La traversée du premier seuil
p. 47-83
Texte intégral
Le petit-fils d’Agénor raconte alors qu’au pied de l’Atlas glacé, il est, à l’abri d’un épais et solide rempart, un lieu à l’entrée duquel habitaient deux sœurs, les filles de Phorcys, qui se partageaient l’usage d’un œil unique. À la dérobée, grâce à une ruse habile, au moment où l’une le transmettait à l’autre, substituant sa main à la main tendue, il s’en était emparé.
Ovide1
1Sur le chemin qui le mène à Méduse, Persée rencontre deux sœurs2, filles de Phorcys, qui préfigurent les trois Gorgones. Elles vivent ensemble, à l’écart du monde, et sont chargées d’interdire le chemin menant aux Gorgones. Dans la citation ci-dessus, le rempart aux murs épais qui sépare leur monde de l’extérieur marque la frontière visible entre l’univers des humains et celui des êtres surnaturels. Il symbolise l’ambiguïté du domaine dont elles ont la garde : limite entre les deux lieux, le rempart protège une enceinte qu’on devine peut-être menacée par l’arrivée du héros qui, se lançant dans sa quête, quitte le terrain sûr du réel et devient agresseur. En faisant intrusion dans un lieu étranger, il en menace l’harmonie.
2Comme les Phorcides (ou Grées) n’ont qu’un œil pour deux, elles montent la garde à tour de rôle, en se le passant d’une main à l’autre. L’œil unique est ainsi désincarné, c’est un regard de vigilance, de surveillance. Ce symbole se double parfois de celui d’une dent unique qu’elles se passent également entre elles. Ensemble, l’œil et la dent relèvent de la même symbolique que le regard de Méduse puisque, comme le montre Freud dans L’Interprétation des rêves3, l’appréhension liée à l’idée de se faire soigner les dents recoupe celle de la hantise de la castration et de la mort.
3 Au niveau de la storia, le vol de l’œil des Phorcides est un modèle réduit de la conquête de Méduse puisque Persée s’initie par là à l’art de la ruse : c’est en substituant sa main à celle d’une des vieilles femmes qu’il parvient à s’approprier leur œil. Dans la dialectique du voir / être vu, cet épisode entérine l’usurpation des puissances de la vue et anticipe le don d’invisibilité du héros. Le vol est d’ailleurs symbolique, puisque Persée ne s’en sert que comme moyen de pression sur des créatures par ailleurs inoffensives, pour les forcer à lui révéler où se trouvent les Gorgones. Dans cet épisode, il y a de plus un échange entre parole et vision : le refus des Phorcides d’aviser Persée de la direction à prendre le mène à leur dérober l’objet indispensable à leur survie et à proposer ensuite un échange entre cette vision concrète et la vision abstraite (c’est-à-dire la connaissance) du lieu où se cache Méduse.
4Au niveau de l’archétype du mythe, cette épreuve est un test du courage du héros et une étape qui le fait passer du monde du dessus à celui du dessous, du monde de la conscience et du rationnel à celui de l’inconscient, de l’interdit – et fatalement du danger. D’un point de vue artistique, ce rite d’initiation correspond aux tâtonnements de l’artiste dans sa jeunesse et à la recherche d’une identité. Par rapport à la tradition, il commence d’abord par défier les modèles établis pour développer une vision nouvelle qu’il forme à partir d’emprunts faits aux artistes du passé et en réaction à l’art de ses contemporains.
5De plus, le poète emprunte à ses prédécesseurs une vision ou les moyens de se forger une conception personnelle de son art. Ainsi, dans le mythe comme dans la littérature et dans la peinture, les premières œuvres, ou le premier exploit, sont un défi au passé autant qu’une reconnaissance de son importance dans la quête du présent : quand Persée vole l’œil des Phorcides, il entre dans la logique de l’univers mythologique et montre qu’il en comprend les lois, même si, d’emblée, il les transgresse. De même, pour le poète, l’écriture est un retour à l’expérience de la lecture du poème et une réaction contre cette lecture.
6De la lecture à celle de l’écriture, de la copie à l’original, la carrière de Rossetti se découpe ainsi en plusieurs étapes qui l’incitent à s’interroger sur la tradition artistique dans laquelle il s’inscrit. En peinture, les premières marques de recul et d’autonomie qu’il prend par rapport à ses aînés l’opposent aux enseignements de la Royal Academy et l’aident à se situer en tant que peintre ; en poésie, la lecture de poètes contemporains comme Tennyson ou Browning l’encourage à cultiver son propre style. C’est cependant chez Dante et Poe qu’il trouve les moyens qui lui permettront de se situer en tant que peintre et poète dans le paysage artistique et littéraire de l’époque. Par rapport à une approche chronologique qui, dans le cas de Rossetti, mènerait à une vision éclatée des influences de sa jeunesse et à un examen séparé de la peinture et de la poésie, examiner ces diverses sources d’inspiration sous l’angle de la vision permet de faire la part des influences passagères de celles qui déterminèrent la voie dans laquelle Rossetti s’engage à partir de 1850. Inaugurée par le préraphaélisme, cette nouvelle voie est celle de la vision.
7Contrairement à Blake dont il fut un des premiers à admirer le talent, Rossetti ne possède pas de vocation précise et hésite pendant de longues années entre peinture et poésie. Son père, en revanche, le destine très jeune à une carrière de peintre : « Rappelle-toi, mon cher fils, que depuis tes plus jeunes années, tu nous as incités à nourrir les plus grands espoirs que tu deviendrais un jour un grand peintre4 », écrit-il en 1853. Ses premiers dessins – principalement des illustrations des nouvelles de Poe – révèlent qu’il est soucieux de précision et relativement doué pour l’expression. De 1842 à 1847, il suit les cours de la Cary Academy of Art ; en 1846, il est accepté dans la section Antiquité du cours des beaux-arts de la Royal Academy. Au sein de ces deux institutions, il se fait très vite remarquer par son indépendance d’esprit et son impatience envers ses professeurs ; il quitte l’établissement un an plus tard pour suivre l’enseignement de Ford Madox Brown dont il se déclare être un fervent admirateur après avoir vu ses tableaux exposés au palais de Westminster.
8Il se lasse cependant vite de cette nouvelle expérience d’apprentissage et critique les longues séances où Brown lui impose de peindre des bocaux en verre. Secrètement, il nourrit peut-être un sentiment de supériorité à l’égard de son mentor ; du moins pressent-il sans doute le manque de génie de ce peintre appartenant au mainstream5, vaguement méprisé par Ruskin et à la carrière somme toute médiocre. Après cette expérience d’apprentissage ratée auprès de Brown, Rossetti décide de chercher un nouvel exemple à suivre, modèle qu’il trouve rapidement en la personne de William Holman Hunt, rencontré à la Royal Academy, avec lequel il partage bientôt un atelier : c’est décidé, il sera peintre.
9D’un point de vue pragmatique, cette décision est indissociable de la situation économique des deux arts dans les années 1850. À cette époque comme à l’époque romantique, la poésie demeure la chasse gardée de quelques chanceux comme Tennyson6, Elisabeth et Robert Browning et Matthew Arnold, auprès desquels Rossetti a l’impression de faire pâle figure, ayant le sentiment que tout a déjà été dit. La peinture, en revanche, connaît un renouveau, grâce à l’essor d’une nouvelle classe d’amateurs d’art, principalement des industriels des grandes villes du Nord dont l’explosion économique amorce une démocratisation dans le marché de l’art. La reform bill de 1832 entérine ce changement, en élargissant le rôle de mécène à toutes les classes, et en permettant aux nouveaux patrons, dont la fortune était bâtie sur le commerce (textile) et l’industrie (chemin de fer, mines), d’investir dans l’art contemporain. Pour ces nouveaux clients, l’achat d’un tableau exécuté par un artiste contemporain était d’ailleurs une garantie d’authenticité, face au marché florissant de faux maîtres exécutés par des étudiants des Beaux-Arts.
10Compte tenu de ses origines, cette nouvelle clientèle des arts ne possédait pas toujours des goûts très raffinés en matière d’esthétique, ce qui explique le mépris que Rossetti éprouva parfois à son égard7, pourtant ce sont bien ces industriels qui permirent à l’artiste comme à ses amis préraphaélites de survivre. Il faut ici rappeler que, grâce à la fidélité de ses commanditaires (tels Leyland et Graham), il réussit à mener sa carrière en exposant très peu : à partir de 1850, il compta sur son agent Charles Augustus Howell pour vendre ses toiles et faire patienter ses clients. Malgré ses délais d’exécution légendaires, il possédait d’ailleurs un instinct commercial si développé qu’il réussit maintes fois à convaincre ses commanditaires d’acquérir une toile plus grande ou contenant plus de personnages – donc plus chère – quand il ne décida pas tout simplement d’annuler les commandes qui lui avaient été faites, même si elles lui avaient déjà été payées !
11À cet égard, sa correspondance avec ses riches clients paraît très mercantile et renvoie l’image d’un homme d’affaires avisé – image qu’il est difficile de réconcilier avec celle du poète idéaliste condamnant, dans son poème « Jenny »8, les abus du capitalisme. Pourtant, entre le marché de l’art et celui de la prostitution, le parallèle est frappant, comme devait le reconnaître Rossetti à plusieurs reprises. Dans la lettre qu’il adresse à Ford Madox Brown, le 28 mai 1873, il déclare par exemple qu’« être un artiste, ou être une prostituée, c’est la même chose, puisqu’on doit dans les deux cas se plier aux envies et aux fantaisies d’autrui9 », suggérant que les commandes auxquelles il doit se plier sont comparables aux faveurs qu’une prostituée doit accorder à son client.
12En ce sens, ce n’est pas l’art en tant que tel qui est immoral, mais l’artiste qui autorise son art – comme la prostituée son corps – à être dominé, perverti et dégradé par les exigences des clients. Dans cette analogie entre peinture et prostitution, la toile est un corps, ce qui suggère que si l’âme peut rester sincère comme celle de Jenny dans le poème, le corps exposé au regard d’autrui est envahi par celui qui s’en octroie l’usage. On comprend dès lors que Rossetti ait pu préciser lors de la publication de ses poèmes en 1870 qu’il se considérait avant tout comme un poète, même si c’était la peinture qui lui permettait de gagner sa vie10.
13Par rapport à un art où l’artiste était obligé de se compromettre en se conformant aux contraintes du marché, la poésie offrait peut-être une intégrité plus grande, mais ceci au prix d’une pauvreté certaine, comme l’avoua en toute honnêteté le peintre-poète Leigh Hunt. Répondant à une lettre dans laquelle Rossetti lui demandait conseil avant de se lancer professionnellement dans l’une ou l’autre des voies, il n’hésita pas à reconnaître la difficulté de gagner sa vie en tant que poète :
Si tu peins aussi bien que tu écris, tu deviendras peut-être riche… Mais dois-je te rappeler que la poésie, même la meilleure… ne permet pas de vivre, même si elle ouvre à son auteur la voie de l’immortalité.11
14 Ce conseil, souvent cité comme ayant décidé Rossetti à poursuivre une carrière de peintre plutôt qu’une carrière de poète, ne fit sans doute que confirmer ce qui paraissait évident à l’époque, même pour un amateur : la poésie, au xixe siècle comme aujourd’hui, n’a jamais été une activité lucrative et l’on ne connaît guère de poètes ayant fait fortune grâce à leur art ; en peinture, en revanche, il y avait plus d’espoir, et Rossetti réussit à en vivre. Le commentaire de Hunt constitue cependant plus qu’un conseil réaliste sur les succès envisageables dans les deux arts. On retrouve ici en germe la position que Rossetti adopte en parlant de la peinture comme d’un art commercial, corrompu par les exigences du marché. L’opposition entre le corps et l’esprit ne pouvait sans doute qu’encourager Rossetti à considérer la poésie comme une fin et la peinture comme un moyen pour la réaliser. La dichotomie entre le corps et l’esprit – dont la peinture et la poésie sont les symboles –, et les moyens de les réconcilier, est une de ses premières préoccupations, comme on le voit dans la ballade « La main et l’âme ». Malgré son caractère inachevé, ce récit en prose peut être lu comme un manifeste artistique où se révèle l’influence non de la peinture, mais de la poésie et des lectures de Rossetti à cette époque.
15Ce récit, datant de janvier 1850, raconte l’ascension d’un jeune peintre, Chiaro dell’Erma, depuis son arrivée à Pise, où il a l’intention de devenir l’élève du grand peintre Giunta Pisano, jusqu’à la composition de ce qui sera son chef-d’œuvre. Entre ces deux moments, Chiaro traverse plusieurs crises qui le mènent à s’interroger sur sa pratique et sur la finalité de son art. Au début, il paraît sûr de son talent, n’hésitant pas à critiquer la peinture du maître dont il est censé être le disciple : « Mais les formes qu’il y découvrit étaient inanimées et inachevées. Une certaine exaltation le posséda quand il se dit : “Je suis le maître de cet homme.”12 » Après avoir décidé qu’il était supérieur à son maître, Chiaro peint pour la gloire, mais une fois qu’il acquiert la réputation qu’il désirait tant, il réalise que cela le laisse insatisfait. Il s’adonne alors à la luxure et mène une vie de débauche. Il est ensuite rappelé à l’ordre par l’arrivée d’un concurrent au talent supérieur à celui de Pisano, Bonnaventura. Il se remet à travailler, abandonnant son ancien mode de vie pour se consacrer à son art qu’il considère non plus comme un acte de vénération de la beauté, mais comme le signe d’une moralité supérieure, une certaine grandeur morale13.
16Il s’installe près de l’église San Rocco d’où s’élève le son des prières qui l’accompagnent dans son travail. Sa carrière ne tarde pas à reprendre, mais sa peinture est désormais dénuée de sentiment. Outre la désapprobation et l’échec qu’il subit, il ne parvient pas à se satisfaire de son travail et voit son art entrer en conflit direct avec la réalité le jour où une bataille sanglante éclate dans l’église voisine entre deux clans rivaux : dans la tuerie, le sang éclabousse l’allégorie morale de la paix qu’il avait peinte sur la voûte du porche. Gagné par le désespoir, Chiaro est prêt à renoncer à son art, lorsqu’il voit soudain apparaître une femme, tout habillée de vert et gris, et qui lui adresse ces paroles :
Je suis, Chiaro, la personnification de l’âme que tu portes en toi. Regarde-moi et connais-moi telle que je suis. Tu as dit que la gloire t’a échappé et que la foi t’a abandonné ; mais comme tu n’as pas sacrifié ta vie à la richesse, je peux donc me permettre de me révéler à toi, bien que ce fût fort tard. La gloire ne te suffit pas puisque tu n’as pas recherché la gloire : cherche ta propre conscience (non la conscience de ton intellect, mais celle de ton cœur), et tout t’approuvera et te contentera. La Gloire, dans une noble terre, est un fruit printanier.14
17La femme propose alors à l’artiste de peindre son portrait qu’il exécute avec une rapidité extraordinaire, avant de tomber dans un sommeil profond. Le tableau est un chef-d’œuvre et scelle la réputation de l’artiste. À la fin de la nouvelle, la toile peinte par Chiaro est exposée à Florence à côté d’un Raphaël.
18Dans cette allégorie de jeunesse, Rossetti se montre déjà préoccupé par les rapports entre l’artiste et sa création, et par la nature de l’inspiration. Corps et âme, la peinture et la poésie entretiennent dans « La main et l’âme » des rapports étroits : l’intervention surnaturelle de la jeune femme vêtue de vert et gris15 rappelle le concept shelleyen d’« épipsyché » qui apparaît également sous des traits allégoriques. Comme dans le poème de Shelley « Epipsychidion », la femme est vue à la fois comme muse et complément du poète ou de l’artiste. L’originalité de cette fable de jeunesse réside cependant moins dans l’usage de l’allégorie que dans les rapports qu’elle établit entre peinture et poésie. En particulier, le rôle assigné à l’artiste n’est pas seulement de peindre des formes vues, mais d’imaginer des formes et de les rendre visibles en un mouvement. En ce sens, « La main et l’âme » incarne l’idéal préraphaélite d’une « vérité dans l’art » – période durant laquelle Rossetti innove, à la recherche d’une esthétique par laquelle peinture et poésie seraient mis au service d’une même vision, à la fois crue et oblique, de la réalité.
19Tel l’épisode dans lequel Persée s’empare de l’œil des Phorcides, l’expérience préraphaélite présente pour Rossetti un détour indispensable et le premier test de son endurance d’artiste. C’est l’occasion de relever le défi d’acquérir d’une nouvelle vision qui lui permettra de trouver le chemin menant à Méduse.
Entre réalisme et symbolisme, le défi préraphaélite
Ils voulaient créer une rébellion, et produisirent une révolution.
William M. Rossetti16
20L’histoire du préraphaélisme est vaste et il serait illusoire, dans les limites de cet ouvrage, de tenter d’en retracer les étapes et les rebondissements, du scandale provoqué par la mystérieuse Pre-Raphaelite Brotherhood à la défense publique de Ruskin qui sauva le mouvement et lui accorda ses lettres de noblesse17. Aussi choisirons-nous de citer cette expérience uniquement dans la perspective qui nous intéresse et dans son retentissement par rapport au parcours de Rossetti, comme le signal d’un nouveau départ. À l’échelle de l’Histoire, le préraphaélisme marque une volonté de rompre avec l’état sclérosé des arts dans les années 1850. Face à un art académique, encore très marqué par l’influence de Reynolds, le préraphaélisme s’annonce comme un souffle nouveau. Les artistes qui y participèrent ne souhaitaient pas seulement réformer la peinture, mais engager une réflexion sur les rapports entre les arts et la nature et la relation des arts entre eux. C’est ce que suggère le titre complet du magazine préraphaélite : Germe, réflexion autour de la nature dans la poésie, la littérature et l’art18.
21Dans ses larges traits et au-delà des frontières entre les arts, il s’agit d’un mouvement dont le postulat est que les images, utilisées à bon escient, ont le pouvoir de représenter le visible et l’invisible. Rossetti explore cette idée dans la série de trois sonnets qu’il compose en 1849, trilogie qui constitue un véritable manifeste du mouvement. Dans le premier sonnet de cette série, le poète énonce le rôle de l’art et définit non seulement le préraphaélisme, mais la place du peintre et du poète dans la tradition classique depuis saint Luc, patron des arts.
Saint Luke the painter | |
Give honour unto Luke Evangelist ; | |
For he it was (the aged legends say) | |
Who first taught art to fold her hands and pray. | |
Scarcely at once she dared to rend the mist | |
5 | Of devious symbols : but soon having wist |
How sky-breadth and field-silence and this day | |
Are symbols also in some deeper way, | |
She looked through these to God and was God’s priest. | |
And if, past noon, her toil began to irk, | |
10 | And she sought talismans, and turned in vain |
To soulless self-reflections of man’s skill, – | |
Yet now, in this the twilight, she might still | |
Kneel in the latter grass to pray again, | |
Ere the night cometh and she may not work.19 |
22Ce sonnet, composé par Rossetti en vue d’un tableau jamais exécuté20, articule les liens entre l’art et la religion. Ouvrant la voie des sonnets écrits sur des tableaux, il met également en scène l’écriture dans ses rapports avec le visible et l’invisible, puisque le texte et l’image sont convoqués pour faire naître l’allégorie de la peinture sacrée. Rossetti pense ici peut-être à un tableau comme celui de Niklaus Manuel Deutsch intitulé Saint Luc en train de peindre la Vierge Marie (1515), où le saint patron des artistes est vu au travail sous l’impulsion d’une inspiration divine.
23Le ton général du sonnet est celui de la prière, et le premier vers, une invitation à l’action de grâce. L’archaïsme des termes employés et le rythme chaotique de la première strophe (« for he it was », « agedlegends », v. 2) imitent le tâtonnement de la peinture sacrée des premières œuvres exécutées par saint Luc et se heurtent à l’obstacle du passage du littéral au figuré, de l’art à la religion (« Of devious symbols », v. 5). Le ton emphatique, employé pour souligner le rôle de l’art dans la représentation du sacré, culmine au vers 6 dans les termes abstraits de « sky-breadth » et « field-silence » ; en revanche, le huitain s’achève sur l’idée d’une transparence acquise par la peinture sacrée qui, ayant traversé ces étendues d’abstraction, devient disciple de Dieu (« She looked through these to God and was God’s priest », v. 8).
24Par opposition avec la peinture primitive décrite dans la première strophe, le sixain décrit les excès de la vénération des images et l’éclat de la peinture sacrée du baroque : le terme « talisman » suggère une dérive vers la superstition, tandis que l’artifice est figuré dans l’écriture par une répétition de [s] qui enferme le vers dans un labyrinthe de miroirs – « soulless self-reflections of man’s skill » (v. 11). En se concentrant sur l’homme et ses talents de faiseur d’images, Rossetti suggère que cet art flamboyant se détourne de Dieu et annonce une apocalypse de l’art dont l’effet n’est retardé que par le tiret de la fin du vers 11 : la rémission accordée à l’art est pour le poète le retour à une parole vraie que marque la reprise de la métaphore du début.
25Dans les derniers vers, la métamorphose de l’art a lieu sous nos yeux par un tour de force qui conclut le poème et en célèbre le pouvoir. Les expressions abstraites du début font place au sens littéral, concret des images : « in this the twilight, she might still / Kneel in the latter grass to pray again » (v. 12-13). Le déictique « this » et le terme « the latter grass » placent la composition poétique dans le champ visuel et spatial du hic et nunc, à la jonction entre peinture et sacré, au moment de la révélation. L’image finale présente une allégorie de l’art qui incarne l’idéal préraphaélite : le symbole a fait place au détail, au toucher humide de l’herbe sous le genou du peintre, penché sur sa toile jusqu’à la nuit tombante, ou jusqu’à la mort de l’art. Comme saint Luc avant lui, Rossetti se montre à la fin du poème comme le disciple d’un art par nature sacré, peintre d’icônes et artisan d’une parole poétique, et même prophétique.
26Refusant de choisir entre deux modes de langage, littéral ou symbolique, le poète applique dans l’écriture la même ambivalence que dans la peinture où deux modes de vision se rencontrent. Par ce poème qui symbolise l’idéal préraphaélite, Rossetti place son mouvement sous le patronage de saint Luc tout en célébrant une langue poétique au service de la révélation du sacré qui réside au cœur de l’expérience : comme l’Évangile, l’écriture relate et fait revivre une expérience à la fois physique et mystique.
La correspondance des arts et le retour à la nature
27Mouvement interdisciplinaire, le préraphaélisme ne se limite pas à promouvoir des expérimentations d’ordre pictural, même si c’est aujourd’hui comme tel qu’il est connu. À l’instar de Rossetti, la plupart des membres qui composèrent le mouvement étaient des artistes au sens large, même si aucun d’entre eux ne poursuivit activement une carrière dans deux disciplines comme leur chef de file. Plusieurs s’essayèrent à différentes formes d’art : le sculpteur Thomas Woolner, les peintres James Collinson (auteur de The Renunciation of Queen Elizabeth of Hungary) et William Deverell (AModern Idyll) composèrent des poèmes. Certains peuvent être qualifiés de préraphaélites en ce qu’ils offrent une vision singulière et microscopique de la réalité, mais dans le cas de Rossetti, la notion de word painting, qui désigne la tendance à imiter en poésie la démarche des peintres, ne rend pas compte du rapport entre la nature et sa transcription poétique21. Le détail coloré, s’il est visible dans certains poèmes comme « The Bride’s Prelude » où les bijoux et les couleurs vives rappellent l’éclat des toiles préraphaélites22, ne suffit pas à expliquer la relation entre la vision et le poème.
28Les poèmes en prose que Rossetti écrit lors de ses voyages à Paris et en Belgique offrent un point de vue plus intéressant sur la particularité de sa perception de la nature. Contrairement aux journaux de Gerard Manley Hopkins qui abondent en commentaires détaillés sur la forme des feuilles d’arbre ou des buissons, chez Rossetti, la nature est toujours vue en mouvement et en relation avec l’œil de l’artiste qui la perçoit. Ainsi, le premier poème de la série, « London to Folkestone », transcrit avec exactitude l’expérience du voyage en train :
A constant keeping-past of shaken trees,
And a bewildered glitter of loose road;
Banks of bright growth, with single blades atop
Against white sky: and wires – a constant chain –
That seem to draw the clouds along with them
[… ]23 (lignes 1 à 5)
29Les phrases nominales décrivent les impressions ressenties sans qu’il y ait d’agent de la scène vue, et la description progresse au fil d’une énumération libre24. Le rythme saccadé des phrases imite celui de la locomotive et la ligne d’écriture mime celle du paysage, comme à la ligne 4 où les fils télégraphiques sont symbolisés sur la page par l’usage du tiret. Les impressions sont à peine filtrées par le voyageur dont les émotions sont transférées sur le paysage lui-même (« a bewildered glitter », ligne 2).
30Dans « The Paris Railway-Station », Rossetti se montre également capable d’inclure des détails réalistes dignes de ceux de Baudelaire. Voyons par exemple comment il décrit un cadavre tiré de la Seine (lignes 9 à 11) : « The face was black, / And, like a negro’s, swollen ; all the flesh / Had furred, and broken into a green mould.25 » Sous nos yeux, le visage du mort grouille d’une vie horrible, fantastique, et la décomposition prend des allures de métamorphose. Du verbe d’état « was », on passe subrepticement au participe passé – « like a negro’s, swollen » où il y a omission de l’auxiliaire être – puis à un verbe à la voix active – « had furred » – et enfin à la forme accomplie d’une métamorphose qui est également une défiguration : le choix du verbe « broken into », associé à « a green mould », suggère un pourrissement de la peau qui paraît provenir de l’intérieur du corps, de la chair qui au contact de l’eau s’est dissoute, perdant toute substance. Entre le masque de cire – le terme « green mould » évoquant le moulage – et l’algue marine – le vert rappelant qu’il s’agit d’une mort par noyade –, le visage devient dans la mort un objet d’art ; il se détache du cadavre et devient masque ou mascarade.
31Enfin, son arrivée en Belgique est marquée par la composition d’un sonnet dont le titre, « Near Brussels – A Half-way Pause », reflète un style à mi-chemin entre le détail préraphaélite et l’expression symbolique des poèmes plus lyriques de Rossetti. On le voit par exemple dans la première strophe :
The turn of noontide has begun.
In the weak breeze the sunshine yields.
There is a bell upon the fields.
On the long hedgerow’s tangled run
A low white cottage intervenes:
Against the wall a blind man leans,
And sways his face to have the sun.26 (v. 1-7)
32L’image du vieillard aveugle cherchant la chaleur du soleil, portrait avant-coureur du tableau de Millais, The Blind Girl (1854-1856), côtoie ici l’impression auditive de la cloche dont le son clair et l’expression monosyllabique jaillissent au centre du troisième vers27. L’enchevêtrement des buissons est signalé par le choc des consonnes dentales [t] et [d] et la longueur inégale des mots employés (v. 4). Les impressions notées conservent ainsi la spontanéité propre au cheminement du voyage tout en étant soumises à un ordre de composition précis : le poète éclaire peu à peu la scène qu’il compose tout comme le soleil ondoie et brille sur la plaine. Baigné de lumière, le lecteur prend la place du regard aveugle et sent la chaleur du soleil éclairer à distance la page. La cloche, signal sonore de l’après-midi, est aussi le signe iconique du point d’apogée du soleil dans sa course dont la forme ressemble à une cloche inversée et le lien entre le tableau visuel et le tableau poétique. De la même façon, dans le sonnet intitulé « From the Cliffs : Noon28 », l’image de la cloche est utilisée comme symbole du temps qui passe :
The sea is in its listless chime;
Time’s lapse it is, made audible, –
The murmur of the earth’s large shell.
In a sad blueness beyond rhyme
It ends: sense, without thought, can pass
No stadium further. Since time was,
This sound hath told the lapse of time.
No stagnance that death wins, – it hath
The mournfulness of ancient life,
Enduring always at dull strife.
As the world’s heart of rest and wrath,
Its painful pulse is in the sands.29
33Cadence du temps historique, le carillon des vagues de la mer se meut au cours du poème en gong d’un temps mythologique. C’est le temps de l’origine, de la création du monde dans sa phase préhistorique : « Time’s self it is, made audible, – / The murmur of the earth’s large shell » (v. 2-3). À l’impression auditive de la cloche résonnant dans la conque cosmique s’ajoute le mouvement de balancier d’une horloge, analogue à l’ondulation des vagues, mais aussi au battement de pulsation d’un cœur : « As the world’s heart of rest and wrath, / Its painful pulse is in the sands » (v. 11-12). La mer est aussi la mère primordiale dont le battement de cœur est entendu par l’enfant à naître, et le symbole de la vie, puisque le poète précise dans cette version du poème que son mouvement ne cesse que dans la mort (v. 8).
34Dans la version révisée du poème, le réalisme attaché au titre30 a cédé la place à une vision hautement symbolique qui privilégie une interprétation métaphysique du moment de communion entre le poète et la mer qu’il regarde. Dans la version d’origine, le vers qui ouvre le sonnet n’est qu’une affirmation, « The sea is in its listless chime », tandis que la révision invite à une méditation sur le sens de l’expérience sensible : « Consider the sea’s listless chime ». L’infini de la mer marque les limites non de la mer, comme le suggère le titre, mais de la vie et de l’entendement humain : « Secret continuance sublime / Is the sea’s end : our sight may pass / No furlong further » (v. 4-6). Seul le poème transcende ces limites par la rime qui imite dans son balancement celui de la mer et invite à la création artistique. C’est là encore la cloche, ou le carillon, qui fait le lien entre le passé et le présent et symbolise l’éveil du poète à la cadence de l’écriture.
35De même, dans son poème, « The Carillon : Antwerp and Bruges », Rossetti se montre fasciné par le motif des cloches de Bruges et le rythme éternel qu’elles scandent. Admirant les tableaux des peintres flamands Memling et Van Eyck, le jeune poète se sent à la fois écrasé par la grandeur de leur talent, puis investi d’un même pouvoir créatif et traversé de la même vibration musicale : « The Carillon, which then did strike / Mine ears, was heard of theirs alike : / It set me closer unto them31 » (v. 16-18). Le locuteur décide ensuite de monter au beffroi dans une ascension qui symbolise un rapprochement physique par lequel le poète ambitieux désire se sentir empli du même génie créateur que ses aînés. Le poème se conclut sur l’image du jeune homme au sommet, tel un nouveau Werther : « The earth was grey, the sky was white. / I stood so near upon the height / That my flesh felt the Carillon32 » (v. 33-35).
36À travers ces exemples, on voit que Rossetti se sert du détail visuel pour rendre compte de l’impulsion créatrice à l’origine de la peinture et de la poésie. La vision n’est qu’une étape vers la création. Le carillon33 devient pour lui le symbole unique d’une musique des sphères que le poète, ou l’artiste, sont les seuls à pouvoir entendre. D’ailleurs, c’est en admirant au Louvre une autre toile de maître, L’Allégorie des neuf Muses de Mantegna, que l’artiste fait explicitement le lien entre musique et création : « yet it indeed may [sic] be / The meaning rang through his frame, a sweet possessive pang, / And he beheld these rocks and that ridged sea34 » (v. 1-3). Sans comprendre le sens de l’allégorie du peintre de Mantoue, Rossetti est frappé par le sentiment d’une inspiration presque mystique de Mantegna devant sa toile. C’est par l’ouïe que surgit le souffle créateur, comme la parole divine est entendue par le mystique. Le moment de l’exécution artistique est donc l’instant privilégié où l’artiste a su rendre cette mélodie lisible, puis visible.
Détail et panoptisme. L’œil unique
37Rendre l’invisible visible par l’intermédiaire d’une révélation suggérant une réalité supérieure, voilà qui nous renvoie à saint Luc et aux sources de l’inspiration mystique, ou du moins surnaturelle. En l’absence d’une telle adéquation entre l’image et le moment de création, entre le champ visuel et le champ poétique, la vision devient opaque et se vide de tout sens métaphorique, comme dans « The Woodspurge ».
38Ce poème montre en quoi la poésie des préraphaélites se distingue de celle des romantiques dans le rapport entre le monde observé et le poète. Alors que chez Wordsworth, par exemple, l’imagination naît de la contemplation d’une image ou d’une personne (« The Leech-Gatherer », « The Solitary Reaper »), la poésie de Tennyson décrit souvent des paysages imaginaires pour rendre compte d’un état d’esprit, comme dans « Mariana ». En même temps, les exigences de réalisme prononcées par Ruskin, Mill ou Carlyle, aboutissent à une tension que l’on voit à l’œuvre chez un poète comme Rossetti, plus particulièrement dans les poèmes ayant pour sujet la nature. Dans « The Woodspurge », les détails de la scène décrite sont déclinés sous toutes leurs formes, et toutes les interprétations possibles de l’expérience sont suggérées sans qu’aucune résolution ne soit atteinte.
The Woodspurge | |
The wind flapped loose, the wind was still, | |
Shaken out dead from tree and hill : | |
I had walked on at the wind’s will, – | |
I sat now, for the wind was still. | |
5 | Between my knees my forehead was, – |
My lips, drawn in, said not Alas ! | |
My hair was over in the grass, | |
My naked ears heard the day pass. | |
My eyes, wide open, had the run | |
10 | Of some ten weeds to fix upon ; |
Among those few, out of the sun, | |
The woodspurge flowered three cups in one. | |
From perfect grief there need not be | |
Wisdom or even memory : | |
15 | One thing then learnt remains to me, – |
The woodspurge has a cup of three.35 |
39Ici se voit l’évolution des rapports du poète avec le réel. Du début, où le poète décrit une expérience solitaire de contemplation de la nature, à l’observation finale de la composition de la fleur sur laquelle il a concentré son regard, la vision oscille entre deux modes de perception. Dès la première strophe, cette oscillation est figurée par le mouvement du vent et la césure du premier vers. L’alternance entre mouvement – « flapped loose », dont les sonorités suggèrent le flottement d’un drapeau ou le battement des ailes d’un oiseau – et immobilité est un écho du mouvement effectué par le locuteur qui se présente en train de marcher selon les caprices du vent, s’asseyant de temps à autre pour faire une pause. La répétition de l’expression « the wind was still » au vers 4 fait écho à celle du premier vers, joignant le moment de composition du poème à celui de la contemplation de la nature.
40Les trois paragraphes suivants se concentrent sur un point focal limité (« ten weeds », v. 10). Le regard est avide et l’oreille attentive. La description du poète, tête nue, blottie entre ses genoux, lèvres serrées, indique sans doute une humeur mélancolique, mais les émotions sont contenues. Le chagrin, s’il est réel, est absorbé par un soupir retenu (« My lips, drawn in, said not Alas ! », v. 6). Le regard, seul, se concentre sur un point fixe d’où émerge la fleur des champs36 dont les corolles sont décrites comme « three cups in one » (v. 12). Le calice de la fleur, symbole de la Trinité, ou preuve de l’existence dans la nature d’un rituel faisant écho à celui de l’Eucharistie, devient le détail énigmatique d’une révélation toujours retardée. Ainsi, si la dernière strophe semble mener à une conclusion37, elle se termine sur une affirmation tautologique : « The woodspurge has a cup of three » (v. 16) qui reprend et inverse le constat initial.
41De cette façon, le poète rejette le symbolisme évoqué dans la strophe précédente et laisse au lecteur la responsabilité de déterminer le sens de l’expérience visuelle qu’il rapporte : « One thing then learnt remains to me » (v. 15) signale un détachement par rapport aux différentes interprétations possibles. La fleur sauvage, en tant que phénomène naturel, résiste à toute interprétation d’ordre affectif et se révèle opaque à tout sentiment. L’observation des détails mène ainsi à un creux au cœur de la vision et nous ramène à l’autoréférentialité de l’expérience poétique. Le poème est la trace graphique d’une expérience unique dont le sens est impénétrable et aussi singulier que la fleur qu’il célèbre. Dans cette perspective, l’expérience préraphaélite ne mène pas au réalisme, mais à une vision redoublée, grossie à la loupe, à un regard qui disloque à force d’observation. Pour Rossetti, cette vision exacerbée se traduit à plusieurs reprises par un défaut réel de vision, puisqu’il craint à plusieurs reprises de perdre la vue, comme ce fut le cas pour son père.
42Pour pouvoir montrer le monde sur une toile, il lui faut porter la vision humaine à ses limites, peut-être même renoncer à la vision stéréoscopique et revenir à la technique primitive du mécanisme de la perspective. En ce sens, les soi-disant défauts de perspective contre lesquels le public s’insurgea lors de l’exposition des premières toiles préraphaélites est à relier aux efforts de Rossetti et de ses comparses pour refaire par eux-mêmes la découverte de la perspective. Leur adoption d’une vue monoculaire se rapproche de l’expérience faite par Brunelleschi qui s’était caché un œil car, « pour que la tavoletta fonctionne, elle requérait un œil et un seul. Le pouvoir du peintre, c’est d’être borgne38 ». Il y a ainsi dans la vision préraphaélite cette « particularité anatomique du peintre, qui consiste dans l’hystérisation d’un seul des deux organes de la vision39 ». En poésie, tout autant qu’en peinture, Rossetti procède à une mise à plat des éléments qu’il veut dépeindre, grossissant et réduisant à loisir les détails selon leur valeur subjective afin de donner du réel une vue panoramique.
43Dans le poème intitulé « Even So » (1856), par exemple, l’univers des amants, autrefois parfait, devient après la rupture un monde aux frontières troubles : « Very like indeed : / Sea and sky, afar, on high, / Sand and strewn seaweed, – / Very like indeed40 » (v. 5-8). Au niveau phonique, la fusion des éléments est figurée par l’entrelacs des voyelles et la répétition d’allitérations en [s]. La difficulté à distinguer le sable des algues fait allusion à la parabole biblique du bon grain et de l’ivraie mais aussi au flou des formes vues de loin, le point de vue aérien, divin, des amants penchés sur le monde. La troisième strophe décrit de façon frappante le panorama d’une étendue de mer où flottent des bateaux comme des mouches prêtes à tomber :
But the sea stands spread
As one wall with the flat skies;
Where the lean black craft like flies
Seem well-nigh stagnated,
Soon to drop off dead.41 (v. 9-13)
44Dans cette strophe, Rossetti fait une comparaison inattendue entre les bateaux et des mouches noires (littéralement bateaux-mouches), prêts à tomber raide, à la verticale, comme la mer qui, s’étendant à l’infini, forme avec le ciel une barrière visible à l’œil nu. L’horizon est bouché par les masses verticales de la mer et du ciel ponctués de bateaux-mouches. La banalité des éléments visuels associés à l’idée du bord de mer (la mer, le ciel et les bateaux) laisse place à un univers réversible et inconnu, où ciel et mer s’inversent, et désorientent le regard. Du haut de leur tour d’ivoire, les amants surplombent la scène et conservent un droit de regard sur un monde qui ne les voit pas.
45De même, dans « La Damoiselle élue », publié pour la première fois dans The Germ en février 1850, la jeune fille se penchant au-dessus de la balustrade dorée du ciel comme au-dessus d’un balcon, voit le monde réduit à un insecte :
It lies from Heaven across the flood
Of ether, as a bridge.
Beneath, the tides of day and night
With flame and blackness ridge
The void, as low as where this earth
Spins like a fretful midge.42 (v. 31-36)
46La hauteur et le mouvement créent une impression de vertige et font naître le spectacle d’une terre liliputienne, perdue dans l’immensité d’un univers où les découvertes coperniciennes ne suffisent pas à rendre compte du chaos ambiant43. L’idée de la terre et de ses habitants comme spectacle pour les défunts renvoie également au concept architectural du panoptique qui permet de faire un lien entre l’œil unique et la vision panoramique.
47Inventé par le philosophe et économiste anglais Bentham en 1786, le panopticon est une prison sociale construite :
[à] partir d’un point central, foyer d’exercice du pouvoir, d’où se déploient en demi-cercle les cellules des condamnés : chacun est à tout moment sous le regard de tous. Le fantasme d’une visibilité absolue du corps social s’y fait jour.44
48Dans son article sur la peinture préraphaélite, Bertrand Rougé fait justement référence au panoptisme, qu’il rapproche du préraphaélisme en y voyant une même volonté d’ordre moral. Le parallèle se situe en effet au niveau de la vision détaillée où « chaque objet, individualisé à l’extrême (le moindre copeau de bois), identifié, soumis au regard (divin ?), se trouve cantonné en son lieu prescrit et ordonné45 ». Dans le tableau de Millais, Le Christ dans la maison de ses parents, par exemple, où l’on voit précisément des copeaux de bois (peints à partir de copeaux réels) au premier plan, les détails sont ainsi parfaitement étudiés pour se conformer à la typologie biblique : les clous, les rabots, et jusqu’à la goutte de sang tombée comme par inadvertance à l’endroit des clous qui seront plantés dans les pieds du Christ se prêtent à l’interprétation sans difficulté apparente.
49Pourtant, cet ordre moral est double puisqu’il ne consiste pas seulement à montrer, mais impose également au regard du spectateur une scène rendue évidente par un symbolisme déchiffrable dans ses moindres détails. Plus qu’une esthétique, le mouvement décrit une nouvelle éthique de l’art, par laquelle le prétendu réalisme renverrait en fait à un questionnement – voire à une subversion – des fondements moraux de la société victorienne. En effet, la prédilection du groupe d’artistes pour les sujets modernes marque leur volonté d’ancrer l’art au cœur des préoccupations contemporaines, en obligeant le public à faire face aux réalités de son temps : contrairement aux genres institués par l’Académie, qui définissent de façon claire la limite entre la peinture historique, le paysage ou le portrait, l’œuvre préraphaélite innove par le regard qu’elle impose sur la réalité représentée et par la réception critique qu’elle implique.
50Dans cette perspective, le spectateur n’occupe pas une position classique, qui permettrait une distance par rapport aux scènes représentées, mais celle du gardien du panoptique, dont le regard est porté à voir, malgré lui, les prisonniers d’une expérience plus ou moins recommandable. Tel est le cas dans le tableau de Hunt, L’Éveil de la conscience, où le spectateur interrompt une scène d’intimité et se trouve à la fois en situation de voyeur, de témoin et de complice. Si l’on a ainsi parfois noté l’ambiguïté du titre46, on a peu remarqué que c’est de la conscience du spectateur qu’il est aussi question. Dans la mise en scène, les miroirs sont l’instrument de cette prise de conscience et le piège de l’œil de la moralité.
51De même, dans le tableau inachevé de Brown, Prenez votre fils, monsieur, (1857) où l’on voit une jeune femme tendre un nouveau-né vers le spectateur, le sentiment d’un moment chargé de tension et la frontalité de la scène abolissent la frontière entre personnage peint et spectateur. L’injonction s’adresse à un homme au chapeau haut-de-forme que l’on aperçoit dans le miroir47, et qui se superpose au spectateur de la toile. L’expression accusatrice de la jeune femme renverse les rôles, et interdit le jugement réprobateur du spectateur en levant le voile sur la honte liée à l’événement d’une naissance sans doute illégitime48.
52Emma Brown, le visage encadré d’un halo formé par le miroir convexe, est une madone moderne qui renvoie au père la responsabilité de l’enfant qu’il lui a donné. Dans ce tableau, le symbolisme, apparemment transparent des préraphaélites devient en fait de plus en plus opaque, plaçant le spectateur dans un rôle sinon d’accusation, du moins de voyeurisme. L’habitude qu’avaient les artistes de prendre pour modèles des membres de leur famille ou des amis accentue d’ailleurs le caractère intimiste et privé des scènes peintes tout en confirmant qu’il s’agit d’un art directement inspiré de la réalité. Si l’on examine l’ensemble des tableaux de la Confrérie préraphaélite49, on remarque que le fait qu’ils posent les uns pour les autres, même si c’est par souci d’économie, aboutit à une disparition de la frontière entre privé et public. Rien d’étonnant en conséquence à ce que les critiques les plus sévères du mouvement aient pris la forme d’attaques personnelles, comme ce fut le cas pour Rossetti.
53Dans le scandale que déclenchèrent ses poèmes, accusés par un critique d’être « charnels », le même phénomène de voyeurisme est à l’œuvre. Si Rossetti ne traîne pas son lit dans les rues comme l’affirma Robert Buchanan dans sa fameuse attaque contre la « poésie charnelle50 » des préraphaélites, il attire au contraire le lecteur dans sa chambre – nuptiale ou non – et lui fait voir le plaisir sexuel dans sa dimension charnelle : « Yet still their mouths, burnt red, / Fawned on each other where they lay apart.51 » Le mouvement de frottement animal qu’implique le verbe fawn et l’émergence de la couleur ne laissent aucun doute sur la sensualité de la scène et sur la nature de l’expérience décrite dans « Sommeil Nuptial ». Pourtant le rouge comme les couleurs vives employées dans les tableaux préraphaélites, est contrôlé, mis entre parenthèses par le symbolisme apparemment inoffensif de la fleur, évoquée dans les vers précédents où on lit : « Their bosoms sundered, with the opening start / Of married flowers to either side outspread52 » (v. 5-6). C’est de cette alliance entre le détail coloré et la ligne rigide que vient l’insolite de l’aventure préraphaélite.
54Pour Rossetti, le préraphaélisme n’est qu’une étape dont il niera d’ailleurs plus tard l’importance. Cependant, en la franchissant, il atteint un point de non-retour. Dans la perspective de la quête dans laquelle il s’engage, cette expérience remplit la fonction essentielle de la traversée d’un seuil et d’une entrée dans le monde souterrain de la création. À travers ses expérimentations préraphaélites, il acquiert un regard neuf, encore empreint d’influences, mais déjà original, acéré – vision si aiguisée que l’œil y apparaît sans paupière, sensible à l’éclat des choses qui l’entourent, clair voyant.
55Cet excès de couleur mène à un point au-delà de la représentation, où la vision excède les facultés naturelles de l’œil. À l’époque où la photographie naissante requiert encore des heures de pose et donne des résultats imparfaits, l’œil préraphaélite est celui d’un objectif avancé si perçant que, dans les tableaux, les couleurs vives paraissent enflammées, les chairs écorchées53. Chez Rossetti, néanmoins, en marge des préceptes du retour à la nature, cette démarche se double d’une approche, non visuelle, mais intellectuelle, de sa pratique artistique.
Visions rapprochées
La Damoiselle élue
56En effet, le mode de vision qu’il acquiert dans sa période préraphaélite est une vision intellectuelle qu’il associe délibérément à une pratique d’atelier. En ce sens, il est loin de suivre les préceptes préraphaélites et ce n’est pas par l’observation directe de la nature qu’il parvient aux effets de réel de ses toiles ou de ses poèmes. D’ailleurs, à l’opposé des poètes romantiques, sensibles aux beautés de la nature, Rossetti tombe rarement en extase devant des scènes de paysage, comme on le voit dans sa correspondance où il se contente souvent de mentionner une scène pittoresque tout en se montrant complètement indifférent à ses charmes. Dans une lettre à Jane Morris du Vale of Saint John, près de Keswick, il déclare : « Il y a de beaux panoramas, mais je n’ai jamais su écrire une lettre qui décrive le paysage.54 »
57Dans les rares occasions où il peint en plein air, il se montre impatient envers les caprices de la nature. Hunt décrit de manière amusante la mauvaise humeur de son ami lors d’une séance particulièrement pluvieuse où il se bat héroïquement (et avec force jurons) contre une nature déchaînée55. Dans le même registre, les séances en plein air, où le peintre s’applique à peindre le veau figurant dans le tableau Trouvée, lui coûtent de nombreuses heures de travail et lui valent de maudire plusieurs fois cette œuvre qu’il ne finira jamais.
58Finalement, Rossetti jette assez vite l’éponge (ou le pinceau) et abandonne la peinture d’après nature ; il demande par la suite à son assistant ou à des amis peintres de lui envoyer des dessins des fleurs ou des plantes qu’il veut inclure dans ses toiles, allant jusqu’à se procurer des fleurs artificielles, comme dans le cas du lis de L’Enfance de la Vierge Marie. Si l’on peut parler de réalisme, ce n’est donc pas en tant qu’observation fidèle de la réalité, mais comme une opération intellectuelle visant à saisir le réel de façon oblique. C’est ce que tente l’artiste dans son poème « La Damoiselle élue ».
59En termes de vision, « La Damoiselle élue », dont la composition remonte à mai 1847 et la première publication à février 1850, est l’œuvre poétique la plus emblématique de la carrière de Rossetti. Révisée une première fois en vue de la publication des poèmes de 1870, elle paraît suivre, au fil de retouches successives, l’épanouissement de la carrière de son auteur. Par sa forme autant que par son contenu, elle inspire à l’époque de nombreux artistes56 et demeure aujourd’hui son œuvre poétique la plus connue et la plus appréciée. Le poète en propose lui-même une version picturale dans les années 1875, au moment où il révise le poème de la manière la plus significative, changeant des paragraphes entiers et donnant à l’ensemble la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Par sa division en deux panneaux distincts, l’un dépeignant la demoiselle penchée au-dessus de la balustrade du Paradis, l’autre le jeune homme allongé au pied d’un arbre en train de rêver à la jeune fille défunte, ce dyptique illustre la scène décrite dans le poème et en résume la trame narrative : du haut de son Paradis plus païen que chrétien, une jeune fille se lamente sur sa solitude et sur l’absence de son amant ; « I wish that he were to come to me, / For he will come57 », soupire-t-elle (v. 67-68). Au chant mélancolique de la demoiselle fait écho celui de son amant qui sur terre imagine ce qu’elle est devenue et croit sentir sa présence dans la nature alentour :
(Ah sweet! Even now, in that bird’s song,
Strove not her accents there,
Fain to be hearkened? When those bells
Possessed the mid-day air,
Strove not her steps to reach my side
Down all the echoing stair?)58 (v. 61-66)
60Dans le poème et dans la composition picturale, la séparation des amants et la disjonction de leurs univers sont symbolisés par les saisons ; le Paradis ensoleillé et immobile contraste avec l’atmosphère automnale de la terre : « Nothing : the autumn-fall of leaves. / The whole year sets apace59 » (v. 23-24). De même, l’illusion de dialogue qui s’instaure entre les deux locuteurs renvoie au décalage des deux mondes, terrestre et spirituel, et à leur aspect irréconciliable : l’alternance de prise de parole souligne la solitude des personnages, signalée dans le texte par les guillemets qui encadrent les paroles prononcées par la demoiselle et par les parenthèses qui isolent les pensées du jeune homme, et suggère la dichotomie entre le corps et l’esprit, le temporel et l’éternel. Pourtant, dans le portrait que Rossetti fait de la damoiselle élue, les oppositions sont abolies.
61En effet, Rossetti mêle ici les traits religieux de la figure mariale à ceux d’une femme bel et bien incarnée. La description qu’il fait de son apparence physique met en scène ce paradoxe entre le détail sensuel et le cadre religieux :
The blessed damozel leaned out
From the gold bar of Heaven;
Her eyes were deeper than the depth
Of waters stilled at even;
She had three lilies in her hand,
And the stars in her hair were seven.
Her robe, ungirt from clasp to hem,
No wrought flowers did adorn,
But a white rose of Mary’s gift,
For service meetly worn;
Her hair that lay along her back
Was yellow like ripe corn.60 (v. 1-12)
62Les premiers vers du poème s’inscrivent dans une réalité qui se situe à la limite du réel. Si l’on met un instant le cadre du récit entre parenthèses, on se trouve face à une scène domestique, dans laquelle une jeune fille se penche à sa fenêtre ; or, le fait qu’elle se penche non à sa fenêtre, mais au balcon du Ciel (« the gold bar of Heaven61 »), fait basculer le récit du côté de la vision ; la scène devient le théâtre d’une rencontre entre deux ordres du monde, l’un réaliste, l’autre symbolique.
63Dès la première strophe, le récit oscille entre ces deux modes de vision. Cette ambivalence, appliquée aux qualités physiques de la jeune femme, signale l’ambiguïté de sa nature : dans le portrait qui est fait d’elle, la simplicité de son vêtement et le symbole virginal de la rose blanche qu’elle porte dans ses cheveux sont curieusement associés à une liberté de mouvement qui dénote un érotisme à fleur de peau. Sa robe est entrouverte, ses cheveux sont déliés, même si elle est par ailleurs décrite comme l’une des suivantes de Marie62. L’image d’Épinal de la jeune sainte aux cheveux blonds se double donc de celle d’un corps nubile dont la posture langoureuse accentue la volupté :
And still she bowed herself and stooped
Out of the circling charm;
Until her bosom must have made
The bar she leaned on warm,
And the lilies lay as if asleep
Along her bended arm.63 (v. 43-48)
64Contrairement à ses compagnes qui se livrent à des jeux innocents, la damoiselle élue presse son corps contre la barre qui la sépare du monde sensible et retrouve un instant des sensations de plaisir terrestres. Dans son corps en mouvement (« bowed herself »« stooped », v. 43 ; « leaned », v. 46 ; « bended », v. 48) se lit la frustration d’une chair jeune et d’un désir inassouvi. Au cours des révisions qu’il apporte au poème en 1870, Rossetti prend délibérément ce parti du sensible et élimine de la version précédente une strophe entière, sans doute trop conforme aux descriptions traditionnelles abstraites du Paradis64, et remplace le « fixt lull of Heaven » par « the fixed place of Heaven65 ». Vu d’en haut, l’univers entier vibre comme un corps et se fait le réceptacle d’impressions tactiles :
The sun was gone now; the curled moon
Was like a little feather
Fluttering far down the gulf;
[… ]66 (v. 55-57)
65Les métaphores mixtes (« curled moon », v. 55) créent un tableau surréaliste d’une beauté légère et magique, dans lequel les images sont reprises et déployées. La plume de la lune annonce l’oiseau que le jeune homme sur terre entend chanter (v. 61-63). L’oiseau terrestre renvoie à la colombe du Saint-Esprit : « Within whose secret growth the Dove / Is sometimes felt to be, / While every leaf that His Plumes touch / Saith His Name audibly67 » (v. 87-90).
66Le son, que nous avons analysé plus haut comme symbole d’une inspiration traversant les âges, se trouve, par l’intermédiaire de la voix de la jeune fille, comparé à celui des étoiles, puis aux cloches. La voix qui, au Paradis, est l’instrument de la révélation mystique, est figurée sur terre par des signes visibles ; au ciel, c’est la voix du Cantique des cantiques et des anges entourant Marie (v. 125-126). Dans les deux univers qui se répondent à la manière des amants, dans un dialogue canonique, la voix est l’instrument d’une révélation : dans la version révisée de 1870, les transitions entre les paroles de la jeune fille et celles de son amant sont plus subtiles et le passage d’une voix à l’autre est assuré par la reprise de sons et d’idées nuancées. L’expression « we two », placée en tête des strophes 14 et 15 où la demoiselle imagine l’avenir des deux amants au Paradis a l’effet d’un refrain à l’unisson :
We two will stand beside that shrine,
Occult, withheld, untrod,
Whose lamps are stirred continually
With prayer sent up to God;
And see our old prayers, granted, melt
Each like a little cloud.68 (v. 79-84)
67Ces vers sont cependant encadrés par une série d’expressions exclamatives et interrogatives qui mettent en doute l’espoir des retrouvailles que nourrit la jeune femme : « Alas ! We two, we two, thou say’st ! / Yea, one wast thou with me / That once of old69 », (v. 97-99). D’un point de vue prosodique, le lyrisme du poème vient également des variations d’expression et de la versification. Le mètre du poème, telle la mesure en musique, varie à partir de l’emploi répété du spondée :
When round his head the aureole clings,
And he is clothed in white,
I’ll take his hand and go with him
To the deep wells of light;
As unto the stream we will step down
And bathe there in God’s sight.70 (v. 73-78)
68Dans cette strophe, les quatre premiers vers contrastent avec l’inversion des deux derniers qui figurent la descente des amants dans le ruisseau de lumière. L’inversion complète l’image de la descente tandis que le rejet en fin de vers de l’œil de Dieu observant la scène en accentue l’effet visuel. Au niveau prosodique autant que spéculaire, Rossetti crée une image surprenante et donne aux symboles bibliques une sensualité digne des Chants de Salomon. Les symboles religieux traditionnels, tels l’auréole, l’habit blanc et le baptême par les eaux, sont imprégnés de sensualité par les verbes qui tous indiquent l’enlacement ou le toucher : l’auréole s’accroche comme une main à la tête de l’amant, tandis qu’elle l’entraîne dans un puits de lumière. La baignade, surveillée par Dieu (ou épiée par un Dieu voyeur), prend des allures érotiques et païennes. La damoiselle élue est une naïade qui, comme les sirènes de l’Antiquité ou la nymphe Écho, soupire de désir après son amant perdu.
69Célébration de la transcendance de l’amour, le poème dans son ensemble est une vision mystique où la rime prend une valeur incantatoire et où la parole poétique joue un rôle de médiation entre deux ordres. Elle révèle la présence au cœur du monde spirituel d’un monde sensible, thème que développe Gerard M. Hopkins sur le mode de l’hymne : « Gloire à Dieu pour toutes choses tachetées71 ». Chez Rossetti, la révélation prend les accents profanes d’une croyance plus médiévale que catholique.
70D’un point de vue religieux et esthétique, ce poème allie donc tradition et innovation, réalisme et vision mystique. Dans la quête du peintre-poète, « La damoiselle élue » est la première incarnation d’une vision neuve, originale, la forme rêvée d’une féminité devinée plus que connue, imaginée plus que rencontrée. Dans le parcours du héros, c’est une créature surnaturelle qui annonce sa rencontre avec une figure tutélaire bienveillante : Marie.
Marie, figure tutélaire de la médiation
71Dans les poèmes et les tableaux de Rossetti, Marie apparaît sous deux aspects. Sous le premier, il s’agit du personnage historique, symbole de l’idéal féminin et mère du Christ, figure d’une femme ordinaire et idéale à la fois. C’est la mère primordiale, la figure protectrice qui accompagne le héros dans sa quête et lui fournit les moyens de parvenir à l’objet de sa quête. Sous le second, elle est la preuve visible de l’Incarnation, la réalisation concrète d’un mystère invisible. Marie est médiation, figure sensible d’un mystère que l’intellect ne peut appréhender. Elle est une forme, un corps par lequel l’Esprit se rend visible à l’œil. À la nature physique de la jeune fille peinte dans L’Annonciation et L’Enfance de la Vierge Marie, s’ajoute donc l’idée que Marie est une effigie, une surface transparente : œuvre peinte ou sculptée, elle est le réceptacle du Verbe et du mystère par lequel s’incarne une réalité invisible. En ce sens, Marie symbolise le miracle de l’Incarnation. Elle est une preuve tangible, une surface sur laquelle s’inscrit le mystère d’une présence qui devient corps. Pour tout artiste, représenter Marie revient non seulement à établir l’idéal féminin de la « bonne féminité », mais aussi à aborder les problèmes de médiation que l’on retrouve dans la création artistique.
72Marie s’impose tout d’abord comme le modèle féminin privilégié de la Confrérie préraphaélite. Elle incarne un idéal et constitue un modèle traditionnel pour le peintre, comme on le voit dans la peinture flamande où saint Luc est souvent représenté peignant des Vierge à l’Enfant ou des icônes de Marie. Dès son texte en prose, « La main et l’âme » (1847), Rossetti associe Marie à la création en la faisant figurer aux côtés du jeune peintre en quête d’une inspiration spirituelle pour réaliser son œuvre. Dans le récit, le peintre, lorsqu’il se consacre à son art comme à une religion, exécute ses toiles sous l’égide de la Vierge Marie dont l’icône orne le mur de sa chambre :
En dehors du matériel que nécessitait son art et de rares livres, l’unique objet remarquable de la chambre de Chiaro était une image consacrée à la Vierge Marie, ciselée dans l’argent devant laquelle il disposait toujours en été un lis et une rose.72
73Pour l’artiste, Marie est la figure bienveillante de l’inspiratrice, de la muse, par laquelle l’informe prend forme, comme le Saint-Esprit s’incarne dans la chair. Dans le dogme chrétien où elle est la médiatrice entre l’homme et Dieu, Marie est la figure protectrice de la mère ou, dans la légende, de la bonne fée, deux sens qui se rejoignent dans la tradition des saints où Marie est dotée du pouvoir d’intercéder en faveur des hommes auprès de Dieu. Chez Dante, dont Rossetti s’imprègne pendant toutes ses années de formation, Marie et Béatrice partagent le même rôle de guide spirituel et aident le poète novice à franchir les étapes qui le conduisent de l’Enfer au Purgatoire, puis au Paradis.
74D’un point de vue esthétique, Marie est également le premier modèle en ce qu’elle offre une image de la perfection humaine. Cette femme parfaite, car vertueuse, c’est celle de L’Enfance de la Vierge Marie dont Rossetti dira des années après l’avoir exécutée : « ce tableau était pour moi un symbole de l’excellence féminine que la Vierge incarne à la perfection.73 » En poésie, le long poème intitulé « Ave » que Rossetti compose dans les années 1848-1849 révèle son intérêt pour la figure mariale en tant que personnage historique autant que symbolique : désirant dépasser les questions dogmatiques, l’artiste n’hésite pas à puiser dans les récits apocryphes les éléments qui lui permettent de retracer les épisodes de la vie de la Vierge, en s’attachant à chaque fois aux liens entre l’événement et sa portée symbolique, entre l’Histoire et son exégèse. Le ton général du poème est celui d’un questionnement par lequel le poète s’interroge sur la façon dont l’art peut interpréter l’existence de Marie, en rendre compte. Alors que Rossetti s’intéresse, comme nous l’avons vu, au détail pour représenter le monde par un réalisme qui excède la réalité, le modèle de la Vierge Marie est à mi-chemin entre le visible et l’invisible, entre le corps et l’esprit qui se fait chair en elle, par le mystère de l’Incarnation.
75De la même façon, le tableau que Rossetti exécute en 1849, L’Enfance de la Vierge Marie, offre une vision domestique de l’éducation de la Vierge. En se servant comme modèles de sa sœur Christina pour la Vierge Marie et de sa mère pour sainte Anne, Rossetti place la sainteté au cœur du quotidien – idée renforcée par l’activité des deux femmes : la broderie est une activité domestique associée aux femmes et on la retrouve dans de nombreuses toiles victoriennes, des tableaux sentimentaux de jolies couturières aux scènes de la vie des bourgeoises de l’époque74. Confirmant cette tendance, Rossetti justifie son choix de montrer la Vierge en train de broder par souci de réalisme75, décision que Bentley rapproche du renouveau de la broderie de thèmes religieux relancée par le mouvement d’Oxford76. Attelée à son canevas, Marie est dépeinte comme une jeune fille ordinaire, soumise à l’autorité maternelle ; son univers se résume à un espace domestique clairement délimité à l’arrière par le treillis auquel travaille saint Joachim. Les autres éléments de la toile sont investis d’un symbolisme tout aussi transparent et fournissent au spectateur les moyens de déchiffrer l’œuvre d’après une typologie chrétienne : le lis virginal, l’orgue de Sainte-Cécile, la Colombe, la lampe à huile, la vigne que taille le saint, et jusque dans la forme en croix de la treille, aucun détail iconographique ne manque. À l’intérieur de la toile, les mots qui figurent sur les livres et sur l’auréole des figures saintes invitent également à une lecture iconographique des moindres indices. Par cette transparence presque suspecte, le jeune artiste signe ici sa toile, de loin la plus préraphaélite, apposant en bas à gauche le sigle « PRB ». La texture de la peinture est d’une légèreté brillante et lisse sur laquelle le regard glisse.
76Le poème que Rossetti écrit pour expliquer la toile, « La jeunesse de Marie », est d’une certaine manière redondant dans la mesure où il ne semble que redoubler le message clairement illustré par le tableau. La deuxième strophe en particulier s’attache à faire un commentaire de chaque symbole en en démontrant la pertinence par rapport aux écrits de la Bible : « The Books – whose head / Is golden Charity, as Paul hath said – / Those virtues are wherein the soul is rich77 » (v. 18-20). Cependant, face à l’univers figé de la scène domestique, le poème introduit une dimension temporelle en rattachant l’épisode peint au cycle de la vie de Marie, de son enfance jusqu’au moment où Dieu la désigne comme « bénie entre toutes les femmes » en faisant d’elle la mère du Christ. La première strophe rappelle l’enfance de la Vierge mais il s’y creuse un écart entre l’image mentale de Marie enfant et l’image du tableau qui la montre jeune fille : « Gone is a great while, and she / Dwelt young in Nazareth of Galilee78 » (v. 2-3).
77La suite du poème invite le lecteur-spectateur à voir dans la scène peinte une étape et à reconsidérer le sens apparemment fixe des détails qui y sont figurés. L’ambivalence et le sentiment d’un inachèvement, d’une révélation imminente, parcourent les derniers vers de la seconde strophe :
Until the end be full, the Holy one
Abides without. She soon shall have achieved
Her perfect purity; yea, God the Lord
Shall soon vouchsafe His Son to be her Son.79 (v. 25-28)
78Les expressions de temps (« until the end be full » et « soon » répété deux fois) introduisent l’idée d’une incomplétude peu discernable à l’œil nu. Construite selon les plus strictes règles de l’art préraphaélite, la toile de L’Enfance de la Vierge Marie est le miroir paisible d’une expérience en train de se former, à l’image du lis sur le canevas de Marie. Illustrant de manière naïve l’apprentissage de Marie, cette petite toile se révèle pour l’artiste un exercice préparatoire. Entre le texte et l’image, une relation en miroir s’instaure qui permet d’aller et venir entre le récit et sa mise en scène et de peu à peu discerner l’état de latence et d’expectative présent dans le tableau : le geste ébauché par saint Joachim, les bras levés au ciel, la pose figée de l’ange au premier plan, sorte de Gabriel miniature, et le rideau entrouvert derrière Marie, sont autant de marques d’énonciation qui préfigurent un événement à venir et introduisent dans la toile un sens caché.
79En effet, au-delà de la géométrie des lignes qui quadrillent l’espace et le découpent en zones de signification colorées, les trois couleurs dominantes de la scène construisent une lecture qui interroge la symbolique religieuse traditionnelle et créent un réseau d’échos qui tous pointent vers une réalité qui échappe au caractère ordinaire de la scène : le contraste binaire entre le vert de l’espérance et le rouge écarlate de la passion met en valeur le personnage de Marie dont l’habit gris est le signe d’un indécidable, d’une couleur intermédiaire. Plus qu’un effet de réel, la couleur grise de l’habit marque ici le désir de montrer Marie comme un miroir encore imparfait, parce qu’immature, de la pureté divine. Mélange d’ombre et de lumière, le gris annonce le blanc, disséminé à travers la toile dans la figure de l’ange, de la colombe et du lis, et jusqu’à l’arrière du treillis, au centre de l’arrière-plan de la toile, où se voit une étendue blanche, une flaque d’eau stagnante, une lumière dont la source est invisible.
80Anomalie dans le tableau, cette étendue blanche ne se rattache à aucune exégèse et fait tache dans le symbolisme orchestré de la scène, signalant l’état de transition et de fragile équilibre qui caractérisent le tableau : comme Rossetti le signale à plusieurs reprises, le titre décrit les métamorphoses du corps, propres à l’adolescence, et l’idée d’une expérience encore vague, au sens indicible : « meanings unfulfill’d » (v. 52). Dans l’attente de l’accomplissement de la prophétie, Marie est encore à l’image du lis qu’elle brode, une forme inachevée, une jeune fille ordinaire que seul le Verbe, en l’emplissant, rendra exceptionnelle. La Trinité est pour l’instant inachevée, comme les trois pointes dont Rossetti précise dans le deuxième sonnet : « On that cloth of red / I’the centre is the Tripoint : perfect each, / Except the second of its points, to teach / That Christ is not yet born80 » (v. 15-18). De plus, l’image du lis inachevé attire l’attention sur la fonction narrative et métaphorique de la toile en ce qu’elle oppose le lis réel et le lis artificiel et fait de Marie une figure intermédiaire entre les deux mondes, du réel et de l’art.
81Par le mystère de l’Incarnation, Marie est celle par qui se rencontrent deux mondes, l’Histoire et la religion, la réalité et l’art. En ce sens, la broderie, plus qu’une activité domestique, doit être rattachée à plusieurs traditions : d’une part, l’image de Marie fileuse est, dans l’iconographie byzantine, à rapprocher de la création de la vie ; d’autre part, dans la mythologie classique, le filage et la broderie sont œuvres de femmes dotées de dons exceptionnels, comme Arachné, ou de déesses, comme Athéna. Dans cette mesure, on peut établir un parallèle entre Athéna et Marie puisque Athéna est la patronne des fileuses et des brodeuses et qu’elle possède les qualités de prudence de la sainte (v. 7-8). Le tissage rappelle également la figure classique des trois Parques filant le destin des humains, résonance mythologique distante et inversée par le contexte religieux de la toile : alors que les Parques filent le destin des humains, Marie est vue comme tissant sa propre histoire, inscrivant sur le canevas l’image de sa propre virginité. Marie est donc tout à la fois une jeune fille ordinaire et exceptionnelle, un miroir de la pureté victorienne et l’expression tangible d’un miracle.
82Pour le peintre, la représentation de l’adolescence de Marie est également la preuve d’une nouvelle pratique qui lui permet d’innover dans son usage des symboles avant de traiter du sujet classique de l’Annonciation, une « Annonciation faite à lui-même81 » où Rossetti, se plaçant dans la position de saint Luc ou de Fra Angelico, peint une femme idéale, une icône.
83Dans son tableau L’Annonciation, d’abord intitulé Ecce Ancilla Domini, Rossetti présente son sujet comme une suite, un prolongement naturel à celui de l’adolescence de la Vierge Marie. Là encore, Christina pose, mais pour l’expression du visage seulement, tandis qu’un modèle professionnel pose pour le corps. Le frère de Dante Rossetti, Michael, pose pour l’Archange Gabriel à la physionomie très virile. La ressemblance entre les cheveux des deux personnages et la proximité de leurs deux corps renforcent la notion d’une scène domestique et même privée. La position du spectateur est celle d’un témoin tout autant intrusif que Gabriel lui-même qui vient de faire irruption dans la chambre de la jeune fille endormie : réveillée en sursaut, la jeune fille se redresse soudain, et jette sur l’intrus un regard perplexe. La chemise de nuit blanche qu’elle porte est froissée et couvre ses pieds comme un drap.
84Au réalisme de l’apparition subite de l’ange répond l’extrême simplicité du décor. Contrairement au decorum des Annonciations des peintres du Nord, celles de Campin ou de Van Eyck, dans lesquelles la chambre de Marie est un écrin où l’on trouve accessoires et articles chatoyants, la chambre blanche peinte par Rossetti est dépouillée : le lit, cadre de bois recouvert d’une paillasse et d’un drap blanc, occupe la moitié de l’espace. À sa tête, on voit un rideau bleu tendu entre deux crochets, surmonté d’une lampe à huile éclairée. Au pied du lit, la broderie sur laquelle travaillait Marie dans le tableau de L’Enfance est maintenant achevée et offre un lien narratif entre les épisodes, redoublant l’image du lis que tient l’ange Gabriel. L’espace de la chambre, semblable à celui d’une cellule, est ouvert à l’arrière sur un ciel bleu. Par la fenêtre entre la colombe de l’Esprit-Saint ; elle semble suspendue en l’air comme l’ange Gabriel dont les pieds sont cachés par des flammes qui se reflètent en taches jaunes sur le sol dallé.
85Dérogeant aux conventions qui règlent la composition de l’Annonciation, Rossetti réduit le moment sacré à sa plus simple expression et concentre le regard du spectateur sur le personnage de Marie. Semblant se réfugier dans un coin du tableau, la Vierge apparaît écrasée contre le mur blanc comme sous l’annonce de ce qui l’attend ; fixant le lis que lui tend Gabriel, elle semble ne pas le voir mais regarder au-delà, dans une vision tout intérieure. Cette interprétation de l’Annonciation fait de Gabriel un accessoire de la révélation qui se joue entre Marie et le Christ. Ce Gabriel, debout près de la Vierge, ne participe pas au trouble de la jeune fille qui se lit sur son visage et s’inscrit dans son corps, lequel se rétracte en un mouvement de repli vers le mur. Caché par l’ombre qui tombe sur son visage, le regard de Gabriel ne rencontre pas celui de Marie, comme s’ils étaient sur deux plans de réalité différents.
86Dans la toile, le peintre joue sur les couleurs symboliques associées à Marie en les déplaçant, signalant que le moment de l’Annonciation est un entre-deux qui précède l’incarnat de la couleur : le bleu et le rouge qui encadrent Marie la laissent intacte, élue mais pas encore investie des couleurs de la sainteté. Le blanc fait état de la transparence de son corps et la confond avec le mur dont elle est le symbole. Marie murus, lieu clos de la représentation, est une surface plate qui absorbe la lumière venue du coin gauche de la toile. Dans cet instant où se rencontrent le visible et l’Invisible, le blanc a remplacé le gris et affiche la transparence du corps virginal au moment où s’avance, en bas du lit, l’ombre du Très-Haut. Moment par lequel elle sera « emplie de grâce », c’est-à-dire, selon l’étymologie grecque, emplie « d’une qualité hautement lumineuse, l’éclat82 ». Investie de cette lumière, Marie pourra à son tour briller d’un éclat qui rejaillira sur l’humanité. C’est en cela qu’elle est non seulement le vase de cristal transparent traversé par la lumière, mais qu’elle possède également les propriétés de réflexion propres au miroir – miroir de l’humanité.
87L’idée de Marie comme lieu pictural, où s’imprime le visage de Dieu et où l’humanité se reflète, nous éloigne donc du réalisme des personnages de la toile de Rossetti et, paradoxalement, confirme la relation de double entre Marie et Gabriel : la ressemblance entre les deux personnages peut être vue comme le symbole d’un lien naturel entre la jeune fille et l’Invisible, figuré par Gabriel dont le visage et les yeux sont cachés. Marie est donc pour Rossetti celle qui donne forme humaine au divin « façonné comme nous, mais plus parfaite83 ». Se faisant le réceptacle de l’Être divin, elle renvoie à l’homme l’image d’un Dieu lui-même à l’image de sa création. Miroir de l’humanité, Marie serait ainsi elle-même semblable au miroir d’Athéna, une surface lisse où peut être contemplée la forme aveuglante du Terrible ou du Divin.
88Pour l’artiste, Marie est ainsi la matière première tout autant que le premier corps, la prima forma. Idéal féminin, elle est, au niveau de la représentation, un passage obligé. Dans les rapports entre texte et image, L’Annonciation est un seuil en ce qu’elle est au départ un message qui devient image, une parole qui se fait chair. Ecce Ancilla Domini, titre que Rossetti donna initialement à sa toile, indique une volonté claire de représenter le moment de la réponse, de la réception du Verbe. Sur le plan de la quête, le mystère de l’Annonciation est une initiation qui conduit Rossetti à franchir le pas du visible en fermant les yeux comme l’ange Gabriel (dont il porte le nom) et à offrir une vision, une toile, qui incarne l’Écriture. Alors qu’il se présentait autrefois comme en admiration devant des scènes d’Annonciation, il recrée par sa toile sa propre version du mystère et s’achemine ainsi à la rencontre d’une féminité sacrée, à la fois crainte et révérée.
Notes de bas de page
1 Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., IV, v. 761-798, p. 132.
2 Ou trois, selon les versions du mythe.
3 S. Freud, L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 199-200.
4 Cité dans J. Marsh, Dante Gabriel Rossetti : Painter and Poet, op. cit., p. 529.
5 Cette impression est confirmée par le fait que Brown ne fit jamais partie de la confrérie préraphaélite.
6 Il est nommé Poète Lauréat en 1850.
7 On trouve dans les poèmes pamphlétaires de Rossetti qui ridiculisent certains de ses clients réguliers comme MacCracken (dont il se moque en écrivant une parodie du poème de Tennyson, « The Kraken ») le reflet d’une opinion répandue parmi les artistes.
8 Dans ce monologue dramatique, composé en 1849, Rossetti peint une scène moderne où un jeune homme se rend chez une prostituée.
9 Letters of Dante Gabriel Rossetti, op. cit., vol. III, p. 1174.
10 « Ce que je crois, c’est que je suis avant tout un poète (même si mes facultés en tant que tel sont limitées) et que c’est cette sensibilité poétique qui informe mes tableaux : la seule chose, c’est que puisque, contrairement à la poésie, la peinture me permet de gagner ma vie, j’ai inclus ma poésie dans mes toiles. D’autre part, cela m’a amené à exécuter de nombreux tableaux pour faire bouillir la marmite et rien d’autre, alors que ma poésie (lorsque j’ai du temps à lui consacrer), qui ne me rapporte rien, est demeurée à l’abri de toute prostitution. » Ibid., vol. I, p. 749-750. (L. R.-C.)
11 Ibid., vol. I, p. 34.
12 The Collected Writings of Dante Gabriel Rossetti, op. cit., p. 48.
13 « […] quelque grandeur morale qui pourrait impressionner son spectateur. Et, ce faisant, il ne choisit pas pour moyen l’action et la passion de la vie humaine, mais le froid symbolisme et la personnification abstraite. » Ibid., p. 50. (G.-G. L., p. 204)
14 Ibid., p. 53-54. (G.-G. L., p. 208)
15 Notons au passage la ressemblance frappante entre cette apparition et celle d’Athéna chez Kingsley (voir ci-dessus, p. 23).
16 W. M. Rossetti, Introduction au fac-similé de la revue The Germ, Londres, Elliot Stock, 1901, p. 6, repris dans The Germ, The Literary Magazine of the Pre-Raphaelites, R. Andrea (dir.), Oxford, Ashmoleum Museum, 1992.
17 Pour une analyse détaillée du préraphaélisme, nous renvoyons à l’ouvrage de D. Bruckmuller-Genlot, Les Préraphaélites, Paris, Armand Colin, 1994.
18 The Germ, The Literary Magazine of the Pre-Raphaelites, op. cit.
19 « Saint Luc, le peintre » : « Glorifiez Luc, l’Évangéliste ; / Car c’est lui (raconte la vieille légende) / Qui, le premier, a enseigné à l’Art à joindre les mains et à prier. / D’abord, l’Art osa à peine déchirer le voile / Des vieux symboles : mais ayant vite compris / Que l’immensité du ciel, le silence des champs et ce jour même / Étaient des symboles encore plus puissants, / Il a vu la manifestation de Dieu en tout, et il est devenu son serviteur. // Et si, vers le déclin du jour, son œuvre devient pénible, / Et si, comme talisman, il se tourne vainement / Vers les manifestations sans génie du talent de l’homme, / Il peut encore, dans ce crépuscule, / S’agenouiller sur le gazon mourant pour prier / Avant que la nuit n’empêche tout travail. » C. Couve, La Maison de vie, sonnets traduits littéralement et littérairement, Paris, Lemerre, 1887. (Désormais abrégé en C. C.)
20 Il existe une esquisse de cette scène. Pour une analyse, voir B. Rougé, « Chiasme et symbole dans la peinture de Rossetti », Qwerty, n° 3, 1993, p. 235.
21 « J’espère surtout que (si l’on devait estimer mon œuvre), l’on ne pensera jamais que le style de mes poèmes émane de mes qualités de peintre, car ma poésie plus que toute autre échappe entièrement à ce truc à la mode que l’on nomme “peinture par les mots” », écrit à ce propos Rossetti dans une lettre en 1870. Cité dans R. M. Cooper, Lost on Both Sides, Dante Gabriel Rossetti : Critic and Poet, Athens (Ohio), Ohio UP, 1970, p. 39. (L. R.-C.)
22 Voir la remarque que fait Rossetti à propos du poème : « À la relecture du manuscrit de “A Bride’s Prelude”, on voit, vous en conviendrez volontiers, je pense, qu’il est incontournable à cause de son caractère pittoresque, même s’il ne possède aucune autre qualité par ailleurs. Du reste, je ne vois pas comment on peut en faire l’économie, puisqu’il faut bien trouver de quoi remplir les pages du recueil. » Letters of Dante Gabriel Rossetti, op. cit., vol. IV, p. 1880. (L. R.-C.)
23 Passer sans cesse devant des arbres secoués, / Et voir la route informe briller d’un éclat perplexe ; / Des rives à la végétation éclatante, avec des brins isolés au-dessus / Sur fond de ciel blanc : et des fils – chaîne continue – / Qui semble entraîner avec eux les nuages / […] (L. R.-C.)
24 Elle est marquée au niveau grammatical par la forme de l’article indéfini « a » dans les deux premiers vers.
25 Son visage était noir, / Et gonflé comme celui d’un nègre ; la peau / S’était toute empâtée et changée en verte moisissure. (L. R.-C.)
26 « Près de Bruxelles – Pause à mi-chemin » : Le soleil a commencé à tourner. / Dans la brise légère les rayons de soleil déclinent. / Il y a un son de cloche sur les champs. / Le long des haies de broussailles qui hérissent la campagne / Une chaumière basse apparaît avec ses murs blancs : / Contre le mur, un aveugle s’appuie, / Et tourne son visage vers la chaleur du soleil. (L. R.-C.)
27 La présence en est rendue palpable par la formule descriptive « there is », comme si le son était visible.
28 Ce poème fut rebaptisé « The Sea-Limits » pour l’édition de 1870.
29 « Depuis les falaises : midi » : La mer en son bruissement indolent : / C’est le passage du temps, devenu audible, / Le murmure du grand coquillage terrestre. / Dans un triste bleuissement au-delà de la rime / Il s’achève : les sens, sans pensée, ne peuvent / S’élever plus haut. Depuis les origines du temps, / Cette sonorité a parlé du passage du temps. // Il n’est de stagnation dont la mort ne triomphe ; c’est / La mélancolie de la vie ancienne, / Endurant toujours le sombre affrontement. / Comme le cœur mondain de l’apaisement et de la colère, / Ses pulsations douloureuses battent dans les sables. / De toute éternité, le ciel en son entier demeure, / Gris et inconnu, le long de son chemin. (G.-G. L., traduction légèrement modifiée)
30 From the Cliffs suggérant le regard panoramique du poète sur la mer en contrebas.
31 Le Carillon qui alors se mit à sonner / Parvint à mes oreilles comme aux leurs : / Cela me rapprochait d’eux. (L. R.-C.)
32 La terre était grise, le ciel blanc. / Je me tenais si haut / Que je sentais le Carillon dans ma chair. (L. R.-C.)
33 Notons dès à présent que le carillon est un motif récurrent dans les aquarelles de Rossetti, apparaissant sous les formes diverses de clochettes probablement vues dans des enluminures.
34 Il se peut pourtant / Que le sens lui parvînt, traversant son corps comme un doux accent envoûtant / Et qu’il ait vu ces roches et cette mer bordée d’une corniche. (L. R.-C.)
35 « L’euphorbe des bois » : Le vent se levait, le vent tombait, / D’arbre en colline secoué, essoufflé : / Au gré du vent j’avais marché, – / J’étais assis désormais, le vent était tombé. // J’avais le front appuyé contre mes genoux, / Mes lèvres serrées ne disaient point Hélas ! / J’avais les cheveux dans l’herbe / Mes oreilles nues écoutaient le jour s’écouler. // Mes yeux, grand ouverts, pouvaient contempler / Une dizaine d’herbes folles, / Et parmi elles, loin du soleil, / L’euphorbe des bois avait éclos ses trois ombelles pour en former une seule. // D’un chagrin parfait nul besoin / De tirer de sagesse ou même de souvenir : / Une seule chose alors découverte me reste, – / L’euphorbe a trois ombelles en une. (L. R.-C.)
36 Le terme woodspurge est le nom commun de l’euphorbe petit-cyprès.
37 Voir la formule déductive des v. 13-14 et la présence des deux-points.
38 J. Clair, Méduse, op. cit., p. 156.
39 Ibid.
40 « Vraiment rien de plus : / Mer et ciel, au loin, en haut, / Sable et goémons répandus, / Vraiment rien de plus. » (G.-G. L.)
41 Mais la mer demeure étendue / Tel un mur avec les cieux à l’horizontale, / Où les minces barques noires comme des mouches / Presque suspendues, / À deux doigts de tomber raide. (L. R.-C.)
42 « Il se dresse dans les Cieux, par-dessus les flots / De l’éther, comme un pont. / Au-dessous, les marées du jour et de la nuit / De flammes et de ténèbres strient / Le vide, aussi abyssal que là où cette terre / Tournoie comme un moucheron irrité. » (G.-G. L.)
43 Rappelons au passage que l’on a souvent dit que Rossetti ne croyait pas que la terre tournait autour du soleil, mais cet exemple suffit à démontrer que c’est par jeu plus que par conviction qu’il a pu nier la découverte scientifique.
44 J. Clair, Méduse, op. cit., p. 158.
45 B. Rougé, « Chiasme et symbole dans la peinture de Rossetti », art. cit., p. 221.
46 Bertrand Rougé suggère qu’il s’agit d’un éveil à la sexualité et non à la moralité dans l’article cité plus haut.
47 Reprise évidente du procédé utilisé par Van Eyck dans Les Époux Arnolfini, très admiré des préraphaélites.
48 La toile fut d’ailleurs peinte en 1857, année de nombreux débats autour des lois du divorce pour cause d’abandon et de cruauté.
49 Brown ne fut jamais officiellement membre, mais par l’inspiration artistique qu’il y apporta, on peut considérer qu’il participa malgré tout à la formation du groupe, en particulier par son influence nazaréenne.
50 R. Buchanan, « The Fleshly School of Poetry and Other Phenomena of the Day » The Contemporary Review, octobre 1871.
51 « Cependant leurs bouches, chauffées à blanc, / Se caressèrent quand elles se divisèrent. » (G.-G. L.)
52 « Leurs poitrines se séparèrent avec l’épanouissement / De fleurs mariées de chaque côté répandues. » (G.-G. L.)
53 Phénomène que l’on note, par exemple, dans des toiles comme Girl at a lattice ou The Fair Rosamund où les modèles féminins ont un teint hâlé et des joues couperosées.
54 Dante Gabriel Rossetti and Jane Morris : their Correspondence, édition de J. Bryson, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 186.
55 L’épisode est évoqué dans le livre de J. Marsh, Dante Gabriel Rossetti : Painter and Poet, op. cit., p. 132.
56 Debussy mit le poème en musique en 1887 et Burne-Jones en peignit une version en 1857-1861, intitulée La Demoiselle élue.
57 « Je voudrais qu’il fût venu à moi, / Car il viendra. » (G.-G. L.)
58 « (Ah mon adorable ! Même maintenant, dans ce chant d’oiseau, / Ses accents ne se risquaient-ils pas là, / Contraints de les entendre ? Quand ces cloches / Emplissaient les airs de la mi-journée, / Ses pas ne se risquaient-ils point pour me rejoindre / Au bas de tous ces escaliers en échos ?) » (G.-G. L.)
59 « Rien : la chute automnale des feuilles. / L’année entière s’éteint rapidement. » (G.-G. L.)
60 « La damoiselle élue se penchait / À l’appui d’or des Cieux ; / Ses yeux étaient plus profonds que la profondeur / Des eaux apaisées au couchant. / Elle tenait trois lis à la main, / Et dans sa chevelure les étoiles étaient sept. // Sa robe, flottante de l’agrafe à l’ourlet, / N’était ornée d’aucune fleur, / À l’exception d’une rose blanche don de Marie, / Qu’il convient de porter pour son service, / Ses cheveux se répandant sur son dos / Étaient jaunes comme le blé mûr. » (G.-G. L.)
61 Variation de l’expression biblique « the golden gate of Heaven ». Richard Stein remarque également à juste titre que « le terme “bar” suggère la limite de protection placée devant les tableaux dans les galeries de peinture du xixe siècle. ». R. Stein, The Ritual of Interpretation : the Fine Arts as Literature in Ruskin, Rossetti and Pater, Cambridge/Londres, Harvard UP, 1975, p. 148.
62 Voir « Heard hardly, some of her new friends / Amid their loving games / Spake evermore among themselves / Their virginal chaste names » (v. 37- 40).
63 « Et toujours elle s’inclinait et se penchait / Hors du charme qui la tenait dans son cercle ; / Jusqu’à ce que son sein ait pu tiédir / La barre où elle s’appuyait, / Et que les lis reposent comme endormis / Le long de son bras ployé. » (G.-G. L.)
64 « For no breeze may stir / Along the steady flight / Of seraphim ; no echo there, / Beyond all depth or height ».
65 Je souligne.
66 « Le soleil s’en était désormais allé ; la lune incurvée / Était telle une petite plume / Voletant au tréfonds du gouffre ; / […] » (G.-G. L.)
67 « Dans sa croissance secrète l’on sent, / Parfois la présence de la colombe, / Tandis que toutes les feuilles que frôlent Ses Plumes / Disent intelligiblement Son Nom. » (G.-G. L.)
68 « Nous nous tiendrons tous deux à côté de cet autel, / Occulte, interdit, immaculé, / Dont les lampes sont continuellement ranimées / Par la prière adressée à Dieu, / Et qui voit nos vieilles prières exaucées, fondues / Chacune comme un petit nuage. » (G.-G. L.)
69 « Hélas ! Nous deux, nous deux, dis-tu ! / Oui, tu ne faisais qu’une avec moi / Ce jadis d’autres temps. » (G.-G. L.)
70 « Quand autour de sa tête que ceint une auréole, / Et qu’il sera vêtu de blanc, / Je lui prendrai la main et irai avec lui / Vers les puits abyssaux de lumière ; / Nous descendrons comme un courant, / Et nous y baignerons à la vue de Dieu. » (G.-G. L.)
71 G. M. Hopkins, « Beauté bigarée », dans Poèmes-Poems, Paris, Aubier-Montaigne, 1980, p. 128.
72 G.-G. L., p. 203.
73 Cité dans J. Marsh, Pre-Raphaelite Women : Images of Feminity in Pre-Raphaelite Art, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 1987, p. 31.
74 On pense ici en particulier aux portraits que Rossetti exécute plus tard de Jane Morris, experte au maniement de l’aiguille puisqu’elle fut à l’origine de merveilleuses tapisseries de la firme Morris and Co.
75 Letters of Dante Gabriel Rossetti, op. cit., vol. I, p. 48.
76 « The most powerful result of the Oxford Movement, as far as women were concerned, appeared to be the embroidering of altar-cloths and other ecclesiastical furnishings. » Cité par D. M. Bentley, « Rossetti’s “Ave” and Related Pictures », Victorian Poetry, n° 15, 1977, p. 34.
77 « Les livres ont le dos couvert / De l’or de la Charité, ainsi que Paul l’a déclaré / Ces vertus existant quand l’âme est riche. » (G.-G. L.)
78 « Elle partit depuis bien longtemps / Et elle vécut ses jeunes années à Nazareth en Galilée. » (G.-G. L.)
79 « Jusqu’à temps que la fin soit accomplie, l’Esprit-Saint / Séjourne à l’écart. Elle aura bientôt achevé / Sa pureté parfaite ; oui, le Seigneur Dieu / Lui accordera bientôt Son Fils pour Fils. » (G.-G. L.)
80 « Sur cette robe en rouge / Se trouve le centre du Triangle ; chacune de ses pointes / Est parfaite, sauf la seconde, pour enseigner / Que le Christ n’est pas encore né. » (G.-G. L.)
81 D. Bruckmuller-Genlot, Les Préraphaélites, op. cit., p. 77.
82 Ibid.
83 « Ave », v. 13.
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