Introduction
p. 7-17
Texte intégral
1Parce qu’elles explorent à première vue des objets distincts, la science et la littérature semblent constituer des pratiques étrangères l’une à l’autre : le premier terme renverrait à une activité fondée sur l’observation de la réalité matérielle qui vise à construire un savoir vérifiable, tandis que le second désignerait une démarche inverse qui s’intéresse à ce qui n’est pas et dont le sens ne cesse de se dérober au regard du lecteur. Cette apparente distinction ne résiste pas à un examen plus attentif, que l’on envisage la question à l’aune de l’époque contemporaine ou des siècles passés.
2Les découvertes effectuées tout au long du xxe siècle ont fait entrer les sciences dans l’ère du soupçon et ont remis en cause l’idée d’une réalité unique et objective. Certains chercheurs en littérature ont d’ailleurs montré que les outils conceptuels de l’analyse narratologique permettent de rendre compte du fonctionnement de l’écriture mathématique (Knoespel). Inversement, les neurosciences, les mathématiques ou la physique fournissent à la critique des concepts qui lui permettent d’explorer la nature de l’écriture littéraire, mais aussi de l’acte même de lecture1. Ces quelques exemples, qui n’ont aucune prétention à l’exhaustivité, suggèrent comment, aujourd’hui, les deux domaines relevant apparemment de sphères hermétiques s’éclairent et s’interrogent mutuellement.
3Au début du xixe siècle, science et littérature ne sont pas clairement distinguées, et cela en partie en raison de la non-professionnalisation de ces deux activités, notamment aux États-Unis. Les écrits scientifiques sont d’ailleurs souvent inclus dans les anthologies littéraires publiées dans les premières décennies de la jeune république américaine (Niemeyer, 1997, p. 10). En outre, même à la fin du xixe siècle, la science reste un concept aux contours relativement flous, qui ne renvoie pas toujours exclusivement aux sciences naturelles et inclut parfois les « sciences morales » et certaines disciplines qualifiées aujourd’hui de sciences humaines (J. Turner, p. 762 et 767). Robert J. Scholnick souligne néanmoins que tout au long du xixe siècle, les sphères scientifique et littéraire s’autonomisent à mesure que la science se professionnalise (Scholnick, p. 1). Les phénomènes de captation du discours scientifique par les écrivains américains n’en restent pas moins visibles et multiformes : les découvertes scientifiques et technologiques sont autant de thèmes que les écrivains de l’époque évoquent dans leurs œuvres, et les différents domaines de la science fournissent à la littérature tout un ensemble d’images et de métaphores qu’elle peut ensuite utiliser pour penser l’homme, la société, mais aussi, de manière plus réflexive, la science ou la littérature elles-mêmes. Les liens entre science et littérature ne sont donc pas simplement une question à deux termes lorsqu’on les envisage dans le contexte de l’Amérique du xixe siècle. Afin d’en saisir les subtilités, mais aussi les ambiguïtés et les paradoxes, il apparaît nécessaire d’appréhender la question dans ses résonances avec plusieurs concepts qui traversent la société et l’imaginaire de l’Amérique de l’époque.
4Science et littérature dans la jeune république présentent certaines similarités. Une fois l’indépendance politique acquise pour les colonies, la question de l’émergence d’une littérature, mais aussi d’une activité scientifique propre, se pose pour les États-Unis. Comme le souligne Emerson dans « The American Scholar » en 1837, il s’agit pour les écrivains américains de rompre avec des pratiques d’écriture qui consistent à imiter et perpétuer les modèles européens. La science s’interroge elle aussi sur son identité et sa survie une fois que les sociétés savantes britanniques ne sont plus là pour la financer et définir son orientation. Les enjeux s’avèrent ainsi indissociables de l’identité nationale et politique du pays. De même que les écrivains américains voient dans la démocratie la promesse d’un avenir glorieux pour les lettres américaines, l’écrasante majorité des hommes de science considère que les États-Unis constituent un environnement propice au développement scientifique (Daniels, p. 127). La presse se fait d’ailleurs volontiers le relais de cette posture nationaliste.
5La place de ces deux activités dans la société américaine est pourtant loin d’être acquise. Souvent prise pour cible par les utilitaristes à tout crin, la littérature n’est pas la seule à subir leurs attaques tout au long du xixe siècle. Alors que la société américaine se démocratise et que le pouvoir politique glorifie le common man à partir de l’élection d’Andrew Jackson, la sphère scientifique se trouve régulièrement critiquée par ceux qui jugent la légitimité de la science à l’aune de son utilité immédiate. Déjà, au tout début du siècle, l’expédition de Lewis et Clark est justifiée essentiellement par des arguments d’ordre militaire, commercial ou agricole (Daniels, p. 177-178). Alors qu’à partir du milieu du siècle (notamment avec la création de l’American Association for the Advancement of Science), les hommes de science considèrent que la valeur de leurs travaux ne peut être évaluée que par leurs pairs et que leurs recherches doivent rester indépendantes du pouvoir politique, l’opinion voit dans ces nouvelles pratiques et ces revendications une forme d’élitisme visant à préserver les intérêts corporatistes d’une clique de privilégiés (Daniels, p. 165 et 170). Si l’éloignement entre les sphères littéraire et scientifique est indéniable à mesure que la science se professionnalise, les divergences ne sont pas moindres entre science et technologie : pour les scientifiques, le but de leur discipline est désormais moins l’application pratique de leurs observations et de leurs découvertes que la contribution qu’ils apportent à leur discipline (Daniels, p. 274)2.
6Les notions de nature et de progrès permettent également de comprendre certains enjeux de la foi en la technologie qu’expriment nombre d’Américains à l’époque. Si certains intellectuels ou artistes, comme Thomas Cole, redoutent les conséquences de la destruction des étendues sauvages par l’Homo americanus, la domestication de la nature grâce au progrès technologique apparaît le plus souvent comme une nécessité : alors que la nation ne cesse d’étendre son territoire, l’application des découvertes scientifiques – notamment le bateau à vapeur, le chemin de fer et le télégraphe – est censée réduire les distances entre les différents États et garantir ainsi l’unité de la nation (Barney, p. 304). Déjà, dans les colonies puritaines de l’époque coloniale, le territoire américain est perçu comme une terre promise, mais également comme un environnement potentiellement hostile, habité par des créatures païennes et des démons. La maîtrise de la wilderness est donc la condition de la survie – physique et spirituelle – de l’aventure américaine. On retrouve également ce lien entre nature et technique dans le rêve pastoral d’un Jefferson, qui ne voyait pas dans le progrès technologique une menace au développement d’une société rurale guidée par la vertu (Marx, p. 150).
7Si, au xixe siècle, la science doit permettre à l’homme de découvrir la beauté de la nature (Jaworski, p. 3), le monde technologique est d’ailleurs parfois envisagé comme un objet esthétique qui touche au sublime : de la locomotive au câble transatlantique, en passant par certains ouvrages d’art comme le pont de Brooklyn, de nombreux écrivains cherchent à capter le « sublime technologique ». Il est vrai que la portée de ces découvertes ainsi que les échelles gigantesques qu’elles mettent en jeu se prêtent bien à ce sentiment quasi religieux décrit par Edmund Burke (Pétillon, p. 44-45). La matérialisation concrète et palpable de la science participe donc d’un imaginaire qui traverse et imprègne la jeune Amérique. Les textes qui explorent ces objets technologiques soulèvent par la même occasion des enjeux politiques et identitaires cruciaux en donnant à voir « le progrès sublime de la race » (Marx, p. 197).
8La littérature engage également un dialogue complexe avec les liens entre science et nature. La question est indissociable de concepts liés au territoire américain, plus particulièrement la pastorale et la wilderness. Leo Marx a analysé l’un des paradigmes de la littérature américaine chez plusieurs écrivains américains tels que Hawthorne, Thoreau et Twain : le motif de « la machine dans le jardin », c’est-à-dire l’intrusion soudaine d’un objet technologique – le train notamment – dans un environnement naturel idyllique. Loin de se réduire à une dénonciation de la laideur du progrès scientifique ou de susciter un discours nostalgique sur la destruction de son environnement par l’homme, ce motif permet aux écrivains de transformer ce qui pouvait apparaître comme un hommage convenu à la contemplation de la nature en un état d’âme beaucoup plus complexe et ambivalent.
9La littérature américaine n’entend donc pas être réduite à un simple divertissement. Pour de nombreux auteurs de l’époque, elle vise à explorer les mystères du monde et à énoncer des vérités – deux objectifs qui rappellent ceux de la science. Cette posture est tout particulièrement visible chez Melville qui, dans Moby-Dick, rappelle par le biais de la voix de son narrateur que toute « vérité est profonde3 ». Il appartient alors à l’écriture d’explorer ces profondeurs insondables et leurs mystères. Dans « The Poet », Emerson va même jusqu’à affirmer la supériorité du poète sur le scientifique : « The poet alone knows astronomy, chemistry, vegetation, and animation, for he does not stop at these facts, but employs them as signs » (Emerson, Essays and Lectures, p. 456). En ce sens, la littérature partage – et dépasse – certains objectifs de la connaissance scientifique.
10Enfin, le rapport entre littérature et science ne se réduit pas au discours que les écrivains américains de l’époque portent sur la science. Il s’agit également d’une question d’intertextualité : la captation, l’assimilation et la transformation d’un langage par un autre. C’est pourquoi il s’est avant tout agi, dans le présent ouvrage, d’étudier les transactions textuelles qui se trouvent mises en jeu lorsqu’un écrivain explore des objets, une langue et des méthodes à une époque où ceux-ci s’éloignent de la sphère littéraire.
11Empruntant au vocabulaire technique de l’électricité, Robert Scholnick a distingué deux modes d’approche de la science par la littérature : d’une part la résistance (les écrivains qui portent un regard critique sur le pouvoir de la science) et d’autre part la conduction (lorsque les auteurs expriment leurs idées en empruntant à la science des images et des concepts) (Scholnick, p. 3). Les choses ne sont pourtant pas toujours aussi tranchées. Si Melville raille les prétentions qu’a la science d’apporter une connaissance globale du monde, il fait usage dans ses romans de métaphores scientifiques qui lui permettent de penser le rapport de l’homme au monde, mais aussi ses propres pratiques d’écriture. Charles Brockden Brown, quant à lui, a recours à des arguments scientifiques (notamment par le biais de notes) pour expliquer certains phénomènes qu’il décrit dans ses romans, pour finalement interroger les limites souvent floues entre le sujet sain et l’aliéné (Amfreville, 1997, p. 22 et 25).
12Les différentes études publiées dans ce volume cherchent précisément à suggérer la multiplicité des usages du discours scientifique dans l’imaginaire américain du xixe siècle : la science se trouve ainsi tour à tour, ou simultanément, interrogée, critiquée, légitimée, poétisée, métaphorisée ou subvertie. Dans tous les cas, la littérature ne se contente pas de refléter le contexte ou la pensée scientifique de l’époque. Si les attitudes face à la science des différents écrivains envisagés ici sont particulièrement diverses, tous s’interrogent sur les modalités selon lesquelles la littérature cherche à comprendre le monde et à inscrire l’expérience humaine dans celui-ci. Les travaux de ce volume soulignent ainsi à leur manière le pouvoir de la littérature de transformer l’objet qu’elle explore en interrogeant la validité du discours scientifique et ses méthodes, mais aussi en faisant de la science et de la technologie des objets poétiques. Pour garder une métaphore optique, la littérature est ici envisagée non comme un miroir, mais comme un prisme. Elle fait siens un discours et des objets qu’elle questionne, qu’elle récupère et qu’elle détourne.
13Plusieurs ouvrages britanniques et américains se sont déjà intéressés aux liens entre science et littérature aux États-Unis. Des études ont été consacrées au discours porté par certains écrivains du xixe siècle sur la science et ses mutations (Martin, Scholnick). D’autres ont analysé les modalités de représentation de la science et du scientifique dans les textes littéraires de l’époque (Browner). Certaines contributions de l’ouvrage dirigé par Scholnick ont également exploré l’utilisation du discours scientifique par des auteurs américains, et Sam Halliday a montré comment l’électricité et les technologies qui en découlent permettent à certains auteurs de penser le « non-électrique », mais ces travaux, qui s’inscrivent le plus souvent dans le champ des études culturelles, s’intéressent peu – à l’exception des contributions de William J. Scheick et Catherine Rainwater publiées dans l’ouvrage de Scholnick – aux questions d’écriture, d’intertextualité et de création littéraire.
14Qu’ils subliment la beauté de la science ou qu’ils en soulignent les limites, et parfois même l’imposture, de nombreux écrivains américains semblent finalement suggérer de biais – mais peut-il en être autrement en littérature ? – la part de fiction et d’imaginaire que la science contient. Les auteurs du présent ouvrage ont cherché à poursuivre et renouveler la réflexion engagée sur les liens entre science et littérature depuis une quinzaine d’années en s’inscrivant dans le sillage du numéro de la RFEA publié sur la question en 1997 (Jaworski et Marçais). À une étude des sources cherchant à identifier la présence de débats, de concepts ou de termes scientifiques dans les textes de l’époque, ou à un travail contextuel analysant les prises de position d’auteurs américains sur la science et la technologie, on a ainsi préféré une approche qui se penche sur les significations de ces formes d’appropriation dans l’économie des textes étudiés – le « devenir littérature » de la science dans l’imaginaire américain. En d’autres termes, les différentes études ont manifesté un souci constant de tenir compte des spécificités du discours littéraire et se sont intéressées avant tout à cet autre que devient le discours scientifique une fois incorporé à la scène d’écriture d’un écrivain.
15Plutôt que d’organiser ce volume selon une logique chronologique ou par auteur, il a paru plus pertinent de mettre en lumière la diversité signifiante des usages du discours scientifique par les écrivains américains du xixe siècle.
16Tout au long du siècle, scientifiques, mais aussi écrivains, soulignent la beauté et le caractère sublime des théories scientifiques ainsi que des découvertes technologiques. C’est précisément à la science et à la technologie comme sources d’inspiration ou objets poétiques que la première partie de cet ouvrage est consacrée.
17De tous les écrivains américains du xixe siècle, Walt Whitman est probablement celui qui a le plus célébré les avancées technologiques de l’époque en faisant de la modernité scientifique un objet poétique. Son œuvre se nourrit aussi bien de l’astronomie que de la physique, de la mécanique ou des théories évolutionnistes. De ces disciplines, il retient notamment « l’affirmation sans équivoque de l’énergie, du vouloir irraisonné de la matière vivante, du mouvement aveugle qui fait tout à la fois croître la fleur, tournoyer les astres et se mouvoir l’animal en rut ». Cette appropriation parfois subversive des savoirs de l’époque offre la possibilité à Whitman de penser la relation entre l’homme et le cosmos ou la sexualité et le corps, mais elle informe également l’écriture même des poèmes qui deviennent de « pur[s] milieu[x] énergétique[s] » composés « d’une matière en mouvement ». Ainsi, le « body electric » n’est pas tant l’objet du poème que le poème lui-même.
18Poe, quant à lui, est fasciné avant tout par les objets d’étude de l’astronomie. Le rapport que l’auteur entretient avec la science dans son poème Eureka est double : non seulement l’auteur y exprime un certain nombre d’intuitions que la science moderne a souvent confirmées, en les précisant et les nuançant, mais « la spécularité d’ordre thématique d’Eureka se double d’une spécularité d’ordre structural dans lequel le déroulement de l’écriture eurékéenne se fait l’écho du développement cosmologique ». L’étude du poème permet ainsi de dégager les spécificités de l’interprétation de l’Univers par l’écrivain, dont l’approche, à la croisée de la méthode scientifique et de la métaphysique, cherche à saisir le sublime du cosmos. Chez Whitman et Poe, le poème devient ainsi l’objet qu’il désigne, soulignant la réflexivité du discours poétique.
19Inauguré en août 1858, le câble transatlantique a suscité de nombreuses réactions de la part de journalistes ou d’auteurs aujourd’hui oubliés par la critique, mais aussi des représentants les plus éminents du canon littéraire américain, qui mettent en mot cette nouvelle prouesse technologique. Si Thoreau, Longfellow, Irving ou Melville ont une attitude réservée ou critique vis-à-vis du câble, Whittier et Whitman font preuve d’un enthousiasme indéniable, perméable à une rhétorique ouvertement nationaliste célébrant la supériorité de la « race » anglo-saxonne. Les ambiguïtés d’Emerson suggèrent néanmoins que les enjeux de la question ne se limitent pas à l’attitude dubitative ou enthousiaste des écrivains de l’époque et qu’ils doivent être réinsérés dans un contexte intellectuel spécifique où les relations entre les termes « science », « technologie » et « littérature » s’infléchissent. Si ces écrits s’inscrivent dans une période de transition où deux cultures (l’une scientifique, l’autre littéraire) commencent à s’individualiser, on peut finalement se demander si l’opposition qui se fait jour n’est pas entre la technologie d’une part et la science et la littérature de l’autre.
20Inversement, des écrits ayant recours à des méthodes dites scientifiques ne sont pas pour autant insensibles à la beauté des objets qu’ils étudient. Les deux contributions qui suivent montrent ainsi la perméabilité du discours naturaliste de Thoreau et de John Muir au discours esthétique, et permettent d’interroger, à un demi-siècle d’intervalle, la distinction entre ces deux modes d’écriture.
21S’il est possible de voir chez Thoreau un « désir de contact avec le réel » et d’« établi[r] des correspondances entre le monde des idées et de la nature », l’écriture de son journal offre la possibilité à l’écrivain d’échapper à cette tension. Si sa méthode d’observation ainsi que la terminologie qu’il emploie relèvent apparemment de la sphère scientifique, il se montre particulièrement critique à l’égard de la science de son époque et s’inspire davantage des travaux des naturalistes du xviiie siècle. En outre, il s’intéresse moins à l’objet étudié en soi qu’à l’effet qu’il produit sur lui : « il révèle ainsi plus de lui-même, de son monde intérieur que de l’objet qu’il voudrait décrire ». Il n’est donc pas surprenant de voir que son écriture est également l’expression du regard d’un esthète qui décrit la nature comme un tableau. Plus qu’un simple relevé de ses observations quotidiennes, le journal apparaît comme une forme d’écriture hybride où l’auteur se dit et négocie son rapport au monde.
22Bien que les sphères scientifiques et esthétiques ne cessent de s’éloigner au cours de la seconde moitié du xixe siècle, on retrouve cette interpénétration des deux discours dans les travaux de John Muir. Digne héritier de Humboldt et du holisme, Muir refuse les théories positivistes. Son approche, qui révèle « des variations quasi constantes entre discours scientifique et langage poétique », « imprime à la prose muirienne son rythme caractéristique ». Si sa pensée peut nous apparaître anachronique et marginale à plus d’un titre, la « science poétique » de Muir vient interroger les modalités selon lesquelles une démarche scientifique nous permet d’explorer les mystères de la nature.
23Dans un cas comme dans l’autre, le regard du scientifique laisse place à l’émerveillement de l’esthète et révèle une défiance à l’égard d’une science déconnectée de toute perspective esthétique.
24Si donc l’art et la beauté informent certaines modalités du discours sur la nature de l’époque, la littérature du xixe siècle trouve dans les notions d’expérience et d’observation – deux fondements de la méthodologie scientifique de l’époque – un terreau fertile, en recyclant des images empruntées à la physique, la chimie et la biologie.
25En ce qu’elle découd les certitudes de la démarche scientifique (observation, classification), la prose d’Ismaël suggère ainsi l’impossibilité pour la science de saisir les mystères du monde. Les chapitres cétologiques, loin d’établir des vérités stables et indiscutables au sujet du cachalot, ne cessent au contraire d’interroger l’objet qu’ils tentent de saisir. L’utilisation de métaphores scientifiques par Melville dans Moby-Dick, Pierre et L’Escroc la confiance permet en revanche d’éclairer les pratiques d’écriture de l’auteur, et plus précisément les transactions intertextuelles complexes qu’il engage avec ses prédécesseurs. En subvertissant sa finalité, Melville fait de la science un espace de l’imaginaire.
26Cette notion d’expérience est également au cœur de la démarche du héros de The Red Badge of Courage. À partir d’outils empruntés aux mathématiques et aux sciences expérimentales, Fleming cherche à déterminer s’il sera capable de faire face au danger qui l’attend sans fuir. Sa réflexion interroge ainsi la dichotomie entre théorie et pratique, et fait dans le même mouvement de son expérience une forme d’expérimentation. Ses « machines de pensées » semblent pourtant le piéger « dans un entrelacs d’erreurs », ce qui l’amène finalement à réviser sa conception. Ainsi, « ce qui avait commencé comme un problème de physique et de chimie impossible à formuler sur l’ardoise s’achève par une soumission à la métaphysique ».
27Si Melville et Crane s’approprient des images et des concepts issus des sciences expérimentales, ils en interrogent la pertinence et soulignent par là même le pouvoir de subversion de l’écriture littéraire – laboratoire discursif qui expérimente les possibilités de la chimie des mots – ainsi que les limites de la démarche scientifique.
28Les études qui figurent dans l’ultime volet de ce volume s’intéressent à ce dernier aspect et portent sur des textes qui interrogent – parfois à leur insu – les limites de la science.
29L’épisode de la bataille des fourmis dans Walden permet de mettre en lumière les enjeux à la fois idéologiques et intertextuels des relations ambivalentes entre science et littérature dans l’imaginaire américain du xixe siècle. Afin de décrire l’affrontement entre les deux groupes de fourmis, Thoreau a recours à trois codes descriptifs successifs : la fable mythologique, le récit historique et l’observation scientifique. Relu à l’aune du contexte de fortes tensions politiques et idéologiques sur l’esclavage dans lequel il fut publié et de travaux d’entomologie du début du xixe siècle, le texte exprime l’intuition selon laquelle « notre appréhension première du monde naturel est déjà médiatisée par des facteurs historiques et humains ». Si la familiarité de ce texte en fait souvent oublier le « caractère troublant », celui-ci vient remettre en cause l’anthropocentrisme du savoir et suggère la capacité de la littérature d’interroger des objets discursifs et idéologiques.
30Dans The Spirit Rapper, Orestes Brownson explore les liens entre science et religion à travers le prisme littéraire. Né d’un père presbytérien et d’une mère universaliste, converti à plusieurs sectes protestantes tout au long de sa vie avant de se rapprocher du catholicisme, Brownson évoque la puissance de la foi en des termes scientifiques – grâce notamment aux métaphores de l’électricité et du magnétisme – et utilise le mesmérisme comme moyen de diffusion d’une nouvelle religion par le héros. Le roman lui permet également de remettre en cause la possibilité pour les sciences d’expliquer les phénomènes dits surnaturels et de souligner le paradoxe selon lequel la science détruit la religion tout en ayant pour effet pervers de favoriser le retour de la superstition. Par le biais de la fiction, Brownson suggère ainsi la nécessité pour la science et la religion de rester étroitement associées si elles veulent pouvoir atteindre une forme de vérité. Cette vision, qui cherche à cerner l’unité de la totalité du monde, non seulement s’inscrit dans l’héritage romantique, mais anticipe également certaines théories du xixe siècle.
31C’est un autre paradoxe qui se fait jour dans The Rise of Silas Lapham de William Dean Howells, roman réaliste aux forts accents positivistes. La science informe aussi bien la structure de l’œuvre que sa prose, et légitime la démarche de l’écrivain, qui « adopte la pose du savant » et entend souligner la masculinité de son entreprise. Pourtant, son approche mécaniste du psychisme ainsi que son recours aux théories évolutionnistes ont finalement pour effet de figer et de réifier le réel. En outre, Howells non seulement esthétise les objets de la technique à plusieurs occasions, mais présente l’écriture comme une technique. Bien qu’elle révèle un désir de « rentabilité narrative », elle n’en reste pas moins une illusion qui ne peut se contenter de dénoter les objets qu’elle investit. La démarche « scientifique » de l’auteur suggère ainsi « une peur inavouée du changement ».
32La structuration d’un ouvrage collectif suppose des choix qui ne recouvrent pas l’ensemble des points de contact qui existent entre les différents chapitres. Certains auteurs sont ainsi abordés dans différentes parties ; plusieurs études soulignent les enjeux métatextuels des usages du discours scientifique dans la littérature ; d’autres soulèvent la question du sublime ou évoquent la place du holisme sur la scène culturelle et littéraire du xixe siècle. Si donc les quatre parties de ce volume ont leur propre cohérence, d’autres rapprochements par les lecteurs entre les différentes contributions du présent volume restent bien évidemment possibles et souhaitables, qui amèneront, on l’espère, d’autres chercheurs à poursuivre la réflexion sur le sujet.
Notes de bas de page
1 Je renvoie notamment aux travaux d’épistémocritique publiés dans la revue TLE depuis 1992.
2 Charles P. Snow souligne d’ailleurs qu’au xxe siècle, cet écart entre le monde de la science pure et de la technologie persiste, lorsqu’il évoque les difficultés qu’ont les chercheurs et les ingénieurs à se comprendre (Snow, 1964, p. 31).
3 « All truth is profound. » (Melville, 1851, chap. xli, p. 157.)
Auteur
Université Stendhal - Grenoble 3, CEMRA
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