Le triomphe du regard ?
p. 233-269
Texte intégral
1En peinture, les œuvres de la dernière période, à partir du tableau-pivot de 1859, Bocca Baciata, sont sans aucun doute les images les plus mémorables et les plus emblématiques de l’art de Rossetti. De taille monumentale, ces portraits rutilants, aux titres interchangeables – Monna Vanna, Sybilla Palmifera, Fiammetta – forment une galerie de visages inoubliables, rivalisant de beauté et de charme, toujours plus exubérants. En ce sens, ils sont uniques ; étourdissantes de couleur, ces compositions à l’huile finissent cependant par se fondre dans la mémoire de celui qui les regarde et à se confondre en une seule image, catalysées en un visage ; c’est un visage obsédant, inquiétant et fascinant, une tête rêvée et redoutée, le visage de Méduse brandi pour nous tuer, tendu pour nous sauver.
2Entre les derniers sonnets que Rossetti inclut dans La Maison de vie et ces effigies colorées, la figure de Méduse resurgit sous sa forme apotropaïque, à la fois poème ravi dans des endroits imaginaires (« The One Hope »), et tableau, « un talisman, un oracle » (Astarte). Cueilli par le peintre-poète, le visage féminin s’épanouit, devenant rose écarlate (Hesterna Rosa, Fair Rosamund), fleur parmi les fleurs – celles qui inondent par brassées les toiles et se fondent dans le drapé des vêtements ou la chair des corps –, fleur coupée, dont le long cou comme une tige conserve la cicatrice de la décapitation : d’une toile à l’autre, un fil rouge (Regina Cordium, Mona Pomona) ou un collier de corail, cette fleur de sang dont il est dit qu’elle se mit à pousser au fond des mers du sang échappé de la tête décapitée de Méduse, signale et dissimule la violence subie par la femme aux mains du poète et de l’artiste. Du « corpus (le sanglant de la chair) à celle de l’opus (le semblant du bijou, la pierre ouvragée, mais vivante)1 », le visage féminin déborde de sensualité et devient fétiche.
3Devant « ces concrétions charnelles de femmes à l’excès idéales, ces matérialisations enfiévrées et haletantes, ces Ophélies et Béatrices florales et molles2 » qui risquent à tout moment de susciter une réaction trop vive et charnelle, Rossetti se campe en maître et vainqueur, et tente d’en contrôler l’effet saisissant : par les titres qu’il assigne aux tableaux, et les citations qu’il joint sur le cadre où à l’intérieur même de la toile, il use des ruses du poète et renvoie à un sonnet qu’il polit comme une arme ou un bouclier3.
4Pourtant, les femmes agrandies et idéalisées que peint Rossetti dans sa période vénitienne subissent l’effet de la couleur qui se répand dans la toile et tisse un réseau de symboles et de significations dépassant le cadre de leur composition et les anecdotes que le poète attache à leur lecture : au-delà des indications textuelles que l’artiste donne sur le cadre du tableau, en périphérie de la toile, la couleur surgit et déplace notre regard vers des points inattendus qui font tache et ne représentent rien, sinon l’excès de la pulsion créatrice en jeu dans la peinture. Faisant éclater le cadre qui pointe vers l’image sans jamais la saisir, le texte fusionne un moment avec celle-ci avant de s’effacer devant la peinture, qui l’emporte sur la figuration.
Rupture : la résurgence de la chair
5Si la poésie de Rossetti trouve ses fondations les plus solides dans la rupture qu’introduit la mort de la muse et dans la nécessité d’ériger une sépulture pour combler son absence, en peinture, le nouveau style que l’artiste adopte dans les années 1860 est également inauguré par une rupture : d’un point de vue technique, celle-ci correspond à l’abandon de l’aquarelle, où l’artiste pourtant excelle, et à un retour à l’huile qu’il considère comme seule digne d’incarner une vision totale4. Par rapport aux tons lumineux et au fini mat des aquarelles de la première période, les huiles que Rossetti réalise au cours de sa carrière « sautent aux yeux » ; elles se détachent des murs des musées par la couleur vive qui en anime la surface et par la densité de peinture qui couvre la toile.
6L’effet inhabituel que créent ces œuvres picturales vient tout d’abord de la texture de la surface peinte elle-même, d’une saturation de couleurs vives balayées à larges coups de pinceau. Les teintes sont appliquées en plusieurs couches, et l’épaisseur de peinture forme souvent à la surface une croûte – sorte de spirale ou d’arabesque – comme si la matière menaçait à tout moment d’engloutir l’image : effet dont on ne peut, hélas, vraiment se rendre compte que devant les tableaux eux-mêmes. Dans le cas de ces œuvres comme dans celles de Vermeer ou de Botticelli, par exemple, les reproductions ne font pas justice à l’original, aplatissent les volumes des drapés, en effacent les détails, en absorbent la couleur. Surtout, les reproductions aplanissent le relief des tableaux et réduisent l’aspect véritablement accidenté de leur surface.
7En mêlant la technique de l’aquarelle à celle de la peinture à l’huile, Rossetti améliore la technique du « pinceau sec » qu’il avait inventée et enseignée au Working Men’s College et cultive un style qu’il déclare de mieux en mieux maîtriser d’une commande à l’autre5. Un de ses contemporains, observant la façon dont Rossetti exécutait ses tableaux à l’huile, note qu’il traçait d’abord un dessin à la craie rouge. Il poursuit :
Puis, l’ensemble était recouvert d’une épaisse couche de peinture blanche, mélangée avec du vernis copal, ce qui avait pour effet de faire ressortir les contours. La chair était représentée par une couche unie d’ultramarine, ce qui lui donnait un aspect gris ombré. Puis, lorsque la couche de peinture blanche était sèche, il peignait la toile d’après nature.6
8Dans l’acte de peindre s’instaure une dialectique entre surface et profondeur, ligne et couleur, forme et matière. Dans l’application d’une couche de blanc sur le dessin préliminaire, d’une part, le trait initial est recouvert d’une étendue opaque dont le rôle est de faire ressortir la couleur, comme le plâtre dans les fresques. D’autre part, le mélange de vernis ajouté au blanc permet de donner à la toile un luisant qui se manifeste à la surface de la peinture comme une sorte de rayonnement venant de l’intérieur, du dessous de la peinture. Véritable signature des toiles de Rossetti, cette brillance particulière est l’équivalent pictural de ce que l’artiste nomme dans sa poésie, la perspective intérieure.
9Avant d’en venir à peindre le corps, le peintre prépare sa toile en jouant de la transparence (le vernis) et de l’opacité (le blanc) de la peinture, et couvre la toile nue d’une peau intermédiaire qui précède l’apparition de la chair (dont l’effet initial n’est pas translucide, mais trouble, ombré) pour en révéler l’éclat. À l’image du premier trait de crayon rouge, à la fois déchirure (de la surface blanche) et trace (de la nouvelle figure), l’éclat est simultanément le signe de l’incarnat, de la vie qui anime la chair, et ce qui en compromet l’existence, ou la survie7. Comme la femme que Frenhofer peint dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, objet idéal inapprochable, enfoui sous la couche de peinture, la femme que Rossetti peint dans ses toiles de style plus vénitien est une femme-éclat, qui se révèle d’abord à l’œil comme une apparition colorée, entrevue çà et là au détour de lourdes étoffes chatoyantes, telle La Ghirlandata, que Rossetti décrit comme « le tableau le plus vert au monde, où le personnage principal est vu drapé dans un feuillage d’un vert luisant8 ».
10Selon les termes que Rossetti employa pour décrire Monna Vanna, ces tableaux représentent donc « l’idéal vénitien de la beauté féminine9 » ou, selon la formule de Danielle Bruckmuller-Genlot, « des femmes dans des écrins10 », dont la fonction est principalement de plaire et de faire tapisserie11. Dans l’exécution de ces toiles d’une brillance rare, Rossetti abolit la distinction entre femme et objet et affirme la nature précieuse, resplendissante, de femmes-joyaux qui se perdent parmi des cascades de bijoux et d’accessoires : « Je veux que les couleurs de mon tableau soient comme des bijoux12 », déclare-t-il à propos de The Beloved, soulignant l’importance que l’éclat revêt dans cette toile.
11En effet, dans le tableau, la fiancée du Cantique des cantiques qu’incarne le personnage féminin central, apparaît « sertie dans un costume vert décoré de motifs floraux japonais, or et écarlate13 ». Fixant le spectateur, elle dévoile délicatement son visage au teint de porcelaine, une chair particulièrement blanche lorsqu’on la compare à celle de l’enfant noir qui occupe le devant de la scène14. Autour d’elle, quatre suivantes au teint plus foncé jettent un coup d’œil furtif vers l’extérieur du tableau. De loin, la figure féminine est une fleur dont le « visage doux jaillit comme une vivante étamine au cœur d’une fleur dont les pétales sont d’autres visages humains15 », mais il s’agit d’une fleur artificielle, dont on doute qu’elle résistera à la moindre brise.
12De fait, le parcours que décrivent les multiples regards qui émergent de la toile suggère plutôt l’image du paon que celle de la fleur ; de même, le costume de la jeune femme – d’un velours vert sombre – rappelle les plumes soyeuses de l’oiseau, emblème de Junon. En ce sens, le tableau est à la fois cortège et parade, et manifeste l’éclat de la beauté féminine autant que celui de la palette du peintre. En jouant de l’éclipse des regards des personnages, le peintre engage l’œil du spectateur. Peint de face, le visage féminin ne se donne à voir que dans le saisissement d’un coup d’œil, de façon partielle et furtive avant de se fondre dans la couleur qui l’enveloppe, dans sa chair qui devient « l’enroulement du visible sur le corps voyant, du tangible sur le corps touchant16 ».
13Or, dans l’éblouissement créé par les jeux de lumière qui ondulent à la surface du tableau, la notion d’éclat ne se limite pas à un miroitement, mais met également en jeu le regard, le désir de posséder l’objet regardé – voire de le toucher.
L’éclat, on le sait, constitue l’élément par excellence de la définition analytique du fétiche. Le Glanz auf der Nose, le « brillant sur le nez » par lequel Freud introduisit son concept du fétiche, ce Glanz fait justement l’entrelacs du regard (glance, en anglais) et de la qualité miroitante.17
14Du surgissement d’une couleur vive, sanguine, à l’émergence d’une femme-éclat, fragmentée, la nouvelle forme que prend la peinture de Rossetti nous ramène donc à la question du regard, qui apparaît ici vainqueur d’une femme au corps morcelé, au visage isolé du reste du corps et dont l’éclat devient le fantasme du tout : un fétiche au sens classique où l’entend Freud.
15Dans une première définition de cette notion, Freud décrit en effet le fétichisme comme un phénomène lié à la surestimation de l’objet sexuel, par laquelle le sujet attache une importance démesurée à un objet appartenant à l’objet du désir. Ersatz de la personne aimée, le fétiche est dans une certaine mesure un objet ordinaire de convoitise dans les premiers temps de la relation amoureuse mais qui peut, dans les cas pathologiques, se substituer à l’objet du désir. Il écrit :
Le substitut de l’objet sexuel est généralement une partie du corps peu appropriée à un but sexuel (les cheveux, les pieds) ou un objet inanimé qui touche de près l’objet aimé et, de préférence, son sexe (des parties de ses vêtements, son linge). Ces substituts peuvent, en vérité, être comparés au fétiche dans lequel le sauvage incarne son dieu.18
16Chez Rossetti, les cheveux et les mains font l’objet d’une obsession proche du fétichisme, mais cette attention particulière à une partie du corps prend toute son ampleur dans le cas du visage féminin qui se substitue peu à peu au corps tout entier et devient, dans le tableau Bocca Baciata, le lieu d’une dévotion profane :
Rossetti a récemment peint une tête magnifique, sur un fond doré ; c’est une chose superbe, d’une affreuse beauté. C’est Boyce qui l’a achetée, et je pense que d’ici à ce que tu viennes la voir, il aura effacé les lèvres de la belle à force de les embrasser.19
17Ce commentaire, que le peintre Arthur Hughes envoie au poète Allingham en 1860, fait référence à Bocca Baciata, mais le caractère fétichiste qu’il signale dans la toile pourrait tout aussi bien désigner d’autres toiles exécutées par l’artiste, telles Regina Cordium, ou La Tonnelle bleue dans lesquelles un visage féminin vu de face se détache sur un fond décoratif. Dans toutes ces toiles, la tête apparaît détachée du corps auquel elle appartient, flottant dans un espace indéterminé. Faisant souvent l’objet de dessins au crayon ou à la craie, ces têtes totems, parfois anonymes, qui fleurissent dans l’atelier de l’artiste forment une collection d’accessoires étranges, en attente d’un tableau, si l’on en croit la pratique de l’artiste. Teffry Dunn signale en effet que Rossetti avait pour habitude de choisir en dernier la tête qui conviendrait le mieux pour un tableau particulier20.
18Malgré la citation de Boccace attachée au tableau, il n’est ainsi pas surprenant que, dans sa description de Bocca Baciata, Hughes se réfère à l’héroïne du Décaméron comme à une tête, un objet, un fragment désignant la femme de façon métonymique. Cette bouche fétiche est ambivalente : elle magnifie la peur que l’on peut ressentir face au féminin (les lèvres sont un écho du sexe féminin) et l’exorcise en la déplaçant sur une autre partie du corps qui renvoie à une expérience précédant le traumatisme de la rupture, la découverte de l’absence de phallus chez la mère et l’angoisse de la castration21. C’est ainsi qu’après la décapitation, la tête de Méduse devient fétiche, à la fois emblème de la peur de castration et défense contre celle-ci (par sa fonction apotropaïque). En ce sens, la pétrification peut soit être interprétée comme signe d’une castration ou au contraire comme érection, réaction contre la castration (dont les serpents de la tête seraient également une représentation).
19Dans cette perspective, Bocca Baciata est, dans la peinture rossettienne, la tête de Méduse par excellence puisqu’elle apparaît à la fois comme un visage sexualisé, séparé du corps, un morceau de chair palpable et comme une tête arrachée : d’une méduse décapitée, elle a le teint livide (qui tire sur le vert), l’œil vitreux et jusqu’aux filets de sang des cheveux roux qui, encadrant son visage, semblent dégouliner sur sa main et se répandre jusqu’au rebord du cadre. À son cou, un collier souligne et camoufle l’endroit de la section fantasmée entre la tête et le reste du corps. La description qu’en fait Hughes à Allingham confirme cette ambivalence : il la peint comme « une chose superbe, d’une affreuse beauté », employant un oxymore symptomatique d’une réaction où se mêle terreur et beauté, effroi et plaisir.
20De plus, dans Bocca Baciata, la taille du tableau invite le spectateur à faire du portrait une expérience personnelle, intime. Contrairement au gigantisme des femmes peintes dans la plupart des toiles de Rossetti datant de cette période, le portrait de Fanny n’impressionne pas par ses dimensions : de format carré, sans attention particulière portée au vêtement (une sorte de kimono noir), c’est de toute évidence une œuvre destinée à un public restreint ou averti. Cadeau de Rossetti à son ami Boyce, le portrait s’inscrit à la limite entre souvenir et relique. Hommage clin d’œil d’un amant de Fanny à un autre (puisqu’on sait que les deux hommes recevaient les faveurs de la prostituée), il fait non seulement appel à la vue, mais aussi au toucher, comme le signale également Hughes dans son commentaire. La réaction attendue ne se limite donc pas à une admiration distante, mais à un hommage tactile qui naît de la vue :
La vue possède ce singulier privilège, non seulement de se projeter de soi en soi, mais encore de transférer une sensation sur l’autre, d’être autant du côté du tact, par exemple, que de l’optique pure. L’opposition haptisch/optisch […] n’est qu’un effet de cette perpétuelle oscillation du sens de la vue qui nous permet non seulement de saisir le monde comme totalité sensorielle, mais de nous sentir nous-mêmes saisir le monde. Telle est l’énigme de la jouissance, et tel est le pouvoir de l’art qui nous la restitue.22
21Dans un mode de vision où il existe un rapport de désir à l’objet regardé, il y a donc un glissement du visible au tactile qui fait basculer l’expérience artistique dans l’alcôve23, dans l’univers du charnel, de la sensation. Dans l’acte de peindre déjà, ce passage de l’optique à l’haptique est signalé par le titre que Rossetti donne à son tableau : par sa formule ablative, Bocca Baciata désigne un déjà-possédé qui implique que le peintre lui-même a embrassé la bouche qu’il représente (même si, comme dans la légende de Boccace, la forme passive signale l’absence d’un agent précis et implique qu’il n’est peut-être pas le seul à avoir eu ce privilège). Dans sa relation au modèle, Rossetti présente le peintre non seulement comme l’œil privilégié qui a pu avoir accès à cette beauté illicite, mais comme le corps viril qui a su s’en rendre maître.
22L’acte de peindre est conçu comme un acte sensuel qui engage tout le corps, et passe par une rencontre physique avec la femme à peindre, un corps à corps. Par rapport à l’écriture, où le geste de l’auteur est mis à distance par la tenue du crayon ou de la plume, la peinture se prête plus facilement à un contact sans médiation entre le corps du peintre et les matériaux de son art. Rossetti lui-même n’hésitait pas à peindre avec ses doigts, renouant dans ce geste primitif avec l’énergie créatrice des enfants ou des premiers hommes qui laissèrent leurs empreintes sur les murs des grottes ; il transpose également dans la peinture le geste impulsif de l’amant imprimant une marque sur la peau qu’il caresse.
23Entre le geste du portraitiste, s’efforçant de suivre les lignes du visage, d’appliquer les couleurs et les ombres, et celui de l’amant épris, traçant d’un doigt impatient les contours d’une bouche aimée ou la ligne courbe d’un sourcil, l’analogie est frappante. Sous les doigts de l’artiste ou de l’amant, le visage de la femme est donc remodelé, son corps façonné pour répondre à son désir.
24Or, dans la peinture comme dans la poésie tactile, plus que charnelle, d’où la femme resurgit sans cesse renouvelée de l’union des corps (« Nuptial Sleep »), la femme embrassée par le peintre, aux lèvres rougies par ses baisers ou ceux de son pinceau, renaît à la couleur et à la féminité : « bocca baciata ». Les lèvres embrassées ne perdent jamais de leur fraîcheur car, comme la lune, elles se renouvellent. Pour l’amant, c’est le fantasme réalisé d’un désir féminin inépuisable, d’un corps de plus en plus malléable au gré des étreintes, jamais repu des plaisirs de la chair. Pour le peintre, c’est la promesse d’une peinture qui vibre et se nourrit du regard qu’elle reçoit, le rêve d’une femme prise vivante dans la peinture.
Gorgone contre Méduse : les sonnets sur les tableaux
25En réponse au danger que représente une telle conception de la peinture pour le sujet féminin, le sonnet peut se lire comme un contre-tableau, une sorte de bouclier permettant de contrôler l’expérience de la vision. Les poèmes que l’artiste écrit sur ses propres tableaux illustreraient sa volonté de susciter chez le lecteur le désir de regarder l’image, et d’en tempérer l’effet. Loin de rivaliser, les sister arts défendent un intérêt commun, qui est de transmettre, de dévoiler une vérité que l’on devine trop crue. À une période de sa carrière où Rossetti subit les critiques de Buchanan à l’encontre de sa poésie, puis celles de Ruskin à propos de son nouveau style de peinture, l’artiste se montre face à sa toile, brandissant un poème qu’il pense thérapeutique, modérateur de l’effet médusant de la peinture. La plupart des sonnets qu’il compose sur ses propres tableaux naissent ainsi du désir de maîtriser la peinture et d’avertir le spectateur-lecteur.
26Comme la lumière d’un projecteur, ces écrits sont parfois également un éclairage porté vers des toiles aux tons de plus en plus sombres et au sens de plus en plus énigmatique. Dans un rapport inverse à celui de l’illustration, où l’image éclaire le sens du texte (comme dans les enluminures), c’est ici le texte qui illumine l’image. En bon pédagogue, Rossetti envoie à ses commanditaires des sonnets qu’il compose pour accompagner ses tableaux et offre une interprétation, une version officielle, rassurante, de ce qui se passe sur la toile. Ces poèmes suivent de près l’exécution picturale et s’adressent à un spectateur fictif, dont la réaction devant le tableau est sollicitée, guidée par le poème. En scellant l’alliance entre la peinture et la poésie, Rossetti contrôle donc l’effet produit par ses toiles et détourne, le temps de la lecture, le regard du spectateur, en lui proposant une version pacifiée du tableau qui devient une sorte de fétiche et protège de l’effet médusant de la peinture.
Détourner
27Le principal antidote à la peinture est l’image verbale en regard du tableau, le poète n’hésitant pas à prendre ses distances par rapport à l’objet peint pour en offrir un commentaire, ou une autre vue. Ayant affirmé dès 1870 sa répugnance envers l’habitude de certains poètes victoriens d’avoir recours « à la peinture par les mots24 » dans leurs poèmes, le peintre-poète entreprend de réviser ses propres poèmes pour les libérer de leur assujettissement à l’image. Dans « La Bella Mano », composé pour accompagner le tableau du même nom, le texte, bilingue, permet ainsi de concentrer le regard du lecteur-spectateur sur une partie du corps de la femme représentée dans le tableau, en faisant abstraction des autres éléments présents sur la toile.
28Bien que contemporaine de toiles comme Proserpina ou La Ghirlandata, dans lesquelles se dresse une femme seule, La Bella Mano figure parmi les compositions les plus complexes exécutées par Rossetti. Qu’il s’agisse de la couleur ou des objets, minutieusement peints, omniprésents sur la toile – témoins d’une horror vacui plus médiévale que victorienne –, le tableau s’affirme tout d’abord comme la réponse de l’artiste à l’art vénitien qu’il admire. Rossetti offre par cette composition sa propre contribution à cet art noble qu’est pour lui la peinture italienne. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer ce tableau avec Lucrezia Borgia, dont La Bella Mano semble le dérivé ; de l’aquarelle à l’huile, l’atmosphère a complètement changé. Alors que dans le tableau antérieur, une trame narrative est encore visible, dans cette nouvelle version, toute trace d’énonciation est soigneusement évitée. Ici, les regards des trois personnages féminins ne se croisent pas, et le désordre qui règne dans l’espace du tableau rend l’interprétation de la scène difficile. Citations visuelles d’œuvres des grands maîtres, les objets renvoient à d’autres tableaux et ouvrent avec elles un dialogue, tel le réservoir sphérique en cuivre, référence aux gravures de Dürer, que Ruskin conseillait aux jeunes peintres d’imiter.
29L’on peut encore penser aux Ménines, de Vélasquez, dont Rossetti imite la mise en scène en plaçant un miroir convexe en arrière-plan de la figure féminine, ouvrant l’espace du tableau sur un autre décor (une chambre où l’on aperçoit un lit à baldaquin et une cheminée). En même temps, l’auréole formée par le miroir autour de la tête féminine nous renvoie à la toile inachevée de l’ancien maître de l’artiste, Ford Madox Brown, esquisse intitulée Take your son, Sir, où le miroir est employé à la fois comme dispositif de mise en scène et comme auréole couronnant la figure maternelle qui s’avance vers le spectateur. Dans La Bella Mano, le miroir convexe a donc plusieurs fonctions ; surtout, par sa forme circulaire et son bord doré, il encadre le profil de la jeune femme et souligne l’angle de son visage, la longueur de son cou, la rondeur de ses épaules et de son dos.
30Le motif du cercle, dont le miroir est l’exemple le plus visible sur la toile, est d’ailleurs maintes fois repris dans les détails du tableau (du réservoir aux bagues et bracelets déposés sur une petite tablette) et comme répété en écho par la vasque dorée où la jeune femme se lave les mains. Autre citation explicite, cette vasque en forme de coquille Saint-Jacques renvoie à l’œuvre célèbre de Botticelli, La Naissance de Vénus, où l’on voit la déesse émerger de l’eau, dans une coquille symbolisant sa pureté. Concentrée en un détail, l’influence de Botticelli (dont Rossetti acheta dans les années 1860 un portrait de Smeralda di Bandinelli) est également perceptible à travers le mouvement fluide des drapés et surtout le maniérisme des mains, vers lesquelles converge notre regard, et qui constituent le sujet du sonnet inscrit par Rossetti sur le cadre :
La Bella Mano (For a picture) | |
O lovely hand, that thy sweet self dost lave | |
In that thy pure and proper element, | |
Whence erst the Lady of Love’s high advènt | |
Was born, and endless fires sprang from the wave : – | |
5 | Even as her Loves to her their offerings gave, |
For thee the jewelled gifts they bear ; while each | |
Looks to those lips, of music-measured speech | |
The fount, and no more bliss than man may crave. | |
In royal wise ring-girt and bracelet-spann’d, | |
10 | A flower of Venus’ own virginity, |
Go shine among thy sisterly sweet band ; | |
In maiden-minded converse delicately | |
Evermore white and soft ; until thou be, | |
O hand ! heart-handsel’d in a lover’s hand.25 |
31Dans ce sonnet, le poète rend hommage à la jeune femme dont le corps tout entier devient, par métonymie, « bella mano », une belle main. À la suite du dolce stil nuovo des poètes italiens de la Renaissance, Rossetti se fait ici blasonneur26 en concentrant notre regard sur une partie du corps féminin. S’adressant à la jeune femme peinte (« thy sweet self », v. 1), il la compare au vers 3 à la Vénus sortie des eaux, rendant explicite la référence que nous avions remarquée dans le tableau. À l’eau purifiante du baptême, il associe le feu (« endless fires », v. 4) qui éclaire la scène picturale et souligne le caractère sacré, purificateur, du lavage des mains. Les servantes, dont la nature allégorique est signalée, dans le tableau, par les ailes rouges qu’elles portent, sont vues comme les suivantes de la déesse (« her Loves », v. 5), attentives au moindre mot qu’elle pourrait prononcer.
32Or, par cette allusion à une parole imminente et attendue, « while each / Looks to those lips » (v. 6-7), le poète change subrepticement le sens de l’image, fixant l’expression floue des regards peints sur la toile, qu’il oriente vers la bouche. À l’aide d’un raccourci optique autant que métaphorique, par lequel la bouche est désignée comme fontaine, le poète déplace, peut-être involontairement, le regard vers les lèvres, et substitue la parole à la vue. Loin de combler le vide narratif de la toile, ce déplacement semble cependant symptomatique du débordement d’érotisme qui apparaîtra en plein jour dans le réseau symbolique que Rossetti tisse dans ses dernières œuvres. Dans La Bella Mano comme dans Bocca Baciata, le corps féminin est morcelé, contemplé par un regard à l’évidence masculin (voir « man », v. 8), qui cherche à déceler, dans ses formes rondes, sa chair pulpeuse, la promesse d’une sexualité épanouie. Ainsi, la main, véritable centre nerveux dans des tableaux postérieurs comme Proserpina ou Astarte Syriaca, renvoie ici à la bouche et aux plaisirs qu’elle peut conférer à l’homme (fontaine de paroles, certes, mais également source « [of] more bliss than man may crave », v. 8).
33Dès lors, le sixain fait basculer les signes iconographiques associés à la Vierge Marie vers son double, Marie-Madeleine, incarnation de la courtisane. Malgré le ton grandiloquent des expressions utilisées dans le poème la femme est cernée plus que parée (« ring-girt », « bracelet-spann’d », v. 9), préparée pour une cérémonie que l’on devine intime, de même que, dans le tableau, la chambre renvoie au lieu où se tient un spectateur en attente, prêt à accueillir une main blanche ou une jeune fille vierge, « A flower of Venus’ own virginity » (v. 10). Le temps de l’innocence, ou de la toilette intime, n’est alors que le répit d’un rituel païen d’où le commerce n’est pas exclu. Au vers final, la main est certes accordée, mais la vénalité n’est pas exclue27, ce que semble suggérer le nombre de bagues que l’on voit dans le tableau.
34En inscrivant le sonnet de La Bella Mano sur le cadre du tableau, Rossetti confirme donc l’ambiguïté de la Vénus qu’il dépeint, et met en évidence l’arbitraire de l’interprétation iconographique traditionnelle. Voulant rivaliser avec les grands maîtres de l’art italien, il démontre ses talents d’imitateur, mais trahit au fond sa propre inspiration. Sans doute, dans La Bella Mano, la raison en est que la toile représente la figure de l’artiste lui-même, vendu au goût vulgaire de ses commanditaires et à la pratique d’un art qui se rapproche de la prostitution. C’est ce qu’il affirme, lorsqu’il déclare qu’« être un artiste, c’est exactement la même chose qu’être une catin, puisqu’on est également tributaire des fantaisies et des fantasmes d’autrui28 ». Pourtant, le fait d’accepter de négocier avec le public et de s’en remettre à son goût ne porte pas atteinte à l’intégrité de l’entreprise. Si les lèvres de Bocca Baciata toujours se renouvellent au contact de ceux qui les embrassent, la Bella Mano conserve sa pureté, et nie la corruption qu’elle incarne ; elle s’en lave les mains et continue d’enchanter, comme cette autre enjoleuse, Venus Verticordia.
35Dans cette double œuvre d’art, Rossetti change plusieurs mots qui faisaient directement allusion à l’image ; surtout, il détache le poème du tableau : alors que dans l’étude à la craie le sonnet est attaché au treillis du fond, dans la version finale, peinte à l’huile, il est placé sur le rebord, comme un supplément à la toile :
Venus Verticordia (For a picture) | |
She hath the apple in her hand for thee, | |
Yet almost in her heart would hold it back ; | |
She muses, with her eyes upon the track | |
Of that which in thy spirit they can see. | |
5 | Haply, “Behold”, he is at peace, ’ saith she ; |
“Alas ! the apple for his lips, – the dart | |
That follows its brief sweetness to his heart, – | |
The wandering of his feet perpetually !” | |
A little space her glance is still and coy ; | |
10 | But if she give the fruit that works her spell, |
Those eyes shall flame as for her Phrygian boy. | |
Then shall her bird’s strained throat the woe foretell, | |
And her far seas moan as a single shell, | |
And her grove glow with love-lit fires of Troy.29 |
36Rossetti dresse ici le portrait d’une Vénus aux vertus ambiguës et à la personnalité fluctuante. Qu’il s’agisse des symboles (la pomme, la flèche) ou de l’identité de celui qu’elle convoite (« he is at peace », v. 6 ; « her Phrygian boy », v. 11), tout concourt dans le poème à brouiller les pistes de l’interprétation. Relevant une de ces contradictions, William Michael Rossetti signale d’ailleurs à son frère que le titre de l’œuvre est erroné, puisque l’expression verticordia réfère, dans la littérature classique, au pouvoir que détient Vénus de porter les jeunes femmes à la chasteté et non, comme ici, au pouvoir qu’elle possède de faire tourner les têtes ou les cœurs masculins30.
37Pourtant, après avoir éliminé l’adjectif polémique dans une des versions du poème, Rossetti récidive dans l’édition des poèmes de 1881 où le titre d’origine réapparaît. Sa Venus Verticordia ne se contente d’ailleurs pas de séduire les hommes, elle tend également à celui qui la regarde un miroir où se mêlent plusieurs versions de sa féminité. Femme-caméléon, elle conjugue et confond tous les regards, résistant à toute interprétation déterminée.
38Pour saisir la complexité de la figure féminine qu’il a imaginée, Rossetti lui-même adopte dans l’écriture un ton précautionneux. À l’image du deuxième vers, où Vénus est décrite comme prête à offrir sa pomme au spectateur-lecteur, « Yet almost in her heart would hold it back », le poète reprend les informations à mesure qu’il les dispense, instillant le doute dans l’esprit du lecteur à qui il s’adresse. Comme Vénus, le poète réfléchit et renvoie le lecteur à son âme propre (« the track / Of that which in thy spirit they can see », v. 3-4). La prise de parole de Vénus n’éclaire en rien le sens mystérieux de la scène peinte et sonne comme une parabole où s’exerce une mise en abyme du regard. Ainsi, le vers 5 (« “Behold’, he is at peace,” »), lève le voile sur une autre image qui ne figure pas dans la toile à laquelle devrait renvoyer le poème, et révèle une figure virile qui redouble celle du lecteur, ici clairement masculin. On retrouve cette même image évoquée dans « The Orchard-Pit », où la femme fatale possède les mêmes attributs que Vénus Verticordia.
39Dans le sonnet, les paroles proférées par Vénus renvoient donc non seulement à la symbolique féminine rossettienne, mais aussi à l’ensemble des mythes qui associent éros et thanatos, mort et féminité. Dans cette mesure, le texte est un palimpseste, et le sonnet un labyrinthe, source d’errances et de détours (« The wandering of his feet perpetually », v. 8) qui renvoie à la victime de Vénus autant qu’au vers dont les pieds sont irréguliers. L’expérience de la lecture paraît dès lors plus dangereuse que celle de la contemplation du tableau, car celui-ci offre au moins un répit, une pause. Dans l’écriture, le danger n’est pas circonscrit, le sens est instable ; le coup d’œil rapide, l’œillade amoureuse de Vénus, se change en regard ravageur (« her glance », v. 9 ; « Those eyes shall flame », v. 11) consumant l’image sereine d’un amour devenu passion.
40C’est ainsi que le sonnet se referme sur la vision apocalyptique de Troie en flammes (« love-lit fires of Troy », v. 14) d’où monte la voix prophétique de Cassandre (« the woe foretell », v. 12) et d’où s’élève la complainte du poète. Fondamentalement liée aux images qu’elle suscite, la parole est prophétique, et l’image centrale de la pomme le symbole latent d’une révélation. Dès lors, loin de contenir l’image, d’en réduire l’effet, le sonnet révèle l’ambiguïté et l’effet dévastateur qu’elle représente pour le spectateur s’il se laisse happer, harponner (en référence à la flèche) par l’image de cette beauté fatale. À travers les méandres de l’intertextualité, par quelques indices, Rossetti renvoie son lecteur aux récits de destruction qu’il a composés : « Cassandra » (deux sonnets composés en regard d’un tableau dont il n’exécuta que le dessin préparatoire), puis « Troy Town ». Dans ce dernier, l’incendie de Troie est le décor d’une intrigue permettant de résoudre les interprétations contradictoires proposées dans le sonnet « Venus Verticordia ».
41La pomme, le sein, le cœur, la flamme, l’autel, tout s’articule et contribue au culte d’un corps fétichisé et doré à l’or fin, nous renvoyant à l’image flamboyante de Venus Verticordia où Rossetti célèbre une Vénus au corps incandescent – ou faudrait-il écrire « incandécent » ? En prenant ses distances par rapport à l’image peinte, Rossetti rouvre le champ du visible et présente au lecteur une fresque vertigineuse où la parole et l’image s’alimentent et incendient (« shall flame », v. 11) le regard du spectateur soudain traversé de visions – provoquant plaisir et effroi.
42Plaisir et effroi, tels sont précisément les termes que Ruskin emploie dans son commentaire, demeuré célèbre, du tableau Venus Verticordia, dans lequel il manifeste sa répugnance pour la toile à travers une critique ciblée des fleurs qui l’envahissent. Voici comment il justifie son jugement :
[…] j’ai utilisé le mot « merveilleusement peint » à propos de ces fleurs car elles étaient selon moi merveilleuses de réalisme ; mais elles sont, je ne peux le dire autrement, affreuses de vulgarité ; elles sont un exemple de l’extrême génie et de certaines tendances à un érotisme froid qui sous-tend tout ce que tu fais en ce moment, et qui rend ton travail aussi différent maintenant – par rapport à ce qu’il était – que le visage de Fanny peut l’être de celui de Lizzie.31
43Sujet de maintes railleries et de multiples gloses, ce commentaire atteste à l’évidence l’embarras du trop prude critique à nommer la véritable source de sa gêne face au tableau. En désignant les fleurs comme à l’origine de la vulgarité qu’il dégage, Ruskin sait bien ce que leur symbolisme recouvre, puisqu’il rebaptise même la toile Flora, en référence à la sensualité de Vénus. Dans Venus Verticordia, comme dans ADay Dream, le chèvrefeuille, « peint avec une insistance remarquable sur [ses] vrilles en forme de doigt32 », a l’effet d’une marque personnelle du peintre sur la toile, à mi-chemin entre signature et caresse.
44Cette impression est d’ailleurs confirmée par un rapide examen de l’étude préliminaire que Rossetti effectua pour le tableau en 1863, où figure un autre modèle nu derrière un parapet qui, tout à la fois attise l’envie de toucher (à la manière des cadres dans les musées) et interdit de trop approcher la main. En revanche, dans la peinture à l’huile de 1868, le peintre a entièrement recouvert la balustrade de fleurs de chèvrefeuille aux pétales dardés vers la chair transparente d’une Vénus au sein en bouton de rose… auquel font écho les roses de l’arrière-plan. Si le symbolisme des fleurs est classique, dans ce cas, c’est leur surabondance qui surprend et entête, suscite le fantasme ; plus encore que la nudité de cette beauté titanesque33, c’est l’idée du contact direct entre la peau et la chair tendre des fleurs qui dérange. Comme le remarque Ruskin, c’est ce qui est caché sous les fleurs qui inquiète, cette force sexuelle que l’on ne peut qu’imaginer proportionnelle à la luxuriance de la chevelure rousse, à la forme pleine des lèvres, et à une certaine impudeur du regard.
45Ce qui aurait pu passer pour une Venus Pudica34, drapée de fleurs à l’image des nus classiques qu’un public soucieux de conserver les apparences de la moralité fit souvent recouvrir, devient chez Rossetti une Venus Erotica, le symbole d’une sexualité débridée et illégitime. Ruskin voit juste lorsque, pour donner plus de poids à son commentaire, il compare le nouveau style de peinture de Rossetti à Fanny (la courtisane), lui opposant la peinture idéale, diaphane, qu’incarnait Lizzie (l’épouse fragile)35. Surtout, il montre qu’il n’est pas dupe et sait déchiffrer les signes d’érotisme froid (non-sentiment) que le peintre dissimule dans sa toile – qu’il s’agisse des fleurs ou du symbole de la flèche que la jeune femme pointe vers son sein – : bien que, dans son poème, Rossetti associe l’objet au symbolisme classique de Cupidon, la taille de la pointe, nécessairement phallique, et la place que l’objet occupe dans le tableau, dépassent l’intention déclarée de l’artiste. Dérapage ou influence36 ? Toujours est-il que l’on ne peut s’empêcher de voir ici suggérés des rites sexuels pervers ou une certaine forme d’automutilation.
46Écho distant de la Lucrèce de Cranach37, qui s’avance en direction du spectateur, le corps nu, à peine recouvert d’un voile transparent et portant d’une main un poignard qu’elle tient retourné contre elle, la Venus Verticordia de Rossetti fascine, non par son geste, mais par l’opacité de ce geste. La pointe du poignard est, dans la composition de Cranach, le centre d’un triangle formé par les seins et le nombril de la jeune femme, indiquant un point sensible ; dans la toile de Rossetti, en revanche, la flèche ne désigne pas un endroit particulier, mais dessine le côté d’un triangle isocèle formé par le bout du sein, l’œil gauche de la femme et le bout de son index. Plus qu’un objet, la flèche est donc un index au sens où Pierce définit ce terme38, c’est-à-dire la trace d’une relation entre plusieurs éléments, un signe d’énonciation renvoyant à un point précis du tableau. Ici, c’est vers l’œil que notre regard est attiré plus encore que vers le mamelon qui se révèle pupille – écho de l’œil, et dont l’œil a la garde.
47Dès lors, malgré l’érotisme flagrant que dégage cette flèche géante pointée vers son sein dénudé, malgré les fleurs, la Vénus de Rossetti oppose à celui qui la contemple un regard impassible, intransigeant et lui renvoie l’image de son désir. Comme la Bella Mano, elle échappe à toute référence iconographique précise et devient dans le même temps l’image d’une féminité menaçante. Alors même que le spectateur pense avoir une vue exclusive sur le corps de cette Vénus auréolée des symboles triomphants de sa beauté, elle se révèle invisible, ou, dans sa relation au sexe masculin, imprenable. Déjà dotée des attributs de la masculinité (cheveux méduséens, flèche), elle décoche au spectateur un regard confiant, fort d’une sexualité satisfaite et narcissique. Elle consume et se consume sous nos yeux, refusant de se laisser pénétrer par le regard.
48Entre la Vénus diurne de La Bella Mano et les sombres figures vénusiennes qui envahissent les dernières, un gouffre se creuse, permettant d’entrevoir le vrai visage de Méduse, le visage sinistre d’une Vénus des enfers, androgyne et effrayante, qui revient hanter les toiles de Rossetti, nouveau Persée, pour lui réclamer son pouvoir usurpé.
Fuir
« Que dois-je lui dire de ta part ? »
« Dis-lui que je le regarde dans les yeux, même si ma vue se brouille. »
« La fin d’une vieille chanson ».
49Double chtonien des inoffensives femmes fleurs que Rossetti exécute à l’envi et sur commande, la femme médusante que Rossetti peint de façon répétitive et obsessionnelle est une créature hybride, mythologique et androgyne. Qu’elle incarne Pandore ou Proserpine, la nouvelle icône rossettienne de la féminité n’appartient ni au royaume des vivants, ni à celui des morts ; comme Méduse, elle est prisonnière d’un monde intermédiaire, à mi-chemin entre la vie et la mort, entre la vie et l’art. Délivrée de l’ombre par l’artiste héroïque, qui exhibe autant qu’il usurpe son pouvoir de fascination, elle reparaît sous le spectre de la première femme, de Lilith avant la Chute, ou de l’être primordial platonicien. Emblématique du refoulé, qui toujours fait retour, cette figure renvoie à un état idéal d’avant l’entrée dans le symbolique et d’avant la rupture introduite par le langage. Révélée par le regard du peintre, sollicitée par le poète, cette figure sombre et tragique s’avance, tel un spectre, et rejoue inlassablement une scène primordiale, le moment originel de la Chute – celui qui la détacha du monde et la précipita dans les ténèbres, dans l’enfer de la connaissance et de la couleur. Incarnant le principe de l’art, qui dicte que la connaissance est nécessaire à la création, mais toujours lui échappe, l’allégorie féminine représente les limites de l’art autant que la consolation ou l’espoir qu’il apporte.
50Ainsi Pandora, dont Rossetti peint plusieurs versions entre 1868 et 1880, ne ressemble en rien à ses comparses victoriennes dont l’allure donne traditionnellement lieu à la peinture de belles nudités. Le tableau datant de 1879, en particulier, propose une vision singulièrement effroyable de Jane. Dans les versions édulcorées et néoclassiques des dessins de Flaxman gravés par William Blake ou dans le tableau d’Etty présenté à la Royal Academy en 1824, l’héroïne fuit la nuée de fléaux qu’elle a libérés, craignant la punition de quelque divinité masculine ; la Pandore de Rossetti adresse au spectateur un regard impassible, peut-être même vengeur. Alors que, comme le rappelle Marina Warner, dans l’esthétique victorienne, le mythe de Pandore fournissait une preuve de l’ambivalence des femmes mais de la capacité masculine à maîtriser leurs pouvoirs occultes39, Rossetti représente Pandore tenant fermement, voire compulsivement, l’urne qui renferme tous les maux, au point qu’on s’interroge sur le sens à donner à l’image : est-elle en fait elle-même la source de tous les fléaux, où détient-elle le pouvoir de guérir de tous les maux ? Ces deux sens sont-ils d’ailleurs incompatibles ?
51Dans tous les cas, la figure de Pandore, masculine et guerrière, interdit qu’on la réduise au rôle de victime auquel la confinent certaines variantes du mythe. Dans la version de Rossetti, Pandore est, selon les termes de Danielle Bruckmuller-Genlot, monumentale : elle impose au spectateur sa « carrure colossale ». Si, dans le récit d’Hésiode, les dieux ont chacun fait don à la jeune femme d’une qualité, Rossetti, quant à lui, dote sa créature d’un corps viril, d’un corps tout en masse (oserait-on dire « hommasse » ?), taillé d’une main de Titan. Pourtant, si elle a le front belliqueux, si elle « se campe » en guerrière (ses yeux sont « embusqués », elle porte un « casque » de cheveux), c’est qu’elle est fille d’Athéna, la déesse vierge de la Raison. Au fond de l’urne l’allégorique Espoir qui se meurt est un homme décapité (donc castré). Comble ou inversion du mythe de Méduse, elle annonce les Salomé cuirassées qui envahiront le paysage pictural fin de siècle. Elle est en tout cas le symbole d’une féminité hybride, qui est à la fois la projection d’un idéal et la figure du peintre sacrifiant tout à un seul regard, celui de sa « déesse aux yeux pers40 ».
52En considérant l’œuvre dans sa dimension réflexive, comme paradigme de l’enjeu de l’œuvre d’art – celui de rendre visible une forme invisible –, on s’éloigne des conflits d’interprétation suscités par le tableau, pour ouvrir la porte à tous les possibles. Telle Pandore, le spectateur est devant la toile comme devant une boîte dont il peut examiner, curieux et interrogatif, tous les aspects :
Pandora (For a picture) | |
What of the end, Pandora ? Was it thine, | |
The deed that set these fiery pinions free ? | |
Ah ! Wherefore did the Olympian consistory | |
In its own likeness make thee half divine ? | |
5 | Was it that Juno’s brow might stand a sign |
For ever ? and the mien of Pallas be | |
A deadly thing ? and that all men might see | |
In Venus’eyes the gaze of Proserpine ? | |
What of the end ? These beat their wings at will, | |
10 | The ill-born things, the good things turned to ill, – |
Powers of the impassioned hours prohibited. | |
Aye, hug the casket now ! Wither they go | |
Thou mayst not dare to think : nor canst thou know | |
If Hope still pent there be alive or dead.41 |
53Dans ce sonnet composé en 1869 pour accompagner la toile, Rossetti s’adresse à Pandore et l’interroge sur la portée de son geste et sur le sens qu’il convient de donner à l’image qui illustre son sort. Occupant la place d’un spectateur fictif, il imagine à la fois ce que la toile révèle et dissimule : la formule elliptique « What of the end ? », répétée au début de chaque strophe, marque un désir de percer le mystère de l’existence de Pandore tout autant que de déchiffrer le sens du mythe qu’elle incarne. Dans la première strophe, l’interrogation porte ainsi sur les origines et sur le dessein de sa création : en nommant les femmes (déesses ou mortelles) ayant participé à la création de la semi-divinité façonnée par Héphaïstos et Athéna, le poète se concentre exclusivement sur les figures féminines et fait le panégyrique des beautés classiques de la mythologie grecque qu’il reconnaît dans la figure de Pandore.
54Dépassant la dichotomie traditionnelle entre ange et démon, le poète confirme que Pandore, qui a reçu un don de chacun des Immortels, est une figure syncrétique chez qui on retrouve les caractéristiques propres à chaque déesse. De la même façon que, dans « Jenny », écrit des années auparavant, Rossetti avait démontré que la nature féminine est nécessairement double, il transpose ici son discours à la mythologie pour présenter l’emblème d’une féminité ambivalente, à tête de Janus : désignant de façon métonymique les figures féminines qu’il perçoit dans le personnage de Pandore (« Juno’s brow », v. 5 ; « the mien of Pallas », v. 6 ; « In Venus’ eyes the gaze of Proserpine », v. 8), il oppose et mêle les traits de divinités tutélaires (Junon, Vénus) ou dangereuses (Pallas, Proserpine). En même temps, il dresse un portrait de la jeune femme et nous renvoie à l’image, au magnétisme du visage de Jane, à son regard énigmatique.
55De plus, en soulignant l’imperfection relative de Pandore (« half divine », v. 4), en reconnaissant surtout sa faiblesse tout humaine, le poète fait un commentaire sur le pouvoir de l’artiste qui, comme elle, ne peut que libérer des passions dont il ne contrôle pas l’effet. Plus qu’une résolution de l’exposition de la première strophe, le sixain fait ainsi écho aux idées avancées dans le huitain et marque l’irrésolution inhérente à l’image et au travail de l’artiste. Dans la syntaxe même, le poète marque une hésitation (que l’on peut relier à la temporalité incertaine évoquée dans l’image) : « The ill-born things, the good things turned to ill » (v. 10) fait référence à la réversibilité du mythe de Pandore42 et à une opacité de l’image néanmoins nécessaire à sa prégnance.
56Le thème se rapproche donc de celui évoqué dans « Aspecta Medusa » : qu’il s’agisse de Méduse, ou des fiery pinions représentés dans Pandora, ces figures symbolisent la connaissance frappée d’interdit (« prohibited », v. 11) que l’artiste expose au grand jour, et dont il se doit en même temps de se protéger et de protéger autrui : « Aye, hug the casket now ! » (v. 12) s’adresse à Pandore, mais aussi au poète, ou même au lecteur du sonnet, menacés par les forces échappées de l’image comme l’héroïne du mythe par les fléaux qu’elle a délivrés.
57Face au mystère de l’image – à son pouvoir de libérer l’énergie de puissances occultes qui signent la fin de l’âge d’or, le règne de l’ignorance –, le seul secours réside dans la parole, dans la capacité du verbe à insuffler la vie (comme il est dit qu’Athéna insuffla la vie à Pandore), dans la voix rendue à l’espoir haletant (« still pent », v. 14), au cœur du sonnet ou sous la couche de peinture. Si le sonnet « intrigue par son mode vocatif et sibyllin43 », c’est qu’il répond à l’énigme posée par un questionnement. Poème et tableau se répondent, et font naître entre eux l’espoir fragile d’une voix poétique désincarnée, qui s’élève d’outre-tombe et vient réconcilier la muse et le poète, la méduse et le peintre, la peinture et l’écriture.
58Or, si dans « Pandora », Rossetti questionne le but de son art (« what of the end ? », v. 1 et 9) et doute du pouvoir détenu par celui qui possède l’objet fétiche – urne sacrée, boîte de couleurs ou poème-coffret – dans « Proserpina », le peintre-poète apporte une réponse dans la célébration de la puissance tragique de l’éternel féminin.
59Commencé en 1873, Proserpina fait le triomphe et le désespoir de Rossetti : fort du succès rencontré par la première version, il en peint une deuxième (où le sonnet apparaît en italien), puis une troisième… Plusieurs tableaux subissent des accidents divers (cadre cassé, toile endommagée) à la suite desquels Rossetti n’hésite pas à violenter ses propres toiles dont il soupçonne qu’elles sont poursuivies par un mauvais sort : le visage et les mains sont découpés, recollés sur une autre toile, repeints d’après les indications des acheteurs. Au fil des reproductions qu’effectue l’artiste, l’inspiration est de plus en plus maniériste, la couleur plus forcée, les traits plus appuyés.
60À travers l’alliance entre forme et couleur, peinture et poésie (un sonnet, en italien ou en anglais selon les versions, est peint sur la toile), cette double œuvre d’art est l’emblème de l’idéal rossettien : c’est un poème peint44 – puisque le sonnet qui accompagne la toile est directement peint sur la surface –, un objet hybride par lequel Rossetti repousse les limites des deux arts et fait entendre, pour le dire avec Roland Barthes, le « bruissement de la langue » : murmure d’un ruisseau (évoqué dans « A Stream’s Secret »), jeu de la lumière sur un vitrail, ruissellement fécond du sang après le sacrifice, soupir et inspiration de l’humanité.
61Dans le tableau, on retrouve en effet l’essentiel de ce qui caractérise l’art de Rossetti, des premières toiles jusqu’aux dernières, en passant par les illustrations du texte de Dante, comme si la figure de Proserpine, condamnée à partager son existence entre le monde des vivants et celui des morts, était l’ultime symbole d’une fracture un instant réparée ou oubliée. Par son format vertical, la toile rappelle Ecce Ancilla Domini, tandis que le vert sombre et la ligne fluide de la toge verte de Jane/Proserpine rappellent A Day Dream. Comme dans La Pia, la solitude du personnage ne tient pas tant à ce qu’elle apparaît encadrée par un parapet qui suit les contours du cadre, mais au vide où s’abîme son regard. Enfin Proserpina possède avec les dernières œuvres une parenté indéfinissable, un air de famille, celui du « type Rossetti », si bien que, entrant dans l’atelier du peintre, un visiteur fit ce commentaire en apercevant Proserpine : « C’est comme si, entrant dans une pièce pleine de gens que je n’avais jamais vus, je les reconnaissais quand même d’emblée.45 »
62Du point de vue de la composition, la figure de Proserpine dégage tout son magnétisme du mouvement qui l’anime : de la torsion imprimée aux mains et au corps de Jane, au tournoiement des spirales qui dansent à la surface du vêtement qu’elle porte, tout dans le tableau suggère l’ondulation. C’est l’élan furtif d’un retournement soudain, lorsque, éblouie par l’ouverture d’une porte sur son monde végétal, la beauté brune est surprise par l’éclat de lumière qui jaillit et découpe son visage sur un fond blanc, découvrant son profil anguleux, ses lèvres rouges, encore brûlantes d’avoir goûté le fruit interdit du domaine d’Hadès. Pourtant, s’il s’agit, comme dans les scènes d’Annonciation, d’une révélation, le sens en est rendu ambigu par le maniement des symboles. La grenade que tient Proserpine apparaît souvent dans les mains de l’Enfant Jésus dans les scènes de Vierge à l’Enfant, et symbolise l’immortalité ; de même, les rayons de lumière traversant une fenêtre symbolisent traditionnellement l’incarnation, mais ces symboles sont détournés par Rossetti et ne suggèrent le religieux que de façon oblique, pour rendre le mythe plus personnel. On interprétera dans cette perspective le symbolisme du fruit défendu, renforcé dans la toile par la proximité entre les lèvres généreuses pulpeuses et l’intérieur du fruit entamé, si rouge, comme un sexe de femme ou une plaie ouverte.
63Dans la galerie des beautés rossettiennes, Proserpine incarne la faute accomplie et toutes les figures féminines se ramènent à elle – elle est la femme-serpent, Lilith, après la morsure du fruit ; elle est Vénus Verticordia exhibant son trophée. Prisonnière du fond de la terre, elle est encore la sirène Ligeia, dont le corps disparaît sous une robe d’eau sombre, tendant une oreille attentive, avant d’entonner une mélopée aussi lancinante que le bruit de la mer :
Proserpina (For a picture) | |
Afar away the light that brings cold cheer | |
Unto this wall, – one instant and no more | |
Admitted at my distant palace-door. | |
Afar the flowers of Enna from this drear | |
5 | Dire fruit, which, tasted once, must thrall me here. |
Afar those skies from this Tartarean grey | |
That chills me : and afar, how afar away, | |
The nights that shall be from the days that were. | |
Afar from mine own self I seem, and wing | |
10 | Strange ways in thought, and listen for a sign : |
And still some heart unto some soul doth pine, | |
(Whose sounds mine inner sense is fain to bring, | |
Continually together murmuring, ) – | |
“Woe’s me for thee, unhappy Proserpine!”46 |
64Dans le sonnet, que Rossetti a peint directement dans le coin droit supérieur de la toile, le poète nous donne à voir la conscience de la jeune femme condamnée à vivre la moitié de son existence en enfer. La voix qui s’élève semble émerger du tableau même, d’où, prise par la couche de peinture, Proserpine nous adresse sa complainte. Dans cet exemple de prosopopée (unique parmi les sonnets écrits pour accompagner les tableaux), l’ekphrasis, qui traditionnellement se limite à la description d’une œuvre d’art, atteint son maximum dans la retenue, voire l’effacement de la voix du poète au profit de l’expression de son sujet. Dès le début du poème, cet isolement est évoqué par l’expression « Afar away » (v. 1) qui exprime la reconnaissance d’une distance autant qu’un désir de rapprochement (puisque la rencontre est sollicitée par le terme « Admitted », v. 3) : entre le rayon de lumière, incarné par notre regard de spectateur sur la toile, et l’univers sombre de celle-ci, l’espace s’ouvre, le temps d’un instant (« one instant and no more », v. 2) – le temps d’un récit, lui aussi marqué par la division : Proserpine est enlevée par Hadès alors qu’elle cueille des fleurs avec ses nymphes dans la plaine d’Enna (« the flowers of Enna », v. 4) et se voit transportée dans un royaume d’ombres (« Tartarean grey », v. 6) où poussent les fruits amers (« this drear / Dire fruit », v. 4-5) d’une immortalité fatale.
65Comme la jeune femme, la poésie subit l’effet de la division, puisque l’œuvre poétique est une œuvre à deux voix où la mélodie plaintive de la version italienne contraste avec la réserve plus grande de la version anglaise. Dans le poème, l’écriture suit un mouvement de va-et-vient symptomatique du ressassement de la pensée se retournant sur elle-même, comme la jeune femme se retourne sur son passé, cherchant à saisir le moment fatal où elle a quitté le monde de la lumière pour rejoindre celui l’ombre. Or, dans le sonnet comme dans le tableau, le regard est irrésistiblement attiré vers « this drear / Dire fruit » (v. 4-5), la grenade écarlate dont la chair entamée et la peau rompue (par une morsure verbalement figurée par l’allitération de consonnes dentales et par l’enjambement des vers 4-5) symbolisent une rupture également perceptible dans l’écriture.
66À la fin du vers 5, la rime elle-même fléchit et se scinde : à la lecture, le mot « here » rime avec les deux rimes embrassées du premier quatrain (« cheer » et « drear ») ; visuellement cependant, l’adverbe rime (de façon manimale, mais pourtant perceptible) avec le dernier vers du huitain (« were »). Situé à la jonction des deux quatrains, ce « here », marque d’énonciation dans le discours, crée donc une tension entre texte et image et nous donne à voir, ou à entendre, la difficulté, voire la défaillance du langage à nommer l’instant de la catastrophe47.
67Point focal de la première strophe, l’adverbe est ainsi l’équivalent verbal de la grenade entamée qui, dans le tableau, met en branle le mouvement en spirale symbolique de l’enchaînement inéluctable des événements et des signes : véritable attrape-regard (ainsi Jacques Lacan le nommerait-il), le fruit pourpre est le centre de plusieurs spirales qui s’entrecroisent, telles celles que décrivent le bras gauche de Jane et la branche de lierre qui semble l’enlacer. Or, une fois amorcé, rien ne peut arrêter le refrain du poème (signalé par la répétition de « Afar ») ou empêcher l’enroulement des cheveux, le plissé des étoffes48.
68Dans la composition de la toile, tout ondule et serpente en un gigantesque S repris ça et là, dans les rebords incurvés de l’encensoir au premier plan49, dans les bords retournés de l’inscription en bas à gauche, et surtout dans les mains qui se referment sur le fruit défendu, le protègent et l’exposent tout à la fois. De même, dans le poème, la deuxième strophe décrit les méandres de la pensée (« and wing / strange ways in thought », v. 9-10), les atermoiements d’une âme marquée par la division. Décrite dans la première strophe, annoncée par la rime imparfaite de « here » (v. 5), la scission du sujet est désormais consommée : « Afar from mine own self I seem » (v. 9) qualifie admirablement l’expression de Jane dans le tableau, et fait de son corps un paysage, un lieu aussi perdu que les plaines ensoleillées de l’Enna (puisque le verbe seem signifie à la fois avoir l’impression, mais aussi donner l’impression).
69Or, cette distance entre le sujet et lui-même, écho de la distance infranchissable entre le spectateur et le personnage du tableau, cette dichotomie entre l’âme et le corps ménage un espace où peut se faire entendre une voix : de même que dans le tableau, « l’image se résorbe dans la forme latente d’une gigantesque conque, lobée comme une oreille50 », dans le sonnet, le soliloque de Proserpine s’achève sur la réponse fictive du lecteur-spectateur. Faisant écho à sa plainte, le dernier vers est l’expression de la compassion qu’inspire son sort, « “Woe’s me for thee, unhappy Proserpine !” » (v. 14), et la reconnaissance de sa présence activée par notre regard. De l’harmonie entre le texte et l’image, du mouvement qui relie les deux modes d’expression – trois mots sur fond noir : « Lungi… Lungi… Proserpina » sont, comme dans les enluminures, mis en exergue dans le sonnet peint – naît un signe51 qui signale le transfert d’un sens (la vue) vers l’autre (l’ouïe), de l’art à la vie.
70Il faut se reporter un instant à la version italienne, et noter que le verbe qui y désigne la voix est « sospirando »52 – signifiant soupirer ou insuffler –, ce qui suggère que, telle Athéna créant Pandore, celui qui contemple Proserpine lui donne son souffle, lui prête sa voix et accepte de partager son sort en entrant dans la peinture, en renonçant pour un temps à la lumière. Cette plongée dans le féminin, indissociable d’une plongée dans le noir (« Tartarean grey », v. 6), est l’ultime étape, l’épreuve nécessaire à l’avènement d’une féminité immortelle où se mêlent la voix du peintre et celle du poète, la voix de l’artiste et celle du modèle, la voix de l’œuvre d’art et celle de celui qui la contemple.
71Dans la double œuvre parfaite qu’est Proserpina, on entrevoit ainsi la dernière étape de la quête du regard qui occupe Rossetti et le ramène à la poésie dont il célèbre le pouvoir incantatoire. Cette vertu de la poésie permet seule de réconcilier le païen et le sacré, le verbe et l’image, l’apollinien et le dionysiaque, Méduse et Persée. Entre texte et image, un rituel s’instaure qui restitue à l’image sa dimension sacrée, rédemptrice, ainsi que cet autre pouvoir : affronter du regard celui qui regarde.
Contempler
Les images qui nous intriguent le plus par leur évident inachèvement, leur beauté nouvelle et obsédante, ne sont pas les simples caprices d’un esprit de génie égaré. Il faut plutôt les voir comme les images sacrées d’une nouvelle religion.
Griselda Pollock53
72Dans les dernières doubles œuvres d’art, texte et image s’affrontent et se confondent (les poèmes étant souvent peints à l’intérieur même des tableaux) pour inciter le lecteur- spectateur à participer activement à une expérience artistique qui se fait communion. Dans ces œuvres, parmi lesquelles Proserpina ou Pandora, notons que le modèle est toujours Jane Morris, dont les traits deviennent au fil des reproductions plus exagérés, à la limite du maniérisme. Par rapport à la tête, souvent petite, le reste du corps paraît disproportionné, comme si tête et tronc avaient été recollés de force et que chacun s’engageât à lutter contre l’autre (impression que donne souvent la tête de Méduse, lorsque cheveux de serpents et visage halluciné sont associés pour figurer le monstre). Par rapport au visage de Fanny dans Bocca Baciata, par exemple, que l’on est incité à voir de près, le visage de Jane apparaît dans ces tableaux de la dernière période (la première version de Astarte Syriaca date de 1877) comme énigmatique et distant, et son corps entier offre une allure guerrière, une résistance au regard.
73Incarnation d’une nouvelle esthétique, Astarte Syriaca affronte ainsi le regard du spectateur sans fléchir, le forçant presque à reculer devant sa taille gigantesque (la toile fait près de deux mètres) et son air hostile. Ce gigantisme se retrouve dans les proportions des personnages grandeur nature et dans l’apparence massive des bras musclés des deux chorèges qui encadrent la déesse. On est loin ici des « sweet ministers » qu’évoque Rossetti dans le sonnet : les deux suivantes ailées vues de profil rappellent le maniérisme des candélabres de Jean de Bologne ou les figures sculptées des tombeaux de Michel-Ange. Le regard levé vers un ciel voilé par la fumée des torches et coupé par le cadre lui-même, ces figures jumelles tendent un cou de cygne dont la longueur et la ligne verticale sont accentuées par la main qu’elles portent vers le ciel. Leurs corps s’élancent et se heurtent aux limites du tableau qui les contient à peine.
74Au centre de la toile, Astarte s’avance, déesse hybride, dégageant sainteté et paganisme, inspirant révérence et angoisse54. L’étoile pourpre à huit branches qui scintille au-dessus de sa tête et le nimbe doré qui éclaire l’arrière-plan de la toile proclament sa nature sacrée. De même, la rose et la grenade, symboles traditionnels de la Passion et de la Résurrection, sont ostensiblement présentées comme attributs de cette beauté sombre dont la pose reprend celle de la Vénus de Médicis (considérée comme canon de la beauté par les peintres victoriens qui en firent d’innombrables copies). Comme dans Veronica Veronese, la couleur dominante de la toile est un vert sombre dont l’éclat est rehaussé par l’ajout de plusieurs couches de vernis. L’effet de l’ensemble allie grandeur et mystère.
75Cet effet de mise en scène est accentué par le mouvement fluide de la toge que porte Astarte, et par la lumière qui, provenant de l’arrière-plan, se diffuse par taches sur le corps de la déesse, éclairant un seul côté de son visage, rebondissant sur l’arrondi de son épaule et épousant la ligne de son bras pour disparaître dans le lustre de sa robe (sous lequel on devine un genou qui s’avance). En réplique à cet effet de clair-obscur, les trois têtes de femme forment un triangle inversé ; la pointe désigne la tête d’Astarte dont le visage semble composé des deux profils joints, et dont le regard frontal appelle l’admiration.
76Par rapport à la latéralité des deux visages, dont les yeux tournés vers l’extérieur du tableau demeurent impénétrables, la frontalité du visage d’Astarte engage notre regard de spectateur. Par ce regard direct, mis en valeur par la raie nette des cheveux (dessinant le haut du visage comme le frontispice d’un temple), la déesse, joignant le geste à la parole, que l’on devine imminente (par le mouvement du bras droit qui désigne le cœur), établit une relation avec le spectateur et exige en retour son regard : « Bien que muet, le tableau se présente comme destiné à appeler et à parler.55 »
77C’est alors le poème qui prend le relais de l’image et réalise la promesse de la voix qui s’élève, prophétique et imprécatoire. Dans le sonnet, dont le titre même invite à une extase révérencieuse (voir en particulier l’effet sonore solennel de l’assonance en [æ] dans « Astarte Syriaca »), l’écriture est fondée sur la répétition incantatoire du terme « mystery » qui qualifie l’œuvre d’art et sa réception, son pouvoir et son message.
Astarte Syriaca (For a picture) | |
Mystery : lo ! betwixt the sun and moon | |
Astarte of the Syrians ; Venus Queen | |
Ere Aphrodite was. In silver sheen | |
Her twofold girdle clasps the infinite boon | |
5 | Of bliss whereof the heaven and earth commune : |
And from her neck’s inclining flower-stem lean | |
Love-freighted lips and absolute eyes that wean | |
The pulse of hearts to the spheres’ dominant tune. | |
Torch-bearing, her sweet ministers compel | |
10 | All thrones of light beyond the sky and sea |
The witnesses of Beauty’s face to be : | |
That face, of Love’s all-penetrative spell | |
Amulet, talisman and oracle, – | |
Betwixt the sun and moon a mystery.56 |
78Sans établir de lien avec le titre du poème, qui désigne le personnage peint, le sonnet s’ouvre sur un soupir mêlé de réserve qui incite immédiatement à une pause méditative (marquée par les deux points) devant l’image : « Mystery : lo ! » se présente comme une réaction, l’arrêt de la pensée devant une énigme en même temps que le passage à un mode d’interprétation où la description fait place à l’évocation, le recueillement à l’admiration. Dès le premier mot, le poète « nous berce afin de créer un état de réceptivité psychique qui nous permette d’entrer dans le royaume magique de l’art57 ». Fort de cette première formule dynamique qui attire l’attention sur le poème et sur le tableau (dont Astarte est le mystère), le poète bâtit l’ensemble du sonnet autour des deux pôles visuels déjà présents sur la toile : « betwixt the sun and moon » (v. 1). Dans la généalogie de la déesse, il souligne ainsi le lien de parenté entre la légende assyrienne et la tradition gréco-romaine en faisant figurer celle-ci comme ancêtre d’Aphrodite (« Venus Queen / ere Aphrodite was », v. 2-3).
79Si l’héritage que l’on reconnaît dans le tableau associe la majesté de Michel-Ange et le maniérisme de Pontormo, le poème s’inscrit de même à la croisée de deux histoires et de deux cosmos. La description qui suit est, elle aussi, placée sous le signe de l’union des contraires, puisque notre regard est orienté vers la ceinture que porte la déesse, « Her twofold girdle » (v. 4), qui unit ciel et terre (« whereof the heaven and earth commune », v. 5) et promet une jouissance sans limites : expression archaïque, « boon / Of bliss » (v. 4-5) évoque par la répétition des consonnes labiales un épicentre terrestre et sensuel.
80En écho à l’érotisme à la fois contenu et décuplé par le lien de la fine ceinture ciselée qui, dans le tableau, souligne les hanches et le gonflement de la poitrine, l’exotisme du visage de la déesse appelle à un épanchement sensuel (« lean », v. 6), à l’accélération des battements du cœur (« The pulse of hearts », v. 8) permettant d’entrer en harmonie avec la musique des sphères (« the spheres’ dominant tune », v. 8). La comparaison du cou à une tige de fleur (« flower-stem », v. 6) s’inspire du symbolisme que l’on trouve dans Le Cantique des cantiques de Salomon et invite au plaisir des sens, tout comme le terme « flower-stem » nous pousse à nous reposer sur le terme « lean » en fin de vers 6. Le volume des lèvres charnues est suggéré par le mouvement des lèvres prononçant « Love-freighted » (v. 7), leur renflement évoqué par l’adjectif composé substantivé.
81Par contraste avec la sensualité des lèvres, les yeux dits grand ouverts, « absolute eyes », au vers 7 (notons l’assonance [æ]/[ai]), fixent sur le spectateur un regard mêlé de tendresse et de fermeté ; c’est le regard maternel penché sur l’enfant qu’il faut sevrer (« wean », v. 7), dont il faut se détacher (ce que pourrait d’ailleurs indiquer le rejet de l’expression « The pulse of the hearts », v. 8) : le regard est ici une source d’énergie et de vie comme le sein maternel pour l’enfant, si bien que, dans le poème, le visage entier devient figure, se détachant du corps qui le soutient, de même que sur la toile, le visage paraît flotter, en suspens, à l’image du visage des icônes dans l’art byzantin.
82Dès lors, le sixain, loin d’attirer notre regard vers les autres éléments de la toile, se concentre à nouveau sur le visage hermétique de Jane et tente d’en décrypter le mystère. Les deux personnages qui flanquent Astarte, aussi anonymes et indistincts dans les deux médias, sont à peine évoqués, et l’on retourne inéluctablement à ce visage qui se dégage de la surface peinte de même qu’il se trouve démarqué dans le poème par le placement de l’expression « That face » à la charnière centrale du sixain, au vers 12. Ce que l’on voit, ou plutôt ce que le poète nous enjoint de voir dans ce visage fascinant, ce n’est pas seulement le visage d’une beauté classique, encore moins celui de Jane Morris, le modèle du tableau, mais c’est l’émergence du visage de l’art où se mêlent les pouvoirs de la peinture et de la poésie, du voir et du dire.
83Dans le dernier tercet, l’évocation du visage oscille entre présence et absence, écriture et voix, en suivant une dialectique que l’on peut rapprocher de celle de la trace et de l’aura, selon la définition que Walter Benjamin donne de ces deux notions :
La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous.58
84Dans le poème, ces deux idées concurrentes s’articulent autour du point focal du visage, tendu entre l’incarnation d’une abstraction (« Beauty’s face », v. 11) et la sacralisation d’une figure humaine (« That face, of Love’s all-penetrative spell », v. 12) : le visage est d’une part l’instrument, la trace visible au service du culte de la beauté (« Amulet, talisman », v. 13), et l’aura, l’émanation désincarnée d’une voix (« and oracle »), le terme oracle désignant, par métonymie, à la fois une prophétie et la personne qui est à son origine. Symbole de l’indécidable du signe, et de la tension permanente entre écriture et peinture59, le visage nommé, jamais saisi60, se referme sur son mystère : « Betwixt the sun and moon a mystery » – et le poème sur un chiasme.
85Dans l’écriture et dans la peinture, le visage d’Astarte catalyse les énergies créatrices du verbe et de l’image mais échappe à leur emprise en s’annonçant comme icône d’une nouvelle esthétique où se conjuguent émerveillement païen et admiration pieuse. À mi-chemin entre dévoilement et dissimulation, le mystère de l’art s’apparente en effet à celui de la foi, comme le suggère la proximité entre la formule d’ouverture d’« Astarte » et celle de deux autres sonnets composés par Rossetti en guise de commentaire à des scènes religieuses : « Mystery : God, man’s life born into man / Of woman.61 », et « Mystery : Catherine the bride of Christ / She kneels, and on her hand the holy Child / Now sets the ring.62 » Dans les deux tableaux de Memling63, le mystère désigne ce qui se passe sur la toile et ce qui est en jeu dans l’œuvre d’art. De même, Astarte Syriaca symbolise le mystère de la féminité et celui du pouvoir inaliénable de l’image, et démontre que :
[…] l’interprétation de l’art est un processus continu, un rituel dans lequel nous devons constamment et entièrement nous plonger si nous voulons prendre part à l’expérience de métamorphose que propose le tableau.64
86À mesure que le visage d’Astarte émerge de la couche de pigments ou du cœur du poème, c’est le visage du spectateur qui disparaît, envoûté par le regard frontal de la déesse qui le fixe. Ainsi, pour reprendre le commentaire de Griselda Pollock :
[…] les relations entre regardant et regardé sont inversées, dans un rapport proche de ce que l’on trouve dans les images de culte médiévales où l’image en tant qu’icône était dotée du pouvoir de regarder le spectateur.65
87La relation entre l’objet et le sujet s’inverse, si bien que « l’idole devient “regardante” comme le Pantocrator ou la Theodora des scénographies byzantines66 ». Astarte est en effet assez proche des icônes du Christ Pantocrator, dont l’auréole est souvent ornée d’une croix (voir l’étoile à huit branches) ; de même, la position des mains suggère une parenté avec le Sacré Cœur. Mais, plus qu’au niveau du symbolisme, c’est dans la figuration du corps et dans la stylistique des formes utilisées pour représenter le visage qu’Astarte peut être vue comme une icône.
88En effet, par la spatialité des corps et l’allongement vertical exagéré des silhouettes, la toile présente des similitudes frappantes avec les principes de composition des icônes. L’impression de voir le personnage central s’avancer vers nous renvoie à la perspective inversée caractéristique de l’art byzantin dont Bruno Duborgel décrit les effets en ces termes :
La construction de la perspective inversée, au contraire, fait se rencontrer les lignes « en avant » du tableau ou de l’icône, en un point de convergence qui correspond au regard du spectateur. La profondeur, au lieu d’être aspirée dans le lointain du point de fuite de la perspective linéaire, semble faire irruption en avant de l’icône, nous environner, nous rencontrer et nous envelopper. Lignes et formes s’agrandissent, s’élargissent dans cette profondeur qui s’avance et nous intègre en elle.67
89Dans Astarte, la profondeur grandit du fond de la toile, où l’on aperçoit un soleil voilé par de larges nuées de fumées, et gagne peu à peu le premier plan, où le vert sombre est envahi par une nuit noire dans laquelle le spectateur doit s’engouffrer pour participer au rituel de la déesse. Dans le même temps, la différence entre les plans du tableau est abolie par la taille similaire d’Astarte et des deux figures féminines qui occupent l’arrière-plan (et qui par leur symétrie en accentuent l’effet massif). Les proportions du corps des trois personnages féminins subissent un étirement vertical que l’on peut rattacher à la physionomie des personnages des icônes, par une sorte de spiritualisation des corps.
90Dans les dernières œuvres de Rossetti, les distorsions subies par le corps, l’allongement des doigts, et même la forme très large du cou participent d’une esthétique où, comme dans l’art byzantin, il s’agit de créer une figure symbolique « qui soit un “organe de reconduction” à l’invisible68 ». L’extrême symétrie des traits relevée par Griselda Pollock à propos du visage d’Alexa Wilding participe de cette nouvelle anatomie, au même titre que l’absence de front ou l’aplanissement des joues.
91Dès lors, les critiques émises à l’encontre de ces toiles, où « les longs doigts graciles que l’on trouve dans les premiers tableaux deviennent plutôt sinueux tout comme les cous, autrefois remarquables paraissent désormais presque goitreux69 », confirment plus qu’elles ne discréditent l’idée que Rossetti atteint ici l’apogée de son art, en même temps que les limites de sa quête, là où, face au regard méduséen de l’art, l’artiste ne peut que se prosterner ou disparaître :
Parce qu’il existe un lieu, un rythme de l’image où l’image cherche elle-même quelque chose comme son effondrement. Alors nous sommes devant l’image comme devant une limite béante, un lieu disloquant. La fascination s’y exaspère, s’y renverse. C’est comme un mouvement sans fin, alternativement.70
92Incarnation de cet excès, la deuxième version d’Astarte Syriaca, intitulée Mnémosyne, semble se décomposer sous nos yeux, comme si la peinture se donnait là à voir au prix de l’image, comme si le regard en peinture ne pouvait se voir qu’au prix de sa désintégration et de la mort de celui qui le contemple. Conscient des limites de la représentation picturale, c’est vers Keats que Rossetti finalement se tourne à nouveau – vers la parole interrompue du poète (incarné par la figure solaire d’Apollon) qui, s’adressant à la déesse, découvre dans son visage divin la réponse à ses questionnements :
Mute thou remainest – mute! Yet I can read
A wondrous lesson in thy silent face:
Knowledge enormous makes a God of me.71 (v. 111-113)
93Chez Keats, comme chez Rossetti, la connaissance s’incarne dans un visage féminin dont le regard détient le pouvoir de sauver autant que d’anéantir celui qui la regarde. Envers de l’icône, dont elle partage le pouvoir de fascination, le visage méduséen de la Mémoire promet à celui qui ose le regarder de libérer la parole poétique, tout comme dans l’art le pharmakon de la couleur promet une forme d’immortalité ou de consolation. Pour Keats, l’espoir réside dans le visage de Mnémosyne, qu’il décrit dans sa révision d’Hyperion comme un visage apollinien, aux yeux mi-clos72.
94Pour Rossetti, en revanche, le visage de la muse devient in-visible à mesure qu’il se confond avec celui de Méduse ; fantasme de beauté, dans les portraits d’Elizabeth Siddal comme dans le tableau inoubliable de Beata Beatrix, ce visage approche de l’idéal lorsque, comme celui de Moneta, il a déjà fermé les yeux sur le monde. Telle la Méduse de Laforgue, cette beauté-là reconnaît son pouvoir et épargne celui qui la regarde. Dans les toiles monumentales en revanche, le visage de Méduse resurgit travesti, ajouté à un corps masculin, et devient au fil des tableaux une créature hybride ou un monstre.
95De Méduse à l’hybride ou à la Sphinge, il n’y a qu’un pas… le dernier mot appartient dès lors au poète Rossetti, dictant quelques jours avant sa mort ce sonnet destiné à une œuvre d’art jamais exécutée73 – sonnet d’adieu à son art, de renoncement à sa quête :
The Question (For a design)
I
This sea, deep furrowed as the face of Time,
Mirrors the ghost of the removed moon;
The peaks stand bristling round the waste lagoon;
While up the difficult summit steeply climb
Youth, Manhood, Age, one triple labouring mime;
And to the measure of some mystic rune
Hark how the restless waters importune
These echoing steps with chime and counter-chime.
What seek they? Lo, upreared against the rock
The Sphinx, Time’s visible silence, frontleted
With Psyche wings, with eagle plumes arched o’ver.
Ah, when those everlasting lips unlock
And the old riddle of the world is read,
What shall man find? Or seeks he evermore?
II
Lo, the three seekers! Youth has sprung the first
To question the Unknown: but see! he sinks
Prone to the earth – becomes himself a sphinx, –
A riddle of early death no love may burst.
Sorely anhungered, heavily athirst
For knowledge, Manhood next to reach the Truth
Peers in those eyes; till haggard and uncouth
Weak Eld renews that question long rehearsed.
Oh! And what answer? From the sad sea brim
The eyes of the Sphinx stare through the midnight spell,
Unwavering – Man’s eternal quest to quell:
While round the rock-steps of her throne doth swim
Through the wind-serried wave the moon’s faint rim,
Some answer from the heaven invisible.74
Notes de bas de page
1 G. Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Minuit, Paris, 1985, p. 73.
2 S. Dali, Oui, cité dans D. Bruckmuller-Genlot, Les Préraphaélites, op. cit., p. 6.
3 G. Pollock, Vision and Difference. Feminity, Feminism and the Histories of Art, Londres/ New York, Routledge, 1988, p. 148.
4 À l’inverse de Ruskin, par exemple, qui montre une nette préférence pour l’aquarelle.
5 Voir le commentaire de Rossetti dans une lettre à l’artiste Frederick Sandys : « Pour la première fois de ma vie, je sens quelque chose comme l’impression d’un style dans mon œuvre […] » Cité dans J. Marsh, Dante Gabriel Rossetti, Painter and Poet, op. cit., p. 474.
6 G. Pedrick, Life with Rossetti, Londres, Mac Donald, 1964, p. 78, cité dans E. E. Bass, Dante Gabriel Rossetti, Poet and Painter, op. cit., p. 297.
7 G. Didi-Huberman, La Peinture incarnée, op. cit., p. 85.
8 Cité dans J. Marsh, Dante Gabriel Rossetti, Painter and Poet, op. cit., p. 470.
9 Ibid., p. 315.
10 D. Bruckmuller-Genlot, Les Préraphaélites, op. cit., p. 304.
11 Rossetti ajoute à propos de Monna Vanna que, parmi tous les tableaux de sa main, c’est « probablement celui qui, en tant qu’élément décoratif dans une pièce, produit le plus d’effet ». J. Marsh, Dante Gabriel Rossetti, Painter and Poet, op. cit., p. 315.
12 Ibid., p. 289.
13 Ibid., p. 305.
14 On peut penser que Rossetti s’inspire du tableau de Véronèse, La Présentation de la Vierge Marie, où une servante féminine noire occupe un rôle similaire.
15 Cité dans J. Marsh, Dante Gabriel Rossetti, Painter and Poet, op. cit., p. 305.
16 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op. cit., p. 191.
17 G. Didi-Huberman, La Peinture incarnée, op. cit., p. 86.
18 S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962, p. 41.
19 Cité dans G. Pollock, Vision and Difference, op. cit., p. 128.
20 Cité dans J. B. Bullen, The Pre-Raphaelite Body, op. cit., p. 132.
21 S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p. 128.
22 J. Clair, Méduse, op. cit., p. 212.
23 Notons au passage que c’est l’époque où Rossetti peint également Fanny dans La Tonnelle bleue, qui accompagne « The Song of the Bower » où le narrateur se languit du corps de sa bien-aimée.
24 Cité dans R. M. Cooper, Lost on Both Sides, op. cit., p. 39.
25 « La Bella Mano (Pour un tableau) » : « Ô belle main, que ton doux moi lave / Dans ton pur et propre élément, / D’où le haut avènement de la Dame de l’Amour / Est né et des feux infinis ont jailli de la vague : / Même quand ses Amours lui donnent leurs offrandes, / Ils apportent les joyaux pour toi, tandis que tous / Regardent ces lèvres, la source d’une parole / À la mesure musicale, et d’un bonheur que l’homme ne peut espérer. // Ceinte royalement d’un anneau et recouverte de bracelets, / Fleur de la virginité de Vénus, / Elle brille parmi le groupe de ses douces sœurs ; / Elle converse délicatement avec l’esprit de l’adolescence / Toujours blanche et tendre ; jusqu’à temps que toi, / Ô main ! sois étreinte par la main d’un amant. » (G.-G. C.)
26 D. Bruckmuller-Genlot, Les Préraphaélites, op. cit., p. 369.
27 À ce titre, le choix du verbe « hansel » (variante de « handsel »), s’il se justifie par l’allitération qu’il crée avec « hand », paraît ambigu puisque ce terme archaïque est composé de hand et de sell (d’après la définition de l’Oxford English Dictionary).
28 Letters of Dante Gabriel Rossetti, op. cit., vol. III, p. 1175.
29 « Vénus (Pour un tableau) » : « Elle tient la pomme dans sa main pour toi, / Dans son cœur pourtant elle irait presque la reprendre, / Elle a un air songeur, ses yeux en quête / De ce qu’ils peuvent voir dans ton esprit. / Peut-être : “Regarde, il est en paix”, dit-elle ; / “Hélas ! La pomme pour ses lèvres : le trait / Qui suit sa brève douceur en son cœur, / L’errance perpétuelle de ses pas !” // Un instant son regard est suspendu et timide : / Mais si elle donne le fruit qui contient son charme, / Ces yeux s’enflammeront comme pour son garçon phrygien. / Puis sa gorge d’oiseau tendue prédit le malheur, / Et ses mers lointaines gémissent comme un unique coquillage, / Et son bosquet luit des feux de Troie embrasée par l’amour. » (G.-G. L.)
30 Voir le commentaire de William M. Rossetti à son frère lorsqu’il remarque que le dictionnaire de John Lemprière explique que Verticordia signifie, une Vénus qui « pouvait pousser le cœur des femmes à cultiver la chasteté. » : « Si cela est réellement vrai, [elle est] exactement le contraire du genre de Vénus que tu envisages. » Selected Works of William Michael Rossetti, édition de Roger P. Weattie, State College, Pensylvania State UP, 1990, p. 220-221.
31 Cité dans J. Marsh, Dante Gabriel Rossetti : Painter and Poet, op. cit., p. 280.
32 G. Pollock, Vision and Difference, op. cit., p. 135.
33 « C’est une géante », s’exclamera Ruskin lors d’une visite à son atelier du modèle posant pour Rossetti.
34 Jan Marsh signale dans sa biographie de Rossetti la vente, en 1863, de deux versions de Venus Pudica de Botticelli, dont l’une a le corps recouvert d’une profusion de roses. Voir J. Marsh, Dante Gabriel Rossetti : Painter and Poet, op. cit., p. 279.
35 Il n’est pas étonnant que cette lettre où Ruskin, faisant d’une pierre deux coups, critique la vie privée de Rossetti et son œuvre, ait entériné la rupture des deux amis.
36 C’est l’époque où Rossetti est influencé par le très décadent Swinburne qui vient de composer « Laus Veneris » et s’adonne à des pratiques sadomasochistes.
37 Voir l’analyse qu’en fait J. Derrida, La Vérité en peinture, op. cit., p. 67.
38 Voir Pierce C. S. : « The Icon, index and Symbol » dans The Collected Papers of Charles Sanders Pierce, ed. C. Hartshorne and P. Weiss, 8 vols., Cambridge, Harvard University Press, 1931-1958, vol. 2.
39 M. Warner, Monuments and Maidens, op. cit., p. 237.
40 Dans cette version de Pandora, Jane a les yeux gris-vert.
41 « Pandora (Pour un tableau) » : « Qu’en est-il de la fin, Pandora ? Était-elle tienne / L’action qui libéra ces ailes féroces ? / Ah ! Pourquoi le consistoire olympien / T’a-t-il faite semi-divine à sa propre image ? / Le front de Junon devait-il porter un signe / Pour toujours ? et la mine de Pallas une / Expression mortelle ? et tous ces hommes devaient-ils voir / Dans les yeux de Vénus le regard de Proserpine ? // Qu’en est-il de la fin ? Leurs ailes battent à loisir, / À ces créatures mal nées, les bonnes choses deviennent mauvaises –, / Pouvoirs de ces heures passionnées et interdites. / Oui, étreins maintenant le coffret ! Où qu’elles aillent, / Tu n’oseras penser, ni ne pourras savoir / Si l’Espoir qui y est encore contenu est vivant ou mort. » (G.-G. L.)
42 Voir D. et E. Panofsky, La Boîte de Pandore, Poitiers, Hazan, 1990.
43 D. Bruckmuller-Genlot, Les Préraphaélites, op. cit., p. 340.
44 Voir le commentaire de Rossetti à propos de Burne Jones : « Si, comme je le crois, la peinture la plus noble est un poème peint, alors j’affirme que, dans toute l’histoire de l’art, il n’y a pas eu de peintre qui ne soit plus doué pour l’invention. » Cité dans J. C. Carr, Some Eminent Victorians : Personal Recollections in the World of Art and Letters, London, Duckworth & Co., 1908, p. 67.
45 Cité dans J. Marsh, Dante Gabriel Rossetti : Painter and Poet, op. cit., p. 506.
46 « Proserpine (Pour un tableau) » : « Éloignée la lumière qui projette de froides clameurs / Sur ce mur ; un instant mais pas plus, / Elle mena au portail de mon distant palais. / Éloignées les fleurs de l’Enna, de ce fruit / Néfaste et lugubre qui, une fois goûté, m’asservit ici. / Éloignés ces cieux, de ce gris de Tartarie / Qui me glace ; et éloignées tellement éloignées / Les nuits qui seront des jours qui furent. // J’ai l’impression d’être éloignée de mon propre moi, je survole / D’étranges chemins en pensée, et j’attends un signe. / Et toujours un cœur languit dans une âme / (Dont les résonances contraignent mon for intérieur / À perpétuellement les recueillir), murmurant : / “C’est pour toi que le malheur est sur moi, malheureuse Proserpine !” » (G.-G. L.)
47 Du point de vue du récit, ce « here » joue donc le même rôle que celui du « voilà » que l’on retrouve dans les scènes d’Annonciation.
48 E. E. Bass, Dante Gabriel Rossetti, Poet and Painter, op. cit., p. 336.
49 Voir l’analyse de D. Bruckmuller-Genlot, Les Préraphaélites, op. cit., p. 343-344.
50 Ibid., p. 344.
51 « listen for a sign », v. 10. Je souligne.
52 « murmuring », v. 13.
53 Vision and Difference, op. cit., p. 126.
54 Jan Marsh signale dans sa biographie que Jane Morris, qui posa pour Astarte, disait en privé que la toile était une « véritable abomination » (Dante Gabriel Rossetti : Painter and Poet, op. cit., p. 492).
55 B. Rougé, « Vague visage et voix de peinture : de l’ef-facement au vis-à-vis (sur l’expérience esthétique et l’épreuve éthique du tableau) », Vagues figures ou les promesses du flou, Pau, Presses universitaires de Pau, « Rhétoriques des arts », 1999, p. 105.
56 « Astarte Syriaca (Pour un tableau) » : « Mystère : las ! entre le soleil et la lune / Astarté des Syriens : Vénus Reine / Avant qu’Aphrodite ne le fût. Dans un chatoiement argenté / Sa ceinture dédoublée enserre le bienfait infini / De la félicité par laquelle communient ciel et terre : / Et sur la tige florale de son cou incliné reposent / Des lèvres chargées d’amour et des yeux absolus qui élèvent / Le battement des cœurs à la mélodie prééminente des sphères. // Porteuses de torches, ses délicieux ministres imposent / À tous les trônes de lumière par-delà le ciel et la mer / Les gages du visage de la Beauté à venir : / Ce visage, sortilège, amulette, talisman et oracle / Tout pénétré d’Amour, / Entre le soleil et la lune un mystère. » (G.-G. L.)
57 R. L. Stein, The Ritual of Interpretation, op. cit., p. 143.
58 W. Benjamin, Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, 2000, p. 78.
59 Le terme spell réfère à la fois à la voix, en désignant le sortilège prononcé, et à l’inscription (le verbe signifie « épeler » en anglais).
60 L’énumération s’épuise en effet dans une absence à nommer que signale le tiret au v. 13.
61 « Vierge et enfant, par Hans Memmeling », v. 1-2 : « Mystère : Dieu, vie humaine insufflée à l’homme / Par la femme. » (L. R.-C.)
62 « Mariage de Ste Catherine, par le même », v. 1-3 : « Mystère : Catherine, l’épouse du Christ / S’agenouille, et à son doigt le saint Enfant / Glisse maintenant l’alliance. » (L. R.-C.)
63 Ces deux tableaux dépeignent des scènes religieuses que Rossetti décrit dans les sonnets qu’il compose lors de son voyage en Belgique en 1850. Pour une analyse détaillée, nous renvoyons à R. Stein, The Ritual of Interpretation, op. cit., p. 133-137.
64 Ibid., p. 141.
65 G. Pollock, Vision and Difference, op. cit., p. 151.
66 D. Bruckmuller-Genlot, Les Préraphaélites, op. cit., p. 373.
67 B. Duborgel, L’Icône, art et pensée de l’invisible, Saint-Étienne, Cierec, 1991, p. 69.
68 Ibid., p. 29.
69 Voir E. E. Bass, Dante Gabriel Rossetti, Poet and Painter, op. cit., p. 153. Cependant l’analyse de Bruno Duborgel à propos de l’importance du cou dans la figuration des icônes semble plus éclairante : « Le cou, dit “souffle” et exprimant l’Esprit-Saint, est traité en référence à cette indication. » L’Icône, art et pensée de l’invisible, op. cit., p. 71.
70 G. Didi-Huberman, Devant L’image, Paris, Minuit, 1990, p. 268.
71 « Tu demeures muette – Muette ! Et pourtant je peux lire / Un merveilleux message sur ton visage silencieux : / Un savoir sans bornes fait de moi un Dieu. », J. Keats, The Fall of Hyperion, III, v. 111-113 (trad. R. Ellrodt).
72 Dans The Fall of Hyperion, (v. 256-264), John Keats écrit : « […] Alors je vis une face blême, / Non ruinée par des chagrins humains, mais palie / Dans son éclat par un mal immortel qui ne tue point ; / Mais altère sans cesse, sans que la mort heureuse / Y puisse mettre un terme. Tourné vers la mort, avançant / Vers l’absence de mort, ce visage était au-delà / Du lys et de la neige : mais à cet au-delà, / Je ne dois maintenant songer, quoique ayant vu ce visage. / N’eussent été ses yeux, je me serai enfui. », (trad. R. Ellrodt).
73 L’esquisse amorcée par Rossetti et le sujet de l’œuvre peuvent être vus comme un écho de la toile du Titien, Les Trois Âges – interprétation personnelle qu’apporte l’artiste au mystère de la vie et de l’art.
74 « La question (Pour un dessin) » : I : Cette mer, aux rides profondes comme le visage du Temps, / Réfléchit le spectre de la lune absente ; / Les sommets hérissent le bord du lagon désolé ; / Tandis qu’au raide sommet ardu grimpent / La Jeunesse, l’Âge mûr, la Vieillesse, se mimant dans leur effort pénible ; / Et au rythme de quelque rune mystique / Écoutez comme les eaux tumultueuses importunent / Ces pas qui résonnent d’un carillon et d’un contre-carillon. // Que cherchent-ils ? Regardez, dressé contre ce rocher / Le Sphinx, silence du Temps rendu visible, au front ceint / Des ailes de Psyché, couvert de plumes d’aigle. / Ah, lorsque ces lèvres éternelles se déscelleront, / Et que l’antique énigme du monde sera déchiffrée, / Que l’homme découvrira-t-il ? Ou que cherchera-t-il encore ? II : Regarder ces trois quêteurs ! La Jeunesse a bondi en premier / Pour questionner l’Inconnu : mais voyez ! elle s’écroule / Vers la terre – et devient à son tour sphinx, – / L’énigme d’une mort précoce, aucun amour ne peut la percer. / Tout affamé, tout assoiffé / De connaissance, l’Âge mûr, à son tour, pour atteindre la Vérité / Regarde droit dans les yeux du sphinx ; enfin, hâve et fruste / La Vieillesse affaiblie renouvelle la question longtemps répétée. / Oh ! Mais quelle est la réponse ? Du triste rivage de la mer / Les yeux du Sphinx traversent le charme de minuit, / Sans fléchir – pour étouffer la quête éternelle de l’homme : / Tandis qu’autour des marches en pierre de son trône, flotte / Sur les vagues serrées par le vent, la faible auréole de la lune, / Réponse indistincte venue du ciel invisible. (L. R.-C.)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Énergie et mélancolie
Les entrelacs de l’écriture dans les Notebooks de S. T. Coleridge. Volumes 1, 2 et 3
Kimberley Page-Jones
2018
« Étrangeté, passion, couleur »
L’hellénisme de Swinburne, Pater et Symonds (1865-1880)
Charlotte Ribeyrol
2013
« The Harmony of Truth »
Sciences et poésie dans l’œuvre de Percy B. Shelley
Sophie Laniel-Musitelli
2012