensée entre préoccupations de naturaliste et intérêts esthétiques. L. D. Walls a attiré l’attention sur l’impact du modèle holistique de Humboldt (explorer, mesurer, collectionner, tout savoir d’un lieu et repérer des ensembles). Plus récemment, Alfred I. Tauber a montré comment, entre romantisme et positivisme, Thoreau s’est efforcé d’intégrer dans son savoir un sens personnel, une vision morale : chargée de valeurs, portée par une ferveur quasi mystique, sa perception humanise l’objectivité du naturaliste. Pour cette brève étude, j’ai privilégié la lecture attentive du journal de 1852, année pendant laquelle Thoreau prend une direction plus ouvertement scientifique en consignant toutes ses observations et donc en donnant à son journal un poids considérable ; l’écriture lui offre un espace intermédiaire entre sensibilité littéraire et approche scientifique, où il peut dépasser l’opposition entre le transcendantalisme et le positivisme.
5 « Le fait est que je suis un mystique – un transcendantaliste et un philosophe de la nature par surcroît. » (Vol. V, p. 469-470.) Voir Tauber, p. 121-125, sur l’évolution de la science, en particulier en Nouvelle-Angleterre au milieu du siècle.
6 Beaucoup de dénégations, de critiques à l’égard de la science : « Si vous voulez acquérir la sagesse, apprenez la science et ensuite oubliez-la » (vol. IV, p. 483) ; voir aussi vol. V, p. 19 et vol. V, p. 149.
7 « […] le point qui m’intéresse se situe quelque part entre moi et eux (c’est-à-dire les objets). » (Vol. X, p. 164-165.)
8 Il écrit 675 pages dans l’année, soit en moyenne près de 2 pages par jour.
9 R. D. Richardson, 1986, p. 242-246 ; Sattelmeyer, 1988, p. 79-83 ; Tauber, p. 104-139. Voir la bibliographie des ouvrages auxquels Thoreau se réfère dans le Journal, vol. IV, p. 583-587 et vol. V, p. 531-535.
10 Faillite et critique des systèmes de classement qui manquent la vie (vol. IV, p. 305-306). Slovic (p. 50), Worster (p. 65) et Walls ont tous noté l’origine de ces listes chez Humboldt.
11 « […] I am abroad viewing the works of Nature and not loafing […]. » (Vol. V, p. 167.)
12 Comme lorsqu’il décrit des chatons de saules avec une grande précision de termes techniques (vol. V, p. 58) ; voir aussi vol. IV, p. 368-369 et 387.
13 Il a lu De l’origine des espèces au début de 1860 (Sattelmeyer, 1988, p. 163). Ses derniers manuscrits montrent sa réceptivité à la théorie de l’évolution : Faith in a Seed, p. 102 et 205 ; Wild Fruits, p. 241 et 263.
14 Par exemple ; vol. IV, p. 252 ; vol. V, p. 8, 27, 267, 286 et 293.
15 « I love best the unscientific man’s knowledge there is so much more humanity in it. » (Vol. IV, p. 345.)
16 Il s’intéresse à la valeur de la distance, de près, de loin (vol. V, p. 343).
17 « Be not preoccupied with looking. Go not to the object let it come to you. […] What I need is not to look at all – but a true sauntering of the eye. » (Vol. V, p. 343-344.) Sur la valeur du loisir, voir vol. V, p. 412.
18 « It requires more than a days (sic) devotion to know and to possess the wealth of a day. » (Vol. IV, p. 269.)
19 « […] the great story itself – that cheers and satisfies us. » (Vol. V, p. 413.)
20 « Nature must be viewed humanly to be viewed at all – that is her scenes must be associated with humane affections – such as are associated with ones (sic) native place for instance. She is most significant to a lover. » (Vol. V, p. 164.)
21 « The most elaborate and dryest system must tell us better at last how they concern man. » (Vol. IV, p. 340.)
22 « Why should just these sights and sounds accompany our life ? Why should I hear the chattering of blackbirds – why smell the skunk each year ? I would fain explore the mysterious relation between myself and these things. » (Vol. IV, p. 468.)
23 « I could study a single piece of bark for hours. How they flourish ! I sympathize with their growth. » (Vol. IV, p. 293.)
24 « I keep out of doors for the sake of the mineral vegetable and animal in me. […] My thought is a part of the meaning of the world – and hence I use a part of the world as a symbol to express my thought. » (Vol. V, p. 393.)
25 « What are these rivers and hills – these hieroglyphics which my eyes behold ? There is something invigorating in this air which I am peculiarly sensible is a real wind blowing from over the surface of a planet […]. » (Vol. V, p. 309.)
26 « It would be worth the while to tell why a swamp pleases us – what kinds please us – also what weather etc. analyze our impressions. Why the moaning of the storm gives me pleasure. » (Vol. IV, p. 406.)
27 Par exemple : vol. IV, p. 348, 395 et 452. Lorsque la surface de Walden en avril lui rappelle une mer dans l’Arctique (vol. IV, p. 411), parce qu’il vient de lire le livre de sir J. Richardson, le lecteur ne sera guère convaincu de la pertinence de la comparaison. Ou la forme apprivoisée, civilisée, d’une feuille de chêne blanc (vol. V, p. 387), ce qui laisse perplexe.
28 « Color, which is the poets (sic) wealth is so expensive, that most take to mere outline or pencil sketches and become men of science. » (Vol. IV, p. 347.) Voir aussi vol. V, p. 96.
29 La beauté s’adresse à celui qui est vertueux (vol. V, p. 79).
30 « A Journal – a book that shall contain a record of all your joy – your extacy. » (Vol. V, p. 219.)
31 « Facts collected by a poet are set down at last as winged seeds of truth – samarae – tinged with his expectation. […] Facts fall from the poetic observer as ripe seeds. » (Vol. V, p. 112.)
32 « It is impossible for the same person to see things from the poet’s point of view and that of the man of science. The poets (sic) second love may be science – not his first. » (Vol. IV, p. 356.)
33 « Impostures et illusions passent pour d’incontestables vérités, tandis que la réalité est fabuleuse. » (Walden, p. 95.)
34 « I want things to be incredible – too good to appear true. » (Vol. IV, p. 483.)
35 Voir Tauber (p. 126) sur la critique romantique de la science.
36 « All the phenomena of nature need be seen from the point of view of wonder and awe – like lightning – and on the other hand the lightning itself needs to be regarded with serenety (sic) as the most familiar & innocent phenomena. » (Vol. V, p. 159.) Cette phrase est extraite d’une réflexion nuancée sur les mérites comparés des superstitions et de la science, à propos d’un arbre et d’une maison foudroyés (27 juin 1852, vol. V, p. 157-160). Il préfère finalement la foi confiante de l’homme vertueux à l’assurance présomptueuse de la science qui « croit » aux paratonnerres.
Auteur
Université Lumière - Lyon 2, UMR 5611, LIRE
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