IX. Déambulations poétiques. Quête du passé et construction de l’œuvre
p. 349-383
Texte intégral
I would enshrine the spirit of the past
For future restoration.
Le Prélude1
1Intimement liée à l’acte créateur chez Wordsworth, la marche est également dotée d’une forte valeur métaphorique car elle sert à indiquer l’idéal qui l’orientait dans son travail artistique : elle figure la dynamique de son écriture, elle aussi instrument d’ancrage et de découverte favorisant l’appréhension de soi et du monde.
2Marche intériorisée, son écriture poétique s’apparente souvent – dans Le Prélude tout particulièrement – à une déambulation sur les chemins de sa mémoire, qui lui permet de relire sa vie et d’y déceler, voire d’y tracer, une trajectoire visionnaire propre à expliquer sa vocation de poète. Ce faisant, il assure la continuité de son être à travers le temps et lui donne de surcroît un caractère éternel puisqu’il l’enchâsse dans l’écrin de ses vers.
1. Trouver sa voie
3Une lettre de 1831 à William Rowan Hamilton montre que Wordsworth envisageait la création en termes de déplacement ; réagissant au désir exprimé par son jeune interlocuteur de s’essayer à la composition de vers, il souligne, en effet, la difficulté de l’aventure poétique au moyen d’images éloquentes :
Mais je me permets une nouvelle fois de vous inviter à vous demander si les côtés poétiques de votre nature ne trouveraient pas un meilleur terrain, plus favorable à leur exercice, dans les régions de la prose : non parce que ces régions sont plus humbles, mais parce qu’elles peuvent être parcourues, de manière gracieuse et profitable, avec des pas moins prudents et des mesures moins élaborées.2
4Le champ littéraire était donc pour lui un espace non homogène composé de plusieurs régions différentes dont la physionomie était déterminée par les traits et les exigences spécifiques des genres ; pour être élégamment parcourue, chacune d’entre elles requérait une démarche particulière qui reposait sur des jeux de pas plus ou moins complexes. L’écriture s’apparentait donc pour lui à une marche et il avait coutume de présenter ses explorations poétiques sous forme de voyages.
5Dans le « Prospectus du Reclus », inséré à la fin de la préface de L’Excursion, il a ainsi révélé son projet littéraire en termes géographiques, circonscrivant avec précision le vaste domaine dont il souhaitait dresser la carte dans son œuvre : « The mind of Man – / My haunt, and the main region of my song » (« L’esprit de l’Homme – / Mon domaine, et la région principale de mon chant », v. 40-41). Il savait que son chemin serait long et varié car, pour sonder pleinement cette région obscure et majestueuse, il devait l’arpenter en tous sens, passant tantôt par des zones sombres, tantôt par des zones lumineuses : « For I must tread on shadowy ground, must sink / Deep – and, aloft ascending, breathe in worlds / To which the heaven of heavens is but a veil3. » S’il imaginait que sa route lui ferait découvrir des régions élyséennes, nées de cette perception émerveillée de l’univers qu’engendre le mariage sacré de l’esprit et de la nature (v. 42-55), il savait aussi que ses chemins ne seraient pas tous joyeux car ils le mèneraient parfois près des hommes et de leur triste vie quotidienne, ternie par les haines passionnées et l’angoisse solitaire (v. 72-80).
6Ambitieuse, la voie poétique ainsi tracée était également originale, comme l’a souligné Wordsworth lui-même, puisqu’il a en partie défini son projet par rapport au Paradis perdu de Milton. Au vers 23, en effet, il reprend les mots de son aîné : « Fit audience let me find though few », et sollicite alors les faveurs de la muse Uranie – longuement invoquée au début du livre VII du Paradis perdu – dans une apostrophe particulièrement éloquente : « Urania, I shall need / Thy guidance, or a greater Muse, if such / Descend on earth or dwell in highest heaven!4 ». L’immensité de son ambition poétique transparaît dans le comparatif « greater Muse » ; on peut, certes, comprendre que le poète souligne ainsi, avec humilité, son besoin d’être guidé et soutenu dans une difficile tâche qu’il ne saurait accomplir seul, mais l’expression vise sans doute davantage à mettre en valeur la noblesse de sa propre entreprise, plus grande encore que celle de Milton. Dans les vers suivants, il affirme de manière plus explicite ce sentiment de supériorité, indiquant que ni « Jéhovah » (v. 34), ni le « Chaos / Ni le creux le plus sombre du plus noir Érèbe » (v. 35-36) n’ont la faculté de susciter un effroi et une crainte (« fear and awe », v. 38) aussi intenses que la contemplation des mystères de la psyché humaine ou, pour le dire avec les mots de Keats dans son « Ode à Psyché », l’exploration de « quelque région inviolée de [l’]esprit » (v. 51). En apparence plus humble que celui de Milton, son thème est donc, bien au contraire, le plus sublime.
7Réagissant sans doute à cette affirmation implicite du « Prospectus », John Keats a tenté d’en mesurer la pertinence dans sa lettre du 3 mai 1818 à John Hamilton Reynolds, où il compare les mérites respectifs de Milton et de Wordsworth. Essayant de déterminer en quoi ils diffèrent l’un de l’autre, il constate : « Et sur ce point j’en suis réduit à des conjectures, incapable que je suis de déterminer avec certitude si le souci apparemment moindre de Milton pour l’humanité vient de ce qu’il voit plus loin que Wordsworth ou non : Et si Wordsworth possède en vérité la passion épique, par laquelle il se fait le martyr du cœur humain, domaine principal de son chant. » (1993, p. 133-134) Malgré sa difficulté à adopter une position tranchée, le jeune poète en vient progressivement à reconnaître la supériorité de Wordsworth, qu’il juge plus profond que Milton, non en vertu d’un génie plus grand toutefois, mais en raison de la nature de son investigation poétique, plus déterminée, à ses yeux, par le contexte culturel que par un choix purement personnel : « Sur ce point force m’est de juger Wordsworth plus profond que Milton – même si je pense que cela repose davantage sur le progrès général et grégaire de l’intellect que sur la grandeur d’Esprit individuelle. » (p. 136) Les remarques de Keats rappellent avec justesse que l’on ne saurait pleinement saisir le projet ou l’œuvre d’un poète sans les replacer dans le paysage culturel de l’époque. Plus spécifiquement, chaque auteur s’inscrit dans une longue tradition littéraire dont il est l’héritier et qu’il doit intégrer pour y trouver au mieux sa place ou – selon l’image de Wordsworth dans l’essai accompagnant la préface de 1815 – y tracer une voie originale, hors des sentiers battus :
Tout auteur, dans la mesure où il est à la fois excellent et original, a la tâche de créer le goût grâce auquel il peut être apprécié. Les prédécesseurs d’un génie original de premier ordre préparent le chemin pour tout ce qu’il a en commun avec eux ; – et il a sûrement beaucoup de choses en commun avec eux ; mais pour ce qui lui appartient en propre, il lui faut déblayer sa propre route, voire souvent la tracer : il est dans une situation semblable à celle d’Hannibal dans les Alpes.5
8Le livre I du Prélude met en scène cette recherche d’un chemin personnel inédit. Comme l’a bien montré Christian La Cassagnère6, cette quête passe par une confrontation avec le texte miltonien car, pour réaliser lui-même « une œuvre / glorieuse » (v. 85-86), Wordsworth doit d’abord se dégager de l’influence d’une œuvre qui incarne et domine la littérature épique de langue anglaise. L’ouverture du Prélude est ainsi émaillée d’allusions à Paradis perdu, mais le poète en détourne systématiquement le sens ; il s’en sert du moins comme repoussoir pour souligner la spécificité de son propre projet. Remarquable à cet égard, le vers 14 : « The earth is all before me » fait écho à l’un des tous derniers vers du Paradis perdu : « The world was all before them7. » En dépit de formules parallèles, les situations évoquées sont différentes : dans le premier cas, le poète enfin libéré de ses entraves marche plein d’allégresse vers le « doux Vallon » (v. 82) de Grasmere, véritable paradis sur terre ; dans le second, Adam et Ève sont expulsés du jardin d’Éden et projetés dans un monde inconnu. Par ailleurs, en remplaçant le passé (« was ») par le présent (« is ») et la troisième personne du pluriel (« them ») par la première du singulier (« me »), Wordsworth annonce déjà une rupture fondamentale dans la tradition épique puisqu’ainsi il « substitu[e] au récit (impersonnel) d’événements passés et universels, l’affleurement immédiat d’une subjectivité qui se parle » (La Cassagnère, p. 91).
9Le poète ne perçut toutefois pas immédiatement cette nouvelle voie qui s’offrait à lui, comme le montre le second mouvement du livre I (v. 67-271) où il souligne sa difficulté à trouver « un but déterminé » (v. 124) capable de canaliser son énergie créatrice. Il passe ainsi en revue un certain nombre de sujets épiques qu’il pourrait traiter : parfois, « [Il] fixe [son] choix sur un thème britannique, un vieux / Conte romantique que Milton n’a point chanté » (v. 179-180) ; plus souvent il est tenté de composer quelque allégorie sur le modèle de La Reine des fées de Spenser (v. 181-182) ; il envisage parfois également d’évoquer des thèmes historiques (v. 185-219) et nourrit même le noble espoir d’écrire un poème philosophique, dans des vers qui semblent porter en germe le projet sans cesse repoussé et finalement avorté du Reclus (v. 228-238). Dans le courant de cette énumération, le thème retenu plus tard (l’évocation de sa propre vie) apparaît mais, doutant de son intérêt, Wordsworth le rejette comme trop hasardeux (v. 220-228). La rêverie sur la Derwent, rivière de son enfance, fait néanmoins ressurgir l’univers entier de son passé et dévoile ainsi la puissance créatrice de la mémoire (v. 269 et suiv.). Redonnant de la vigueur à son esprit, les images suggérées lui révèlent également la validité, voire la grande pertinence poétique, d’un « conte qui sourd de son cœur » (v. 221), en vertu de « ces heures remémorées qui ont le charme / Des choses visionnaires » (v. 659-660). Ayant enfin trouvé sa voie / voix poétique, Wordsworth est dès lors en mesure de mettre fin à ses tergiversations et de fixer ses énergies créatrices. Il annonce donc, dans le dernier verse-paragraph du livre I, son projet de relater « l’histoire de [sa] vie » – plus précisément de son esprit – et de composer ainsi une œuvre originale, la première véritable « épopée de l’intériorité8 ».
2. Le Prélude ou la quête de soi
Une longue promenade sur les chemins sinueux de la mémoire
10Selon une métaphore classique, Wordsworth envisageait sa vie comme un chemin. L’extrait suivant du livre X du Prélude – où il évoque le profond bouleversement que lui causa l’engagement de la Grande-Bretagne contre la France révolutionnaire – en offre une bonne illustration ; la rupture introduite dans son existence par sa crise mélancolique y est, en effet, figurée comme une déviation ayant entraîné son passage dans une autre région9 :
No shock
Given to my moral nature had I known
Down to that very moment; neither lapse
Nor turn of sentiment that might be nam’d
A revolution, save at this one time,
All else was progress on the self-same path
On which with a diversity of pace
I had been travelling; this a stride at once
Into another region.10
11Hormis cet écart exceptionnel, Wordsworth progressa donc toujours sur le même chemin, à des allures néanmoins variées. Certaines périodes furent inévitablement plus heureuses que d’autres, et Le Prélude développe une topographie symbolique simple pour en rendre compte :
And here, O Friend! have I retrac’d my life
Up to an eminence, and told a tale
Of matters which, not falsely, I may call
The glory of my youth. […]
Enough: for now into a populous Plain
We must descend. – A Traveller I am,
And all my Tale is of myself.11
12Voyageur retraçant les chemins de sa vie, le poète comptait sur Coleridge – son « ami honoré » – pour le soutenir dans son entreprise et lui redonner du courage dans les passages difficiles à franchir (P, X, v. 197-201). Il lui était, en effet, pénible d’évoquer les périodes douloureuses de sa vie qui, telles des portions de routes pentues et tortueuses, ne pouvaient être affrontées qu’au prix de véritables efforts, suggérés dans les vers suivants de manière extrêmement physique : « Yet is a path / More difficult before me, and I fear / That in its broken windings we shall need / The chamois’ sinews, and the eagle’s wing12. »
13Son chemin de vie influençait donc nettement son écriture poétique et le passage suivant, au début du livre II du Prélude, laisse même supposer qu’il modelait entièrement la progression de son chant, comme si le poète se contentait de « re-parcourir » fidèlement son itinéraire passé :
Thus far, O Friend! have we, though leaving much
Unvisited, endeavour’d to retrace
My life through its first years, and measured back
The way I travell’d when I first began
To love the woods and fields.13
14En réalité, Wordsworth ne revenait pas seulement sur ses pas : loin de reproduire exactement le déroulement de sa vie, il inventait sa propre trajectoire sur les chemins de sa mémoire. Or la remémoration est non seulement mimétique, mais également créatrice : elle réarrange les souvenirs qu’elle fait revivre pour dégager une cohérence et leur donner un sens. L’ordre chronologique n’est donc pas ce qui prime ; avec ses ellipses narratives et, surtout, ses nombreux retours en arrière, Le Prélude s’en écarte d’ailleurs très fréquemment. Le récit ne suit pas la ligne rectiligne de l’axe du temps mesuré, mais dessine une ligne sinueuse, pleine de tours et de détours, faisant du poème un dédale : « Along the mazes of this song I go / As inward motions of the wandering thought / Lead me, or outward circumstance impels14. » L’image est reprise dans les vers suivants, tirés du carnet où Wordsworth jeta les premières ébauches du livre I du Prélude ; le passage était alors inséré au milieu de ses souvenirs d’enfance :
[…] Though doubting, yet not lost, I tread
The mazes of this argument, and paint
How Nature by collateral interest
And by extrinsic passion peopled first
My mind with beauteous objects.15
15Comme le signale cet extrait, si Wordsworth suivait les méandres de sa mémoire et se laissait aller à une course apparemment erratique, il ne se perdait cependant jamais (« yet not lost »), car son intention poétique restait présente à son esprit et l’orientait jusque dans ses écarts – ses digressions, au sens étymologique. Dans sa variété et sa complexité mêmes, sa trajectoire répondait, en effet, au désir de montrer la manière dont la nature, qui l’avait élu dès son enfance, avait contribué à former et à nourrir son imagination, pour faire de lui un éminent poète. Dans Home at Grasmere, la description du vol des oiseaux au-dessus du lac offre une excellente image de ce cheminement « compliqué / Mais point embrouillé » :
Behold, how with a grace
Of ceaseless motion, that might scarcely seem
Inferior to angelical, they prolong
Their curious pastime, shaping in mid air,
And sometimes with ambitious wing that soars
High as the level of the mountain tops,
A circuit ampler than the lake beneath,
Their own domain; – but ever, while intent
On tracing and retracing that large round,
Their jubilant activity evolves
Hundreds of curves and circlets, to and fro,
Upwards and downwards, progress intricate
Yet unperplexed, as if one spirit swayed
Their indefatigable flight.16
16L’itinéraire de Wordsworth dans Le Prélude peut, en effet, s’apparenter à « un large cercle » ou plus précisément à une spirale car, pour reprendre une remarque du poète (appliquée à l’origine à « The White Doe of Rylstone »), « il part d’un niveau d’imagination élevé et les divers vagabondages de cette faculté le font revenir à un niveau encore plus élevé » (MY, II, p. 276). De fait, après avoir perdu la vision et la communion avec la nature dont il avait joui dans son enfance, Wordsworth est parvenu à les retrouver à un niveau que l’on peut qualifier de supérieur, car plus conscient17.
17La trajectoire du Prélude évoque elle aussi l’image d’une spirale. Le récit retrace, en effet, les différentes étapes du développement de l’esprit du poète (« growth of a poet’s mind », selon le sous-titre) jusqu’au stade décrit au livre I, c’est-à-dire jusqu’au moment où, ayant acquis une confiance suffisante en ses pouvoirs, il peut envisager de composer le poème qu’il vient justement d’écrire. Comme l’a ainsi remarqué M. H. Abrams, « Le Prélude est donc un poème involuté qui parle de sa propre genèse – un prélude à lui-même. D’un point de vue structurel, sa fin est son début ; et d’un point de vue temporel, son début est l’arrivée de Wordsworth au stade de sa vie où le poème finit18. »
18À mesure que se déroulent les vers, le poème ne retrace donc pas seulement l’itinéraire poétique de Wordsworth ; il trace également son propre chemin, illustrant bien en cela le célèbre mot de Paul Klee, judicieusement commenté par Tal-Coat, un autre peintre : « “Werk ist Weg”, dit Paul Klee. L’œuvre est voie. Elle n’existe qu’à frayer le chemin d’elle-même, ce chemin qu’elle est19. »
« La pensée d’une vie continue20 »
The Child is father of the Man
And I could wish my days to be
Bound each to each in natural piety.21
19Ces vers de « My heart leaps up… », mis en exergue à « Ode. Intimations of Immortality from Recollections of Early Childhood », soulignent le désir et le besoin de continuité chez Wordsworth22. À cet égard, un passage du livre V du Prélude – où les différents moments de la vie sont évoqués par le biais d’une géographie symbolique – renferme une image fort révélatrice, celle de l’isthme, qui figure pour Wordsworth le lien existant entre le « continent natal » des esprits et « la terre et la vie humaine » (v. 561-562). Cependant, comme le signalent les vers suivants, au début du livre II, la contemplation du passé a plutôt tendance à susciter l’idée de discontinuité, car la remémoration fait prendre conscience de la séparation, inéluctablement créée par le flux temporel, entre le passé et le présent :
A tranquillizing spirit presses now
On my corporeal frame: so wide appears
The vacancy between me and those days,
Which yet have such self-presence in my mind
That, sometimes, when I think of them, I seem
Two consciousnesses, conscious of myself
And of some other Being.23
20Par le biais des termes « wide », « vacancy » et « between », l’écart temporel est spatialisé ; le vide entre le passé et le présent paraît alors plus facile à combler car, en traçant un chemin entre les deux zones distantes représentant « myself and […] some other Being », le poète a la possibilité de restaurer la continuité de son être et d’assurer ainsi l’unité de son identité à travers le temps. Loin de rassembler en un point total toutes les facettes de l’être, l’unité ainsi obtenue est bien plutôt une unité dynamique, semblable à celle de la marche, où les pas s’enchaînent et se combinent pour dessiner un mouvement unique, dans lequel chaque moment contient les précédents et annonce les suivants.
21L’écriture du Prélude répond précisément à la volonté du poète de récupérer son passé et de l’associer au présent dans une continuité narrative. À l’image de la marche, en effet, l’écriture spatialise le temps et donne le sentiment de pouvoir y circuler plus facilement. Il paraît ainsi plus aisé de revenir sur ses pas ou d’effectuer de multiples détours pour arpenter le territoire du passé dans ses moindres détails, avec l’espoir de le posséder enfin. Cette ambition, qui fonde l’entreprise poétique de Wordsworth, est évoquée au début du livre IX par le biais de deux images. Dans la première, son activité créatrice est figurée par la course sinueuse d’une rivière :
As oftentimes a River, it might seem,
Yielding in part to old remembrances,
Part sway’d by fear to tread an onward road
That leads direct to the devouring sea
Turns, and will measure back his course, far back,
Towards the very regions which he cross’d
In his first outset; so have we long time
Made motions retrograde, in like pursuit
Detain’d. But now we start afresh; I feel
An impulse to precipitate my Verse.24
22Ces vers révèlent que l’attirance de Wordsworth pour le passé avait un double fondement (« in part… part », v. 2-3) : si son regard rétrospectif lui permettait de faire revivre d’anciens souvenirs, il lui évitait, en outre, d’avoir à contempler le but ultime de sa course, à savoir la mort, représentée au vers 4 par l’effrayante « mer dévorante ». La quête du passé – voire de l’origine – correspondait donc également à un mouvement de fuite ; l’angoisse de la mort qui plane sur la création wordsworthienne est bien suggérée au vers 5, où la peur presque panique se lit dans les jeux de reprise amplifiante, tant au niveau lexical : « back… far back », qu’au niveau sémantique : « turns… will measure back », où l’introduction de l’auxiliaire « will » marque, en outre, la volonté délibérée d’échapper à l’engloutissement. Une stratégie dilatoire guidait donc les mouvements en arrière (« motions retrograde », v. 8) du poème et la formule de 1850 est, à cet égard, encore plus explicite : « Turned and returned with intricate delay » (« [Nous avons] fait des tours et des détours sinueux qui nous ont ralentis », v. 8). Au niveau symbolique, en effet, les tours et détours de la narration sont de puissants moyens de lutter contre l’avancée inéluctable du temps : grâce à la ligne sinueuse du récit, figure de la trajectoire personnelle du poète, celui-ci s’affranchit momentanément du temps ; il en nie du moins la toute-puissance puisque son propre itinéraire s’oppose à la ligne droite – « onward road / That leads direct… » (v. 3-4) –, image traditionnelle du flux implacable menant à la mort.
23La seconde image, ajoutée pour la version de 1850, réaffirme clairement le motif de spatialisation du temps ; l’écriture est, en outre, distinctement apparentée à la marche puisque le poète se compare à un voyageur contemplant, du haut d’une éminence, le chemin parcouru :
Or as a traveller, who has gained the brow
Of some aerial Down, while there he halts
For breathing-time, is tempted to review
The regions left behind him; and, if aught
Deserving notice have escaped regard,
Or been regarded with too careless eye,
Strives from that height, with one and yet one more
Last look, to make the best amends he may:
So have we lingered. Now we start afresh
With courage, and new hope risen on our toil.25
24S’arrêtant pour reprendre son souffle, le marcheur embrasse du regard l’ensemble de la région traversée, qui se trouve ainsi unifiée. Sa pause lui permet également de scruter une dernière fois le paysage et il peut s’assurer ainsi de n’avoir rien laissé s’échapper. Son désir d’exhaustivité, ainsi que sa crainte de ne point y parvenir, sont bien exprimés aux vers 15-16 ; particulièrement insistante, l’expression « one and yet one more / Last look » traduit, en effet, les efforts quasi désespérés du voyageur qui, tirant parti de sa nouvelle perspective surplombante, s’évertue à découvrir les détails négligés dans sa progression. De la même manière, comme le signalent les vers suivants du livre XIII, Wordsworth n’hésitait pas à se retourner sur son passé (et sur son récit) pour vérifier qu’il n’avait rien omis d’essentiel :
Anon I rose
As if on wings, and saw beneath me stretch’d
Vast prospect of the world that I had been
And was; hence this Song, which like a lark
I have protracted.26
25Dans son voyage poétique à travers son passé, Wordsworth prenait donc le temps de faire des pauses ; en interrompant ainsi la marche de son écriture, il pouvait en ressaisir le mouvement et, partant, mieux le contrôler. La contemplation du passé lui permettait, en outre, de reprendre la composition de son récit avec un nouvel élan car, en lui faisant trouver « des pensées revigorantes dans ses années antérieures » (P, I, v. 649), ses souvenirs nourrissaient durablement son esprit.
La quête d’un passé glorieux
26Si Wordsworth évoque parfois la patrie première de l’âme – ce « continent natal » ou cette « mer immortelle27 » où elle résidait avant son incarnation –, sa quête ne vise toutefois pas à retrouver un moi originel, par nature, inaccessible. Il s’efforce plutôt de ne pas perdre son passé vécu, en particulier son enfance, où sont inscrites des traces de la gloire primordiale de l’âme, signes de la nature divine de l’homme. Comme l’indique, en effet, la cinquième strophe de « Ode. Intimations of Immortality », la splendide lumière de la vision nimbe les premières années de l’existence mais faiblit à mesure que passe le temps, car l’homme s’éloigne chaque jour davantage de sa demeure céleste : « Traînant après nous des nuages de gloire, nous venons / De Dieu, qui est notre demeure », mais la lumière céleste finit par disparaître « en se fondant à la lumière ordinaire du jour28 ». Avec ce mythe de l’âme et de sa destinée – écrit en 1804, deux ans après les quatre premières strophes du poème –, Wordsworth paraît s’être appliqué à fournir quelque explication à une perte de la vision simplement ressentie jusqu’alors. Dans les vers précédents, en effet, il évoque le sentiment d’une splendeur disparue, mais ne l’analyse pas. Il dresse ainsi le constat d’une rupture franche entre un passé glorieux et un présent beaucoup plus terne – « There was a time when… », « It is not now as it hath been of yore » – et s’interroge avec angoisse sur cette évolution : « Whither is fled the visionary gleam ? / Where is it now, the glory and the dream29 ? » Le mythe de l’âme, dans la strophe V, lie ce changement au passage inexorable du temps mais, loin de susciter de nouvelles lamentations, cette réflexion ouvre la voie à une acceptation mûrie. Fort de sa confiance en les pouvoirs extraordinaires de la mémoire, le poète parvient, en effet, à changer de perspective ; il se concentre désormais moins sur la perte de la vision elle-même que sur les traces laissées, qu’il a la capacité de retrouver et de faire revivre :
What though the radiance which was once so bright
Be now for ever taken from my sight,
Though nothing can bring back the hour
Of splendour in the grass, of glory in the flower;
We will grieve not, rather find
Strength in what remains behind.30
27Comme le montre bien l’ensemble de la strophe IX, la mémoire constitue donc une remarquable source de joie et d’espoir :
O joy! that in our embers
Is something that doth live,
That nature yet remembers
What was so fugitive!
The thought of our past years in me doth breed
Perpetual benediction.31
28L’élargissement de la mémoire à la nature elle-même (au vers 132) manifeste néanmoins implicitement l’angoisse du poète face aux possibles défaillances de ses propres souvenirs. Les vers 130-133 paraissent alors exprimer un souhait, plus qu’une affirmation. Cette impression est d’ailleurs confirmée dans les vers suivants par la présence d’articulations rhétoriques particulièrement insistantes : « not indeed / For… Not for… But for… But for…32 ». Dans un premier temps, le poète signale que sa « bénédiction perpétuelle » ne saurait s’expliquer par la reviviscence des délices et de la liberté qui symbolisent la plénitude glorieuse de l’enfance. Elle tient bien au contraire à des sentiments mystérieux, suscités par des réalités difficiles à cerner :
Not for these I raise
The song of thanks and praise;
But for those obstinate questionings
Of sense and outward things,
Fallings from us, vanishings;
Blank misgivings of a Creature
Moving about in worlds not realised,
High instincts before which our mortal Nature
Did tremble like a guilty Thing surprised:
But for those first affections,
Those shadowy recollections,
Which, be they what they may,
Are yet the fountain light of all our day,
Are yet a master light of all our seeing;
Uphold us, cherish, and have power to make
Our noisy years seem moments in the being
Of the eternal Silence; truths that wake,
To perish never.33
29Les ambiguïtés de la syntaxe et l’imprécision des référents (notamment soulignée au vers 151 : « be they what they may ») suggèrent bien la nature énigmatique des souvenirs pour lesquels Wordsworth élève un chant de louanges. « Obstinate questionings […] Fallings from us, vanishings ; / Blank misgivings » : les précieuses images qu’il poursuit dans une quête véritablement orphique sont toutes évanescentes et marquées par l’absence. Le recours à des formes verbales substantivées souligne sa difficulté à les circonscrire à une définition précise : il ne peut les évoquer qu’en décrivant leur impact sur son esprit. Les vers suivants, au livre II du Prélude, expriment bien cette idée de souvenirs distincts, néanmoins privés de substance (« what ») : « But that the soul, / Remembering how she felt, but what she felt / Remembering not, retains an obscure sense / Of possible sublimity34. » L’obscurité des sentiments célébrés tient donc au sens dont ils sont porteurs, à savoir la révélation de la nature transcendante et sublime de l’âme. Au vers 150, ces impressions mystérieuses sont apparentées à des « souvenirs obscurs », ce qui suggère que les visions de l’enfant sont des souvenirs confus des temps bénis précédant la naissance et qu’elles plongent directement leurs racines dans la gloire originelle de l’âme. Ainsi, en faisant revivre les moments sublimes de son enfance, le poète peut également s’approcher de la source primordiale de son être. Comme le signale clairement, dans les vers suivants, le rapprochement à la rime de « hither » et « thither », la remémoration permet donc un voyage rétrograde, capable d’annuler temporairement la progression inexorable qui éloigne de l’Est (v. 72-73) :
Hence in a season of calm weather
Though inland far we be,
Our Souls have sight of that immortal sea
Which brought us hither,
Can in a moment travel thither.35
30La capacité de la mémoire à contrecarrer le flux temporel aide donc le poète à mieux accepter celui-ci, à cesser, du moins, de le déplorer en s’attachant plutôt aux idées éternelles qui échappent à son emprise : « vérités qui s’éveillent / Pour ne périr jamais » (v. 156-157). Loin d’être révélées directement à l’esprit, ces vérités se manifestent sous la forme d’impressions généralement ressenties lors de ces expériences privilégiées que Wordsworth, au livre XI du Prélude, appelle « spots of time » – littéralement, « points de temps » :
There are in our existence spots of time,
Which with distinct pre-eminence retain
A vivifying Virtue, whence, […]
our minds
Are nourished and invisibly repair’d;
A virtue by which pleasure is enhanced,
That penetrates, enables us to mount,
When high, more high, and lifts us up when fallen.
This efficacious spirit chiefly lurks
Among those passages of life in which
We have had deepest feelings that the mind
Is lord and master, and that the outward sense
Is but the obedient servant of her will.36
31Vécus depuis la plus tendre enfance, ces moments visionnaires – qui exaltent l’esprit et lui donnent sa substance – possèdent un pouvoir de régénération remarquable grâce à la présence en leur sein d’un « esprit efficace » (v. 269), lié à la conscience de la puissance extraordinaire des facultés intellectuelles et spirituelles de l’homme. Dépositaires d’un sens transcendant, ces expériences apparaissent comme des points privilégiés sur l’itinéraire poétique de Wordsworth. Elles constituent d’ailleurs le cœur du Prélude : la première mouture (en 1799) s’y résumait37, et les nombreux vers composés ensuite paraissent seulement étoffer et mettre en perspective cette base essentielle, présente dès le début. La marche du texte semble donc avoir pour but de mener à ces moments exceptionnels d’où émerge un sens qui rejaillit ensuite sur l’ensemble de la narration et, au-delà, sur la trajectoire personnelle du poète.
32Si l’itinéraire poétique de Wordsworth peut ainsi être qualifié de visionnaire, les spots of time ne correspondent cependant pas à des moments de vision fulgurante ; ils sont plutôt constitués d’images énigmatiques ayant saisi le poète et lui ayant confusément révélé un sens transcendant, seulement mis au jour par la suite grâce à un travail de méditation. Les vérités enchâssées dans les spots of time ne sont donc pas immédiatement données au poète : pour les saisir pleinement, il doit ruminer son expérience ou, pour le dire avec les mots de Marcel Proust, essayer de la « penser c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce qu’[il] avai[t] senti38 ». Transmettant des vérités par le biais d’impressions, les spots of time illustrent bien l’idée d’« involute » ainsi définie par de Quincey : « Je suis frappé par cette vérité, que nos pensées et nos sentiments les plus profonds nous sont transmis par le biais de combinaisons compliquées, nous sont transmis sous forme d’involutes (si je puis inventer ce mot) dans des expériences complexes impossibles à démêler, beaucoup plus fréquemment qu’ils ne nous parviennent directement, dans leur forme abstraite39. » Or ces vérités-là, plus difficilement accessibles, sont également plus essentielles et plus profondes car elles sont vécues (et point seulement prouvées par la logique) :
Car les vérités que l’intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu’elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l’esprit. (Proust, 1986, p. 270)
33À cet égard, la version de 1805 – qui souligne précisément ce stade du sentiment ou de l’impression : « passages of life in which / We have had deepest feelings that the mind / Is lord and master » – nous paraît supérieure à celle de 1850 – « passages of life that give / Profoundest knowledge to what point, and how, / The mind is lord and master40 » – car elle restitue mieux l’obscurité spécifique de ces expériences sublimes. Il semble, en outre, que si les spots of time continuent à nourrir son esprit en dépit du passage du temps, c’est justement parce que l’« esprit efficace », source de leurs « vertus vivifiantes », est entremêlé à une impression que la mémoire a la faculté de ressusciter, comme le soulignent les vers suivants, tirés du livre I : « – Unfading recollections ! At this hour / The heart is almost mine with which I felt…41 » À chaque remémoration, le poète peut donc ressentir une nouvelle fois le sens transcendant de l’expérience passée. Les spots of time paraissent ainsi soustraits au temps, dont ils semblent défier – voire nier – le flux, comme le suggère la fin de ce passage évoquant la découverte par Wordsworth de sa vocation de poète :
I had pass’d
The night in dancing, gaiety and mirth.
[…] Ere we retired,
The cock had crow’d, the sky was bright with day.
Two miles I had to walk along the fields
Before I reached my home. Magnificent
The morning was, a memorable pomp,
More glorious than I ever beheld. […]
– Ah! need I say, dear Friend, that to the brim
My heart was full; I made no vows, but vows
Were then made for me; bond unknown to me
Was given, that I should be, else sinning greatly,
A dedicated Spirit. On I walk’d
In blessedness, which even yet remains.42
34Commencée au past perfect (« had pass’d »), la description se poursuit au prétérit pour évoquer un événement unique, précisément daté : la mémorable promenade, par un matin magnifique et glorieux, au cours de laquelle Wordsworth se révéla, à son insu, consacré à la poésie. Contre toute attente cependant, la dernière phrase opère une fusion entre le passé et le présent : « On I walk’d / In blessedness which yet remains » (nous soulignons). En évoquant ce souvenir, le poète retrouve la félicité qui s’était alors emparée de lui et, grâce à ce sentiment revécu, il établit un pont entre deux temps, confondus dans une même perception.
35Signant une victoire (momentanée) sur le temps, dont ils abolissent le passage, les spots of time peuvent se lire comme des formes d’irruption de l’éternité dans le temporel. Au niveau textuel, la progression du récit est d’ailleurs interrompue car l’écriture s’enfonce et creuse l’image saisissante, semblant tracer un cercle autour d’elle pour l’isoler du flux et lui conférer ainsi une plus grande stabilité. Mais, en étant affranchies du temps, ces expériences intenses sont également situées hors de la vie, qui se réalise précisément dans la durée. À l’instar des rencontres étrangement inquiétantes évoquées dans un chapitre précédent, elles laissent entrapercevoir un espace inaccessible à l’homme de son vivant. L’image spatiale du « point de temps » est à cet égard fort pertinente car, comme l’écrit George Poulet, « Le point est centre. Il est sans dimensions, sans imagination. Il est pure volonté. Il est fixe. Le point est le lieu final, l’absolue concentration, l’extrémité du mouvement d’approfondissement, l’arrêt éternel dans un endroit sans espace. » (1979, p. 428) Le cercle, que paraît dessiner l’écriture autour du spot, participe de la même immobilité, antithèse de la vie :
Car le cercle est sans mouvement. C’est une courbe achevée, un mouvement arrivé à son terme, le point final coïncidant avec le point initial. […] [Comme avec le centre], il n’y a pas possession mais seulement détermination de l’espace, non un mouvement mais une fixation. […] La ligne contournante est donc la moins vivante, la moins naturelle de toutes. […] Elle est comme le point central, une volonté sans mouvement, arrêtée. (1979, p. 429)
36La fascination devant l’image saisissante du spot peut donc avoir des allures mortifères. Or ce risque d’absorption dans la vision est contrecarré chez Wordsworth par la marche, qui, menant, certes, au lieu de la révélation, permet également d’en repartir ; la reprise du mouvement intervient, en effet toujours, tirant finalement le poète de ce monde éternel et transcendant où il était momentanément happé.
37En quittant un spot, son chemin le mène toutefois déjà vers un autre, et son itinéraire est ainsi jalonné de moments sublimes qui lui donnent son sens. Si la nature et les circonstances de ses expériences visionnaires sont à chaque fois différentes, toutes contiennent néanmoins le même contenu symbolique – plus ou moins nettement perçu –, à savoir qu’elles explorent toutes la question des rapports du moi et du monde, plus précisément celle de leur connaturalité, garante des pouvoirs extraordinaires de l’imagination de l’homme. Semblable à une spirale s’élevant de spot en spot, l’itinéraire poétique de Wordsworth culmine ainsi avec la vision depuis Snowdon, qui signe la reconnaissance pleine et entière de la nature transcendante de son esprit43. Procédant par étapes – de station en station, pourrait-on dire –, sa quête visionnaire s’apparente donc à un pèlerinage, comme le signalent ouvertement les vers suivants, au livre XI du Prélude :
Thou wilt not languish here, O Friend, for whom
I travel in these dim uncertain ways;
Thou wilt assist me as a Pilgrim gone
In quest of highest truth.44
38Toutefois, loin d’être orienté vers la Jérusalem céleste, comme dans Le Voyage du pèlerin de Bunyan ou La Divine Comédie de Dante, son pèlerinage tend vers une vérité éminemment personnelle, celle de son esprit : il est avant tout un pèlerin de l’intériorité45.
39Appuyée sur la remémoration et tournée vers le passé plutôt que vers le futur, sa quête est donc sans cesse menacée par le passage du temps, qui enfouit de plus en plus profondément les traces de sa gloire première. L’angoisse de voir s’échapper ses souvenirs se révèle néanmoins stimulante car elle le pousse à ériger sans tarder un monument poétique capable de sauver de l’oubli « the spirit of the past » – l’esprit éternel ressenti dans le passé :
The days gone by
Come back upon me from the dawn almost
Of life: the hiding-places of my power
Seem open; I approach, and then they close;
I see by glimpses now; when age comes on,
May scarcely see at all, and I would give,
While yet we may, as far as words can give,
A substance and a life to what I feel:
I would enshrine the spirit of the past
For future restoration.46
3. Enchâsser son être dans l’écrin de ses vers
La construction d’un « monument vivant47 »
40Parmi les recueils poétiques de Wordsworth, quatre comportent dans leur titre le même terme à connotation architecturale : « memorials48 », qui présente les poèmes comme autant de stèles érigées à la mémoire des expériences marquantes de ses voyages – émotions esthétiques, rencontres, découvertes de lieux historiques ou de coutumes locales. Ces textes commémoratifs répondaient à un double désir : faire connaître au lecteur ce qui l’avait touché et assurer la survivance de ses souvenirs. Dans le troisième poème de The River Duddon. ASeries of Sonnets, il décrivit ainsi le dessein qui l’animait dans la composition du recueil : « Pleased could my verse, a speaking monument, / Make to the eyes of men thy features known49. » Signalant la nature particulière d’un monument construit avec des mots, l’adjectif « speaking » révèle également le désir, chez le poète, de réaliser une œuvre « parlante », c’est-à-dire expressive, capable de faire imaginer précisément au lecteur la rivière de son enfance. Cette idée de « monument parlant » se retrouve dans un fragment non publié datant de 1798-1800. Wordsworth y rapporte que, lorsqu’il était encore peu expérimenté, il se méprenait sur l’expressivité de ses textes car il ne parvenait pas, dans sa propre lecture, à dissocier ses souvenirs des images réellement suscitées par le pouvoir évocatoire des mots ; il se contentait donc de descriptions hâtives et peu consistantes, auxquelles seule sa mémoire donnait de l’épaisseur :
Nor had my voice
Been silent; oftentimes, had I burst forth
In verse which, with a strong and random light
Touching an object in its prominent parts,
Created a memorial which to me
Was all sufficient, and, to my own mind
Recalling the whole picture, seemed to speak
An universal language: Scattering thus
In passion many a desultory sound,
I deemed that I had adequately cloathed
Meanings at which I hardly hinted, thought
And forms of which I scarcely had produced
A monument and arbitrary sign.50
41Ces vers rappellent avec justesse que l’emploi (pourtant assez courant) des termes « memorial » et « monument » pour désigner des œuvres poétiques n’est pas dénué d’ambiguïté : s’ils montrent bien que les souvenirs sont conservés, ils suggèrent néanmoins une inévitable déperdition puisque la vie et le sens apparaissent comme figés dans des pierres tombales. Pour éviter que ces connotations négatives ne soient associées à une image qui lui tenait tout de même à cœur, Wordsworth avait coutume d’adjoindre au substantif des adjectifs qui introduisaient au contraire l’idée d’animation, comme dans cette lettre de février 1839 où il soulignait l’inutilité des statues et autres monuments érigés à la gloire des grands écrivains : « Leurs livres, s’ils survivent, sont leur monument parlant, vivant et animé – et s’ils ne survivent pas, la cause réside sûrement dans l’absence, en leur sein, du principe vital du génie ou de la vérité. » (LY, III, p. 661-662) Comme le suggère l’incise « s’ils survivent », la difficulté pour un écrivain n’est pas tant de construire une œuvre que de la doter de qualités la rendant pérenne. Au livre XIII du Prélude, Wordsworth exprimait d’ailleurs en ces termes éloquents son ambition poétique : « construire une œuvre qui durerait » (v. 278). Assuré, à l’issue d’un long cheminement, de la qualité des fondations de son œuvre – ses pouvoirs poétiques et son savoir arrivés à pleine maturité –, il s’estimait, en effet, en mesure d’insuffler à ses vers « le principe vital du génie ou de la vérité » et d’en faire un « monument vivant » (LY, III, p. 662). Surprenante au premier abord, cette image qui rapproche deux termes apparemment antithétiques résume en fait sa préoccupation artistique puisqu’elle associe ses deux soucis principaux : la persistance, voire la survivance des œuvres et leur animation interne, très étroitement liées.
42Ces deux éléments cruciaux sont rassemblés dans une autre image célèbre : celle de la conque (« the shell »), qui apparaît au début du livre V du Prélude, dans l’épisode couramment appelé par les critiques le rêve de l’Arabe – « the Arab’s dream » – précisément centré sur la question de la pérennité des créations de l’esprit51. La méditation qui précède immédiatement cet épisode onirique et en dessine la toile de fond est à cet égard fort révélatrice :
On Poetry and geometric Truth,
The knowledge that endures, upon these two
And their high privilege of lasting life,
Exempt from all internal injury,
He [1850: I] mused.52
43Reprenant tous deux la même idée, « endures » et « lasting life » suggèrent d’emblée que le rêve aborde la question de l’immortalité du savoir et des œuvres humaines. Plus précisément, comme l’annonce le premier verse-paragraph du livre V, la réflexion concerne la regrettable fragilité des livres, ces « châsses si fragiles » (« shrines so frail », v. 48), dépositaires des plus hautes méditations de l’homme (v. 41-43).
44Dans le rêve, en effet, l’Arabe rencontré au milieu du désert est chargé d’une mission plutôt étrange : enterrer deux « livres » – « L’un […] une pierre, l’autre, un coquillage » (v. 112) – afin de les sauver de la destruction par « les eaux de l’abîme » (v. 130). Nous ne nous attarderons pas sur le problème (quelque peu étranger à notre propos) de la disproportion entre les sublimes créations de l’esprit humain et leurs précaires « coffrets terrestres » (v. 164) afin de nous concentrer sur l’opposition entre la pierre et la conque, qui représentent respectivement les Éléments d’Euclide (v. 88) – à savoir la géométrie pure – et la poésie. Fondamentalement opposés en apparence, ces deux arts sont néanmoins liés pour Wordsworth par un « haut privilège » commun : « une vie durable » (v. 66). Tous deux proposent, en effet, un savoir immortel (v. 65), mais chacun possède des qualités bien spécifiques, comme le signalent les vers suivants :
[He] Was going then to bury those two Books:
The one that held acquaintance with the stars,
And wedded man to man by purest bond
Of nature, undisturbed by space or time;
Th’other that was a God, yea many Gods,
Had voices more than all the winds, and was
A joy, a consolation, and a hope.53
45La géométrie pure, celle qui est tournée vers les astres et les sphères les plus élevées, propose à l’homme des vérités éternelles et immuables : « undisturbed by space or time » (v. 106). En remplaçant « man » par « soul » (« âme », au vers 105) et « nature » par « reason » (« raison », au vers 106), la version de 1850 renforce d’ailleurs le caractère profondément spirituel de ce savoir, totalement indépendant des contingences de la vie humaine. La contemplation des propositions géométriques élève donc l’âme, momentanément abstraite elle aussi des « tourbillons de la passion » – « welterings of passion54 ». Ainsi, comme le montrent les vers suivants tirés du livre VI du Prélude, la géométrie pure peut figurer de manière idéale l’existence éternelle, à savoir Dieu, car elle constitue
A type, for finite natures, of the one
Supreme Existence, the surpassing life
Which – to the boundaries of space and time,
Of melancholy space and doleful time,
Superior, and incapable of change,
Nor touched by welterings of passion – is,
And hath the name of, God.55
46Au livre V, la poésie est également associée à Dieu – « Th’other that was a God, yea many Gods » (v. 107) – mais à un dieu doté pour ainsi dire d’une dimension humaine, car composé de plusieurs facettes et plongé au cœur même des passions et d’une existence soumise au temps, comme le signale subtilement le vers 109 dont les trois termes sont respectivement orientés vers le présent (« joy »), le passé (« consolation ») et le futur (« hope »). L’ode passionnée que chante le coquillage lorsqu’on le porte à l’oreille révèle d’ailleurs bien l’importance de l’idée de temps dans la poésie puisqu’elle évoque la menace apocalyptique d’une destruction totale « par un déluge imminent » (v. 99). Loin d’être, à l’instar de la géométrie pure, à l’abri de l’espace et du temps, la poésie intègre donc le flux temporel et les passions – intègre, en d’autres termes, les composantes essentielles par lesquelles la vie se réalise.
47La géométrie pure s’attache à l’essence des choses et ses vérités sont par nature intemporelles. La poésie, elle, inclut également l’existence et érige un savoir à l’origine contingent (car ancré dans des circonstances spatio-temporelles particulières) en un savoir éternel qui, pour avoir la solidité des vérités géométriques, n’en a pas pour autant l’immutabilité, dans la mesure où il reste toujours marqué par l’élan vital qui l’a engendré. L’image de la conque pour figurer la poésie se révèle alors particulièrement pertinente puisqu’elle associe la dureté et la fermeté de la pierre (son matériau) à une volute, symbole d’animation et de mouvement (sa forme).
48En prise directe sur la vie – dont elle extrait la substance pour l’intégrer en son sein –, la poésie ne possède pas seulement la faculté de nourrir l’esprit ou d’élever l’âme, mais également celle d’agir directement sur l’existence, en apportant « joie, consolation ou espoir » (P, V, v. 109). Appelé à œuvrer pour le bien des hommes, le poète est donc doté d’une mission humaniste, comme le rappellent clairement les vers suivants : « I would give […] / A substance and a life to what I feel : / I would enshrine the spirit of the past / For future restoration56. » En enchâssant dans ses vers l’esprit vital manifesté dans le passé, Wordsworth comptait offrir à ses lecteurs la possibilité de venir se ressourcer à son contact. Par ses fortes connotations religieuses, le verbe « enshrine » apparente même l’esprit ainsi conservé à ces saintes reliques qui, enfermées dans leur châsse, gardent éternellement, pour les croyants, leurs pouvoirs bienfaisants57. Le poème comme reliquaire, donc… Conférant à l’art poétique une valeur quasi religieuse, cette métaphore ne peut manquer d’en évoquer une autre : celle de l’église gothique, utilisée par Wordsworth dans la préface de L’Excursion.
Son œuvre : une église gothique
49Dans cette préface de 1814, Wordsworth s’est efforcé d’éclairer un sous-titre des plus énigmatiques pour ses lecteurs contemporains : « L’Excursion, constituant une partie du Reclus ». En dehors de son cercle familier, en effet, nul n’était en mesure d’imaginer ce qu’était cette seconde œuvre. Il prit donc soin d’exposer assez longuement son grand projet poétique (jamais abouti) : « Composer un poème philosophique contenant des vues sur l’homme, la nature et la société ; et devant s’intituler Le Reclus, car ayant comme sujet principal les sensations et les opinions d’un poète vivant retiré du monde. » (PW, V, p. 2) Il évoqua également un autre de ses poèmes, composé mais non encore publié, le futur Prélude, présenté comme un « poème préparatoire » au Reclus. Pour faire comprendre la relation entre ces deux textes, ainsi que l’organisation générale de son œuvre, il eut recours à la métaphore architecturale de l’église gothique :
Le poème préparatoire est biographique et raconte l’histoire de l’esprit de l’auteur jusqu’au moment où il est enhardi à espérer que ses facultés sont suffisamment mûres pour entreprendre la tâche ardue qu’il s’est proposée ; et les deux œuvres sont liées, s’il peut s’exprimer ainsi, par une relation du même ordre que la chapelle primitive et le corps d’une église gothique. En poursuivant cette allusion, il se permet d’ajouter que lorsque ses poèmes plus courts, que le public connaît déjà depuis longtemps, seront correctement arrangés, le lecteur attentif découvrira que la nature de leur lien avec l’œuvre principale leur permet de prétendre à être assimilés aux petites cellules, oratoires et niches funéraires que comportent ordinairement ces édifices. (PW, V, p. 2)
50L’idée de l’œuvre comme un édifice dont chaque poème constitue une partie était déjà apparue sous sa plume dans une lettre de 1805, où il annonçait qu’il venait de finir « le poème sur [sa] vie » (EY, p. 586), c’est-à-dire Le Prélude : « Cette œuvre peut être considérée comme une sorte de portique du Reclus, une partie du même édifice, que j’espère être capable de commencer sérieusement d’ici peu ; et si l’on me permet de le mener à terme et d’écrire ensuite un poème narratif de genre épique, je considérerais que la tâche de ma vie est accomplie58. » (EY, p. 594-595) La spécification de l’édifice dans la préface de L’Excursion est cependant intéressante à plusieurs titres.
51L’assimilation métaphorique de son œuvre à une église rapproche tout d’abord le poète anglais d’un écrivain français séparé de lui par plus d’un siècle : Marcel Proust, qui emploie la même image dans Le Temps retrouvé. Ayant découvert, au terme d’un long cheminement, le livre qu’il souhaitait écrire – celui par lequel la vie serait « en somme réalisée » –, Proust savait qu’il lui faudrait, entre autres, « le construire comme une église » (1986, p. 445). La comparaison est précisée quelques lignes plus loin : « En épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. » (p. 446) Surprenant au premier abord, le parallèle établi entre les images de la cathédrale et de la robe permet de mieux cerner, dans le spectre de leurs possibles connotations, celles retenues de manière privilégiée par l’auteur. Derrière la métaphore de la robe se cache certainement l’idée de la rhapsodie qui, selon l’étymologie, désigne une suite de chants cousus ensemble59. Dans ce contexte, ce qu’il faut sans doute retenir de la cathédrale, c’est que sa majesté et sa magnificence reposent sur l’accomplissement d’un long et patient travail : l’assemblage progressif de blocs de pierre et d’ornements. Le discours figuré de Proust tend donc à souligner un fait que n’aurait nullement démenti Wordsworth, à savoir que l’ouvrage littéraire se bâtit peu à peu, par ajouts successifs d’éléments indépendants qui se combinent et prennent sens au sein d’un ensemble plus large.
52À notre sens, le rapprochement « créé » par la métaphore de l’église entre Wordsworth et Proust est loin d’être anodin car, en dépit d’inévitables différences d’approche et de traitement, le projet littéraire de ces deux hommes s’appuyait sur le même désir fondamental, celui de retrouver le temps perdu. Or la difficulté de leur tâche était à la mesure de leur ambition et l’image de l’église ou de la cathédrale se révèle à nouveau pertinente sur ce point. Comme l’a remarqué Proust avec justesse, « Dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du projet de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées. » (p. 445)
53L’église de Wordsworth resta effectivement inachevée puisqu’il ne composa jamais Le Reclus, qui devait en constituer le « corps » (PW, V, p. 2). Il n’en reste pas moins que l’image traduit bien sa volonté d’unifier une œuvre à première vue éparse60 (contrairement à celle de Proust, d’emblée réunie sous un titre général : À la recherche du temps perdu). Or cette métaphore suggère une unité inscrite dans l’espace, une unité qui ne peut être pleinement saisie, voire réalisée, que de manière dynamique, par un mouvement menant aux différentes parties de l’ensemble. L’image de l’église semble donc déboucher sur l’idée de la lecture comme marche, le lecteur étant invité à avancer dans l’œuvre pour en découvrir tous les recoins, comme il déambule dans un édifice religieux pour en contempler les « petites cellules, oratoires et niches funéraires (sepulchral recesses) » (PW, V, p. 2). Dans une lettre de 1807, Wordsworth a d’ailleurs employé cette périphrase éloquente pour décrire la lecture de ses poèmes : « se promener dans les recoins de ma poésie » (« to walk through the recesses of my poetry61 »). Ses lecteurs sont, en effet, conviés à mettre leurs pas dans les siens, pour parcourir les chemins tracés par son écriture ; à l’instar des fidèles suivant le déambulatoire d’une église, ils progressent ainsi dans ses vers en tournant autour d’un chœur inaccessible, qui n’est autre que son moi profond. L’image de la préface de L’Excursion sanctionne l’idée, déjà évoquée quelques pages plus haut, d’une redéfinition subjective et artistique de la Jérusalem céleste ; la quête de Wordsworth ne vise point Dieu, en effet, mais sa propre intériorité.
54Son être intime est donc logé au cœur de son édifice poétique mais sa présence reste aussi mystérieuse que celle de Dieu dans les endroits où on le vénère. Il se cache néanmoins de manière privilégiée dans son « poème biographique », qui, dans l’architecture générale de son œuvre, constitue « la chapelle primitive » (« the ante-chapel », PW, V, p. 2). Dans une église, la chapelle la plus ancienne est souvent souterraine et alors désignée sous le nom de « crypte ». Or cette crypte poétique du Prélude est, à notre sens, une modalité particulière de la crypte du mélancolique évoquée dans un chapitre précédent62. Refusant la perte irrémédiable de son être passé, tout particulièrement du paradis de son enfance, Wordsworth n’eut de cesse, tout au long de sa vie, de les maintenir vivants au plus profond de lui-même. Mais cette crypte intérieure ne lui suffit apparemment pas ; sans doute était-elle trop fragile, menacée notamment par les défaillances potentielles de sa mémoire. Il en érigea alors une autre, plus durable, par le biais de l’écriture. La composition du Prélude lui permit ainsi d’assurer sa stabilité psychologique, le poème lui-même jouant le rôle de soutien poétique du moi. L’image de la chapelle primitive suggère, en outre, que Le Prélude servait de fondations à l’ensemble de son œuvre, notamment au Reclus, qui constituait le corps de l’église, directement bâti sur la chapelle primitive, et dont la construction promettait d’être une tâche autrement plus ardue que celle du « poème préparatoire ». Indépendamment des difficultés respectives de ces deux œuvres (dont la seconde ne dépassa d’ailleurs pas le stade de projet), l’image de la chapelle souterraine souligne que la mélancolie revêtait une importance cruciale dans le travail artistique de Wordsworth puisqu’elle était située à la base de son élan créateur.
55Ce rapport des poèmes à la mélancolie semble fournir une première explication sur son choix de représenter son œuvre non comme une église quelconque, mais comme une église gothique. Certes son époque était celle du renouveau gothique63, mais cette donnée ne paraît pas suffisante en elle-même. En revanche, il semble exister un rapport entre le style gothique et la mélancolie, comme l’a notamment indiqué, au milieu du dix-neuvième siècle, A. Welby Pugin dans son Apologie de la renaissance de l’architecture chrétienne : « On considère [le style gothique] comme convenant à certains buts – la mélancolie, et ainsi adapté aux édifices religieux » (Klibansky et al., p. 384-385). « Il Penseroso » de Milton insistait déjà sur le plaisir que prend le mélancolique à arpenter les sombres églises gothiques, où la lumière du jour, filtrée par de splendides vitraux, ne pénètre que faiblement. L’un des traits les plus caractéristiques des églises gothiques est, en effet, leur obscurité particulière, cette « faible lumière religieuse » (« dim religious light », v. 146) évoquée par Milton. Coleridge a lui aussi mis l’accent sur cet aspect au chapitre 13 de Biographia Literaria, plus précisément dans la lettre prétendument envoyée par l’un de ses amis, qui, pour décrire ses réactions face aux remarques du poète sur l’imagination, a utilisé l’image de la cathédrale gothique :
La meilleure manière pour moi de représenter l’effet produit sur mes sentiments est d’imaginer que, ne connaissant rien d’autre que nos chapelles modernes, tranquilles, claires et légères, je sois soudain placé pour la première fois et laissé seul dans l’une de nos cathédrales gothiques les plus grandes par une nuit d’automne illuminée du clair de lune et balayée par le vent. « Parfois dans une faible lueur, parfois dans les ténèbres » ; souvent dans une obscurité palpable, non sans un frisson de terreur ; puis émergeant soudain dans une lumière franche mais visionnaire, avec des ombres colorées, de forme fantastique mais toutes ornées d’insignes saints et de symboles mystiques ; et de temps à autre, tombant sur des tableaux ou des statues de grands hommes dont les noms m’étaient familiers, mais qui me regardaient avec des mines et une expression profondément différentes de tout ce que j’avais eu l’habitude d’associer à ces noms. Ceux que l’on m’avait appris à vénérer comme des surhommes en vertu de la grandeur de leur intellect, je les trouvais perchés dans de petites niches chantournées, tels des nains grotesques ; tandis que ceux que je croyais jusqu’alors grotesques gardaient le maître autel avec tous les caractères de l’Apothéose. En bref, ce que j’avais supposé être substance se dissolvait et devenait ombre, alors que partout les ombres s’épaississaient et devenaient des substances :
Si l’on peut nommer substance ce qui semblait une ombre,
Car chacune semblait l’une et l’autre
Milton
Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de répéter les vers de l’un de vos manuscrits, que vous aviez cités dans L’Ami et appliqué à une œuvre de M. Wordsworth, en y changeant toutefois quelques mots :
Un conte orphique en vérité,
Un conte obscur de pensées nobles et passionnées,
Chanté sur une musique étrange !64
56Comme le souligne le vers de « Christabel » (« parfois… parfois… »), c’est l’obscurité profonde, entrecoupée de lueurs, qui frappe tout d’abord à l’intérieur d’une église gothique. La déambulation en son sein est ainsi rythmée par le contraste saisissant entre ténèbres effrayantes et illuminations visionnaires, comme le montre bien le passage suivant qui insiste sur les différents temps de la promenade : « souvent dans une obscurité palpable, non sans un frisson de terreur ; puis émergeant soudain dans une lumière franche mais visionnaire, avec des ombres colorées ». Or cette déambulation variée offre une bonne image de la dynamique du Prélude, puisque celui-ci relate les avancées du poète pèlerin sur des « chemins sombres et incertains » (P, XI, v. 391) qui le mènent vers des moments de vision nimbés d’une lumière étrange, quasi irréelle65. La clarté ainsi découverte n’est cependant pas dénuée de zones d’ombre – « ombres colorées », pour reprendre l’expression de Coleridge – car une part de mystère subsiste toujours et la révélation n’est jamais absolue.
57À l’instar des espaces lumineux des églises gothiques, les images saisissantes des expériences visionnaires de Wordsworth semblent souvent recouvertes d’ « insignes saints et de symboles mystiques » (Coleridge) dont le déchiffrage permet le jaillissement d’un sens transcendant. Ainsi, dans l’un des spots of time rapportés au livre XI – celui où, se retrouvant seul après avoir perdu le serviteur de son père, le jeune Wordsworth découvrit par hasard le lieu où quelque assassin avait autrefois été pendu –, la vue de caractères gravés au sol, représentant le nom du meurtrier, eut pour effet de transformer totalement le paysage alentour, qui fut soudainement plongé dans une atmosphère « lugubre et visionnaire » (P, XI, v. 311). Par ailleurs, dans la vision depuis Snowdon (au dernier livre du Prélude), le poète perçut la mer de brume déchirée par le gouffre bleu comme un « symbole mystique » (Coleridge), y voyant « le type / D’un majestueux intellect » ou encore « l’emblème d’un esprit / Qui se nourrit d’infini » (P, 1850, XIV, v. 66-67 et v. 70- 71). L’exemple le plus frappant de la présence de ces « saints insignes » (Coleridge) dans les expériences sublimes de Wordsworth reste néanmoins le passage du livre VI du Prélude consacré à la description des gorges du Gondo; les divers éléments de cet impressionnant paysage y sont, en effet, présentés comme autant de « caractères de la grande Apocalypse, / Les types et symboles de l’Éternité » (v. 570-571).
58Dans la lettre de Biographia Literaria, Coleridge souligne une autre particularité des églises gothiques – qui révèle sous un nouvel angle la pertinence de l’image choisie par Wordsworth –, à savoir leur capacité à accomplir des métamorphoses semblables à celle de l’art: « En bref, ce que j’avais supposé être substance se dissolvait et devenait ombre, alors que partout les ombres s’épaississaient et devenaient des substances. » Cette phrase paraît, en effet, bien définir le processus de transmutation à l’œuvre dans la création artistique, la poésie notamment. Les effets quasi fantastiques qui se produisent à l’intérieur de l’église gothique se rapprochent ainsi des transformations qui, selon les vers suivants du Prélude, s’opèrent au cœur des grands poèmes:
Visionary Power
Attends upon the motions of the winds
Embodied in the mystery of words.
There darkness makes abode, and all the host
Of shadowy things do work their changes there,
As in a mansion like their proper home :
Even forms and substances are circumfus’d
By that transparent veil with light divine;
And through the turnings intricate of Verse,
Present themselves as objects recognis’d,
In flashes, and with a glory scarce their own.66
59Tel un édifice obscur où les objets seraient néanmoins dotés d’un halo de lumière divine, le poème semble dessiner un cadre animé de l’intérieur par d’incessants changements. Il se définit comme un espace qui, loin d’être figé ou homogène, réserve des surprises – rien moins que des révélations fulgurantes – à qui se promène « dans [ses] détours complexes » (v. 627). La métaphore de l’église gothique choisie par Wordsworth est ainsi des plus judicieuses puisqu’elle a pour effet d’assimiler l’ensemble de ses poèmes à un édifice vivant, dont les trésors se dévoilent peu à peu – pas à pas, pourrait-on dire –, à mesure que le lecteur y progresse.
60Comme la conque dans le rêve de l’Arabe, cette image suggère donc l’idée d’une pérennité, voire d’une éternité, en apparence paradoxale : non point celle, abstraite et statique, des vérités mathématiques, mais celle, vivante, de l’existence. Un extrait de « On Virgil » (1820) de William Blake souligne bien cette spécificité : « Grecian [Art] is Mathematic Form. Gothic is Living Form. / Mathematic Form is Eternal Reasoning Memory. Living Form is Eternal Existence67. »
61« Existence éternelle »… telle pourrait se résumer l’ambition poétique de Wordsworth, dont la création était tout entière tendue vers un difficile idéal : enchâsser la totalité de son être – corps et esprit – dans l’écrin vivace de ses vers pour en garantir le souvenir impérissable, mais plus encore, le doter d’une vie éternelle.
Notes de bas de page
1 « Je voudrais enchâsser l’esprit du passé pour une restauration future. » (P, XI, v. 342-343)
2 LY, II, p. 454. Ce passage n’est pas sans évoquer « l’analogie substantielle » perçue par Paul Valéry entre les couples marche / danse et prose / poésie ; voir « Poésie et pensée abstraite », art. cit., p. 149-150.
3 « Car je dois parcourir un terrain rempli d’ombre, dois m’enfoncer / Profondément – puis, m’élevant dans l’air, respirer dans des mondes / Pour lesquels le ciel des cieux n’est qu’un voile. » (v. 28-30)
4 Respectivement, « Donne-moi de trouver un auditoire convenable, quoique peu nombreux » et « Uranie, j’aurai besoin / Que tu me guides, toi ou une muse plus grande, s’il en existe une / Qui descende sur terre ou réside au plus haut du ciel ! » Le « Prospectus » fait plus particulièrement écho aux vers 30-31 du livre VII du Paradis perdu : « Still govern thou my song, / Urania, and find fit audience, though few. » (« Préside toujours à mon chant, Uranie, et trouve un auditoire convenable, quoique peu nombreux. »)
5 PW, II, p. 426. Hannibal et ses exploits sublimes touchaient l’imagination des romantiques et souvent, la figure de Napoléon, qui avait lui aussi traversé les Alpes, se superposait plus ou moins consciemment à celle du général punique. Tempête de neige : Hannibal et son armée traversant les Alpes (1812) de J. M. W. Turner est sans doute la manifestation la plus célèbre de cette fascination.
6 Christian La Cassagnère, « Épopée et intériorité dans le Prélude de Wordsworth… », art. cit., p. 88-95.
7 Respectivement, « La terre entière est devant moi » et « Le monde entier était devant eux » (Paradis perdu, XII, v. 646).
8 Nous empruntons cette formule à Christian La Cassagnère (art. cit., p. 105). Dans son poème « À William Wordsworth. Composé la nuit après qu’il eut récité un poème sur la croissance de l’esprit d’un individu », Coleridge a ainsi souligné l’originalité foncière du thème traité par son ami : « High theme by thee first sung aright » (« Noble thème, par toi le premier chanté avec justesse », v. 4).
9 Ce mouvement est rendu de façon concrète par l’enjambement qui fait franchir à la phrase le seuil séparant les vers 241-242.
10 « De chocs / Portés à ma nature morale, je n’en avais connu aucun / Jusqu’à ce moment-là ; ni défaillance / Ni crise de mes sentiments qu’on pût appeler / Révolution, sauf à ce seul instant, / Tout le reste était voyage sur le même chemin / Où, à des allures variées, / J’avais progressé ; ici, un seul pas me menait soudain / Dans une autre région. » (P, X, v. 234-242)
11 « Et voici, mon Ami, que j’ai retracé ma vie / Jusqu’à une éminence, et j’ai fait le récit / De choses que, sans mentir, je puis appeler / La gloire de ma jeunesse. […] Assez : car maintenant, dans une Plaine populeuse, / Nous devons descendre. – Je suis un Voyageur, / Et mon Récit parle entièrement de moi. » (P, III, v. 168-171 et 195-197)
12 « Cependant un chemin / Plus difficile s’ouvre devant moi, et je crains / Que dans ses méandres brisés, nous ayons besoin / Des muscles du chamois et de l’aile de l’aigle. » (P, II, v. 287-290)
13 « Jusqu’ici, mon Ami, nous avons essayé, sans toutefois / Les explorer intégralement, de retracer / Les premières années de ma vie, et nous sommes revenus / Sur les chemins que j’ai parcourus quand j’ai commencé / À aimer les champs et les bois. » (P, II, v. 1-5)
14 « Dans le dédale de ce chant, j’avance / Là où les mouvements intérieurs de ma pensée vagabonde / Me mènent, là où les circonstances extérieures me poussent. » Vers composés entre 1800 et 1806, figurant parmi les notes de Dorothy pour ses journaux ; cités dans PW, V, p. 347 (Appendice B).
15 « Perplexe, certes, mais point perdu, je parcours / Le dédale de ce sujet, et je peins / La manière dont la Nature, par un intérêt indirect / Et une passion extrinsèque, a d’abord peuplé / Mon esprit de beaux objets. » D’après le MS. JJ, carnet utilisé par Dorothy en Allemagne en 1798-1799, puis à Grasmere en 1802 pour son journal ; cité en appendice dans Le Prélude, p. 636.
16 « Regardez comme, avec la grâce / D’un mouvement incessant, qui pourrait sembler à peine / Inférieur à celui des anges, ils prolongent / Leur curieux passe-temps, formant en plein ciel, / Parfois d’une aile ambitieuse qui s’élève / Aussi haut que le sommet des montagnes, / Un cercle plus grand que le lac en contrebas, / Leur domaine ; – mais toujours, tout en s’attachant / À tracer encore et encore ce large rond, / Leur activité jubilatoire dessine / Des centaines de courbes et de petits cercles, d’avant en arrière, / De haut en bas, évolutions compliquées, / Mais point embrouillées, comme si un esprit unique dominait / Leur vol infatigable. » (Home at Grasmere, v. 203-216) Composé en mars 1800 et publié en 1823 dans le Guide to the Lakes, ce passage constitue également un poème indépendant intitulé « Water Fowl ».
17 On reconnaît là le schème miltonien de la chute et de la rédemption qui, comme l’indique sans ambiguïté le titre du livre XI : « Imagination, How Impaired and Restored » (« L’imagination, affaiblie et rétablie »), sous-tend la description de l’itinéraire poétique de Wordsworth dans Le Prélude.
18 M. H. Abrams, « The Prelude and The Recluse : Wordsworth’s Long Journey Home », dans M. H. Abrams (éd.), Wordsworth. A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1972, p. 162.
19 Pierre Tal-Coat, Vers ce qui fut ma raison profonde de vivre (1985), dans Un siècle d’arpenteurs. Les Figures de la marche, cat. exp. Antibes (musée Picasso), dir. Maurice Fréchuret, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2000, p. 192n.
20 D’après « a thought […] / Of Life continuous » (E, IV, v. 754-755).
21 « L’Enfant est le père de l’Homme, / Et je pourrais souhaiter que mes jours soient / Liés les uns aux autres par une piété naturelle. » (« My heart leaps up when I behold », v. 7-9)
22 La mort de sa mère, alors qu’il n’avait que huit ans, explique certainement en partie la nécessité presque vitale pour le poète d’établir des liens – avec son passé mais également avec la nature.
23 « Un esprit apaisant presse maintenant / Sur tout mon corps : si large paraît / Le vide qui s’étend entre moi et ces jours, / Qui sont cependant si présents à mon esprit, / Que, parfois, lorsque j’y pense, j’ai l’impression / D’être deux consciences, étant conscient de moi-même / Et de quelque autre Être aussi. » (P, II, v. 27-33)
24 « De même que souvent une Rivière, semblant / S’abandonner en partie à d’anciens souvenirs, / En partie être dominée par la peur d’avancer sur une route / Qui mène directement à la mer dévorante, / Tourne et revient en arrière, loin, très loin, / Vers les régions mêmes qu’elle a traversées / Dans son premier élan ; de même nous avons longtemps / Fait des mouvements rétrogrades, par une même quête / Retenus. Mais nous repartons maintenant ; je me sens / Poussé à précipiter le cours de mon Poème. » (P, IX, v. 1-10)
25 « Ou de même qu’un voyageur, parvenu au sommet / D’une Colline aérienne, alors qu’il s’y arrête / Pour reprendre son souffle, est tenté de revoir / Les régions qu’il laisse derrière lui ; et que si rien / Digne d’intérêt est passé inaperçu / Ou a été regardé d’un œil trop inattentif, / Il s’efforce de là-haut, par un dernier coup d’œil, / Et puis encore un autre, de réparer au mieux sa négligence : / De même, nous nous sommes attardés. Maintenant nous repartons / Avec courage, fort du nouvel espoir qui s’est levé sur notre labeur. » (P, 1850, IX, v. 9-18)
26 « Je me suis à nouveau élevé / Comme sur des ailes, et j’ai vu, étendu à mes pieds, / Le grand panorama du monde que j’avais été / Et que j’étais ; d’où ce Chant que, comme l’alouette, / J’ai prolongé. » (P, XIII, v. 377-381) Grâce au travail d’écriture, le monde intérieur devient carte, rendant ainsi possible une topographie poétique. L’emploi répété de « be » – « the world that I had been / And was » – suggère, en outre, le désir qu’avait Wordsworth d’excéder le statut métaphorique de l’assimilation entre le moi et le monde extérieur – de lui conférer, en somme, une valeur littérale. Ces vers révèlent donc en filigrane un fantasme essentiel chez les poètes romantiques : celui d’une écriture qui, par ses pouvoirs évocatoires, donnerait substance et réalité à ce qui relève du domaine de l’imaginaire.
27 Respectivement, « native continent » (P, V, v. 537) et « immortal sea » (« Ode. Intimations of Immortality », v. 164).
28 « Trailing clouds of glory do we come / From God, who is our home » (v. 64-65) et « And fade into the light of common day » (v. 77).
29 Respectivement, « Il était un temps où… » (v. 1), « Ce n’est plus maintenant comme c’était jadis » (v. 6) et « Où donc s’est enfuie cette lueur visionnaire ? / Où sont maintenant cette gloire et ce rêve ? » (v. 56-57)
30 « Bien que l’éclat autrefois si brillant / Ait à jamais disparu de ma vue, / Bien que rien ne puisse ramener le temps / Où l’herbe avait sa splendeur, la fleur sa magnificence, / Nous ne nous affligerons pas, mais trouverons plutôt / De la force dans ce qu’il reste du passé. » (v. 176-181)
31 « Oh, quelle joie ! que dans nos braises, / Il est quelque chose qui continue à vivre, / Que la nature se souvienne encore / De ce qui fut si fugitif ! / La pensée de nos années passées génère en moi / Une bénédiction perpétuelle. » (v. 130-135)
32 Respectivement v. 135-136, 140, 142 et 149.
33 « Ce n’est pas pour cela que j’élève / Un chant de grâces et de louange ; / Mais pour ces questionnements obstinés / Des sens et des choses extérieures, / Ces éclipses, ces évanouissements ; / Craintes profondes d’une Créature / Évoluant dans des mondes non réalisés, / Hauts instincts devant lesquels notre Nature mortelle / Trembla comme une Coupable surprise : / Mais pour ces premières affections, / Ces souvenirs obscurs, / Qui, quels qu’ils soient, / Restent la source lumineuse éclairant nos jours, / Restent la lumière maîtresse de toute notre vision ; / Nous soutiennent, nous chérissent, et ont le pouvoir de transmuer / Nos bruyantes années en moments de l’existence / Du Silence éternel ; vérités qui s’éveillent, / Pour ne périr jamais. » (v. 140-157)
34 « Mais parce que l’âme, / Se souvenant de ses sentiments, mais de leur substance / Ne se souvenant point, retient un sentiment obscur / De possible sublimité » (P, II, v. 334-337) ; voir supra, p. 219, où ces vers sont plus longuement commentés.
35 « Ainsi dans une saison de temps calme, / Même si nous sommes loin dans les terres, / Nos Âmes voient cette mer immortelle / Qui nous amena ici, / Et peuvent, en un instant, y retourner. » (v. 162-166)
36 « Il est, dans notre existence, des points de temps / Qui, avec une prééminence distincte, gardent / Une Vertu vivifiante par laquelle […] nos esprits / Sont nourris et secrètement restaurés ; / Une vertu qui intensifie le plaisir, / Qui nous pénètre, nous permet de monter / Plus haut, quand nous sommes déjà hauts, et nous relève quand nous sommes tombés. / Cet esprit efficace se cache principalement / Dans ces passages de la vie où / Nous avons eu le très profond sentiment que l’esprit / Est maître et seigneur, et que les sens extérieurs / Ne sont que des serviteurs obéissant à sa volonté. » (P, XI, v. 258-260, 266-273)
37 Voir The Prelude 1798-1799, éd. S. Parrish, Ithaca, Cornell University Press, 1977.
38 M. Proust, À la recherche du temps perdu. Le Temps retrouvé, éd. J. Milly, Paris, Flammarion, 1986, p. 270.
39 Th. de Quincey, 1889-1890, vol. I, p. 39. Passage déjà cité supra, p. 201.
40 Respectivement « passages de la vie où / Nous avons eu le très profond sentiment que l’esprit / Est maître et seigneur » (P, XI, v. 270-272) et « passages de la vie qui permettent / De savoir le plus profondément comment et à quel point, / L’esprit est maître et seigneur » (P, 1850, XII, v. 220-222, nous soulignons). Cette opposition se retrouve dans les vers qui précèdent tout juste ce passage et qui évoquent également les expériences visionnaires de son enfance : « I had felt / Too forcibly, too early in my life, / Visitings of imaginative power / For this to last » (« J’avais senti / Trop fortement, trop tôt dans ma vie, / Les visites de la force imaginative / pour que ceci durât », P, XI, v. 251-54, nous soulignons). La version de 1850 ne se distingue de celle-ci que par un seul mot, mais la modification est des plus révélatrices : « I had known… » (« J’avais connu… », P, 1850, XII, v. 201, nous soulignons).
41 « – Ineffaçables souvenirs ! En ce moment / Je crois retrouver le cœur avec lequel j’ai senti… » (P, I, v. 517-518).
42 « J’avais passé / La nuit à danser, dans la gaieté et l’allégresse. / […] Avant que nous fussions partis, / Le coq avait chanté, le ciel brillait de la lumière du jour. / J’avais trois kilomètres à parcourir dans les champs / Avant d’arriver chez moi. Magnifique / Était le matin, une splendeur inoubliable, / Je n’en avais jamais vu de plus glorieux. […] / – Ah ! dois-je dire, cher Ami, que j’avais / Le cœur comblé ; je ne fis aucun vœu, mais des vœux / Furent faits pour moi ; à mon insu, promesse / Fut donnée que je serais, à moins de pécher gravement, / Un Esprit consacré. Je poursuivais ma route, / Empli d’une félicité, qui subsiste encore maintenant. » (P, IV, v. 319-320, 327-332, 340-345)
43 Voir supra, p. 226 et suiv., le commentaire de ce passage, en particulier la comparaison avec l’épisode des gorges du Gondo (P, VI, v. 553-572), qui met en évidence l’évolution de l’interprétation par Wordsworth de ses expériences sublimes.
44 « Tu ne languiras point ici, mon Ami, pour qui / Je parcours ces chemins sombres et incertains ; / Tu me soutiendras comme un Pèlerin parti / En quête de la plus haute vérité. » (P, XI, v. 390-393)
45 Tout comme le Paradis perdu de Milton, La Divine Comédie constitue, à notre sens, l’un des intertextes majeurs du Prélude. Le rapprochement entre ces deux œuvres a pourtant rarement été souligné par les critiques. H. S. Davies signale néanmoins dans Wordsworth and the Worth of Words (p. 139-140) que les rencontres étrangement inquiétantes de Wordsworth ne peuvent manquer d’évoquer celles de Dante avec les damnés, dans les différents cercles de l’Enfer. De manière plus profonde, il nous semble que Le Prélude puisse s’interpréter comme une intériorisation de La Divine Comédie, récit de quête essentiel dans la poésie occidentale. Visant à la compréhension de soi et du monde, les deux œuvres sont, en effet, structurées par l’errance réglée du poète qui, sous la houlette d’un guide – Virgile pour Dante, Coleridge pour Wordsworth (bien que celui-ci ne soit pas présent à ses côtés dans la déambulation) –, progresse de station en station dans l’espoir de découvrir un sens ultime, en s’approchant toujours davantage de l’inaccessible : Dieu ou la Jérusalem céleste pour Dante, le moi profond pour Wordsworth.
46 « Les jours passés / Me reviennent depuis l’aube, presque, / De ma vie : les cachettes de mon pouvoir / Semblent ouvertes ; je m’approche, et alors elles se ferment ; / Je vois de manière fugitive maintenant ; quand l’âge viendra, / Je ne verrai peut-être presque plus, et je voudrais donner, / Tant que je le puis, autant que le peuvent les mots, / Substance et vie à ce que je ressens : / Je voudrais enchâsser l’esprit du passé / Pour une restauration future. » (P, XI, v. 334-343)
47 D’après l’expression de Wordsworth « living […] monument » dans une lettre de 1839 (LY, III, p. 661).
48 Il s’agit de Memorials of a Tour in Scotland, 1803, Memorials of a Tour in Scotland, 1814, Memorials of a Tour on the Continent, 1820 et Memorials of a Tour in Italy, 1837.
49 « Heureux si mes vers, tels un monument parlant, pouvaient / Faire connaître tes traits aux yeux des hommes. » (« How shall I paint thee ? – Be this naked stone », v. 3-4)
50 « Ma voix n’était pas non plus / Restée silencieuse ; souvent je m’étais épanché / Dans des vers qui, grâce à une forte lumière touchant / Au hasard les parties proéminentes d’un objet, / Créaient un texte commémoratif qui pour moi / Suffisait amplement et, rappelant / À mon esprit l’image tout entière, semblait parler / Un langage universel : Semant ainsi / Avec passion maints sons décousus, / Je considérais que j’avais convenablement revêtu / Des sens que j’avais tout juste effleurés, des pensées / Et des formes dont j’avais à peine produit / Un monument, un signe arbitraire. » (Cité en note p. LVI dans l’introduction de notre édition de référence du Prélude.)
51 Voir P, V, v. 49-165 et P, 1850, V, v. 50-165. Dans la version de 1805, Wordsworth attribue le rêve à l’un de ses amis alors que dans celle de 1850, il le présente comme une expérience personnelle. Ce passage à la première personne révèle, à notre sens, l’importance fondamentale pour le poète des problèmes soulevés.
52 « Sur la Poésie et la Vérité géométrique, / Le savoir qui subsiste, sur ces deux arts / Et leur haut privilège : une vie durable, / Exempte de toute atteinte interne, / Il méditait. » (P, V, v. 64-68)
53 « [Il] allait donc enterrer ces deux Livres : / Celui qui avait la connaissance des étoiles, / Et unissait l’homme à l’homme par le lien naturel / Le plus pur, que ne troublaient ni l’espace ni le temps ; / L’autre qui était un Dieu, et même beaucoup de Dieux, / Qui avait des voix plus nombreuses que tous les vents, et qui était / Une joie, une consolation et un espoir. » (P, V, v. 103-109)
54 P, VI, v. 156. Selon de Quincey, l’intérêt de Wordsworth pour la géométrie pure s’explique précisément par cette faculté qu’elle a d’élever l’âme hors du monde des passions. Dans les pages de ses Literary & Lake Reminiscences où il évoque l’éducation de son aîné à Cambridge, il note, en effet, que « [Wordsworth] admirait profondément les mathématiques les plus sublimes ; du moins la géométrie la plus élevée. Le secret de cette admiration pour la géométrie résidait dans l’antagonisme existant entre ce monde d’attraction sans corps et le monde de la passion. » (1889-1890, vol. II, p. 267-268)
55 « Un type, pour les êtres finis, de l’Existence / Suprême unique, la vie sans pareil / Qui – aux limites de l’espace et du temps, / De l’espace mélancolique et du morne temps, / Supérieure, incapable de changement, / Et jamais touchée par les tourbillons de la passion – est / Et porte le nom de Dieu. » (P, 1850, VI, v. 133-139)
56 « Je voudrais donner […] / Substance et vie à ce que je ressens : / Je voudrais enchâsser l’esprit du passé / Pour une restauration future. » (P, XI, v. 339, 341-343)
57 Il est intéressant de noter que l’image des reliques introduit subrepticement le corps dans des vers où seul l’esprit est explicitement mentionné.
58 Bien qu’il ait alors considéré que Le Prélude était achevé, Wordsworth ne cessa de le réviser tout au long de sa carrière et ne le publia jamais de son vivant. Les autres projets ici mentionnés (Le Reclus et un grand poème épique) ne furent quant à eux jamais réalisés.
59 D’origine grecque, le mot « rhapsodie » vient en effet de rhaptein, « coudre », et de ôdê, « chant ».
60 Cette volonté d’organisation et d’unification de son œuvre explique également le soin qu’il prenait à classer et reclasser ses poèmes dans différentes sections, ainsi que l’importance qu’il accordait à la publication ordonnée de ses œuvres complètes.
61 MY, I, p. 149. Hautement significatif à notre sens, le parallèle lexical (« recesses ») peut être fortuit, mais on est en droit d’en douter sous la plume d’un poète si soucieux du choix de ses mots.
62 Sur l’image de la crypte, voir supra, p. 159-160 ; sur la mélancolie de Wordsworth, voir supra, p. 170-174, la conclusion du chapitre IV : « La marche, ou la stabilité dans et par le mouvement ».
63 On peut situer le début de ce renouveau gothique en Angleterre vers 1770, date à laquelle Strawberry Hill (la demeure de Horace Walpole) fut construite dans le style gothique, tel un château d’un passé légendaire.
64 S. T. Coleridge, Biographia Literaria, op. cit., p. 172-173. Biographia Literaria parut en 1817, trois ans après L’Excursion et sa préface. Peut-être (sans doute ?) Coleridge s’est-il inspiré de la métaphore de son ami, qu’il paraît ici expliciter, citations à l’appui. La première (« Parfois dans une faible lueur… ») est extraite de l’un de ses propres poèmes, « Christabel » (v. 169). La deuxième est une adaptation des vers 669-670 du livre II du Paradis perdu de Milton et la troisième, une adaptation des vers 45-47 d’un autre de ses poèmes, « To William Wordsworth. Composed on the Night after his Recitation of a Poem on the Growth of an Individual Mind » (i.e., Le Prélude).
65 Coleridge semble d’ailleurs suggérer ce lien avec le poème de Wordsworth puisqu’il fait lui-même allusion dans sa lettre à ce « conte orphique » (voir les vers à la fin de l’extrait cité plus haut).
66 « La Force visionnaire / S’attache aux mouvements des souffles / Incarnés dans le mystère des mots. / Là réside l’obscurité, et toute la foule / Des choses ténébreuses y accomplissent leurs changements, / Comme dans une demeure qui leur serait propre : / Même les formes et les substances sont baignées, / Par ce voile transparent, de lumière divine ; / Et dans les détours complexes du Vers, / Se présentent comme des objets reconnus, / Par éclairs, dotés d’une gloire à peine intrinsèque. » (P, V, v. 619-629 ; voir supra, p. 234-235, où ce passage est commenté.)
67 « L’Art Grec est la Forme Mathématique. L’Art Gothique est la Forme Vivante. / La Forme Mathématique est la Mémoire Raisonnante Éternelle. La Forme Vivante est l’Existence Éternelle. »
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