VII. Marche, corps et écriture. Anatomie de l’acte créateur chez Wordsworth
p. 293-314
Texte intégral
1Visant à souligner l’ancrage éminemment corporel de la composition poétique chez Wordsworth, ce court chapitre rassemble un ensemble de données qui constitueront l’arrière-plan et l’assise de notre réflexion, au chapitre suivant, sur le rythme ambulatoire de sa poésie.
2L’analyse des circonstances entourant l’acte de création chez Wordsworth permet de distinguer deux phases, qui engageaient diversement son corps : dans un premier temps, il composait oralement ses vers, accompagnant ou, plus précisément, stimulant son activité par le mouvement régulier de sa marche ; venait ensuite le moment de l’écriture proprement dite, qui affectait souvent ses fonctions organiques. L’évocation détaillée de chacune de ces phases nous amènera à considérer brièvement la métaphore du « corps » du texte.
1. En marchant en composant1
Composition ambulatoire
3Imprimant au corps un mouvement lent et régulier, la marche favorise la réflexion, facilitant tantôt le recueillement et le retour sur soi, tantôt l’observation alerte des apparences extérieures, dont la modification progressive stimule l’esprit et le tient en éveil. Établi depuis l’Antiquité, avec les philosophes péripatéticiens notamment, le lien entre marche et pensée a été souligné par de nombreux écrivains, dont Jean-Jacques Rousseau, qui affirmait dans Les Confessions : « La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit2. » Cette corrélation repose certainement sur ce qu’Eric Leed a appelé « les effets mentaux du passage » :
L’esprit du voyageur n’est pas séparé du corps du voyageur […]. Les effets mentaux du passage – le développement de compétences observationnelles ; la concentration sur les formes et les relations ; le sentiment de la distance existant entre le moi qui observe et le monde des objets d’abord perçus dans leur matérialité, leur apparence extérieure, leur surface ; la subjectivité de l’observateur – sont inséparables des conditions physiques du déplacement dans l’espace. (1991, p. 72)
4La progression du marcheur sollicite donc l’activité de ses facultés intellectuelles et ouvre la voie à une méditation plus poussée. Citant Wordsworth en exemple, Henry David Thoreau fait d’ailleurs de cette possibilité l’un des devoirs incombant au véritable marcheur : « Vous devez marcher comme un chameau, qui est, dit-on, le seul animal à ruminer en marchant. Lorsqu’un voyageur demanda à la servante de Wordsworth de lui montrer le bureau de son maître, elle lui répondit : “Voici sa bibliothèque, mais son bureau est dehors.” » (1895, p. 5)
5La marche ne stimulait toutefois pas seulement la pensée de Wordsworth, mais également sa parole poétique : « Neuf dixièmes de mes vers ont été déversés en plein air », a-t-il un jour affirmé (PW, IV, p. 423). Il composa ainsi la très grande majorité de ses vers en marchant, effectuant généralement des va-et-vient sur une distance limitée. Dans une lettre de 1804, Dorothy a décrit en ces termes la technique de composition de son frère :
Il marche en ce moment et est dehors depuis deux heures bien qu’il n’ait cessé de pleuvoir de toute la matinée. Lorsque le temps est pluvieux, il prend un parapluie, choisit l’endroit le plus abrité et là, il fait des allers-retours, et bien qu’il puisse parfois marcher sur cinq cents ou mille mètres, les limites qu’il a choisies l’enferment aussi sûrement que des murs de prison. Il compose généralement ses vers dehors, et quand il est ainsi occupé, il ne se rend guère compte du temps qui s’écoule, ni ne sait vraiment s’il fait beau ou s’il pleut. (EY, p. 477)
6Durant ses allers-retours, il faisait donc totalement abstraction des circonstances extérieures et ne prêtait guère attention aux paysages qui l’entouraient ; l’intérêt de la marche résidait dans le mouvement lui-même. Indépendamment de toute image et de tout sentiment, c’était, semble-t-il, l’activité physique elle-même qui facilitait le flot de la parole poétique. La mobilisation et la dépense de son énergie musculaire paraissaient ainsi avoir la faculté de mettre en branle son énergie créatrice. Le passage suivant des Grasmere Journals éclaire le phénomène : « Nous avons fait des allers-retours entre la maison et chez Oliff [un voisin] jusqu’à ce que je sois fatiguée. William s’est enflammé et a commencé à écrire le poème. » (DWJ, I, p. 125)
7Lieu d’une activité physique particulièrement intense – Wordsworth parcourait plus de trente-cinq kilomètres à pied chaque jour, dans un cadre qu’il estimait magnifique –, son voyage en Écosse de 1831 vint renouveler sa créativité et mettre un terme à une longue période de stérilité, comme en témoigne le recueil Yarrow Revisited, and Other Poems, au sous-titre éloquent : « composés (sauf deux) durant un voyage en Écosse et sur la frontière anglaise à l’automne 1831 ». Effectuée deux ans plus tôt dans une voiture à quatre chevaux, sa découverte de l’Irlande – un pays pourtant « si intéressant » selon lui (PW, III, p 529) – ne lui avait inspiré aucun poème. Dans une lettre de 1833, il a lui-même souligné ce contraste, le justifiant par le recours à des moyens de locomotion différents :
Il est remarquable que mon voyage de près de cinq semaines à travers l’Irlande, qui fut réalisé dans une voiture à quatre chevaux, n’ait pas produit le moindre vers ; tandis que trois voyages distincts à travers l’Écosse, dans une carriole irlandaise – une voiture à quatre roues tirée par un seul cheval – et avec une très grande activité pédestre, ont engendré beaucoup d’efforts poétiques, dont certains, je crois, fructueux. (LY, III, p. 617)
8Efforts physiques (« très grande activité pédestre » – « very much pedestrianizing ») et poétiques (« poetic exertions ») allaient donc de pair : la marche favorisait véritablement la libération de ses énergies créatrices. Quand d’autres, tels Coleridge ou de Quincey, consommaient des produits stupéfiants comme l’opium ou le laudanum pour susciter leur inspiration, lui se contentait de marcher. C’est sans doute le célèbre « mangeur d’opium » qui eut le premier l’intuition de cet étonnant rapprochement, dans un paragraphe consacré aux jambes de Wordsworth :
Ses jambes étaient condamnées, de manière suggestive, par toutes les femmes qui s’y connaissaient en jambes ; non qu’elles aient été d’une laideur qui sautait immanquablement aux yeux : elles n’étaient pas totalement difformes ; et, sans aucun doute, ces jambes avaient rendu bien des services, satisfaisant des demandes qui dépassaient les exigences habituelles du genre humain ; car j’ai calculé, à partir de données fiables, qu’avec ces jambes-là, Wordsworth a dû parcourir entre 280 000 et 290 000 kilomètres – mode d’exercice qui remplaçait chez lui l’alcool ou tout autre produit stimulant les esprits animaux, et auquel, en vérité, il était redevable d’une vie de bonheur sans nuages et nous, de la plupart de ses vers les plus excellents. (1889-1890, vol. II, p. 242)
9Un poème écrit par Wordsworth en 1842, « Prelude, Prefixed to the Volume Entitled “Poems Chiefly of Early and Late Years” », souligne discrètement cette faculté qu’avait la marche d’activer son travail de composition. Il y rapporte que lorsqu’il vagabondait dans la nature, le chant de la grive et le souffle du vent suscitaient souvent sa propre chanson ; il précise cependant que les moments où régnait le silence étaient pour lui les plus féconds :
In desultory walk through orchard grounds,
Or some deep chestnut grove, oft have I paused
The while a Thrush, urged rather than restrained
By gusts of vernal storm, attuned his song
To his own genial instincts; […]
The descant, and the wind
That seemed to play with it in love or scorn,
Encouraged and endeared the strains of words
That haply flowed from me, by fits of silence
Impelled to livelier pace.3
10On peut certes supposer que le silence explique le débit plus rapide de sa parole, qui n’était plus alors troublée par les voix extérieures de l’oiseau et du vent. Les vers 10 et 12 montrent toutefois que cette hypothèse n’est guère probable : « The descant, and the wind […] / Encouraged and endeared the strains of words. » Si l’on en croit les premiers vers cités, le poète s’arrêtait lorsque s’élevait le chant de la grive ; les périodes de silence devaient donc correspondre aux phases plus actives de ses promenades « irrégulières » (v. 1), c’est-à-dire à la reprise du mouvement. « By fits of silence / Impelled to a livelier pace » suggère donc une corrélation implicite entre marche et inspiration poétique.
11Il est tentant de supposer que les pas de Wordsworth marquaient la mesure régulière du mètre et d’imaginer que par sa pratique de composition ambulatoire, il réactivait les métaphores du vocabulaire poétique technique, telles que « feet » (pieds) et « enjambment » (enjambement). Commentant plus spécifiquement les va-et-vient de son aîné sur des sentiers, le poète irlandais Seamus Heaney va même jusqu’à suggérer, dans « The Makings of Music », que « la longueur du sentier jouait le rôle de la longueur du vers », développant à partir de là l’idée d’un poète laboureur (« the poet as ploughman ») qui revivifierait le sens étymologique de « verse » (vers, poésie) :
« Vers » vient du latin versus qui pouvait désigner un vers de poésie, mais également le demi-tour que faisait le laboureur au bout du champ lorsqu’il avait fini un sillon et qu’il se retournait pour en commencer un autre. Wordsworth sur le sentier de gravier, tandis qu’il fait des allers-retours, tel un laboureur allant d’un bout à l’autre de son champ, et que sa voix s’élève et retombe entre la mesure de ses pentamètres, unit l’ancienne signification de versus, liée à la marche, et la signification plus récente de vers, liée à la parole. (1980, p. 65)
12Séduisantes, ces hypothèses sont néanmoins difficiles à vérifier scientifiquement et sans doute bien peu conformes à la réalité puisque, selon le témoignage de Dorothy, la distance parcourue par Wordsworth dans chaque sens pouvait atteindre un kilomètre (EY, p. 477).
13Rapportant dans « Ma rencontre avec des poètes » sa visite à Alfoxden en juin 1797, William Hazlitt a souligné le contraste existant dans la manière qu’avaient Wordsworth et Coleridge de réciter leurs poèmes respectifs. Cette différence tenait principalement au fait que chacun, par les inflexions de sa voix et de son souffle, faisait ressortir le rythme distinctif de ses vers : « entier, animé et varié » pour Coleridge ; « plus égal, soutenu et intérieur » pour Wordsworth. Or, en décrivant à la suite de ces remarques leurs habitudes particulières de composition, Hazlitt souffle l’idée d’une correspondance entre le rythme des vers et le rythme imprimé à la marche du poète par la nature des espaces arpentés :
Coleridge et Wordsworth psalmodient leurs vers lorsqu’ils les récitent, et cette psalmodie agit comme un charme sur l’auditeur et désarme le jugement. Peut-être s’abusent-ils eux-mêmes en recourant de manière habituelle à cet accompagnement ambigu. La manière de Coleridge est plus entière, plus animée et plus variée ; celle de Wordsworth, plus égale, plus soutenue, plus intérieure. On pourrait dire que l’une est plus dramatique, l’autre plus lyrique. Coleridge m’a dit qu’il aimait pour sa part composer ses vers en marchant sur des terrains accidentés ou en se frayant un chemin à travers les branches tortueuses d’un taillis ; tandis que Wordsworth écrivait toujours (s’il le pouvait) en allant et venant sur une allée de gravier rectiligne ou quelque autre endroit où la continuité de ses vers n’était interrompue par nul obstacle extérieur.4
14La régularité des vers de Wordsworth répondrait-elle donc à la régularité de sa marche sur des terrains dégagés de tout obstacle, le plus souvent des sentiers ? La simplicité de cette hypothèse – qui suppose une transposition par trop mécanique des mouvements du corps à ceux de l’écriture – suffit à l’invalider. Il n’en reste pas moins que Wordsworth appréciait tout particulièrement de marcher sur des surfaces planes que n’encombraient ni rochers ni buissons, ainsi que le suggère cette lettre d’août 1797 où Dorothy vante leurs promenades favorites autour d’Alfoxden : « Les chemins s’étendent sur des kilomètres au sommet des collines, dont la splendide beauté tient à la simplicité sauvage ; leur surface est parfaitement plate, sans le moindre rocher. » (EY, p. 191) À Dove Cottage, Grasmere, où ils s’installèrent par la suite, Wordsworth avait coutume de composer ses vers en marchant dans l’allée de leur verger, comme en témoigne ce court passage : « Orchard Pathway, to and fro, / Ever with thee, did I go, / Weaving verses, a huge store5! » Les vers de « The massy Ways… » évoquent, quant à eux, un petit chemin que le poète a façonné de ses propres mains pour pouvoir s’y promener tranquillement, « Semant aux vents indifférents / Les extases vocales d’une poésie toute fraîche6. »
15S’il affectionnait les voies dégagées, c’était certainement parce qu’il désirait que rien ne perturbe son mouvement et sa pensée hormis les obstacles de la composition elle-même ; Hazlitt précisait d’ailleurs, dans le passage cité plus haut : « quelque endroit où la continuité de ses vers n’était interrompue par nul obstacle extérieur ». Wordsworth entendait ainsi se laisser porter par le rythme quasi hypnotique de ses pas et s’abandonner à ce qu’il appelait une « insouciance facile et mécanique7 », source d’une harmonie intérieure, prélude à une activité poétique féconde8. Cette absorption profonde reposait essentiellement sur la régularité de la marche, comme l’indique clairement Jean-Jacques Rousseau, autre grand marcheur, dans le passage suivant de la « Cinquième Promenade » des Rêveries du promeneur solitaire, où il décrit les conditions nécessaires pour connaître les douces extases du sentiment d’existence :
Il faut que le cœur soit en paix et qu’aucune passion n’en vienne troubler le calme. Il y faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve, il en faut dans le concours des objets environnants. Il n’y faut ni un repos absolu ni trop d’agitation, mais un mouvement uniforme et modéré qui n’ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement la vie n’est qu’une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort il réveille ; en nous rappelant aux objets environnants, il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d’au-dedans de nous.9
16En privilégiant les espaces dégagés pour composer ses vers, Wordsworth prévenait tout risque d’interruption intempestive de sa marche et, partant, de ses méditations. Son mouvement n’en était pas pour autant continu mais ses pauses n’étaient imputables qu’à lui-même : le tempo irrégulier de sa marche n’était donc pas lié aux accidents du terrain, mais réglé par ses humeurs, son inspiration ou la progression de ses pensées. Au début du livre IV du Prélude, Wordsworth évoque ses promenades d’enfance avec son chien, notamment celles au cours desquelles il s’essayait à composer oralement des vers :
Then this Dog was used
To watch me, an attendant and a friend
Obsequious to my steps, early and late,
Though often of such dilatory walk
Tired, and uneasy at the halts I made.
A hundred times when, in these wanderings,
I have been busy with the toil of verse,
Great pains and little progress [… ]10
Le rapprochement de « dilatory walk » (lentes promenades) et « little progress » (piètres progrès) laisse effectivement entendre qu’il existait une corrélation entre la lenteur de ses déplacements, sans cesse entrecoupés de pauses, et ses difficultés à produire ou à faire avancer son œuvre.
17Chez Wordsworth, la marche favorisait donc la parole poétique, mais cette condition souvent nécessaire n’était cependant pas suffisante. Des stimuli extérieurs ne sauraient, en effet, expliquer à eux seuls l’activité mystérieuse de la création car – comme il le souligne dans une lettre de janvier 1816 où il commente son poème « The White Doe of Rylstone » – celle-ci plonge ses racines dans l’intimité et le génie de l’artiste : « Ainsi la poésie, si tant est qu’il y en ait dans l’œuvre, procède comme il se doit de l’âme humaine, communiquant ses énergies créatrices aux images du monde extérieur. » (MY, II, p. 276) De façon surprenante cependant, Dorothy essaya plusieurs fois d’imiter la technique ambulatoire de son frère dans l’espoir de créer ainsi elle-même des vers satisfaisants. Elle rapporte en ces termes ses tentatives infructueuses :
Lorsque je contemple mon esprit, je n’y trouve rien, même si j’avais le don du langage et des vers, que je pourrais avoir la vanité de supposer utile au-delà de notre cercle restreint, si ce n’est pour faire plaisir (comme dans votre cas) à quelques amis bienveillants ; mais je ne maîtrise nullement le langage, je n’ai pas la faculté d’exprimer mes idées, et personne ne peut être plus inapte que moi à couler des mots dans un mètre régulier. J’ai souvent essayé lorsque je me promenais seule (marmottant toute seule selon l’habitude de mon frère) d’exprimer mes sentiments en vers ; de sentiments et d’idées en tant que telles, je n’en ai jamais manqué ; mais prose, rimes et vers blancs se mélangeaient, et rien n’en est jamais sorti. (MY, I, p. 24-25)
18Cet échec montre bien que la poésie ne repose fondamentalement ni sur une technique de composition particulière ni même sur des idées ou des sentiments, car elle dépend ultimement d’un don, celui « du langage et des vers11 ». Pour s’exprimer dans toute sa mesure, ce don doit, en outre, avoir été cultivé depuis l’enfance par la fréquentation des poètes et l’élaboration de vers plus ou moins heureux ; telle est du moins l’opinion de Wordsworth révélée par les lignes suivantes adressées à un jeune poète en herbe, John Scott : « Si vous n’avez pas pratiqué le mètre dans votre jeunesse, je dois craindre que vos pensées ne puissent aisément s’accommoder de ces chaînes de manière à vous donner le sentiment d’avancer selon elles et avec elles, avec fougue et élégance. » (MY, II, p. 285) Le grand poète associe donc génie et talent, mais ses laborieux efforts pour acquérir une parfaite maîtrise de la langue, transcendés par la grâce et la justesse de son expression, ne transparaissent pas dans ses œuvres achevées.
Le mythe poétique de la langue naturelle et totale
19Si la composition ambulatoire jouait un rôle essentiel dans l’acte de création chez Wordsworth, elle n’en constituait cependant que la première phase : elle était généralement suivie d’un important et douloureux travail d’écriture (la première transcription sur le papier) et de réécriture (les innombrables révisions). Or les passages de son œuvre évoquant son activité artistique entretiennent l’image d’un poète marcheur, composant spontanément ses vers à haute voix au beau milieu de la nature. Comment l’expliquer ?
20Cette présentation particulière de l’acte créateur semble renvoyer à la croyance fondatrice de la poésie, qui fait de la parole du poète une parole adamique ou cratylienne qui va au plus près des choses, et rédime ainsi la rupture instaurée entre l’homme et le monde par le langage ordinaire ou encore l’écriture. La ballade lyrique « Lucy Gray ; or, Solitude » offre à cet égard un éclairage intéressant car elle peut se lire, de façon métaphorique, comme une réflexion sur l’écriture poétique et, plus largement, sur la problématique de la représentation.
21Ce poème évoque la mort tragique d’une jeune enfant, Lucy Gray, mystérieusement évanouie pendant une tempête, en ne laissant d’autre trace que l’empreinte de ses pas dans la neige. Découvertes après une nuit d’angoisse, ces marques (« footmarks », v. 46, 54) redonnent espoir à ses parents qui les suivent alors méticuleusement jusqu’à leur disparition brutale au milieu d’un pont :
They followed from the snowy bank
Those footmarks, one by one,
Into the middle of the plank;
And further there were none!12
22Lieu de passage, ce pont est le symbole concret d’un seuil dont le franchissement fait basculer dans un espace différent, celui de la mort. Figurant le saut de l’enfant dans l’au-delà, l’absence de traces dans la neige se prolonge par une autre absence, profondément déplorée par le narrateur du poème, celle du doux visage de Lucy illuminant fugitivement la lande : « But the sweet face of Lucy Gray / Will never more be seen13. » La disparition subite de l’enfant condamne donc le narrateur-poète à ne garder d’elle qu’une image évanescente, saisie par hasard un matin :
Oft I had heard of Lucy Gray:
And, when I crossed the wild,
I chanced to see at break of day
The solitary child.14
23Quasi fantomatique et irréelle, cette vision introduit dès la première strophe l’idée d’une présence paradoxale, au sein de laquelle se trouve inéluctablement logée l’absence. À cet égard, la vision évoquée ci-dessus se rapproche des empreintes laissées par l’enfant dans la neige, elles aussi découvertes « au point du jour », comme le signale au vers 37 l’expression « at day-break », qui fait écho à « at break of day » du vers 3. L’image évanescente et la trace apparaissent, en effet, comme deux manifestations différentes d’une même réalité, à savoir le caractère foncièrement inaccessible d’une figure fuyante, toujours perçue à distance (spatiale ou temporelle). La tentative du narrateur-poète pour la ressaisir dans ses vers est donc vouée d’avance à l’échec ; jamais ses mots ne parviendront à en restituer la présence pleine et vivante, et il devra lui aussi se contenter de « The print of Lucy’s feet » (« l’empreinte de ses pieds », v. 44), c’est-à-dire d’une trace à laquelle échappe à tout jamais la réalité irréductible de la vie. Comme l’a justement remarqué Denis Bonnecase, ce poème est « véritablement orphique » et « Lucy, plus que l’esprit du lieu, est l’effet spectral d’une apparition-absence, d’une vision dérobée et en fuite : l’Eurydice du narrateur-poète15 ».
24Les deux dernières strophes du poème nous semblent apporter une dimension supplémentaire à cette réflexion métaphorique sur la création poétique. Le narrateur précise qu’au dire de certains, Lucy continue à vivre après sa mort et peut encore être aperçue sur la lande. La vision est alors celle d’un être en perpétuel mouvement, totalement tendu vers l’avant, qui accompagne ses déplacements d’une chanson solitaire aux accents naturels :
O’er rough and smooth she trips along,
And never looks behind;
And sings a solitary song
That whistles in the wind.16
25Cette strophe qui clôt la ballade lyrique nous paraît présenter la figure du poète accompli – idéal impossible à atteindre pour le narrateur, puisqu’il suppose le passage dans l’espace autre de la mort. Les unités discrètes des traces de Lucy, tels des pointillés dans la neige, laissent désormais place à la marche elle-même, c’est-à-dire à un mouvement continu et unifié assurant le lien entre les différents pas. Par ailleurs, le chant de la jeune enfant jaillit spontanément de son contact avec la nature ; il apparaît ainsi comme la traduction immédiate de sa vision et de ses émotions, contrairement au chant du narrateur qui, uniquement fondé sur des traces, s’inscrit toujours en décalage, s’approchant des choses sans jamais les atteindre. En prise directe avec la réalité et dès lors capable de la dire dans sa plénitude, le chant de Lucy, aussi naturel que le vent auquel il se mêle17, semble donc bien figurer par contraste la parole poétique idéale.
26Dévoilant les idées implicites sous-tendant la conception de l’écriture chez Wordsworth, cette ballade lyrique aide à mieux cerner les fondements et les implications de la figure du poète marcheur. En associant la création poétique à la marche, Wordsworth essayait sans doute de conjurer l’impuissance foncière du langage, cristallisée dans l’image de l’écriture comme trace. Il évoquait ainsi le rêve d’une langue pleine et naturelle, capable d’annuler tout écart en serrant les choses au plus près. Ancrée dans la réalité matérielle et physique de la marche, la figure du poète marcheur semble donc renvoyer, en dernière analyse, à une conception quasi fantasmatique de la poésie comme langue totale. Comme l’indique la dernière strophe de « Lucy Gray », cette langue idéale est censée jaillir naturellement, dans un flot continu qui ne segmente pas l’expérience mais la dit dans sa totalité et sa profonde unité. Cela explique pourquoi, dans l’œuvre de Wordsworth, le poète marcheur compose oralement ses vers.
27Dans la mythologie de la poésie pure, en effet, le poète ne saurait se définir autrement que comme « un homme parlant aux hommes18 » (et non leur écrivant), car sa parole est la parole vivante par excellence, celle qui, dans son élan, transcende la lettre morte de l’écriture et les traces discrètes des mots sur le papier. Par son mouvement continu et son murmure naturel, le cours d’eau constitue le symbole parfait de cet idéal. Particulièrement prégnante chez les romantiques, cette image sous-tendait leur conception de l’art lyrique ; elle se retrouve ainsi dans certains des passages de l’œuvre de Wordsworth évoquant son activité créatrice. Dans « A Poet’s Epitaph » notamment, l’artiste est décrit en ces termes : « He murmurs near the running brooks / A music sweeter than their own », et dans le passage du livre IV du Prélude où il se décrit composant des vers au cours de ses promenades, Wordsworth compare sa voix à celle d’une rivière : « And when, in the public roads at eventide / I saunter’d, like a river murmuring / And talking to itself19. »
28De façon remarquable, l’idée d’une parole naturelle et spontanée se retrouve dans l’ouverture de son autobiographie poétique, Le Prélude, dont les premiers vers évoquent précisément la genèse. Enfin libéré de ses entraves, le poète quittant Londres exulte, épanchant sa joie dans un chant offert à la nature environnante. Mentionnée dès le premier vers, la douce brise caressant son corps semble lui donner un souffle nouveau :
I breathe again;
Trances of thought and mountings of the mind
Come fast upon me: it is shaken off,
As by miraculous gift ’tis shaken off,
That burthen of my own unnatural self.20
29Écho intérieur de la brise, sa respiration retrouvée lui donne l’impression de renaître ou, plutôt, lui offre la possibilité de devenir vraiment lui-même en le débarrassant de son « être non naturel », comme un papillon qu’on aiderait à sortir de sa chrysalide. Cette vitalité renouvelée prend bientôt la forme d’un élan créateur :
For I, methought, while the sweet breath of Heaven
Was blowing on my body, felt within
A corresponding mild creative breeze.21
30Étroitement associé au souffle naturel de la respiration et au souffle cosmique ou divin incarné dans le vent, le souffle poétique animant Wordsworth se révèle immédiatement fécond et porte ainsi la promesse d’un profond renouveau : « vernal promises » (« promesses de printemps », v. 50). Les cinquante-quatre premiers vers du Prélude témoignent par leur existence même de l’éveil soudain de sa puissance créatrice puisque, si l’on en croit les vers suivants, l’ouverture du poème fut composée spontanément, dans l’élan de sa joie :
Thus far, O Friend! did I, not used to make
A present joy the matter of my Song,
Pour out that day, my soul in measur’d strains
Even in the very words which I have here
Recorded: to the open fields I told
A prophecy: poetic numbers came
Spontaneously, and cloth’d in priestly robe
My spirit, thus singled out, as it might seem,
For holy services: great hopes were mine;
My own voice chear’d me, and, far more, the mind’s
Internal echo of the imperfect sound;
To both I listen’d, drawing from them both
A chearful confidence in things to come.22
31Par les expressions « Pour out, that day, in measur’d strains / Even in the very words » et « poetic numbers came / Spontaneously », Wordsworth suggère que dans ces moments d’exultation débordante, la parole poétique sourd naturellement, avec la justesse et la sûreté immédiate de l’évidence (« the very words »). L’idée d’un déversement spontané et puissant est également rendue au niveau rythmique par le biais des nombreux enjambements qui lèvent les contraintes métriques et permettent à la phrase de se déployer amplement, avec une grande fluidité.
32Né sous l’effet d’un souffle intérieur, image du souffle cosmique, son chant peut par certains aspects s’apparenter à la mélodie s’élevant d’une harpe éolienne, comme le suggère d’ailleurs plus loin le vers 104 : « Eolian visitations ; but the harp » (« Visites éoliennes, mais la harpe »). Un tel rapprochement était relativement courant à l’époque romantique car il avait l’avantage de renforcer l’idée de la poésie comme langage naturel23. Au début de sa « Défense de la poésie », Shelley a ainsi écrit : « L’homme est un instrument sur lequel passe une série d’impressions intérieures et extérieures, comme les rafales irrégulières d’un vent toujours changeant sur une harpe éolienne qui, vibrant sous leur mouvement, produit une mélodie toujours changeante. » (1977, p. 480) Dans son poème « The Eolian Harp », Coleridge a pour sa part émis l’hypothèse suivante :
And what if all of animated nature
Be but organic harps diversely framed,
That tremble into thought, as o’er them sweeps
Plastic and vast, one intellectual breeze,
At once the Soul of each, and God of all ?24
33L’image de la « harpe organique », pensée sur le modèle de la harpe éolienne, permet donc de formuler l’idée d’un langage qui serait universel (car provenant d’une seule et même « brise intellectuelle »), mais néanmoins personnel (chaque harpe ayant son organisation spécifique). Or ce langage à la fois naturel et subjectif réaliserait l’idéal de la parole poétique. Cependant, comme le signalent les vers 64 et 65 du livre I du Prélude, la spontanéité du chant ne garantit nullement sa perfection : « My own voice chear’d me, and, far more, the mind’s / Internal echo of the imperfect sound » (« Ma propre voix m’encourageait et, plus encore, dans mon esprit, / L’écho intérieur de ces sons imparfaits », nous soulignons). Même lorsqu’ils jaillissent spontanément, les mots et les sons du poète ne rendent donc qu’approximativement les sentiments ou les idées qui habitent son esprit. L’image de l’écho est particulièrement pertinente dans ce contexte car elle souligne à la fois l’identité et le décalage ; si le son est « imparfait », il s’approche néanmoins au plus près de ce qu’il est censé exprimer. Cette notation dévoile toutefois le caractère foncièrement illusoire du mythe de la poésie pure : les mots que déverse le poète n’enserrent jamais les choses et les expériences elles-mêmes. Potentiellement décourageant, ce constat n’arrête pourtant point l’artiste, qui cherche sans relâche à trouver l’expression ou le mot juste. C’est précisément là tout le sens du laborieux travail d’écriture que Wordsworth avait tendance à occulter pour ne retenir que la grâce et la magie de l’art.
2. La difficile marche de l’écriture
Affections corporelles
34Chantre en apparence de la spontanéité – « La poésie est le débordement spontané de sentiments puissants25 » –, Wordsworth se méfiait en fait de ses premières impulsions et reprenait de façon quasi systématique la première mouture de ses vers. Une lettre de Dorothy à Thomas de Quincey, en mars 1809, le rappelle : « Vous savez qu’il se méfie toujours des nouveautés toutes droit sorties de son cerveau. » (MY, I, p. 292) Si Wordsworth préférait ébaucher ses vers oralement, c’était précisément pour laisser le temps à ses pensées de mûrir et – comme le révèle la lettre suivante de 1814 – n’être point enchaîné par des premières formulations maladroites ou des trouvailles subites auxquelles la transcription sur le papier donnerait un caractère trop définitif :
Je crois que c’est bien de noter brièvement ses pensées les plus intéressantes en prose ; mais il est gênant d’écrire des fragments de vers. Une telle méthode fait bien l’affaire en peinture, sous le nom d’études ; mais en poésie, elle a tendance à se retourner contre l’écrivain : elle le rend maladroit et le détourne de son chemin car il cherche alors à caser coûte que coûte les morceaux tout prêts. (MY, II, p. 179)
35S’adressant dans cette lettre à un poète en herbe, Robert Pearce Gillies, Wordsworth s’attache à lui faire connaître la réalité de la création poétique, s’appuyant sur sa propre expérience pour chasser toute idée reçue. Il récuse ainsi l’opinion communément répandue selon laquelle « les mots qui se présentent les premiers ont toutes les chances d’être les plus énergiques et les plus naturels » et ajoute : « Je trouve que mes premières expressions sont souvent détestables ; et il est souvent vrai qu’à l’instar des pensées sur lesquelles on revient, les mots sur lesquels on revient sont souvent les meilleurs. » (MY, II, p. 179) Si sa technique de composition ambulatoire lui offrait la possibilité de ruminer ses vers et de modifier plus facilement des phrases et des enchaînements n’ayant pas encore acquis de forme fixe, il venait pourtant bien un moment où il lui fallait noter sur une page les fruits de son inspiration. Une autre marche, celle de l’écriture, prenait alors le relais de ses va-et-vient dans la nature.
36Souvent plus ardue, cette marche transposée ne se réduisait nullement à un exercice intellectuel ; elle continuait au contraire à mobiliser la totalité de son être. Elle reposait ainsi en premier lieu sur un geste foncièrement corporel : le mouvement de sa main faisant courir la plume sur le papier. Elle affectait, en outre, son organisme, dont elle entgendrait souvent le dysfonctionnement. Ainsi, le simple fait de prendre la plume pouvait entraîner l’apparition chez lui d’un malaise général, qui se traduisait par des bouffées de chaleur et un fort sentiment d’oppression :
Je ne sais pour quelle raison mais, ces trois dernières années [1800- 1803], je n’ai jamais pu avoir la plume à la main plus de cinq minutes sans qu’un profond malaise ne s’empare de tout mon corps, sans que je ne transpire de partout et que ma poitrine ne soit oppressée d’une manière que je ne puis décrire. C’est une triste faiblesse, car je suis convaincu que, bien que tout cela soit principalement dû à l’état de mon corps, je pourrai en partie le contrôler par l’exercice de mon esprit. (EY, p. 407)
37Malgré cette extrême confiance en les capacités de son esprit à dominer son corps, son travail d’écriture s’accompagna, toute sa vie durant, de troubles digestifs plus ou moins importants, de maux de tête nerveux ainsi que de douleurs au cœur et au côté. En septembre 1800, Dorothy écrivait ainsi :
William est loin d’avoir une santé de fer ; il a beaucoup écrit durant l’année que nous avons passée à Alfoxden, c’est-à-dire celle qui a précédé notre départ pour l’Allemagne, durant notre séjour là-bas, et depuis notre retour en Angleterre, et il écrit avec tant de passion et d’agitation qu’il en ressent une douleur et une faiblesse intérieure au côté gauche et à l’estomac, qui l’empêchent désormais souvent d’écrire lorsque l’état de son esprit et de ses sentiments lui permettrait de le faire sans difficultés. (EY, p. 298)
38Si l’écriture était si éprouvante pour lui, c’était sans doute parce qu’elle correspondait à un moment particulièrement décisif, celui où la fluctuation des mots, des sons et des images devait cesser pour laisser place à une formule unique et bien déterminée. Déjà difficile en elle-même, la première transcription de ses vers ne l’indisposait toutefois pas autant que leur révision, comme le révèle cette lettre de Dorothy datée d’avril 1801 :
William va mieux qu’il y a quelque temps – il prend des médicaments stomachiques qui, je l’espère, lui feront du bien, mais il a toujours de gros problèmes de digestion – il est toujours très malade lorsqu’il essaie de modifier un ancien poème – mais la composition de nouveaux vers ne lui fait pas autant de mal. J’espère qu’il sera bientôt capable de travailler sans se faire de mal. (EY, p. 332)
39Il n’est guère étonnant que le remaniement de vers déjà écrits (parfois même publiés) ait été une tâche particulièrement ardue pour Wordsworth puisqu’il considérait que le simple fait de donner une forme écrite à des fragments inachevés suffisait à enferrer la pensée (MY, II, p. 179). S’ils étaient récurrents, les maux résultant de ses révisions étaient parfois si intenses qu’il devait s’astreindre à interrompre son travail pour ne point totalement se ruiner la santé ; fortement affecté, à la fin de l’année 1841, par les laborieuses révisions de « Prelude, Prefixed to the Volume Entitled “Poems Chiefly of Early and Late Years” », il confia ainsi à son amie Isabella Fenwick :
Je crois que je n’écrirai pas un seul vers tant que je serai ici. Et si j’ai assez de force de caractère pour tenir cette résolution, vous me verrez, je l’espère, ma très chère amie, retrouver un meilleur état physique, car les tourments continuels de ce travail minutieux ont considérablement affecté mon côté ou mon cœur. (LY, IV, p. 268)
40S’il est fréquent de voir le texte écrit assimilé à un corps, l’impact des révisions sur l’organisme de Wordsworth semble suggérer, de manière originale, que le corps peut également se comporter comme un texte écrit. Les troubles physiologiques du poète correspondaient, en effet, aux moments où l’unité et l’équilibre des poèmes étaient rompus par les tâtonnements de l’écriture ; ils cessaient, en revanche, dès lors qu’il estimait ses vers satisfaisants et interrompait son travail de modification. Sur un plan symbolique au moins, corps et texte étaient donc, chez lui, en étroite relation et ses affections corporelles peuvent s’interpréter comme autant de manifestations concrètes des dysfonctionnements et insuffisances de son écriture. Quoi qu’il en soit, ses troubles récurrents n’étaient pas seulement liés à son corps (ni donc « contrôlables » par l’esprit comme il aimait à le penser), mais bien à son activité créatrice elle-même. Dans une lettre tardive (1838), il évoque ainsi, comme à regret, « ce fait mélancolique, dont [il est] chaque jour davantage convaincu, à savoir que le travail intellectuel, par son action sur le cerveau et le système nerveux, est nuisible aux facultés corporelles, particulièrement à ma vue » (LY, III, p. 509). Pour Wordsworth, fonctions physiologiques et intellectuelles étaient donc manifestement liées, et l’interaction du corps et de l’esprit ne faisait pas l’ombre d’un doute.
Une marche seulement imaginaire ?
41Intimement convaincu de la fondamentale unité de l’homme, il supposait peut-être même, comme Nietzsche plus tard, que dans la marche transposée de l’écriture, son pied continuait à travailler et à jouer un rôle. Il est difficile d’imaginer précisément ce qu’il aurait pensé de l’idée exprimée dans ces lignes du Gai Savoir : « Je n’écris pas qu’avec la main ; / Mon pied veut toujours aussi être de la partie. / Il tient son rôle bravement, libre et solide, / Tantôt à travers champs, tantôt sur le papier26 », mais une anecdote surprenante, rapportée dans les notes d’Isabella Fenwick relatives à « The White Doe of Rylstone », autorise à croire qu’il ne l’aurait pas totalement rejetée. Dans les remarques suivantes, en effet, Wordsworth semble suggérer que la marche imaginaire de l’écriture a la faculté de mobiliser pleinement les fonctions corporelles habituellement sollicitées pendant son travail de composition ambulatoire. Il rapporte ainsi qu’il avait produit une grande partie des vers de « The White Doe of Rylstone » en faisant de nombreux va-et-vient non loin de la ferme de son beau-frère, à Stockton-upon-Tees ; un frottement de sa chaussure lui avait alors causé une irritation au pied, mettant une partie de sa chair à vif au niveau du talon. De retour à Grasmere, il avait cessé de marcher mais, bien que dissociée de toute activité pédestre, son activité poétique avait continué à entretenir sa blessure, et seul l’arrêt total de la composition en avait permis la guérison :
Lorsque nous revînmes à Town End, Grasmere, après la visite tout juste mentionnée, je continuai à écrire le poème ; le fait suivant vaut peut-être la peine d’être rapporté pour mettre en garde ceux qui jetteraient un œil sur ces notes. La peau de ma cheville avait été arrachée par le frottement d’une chaussure que je portais trop serrée et, bien que j’eusse cessé de marcher, je remarquais que le fait de composer des vers entretenait l’irritation de la partie blessée, à tel point qu’il fut nécessaire de donner du repos à mon corps. Je guéris alors rapidement. L’exaltation poétique, lorsqu’elle était accompagnée d’un travail de composition prolongé, m’a, toute la vie durant, causé des troubles physiologiques plus ou moins importants. (PW, III, p. 542)
42Prenant le relais d’une première composition ambulatoire, l’écriture semblait donc avoir chez lui la faculté de réactiver les traces ou les souvenirs physiologiques de la marche réelle.
Du corps du poète au corps du texte ?
43Comme le montrent les pages précédentes, l’activité poétique de Wordsworth avait un solide ancrage corporel puisqu’elle était étroitement liée à la marche et à ses vertus stimulantes, tout en affectant considérablement son organisme. Une question surgit alors : dans quelle mesure son corps affectait-il lui-même son écriture ? En reste-t-il par ailleurs une trace dans l’œuvre produite ?
44Dans le passage de la préface de Ballades lyriques (1800) où il récuse l’idée d’une différence essentielle entre prose et poésie, Wordsworth investit d’une valeur quasi littérale l’expression figurée « corps du texte ». Pour démontrer que ces deux formes d’écriture si souvent opposées ne sont pas radicalement dissemblables, il a, en effet, recours à une métaphore organique. Les assimilant toutes deux à des corps, il souligne que leur chair est la même et que les liquides circulant en leur sein sont de nature similaire :
On peut affirmer sans risque qu’il n’y a ni ne peut y avoir de différence essentielle entre le langage de la prose et celui de la composition métrique. Nous aimons souligner la ressemblance entre la poésie et la peinture, et nous les appelons en conséquence « sœurs » : mais où trouverons-nous des liens de parenté assez étroits pour caractériser l’affinité existant entre l’écriture en prose et l’écriture en vers ? Toutes deux parlent aux mêmes organes, par le biais des mêmes organes ; les corps dont elles sont revêtues sont, peut-on dire, de la même substance, leurs affections sont apparentées, et presque identiques, ne différant pas nécessairement, même en termes de degré ; la poésie ne verse pas de larmes « telles que les anges peuvent en pleurer », mais des larmes naturelles et humaines ; elle ne peut se vanter de nul ichor céleste distinguant ses liquides vitaux de ceux de la prose ; le même sang humain circule dans les veines de l’une comme de l’autre.27
45De manière implicite, Wordsworth rejette ici l’idée d’un corps divin de la poésie qui serait supérieur au corps simplement humain de la prose. C’est pourquoi il précise que les larmes de la poésie sont « naturelles et humaines » et que dans ses veines coule du sang humain, et non de l’« ichor céleste », ce fluide éthéré supposé couler dans les veines des dieux28. La prose et la poésie sont donc pour lui deux organismes foncièrement semblables qui se distinguent seulement par leur âme – différence qui est loin d’être négligeable puisqu’au bout du compte c’est elle qui leur donne leur individualité. En d’autres termes, le prosateur et le poète produisent leurs textes à partir des mêmes matériaux et utilisent des organes corporels similaires (systèmes vocal et auditif en particulier) pour manier les mots de leur langue maternelle ; si opposition il y a, elle tient donc à la réalisation elle-même, qui reflète les pensées et la subjectivité de l’auteur, mais aussi ses talents et surtout son génie29. Comme le signale le fragment suivant, la véritable difficulté pour l’écrivain n’est d’ailleurs pas de construire le corps de son texte, mais de lui insuffler vie grâce à un minutieux travail de révision :
That considerate and laborious work,
That patience which, admitting no neglect,
By slow creation, doth impart [s] to speach
Outline and substance even, till it has given
A function kindred to organic power,
The vital spirit of a perfect form.30
46Une fois brièvement analysées les implications de cette assimilation du texte poétique ou prosaïque à un corps, il convient de s’interroger sur le statut de l’image : s’agit-il seulement d’une métaphore permettant à Wordsworth de mieux faire comprendre sa position ? ou suggère-telle de surcroît qu’il reste dans l’œuvre produite quelque trace du corps du poète ? Dans « Ma rencontre avec des poètes », Hazlitt rapporte qu’en parlant de Wordsworth, Coleridge avait remarqué « qu’il y avait dans sa poésie quelque chose de corporel, quelque chose de terre à terre, un attachement tenace à ce qui est palpable ou, souvent encore, insignifiant » (1902, vol. XII, p. 270) ; faut-il ici entendre « corporel » (« corporeal ») au sens fort, dans sa valeur littérale ? Les questions diverses ici soulevées pourraient se résumer par cette note marginale de Merleau-Ponty dans La Prose du monde : « Métensomatose de l’art. Qu’est-ce qui est transporté31 ? »
47Le chapitre suivant cherche à apporter quelque éclairage sur ce complexe problème, en se consacrant à l’étude du rythme – « gardien du corps dans le langage » selon la formule de Meschonnic (1982, p. 651) –, plus précisément de ce rythme ambulatoire caractéristique de la poésie de Wordsworth32.
Notes de bas de page
1 Le titre de cette partie s’inspire du livre de Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, Corti, 1980.
2 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, éd. M. Launay, Paris, Flammarion, 1968, vol. I, p. 199.
3 « Au cours de promenades irrégulières à travers des vergers / Ou quelque châtaigneraie profonde, je me suis souvent arrêté / Pendant qu’une Grive, stimulée plus que réfrénée / Par les rafales d’une tempête printanière, accordait son chant / À ses instincts agréables ; […] / Le déchant et le vent / Qui semblait jouer avec lui par amour ou par mépris / Encourageaient et me faisaient chérir la mélodie des mots / Que je pouvais déverser, et dont les moments de silence / Accéléraient le flot. » (v. 1-5, 10-14)
4 W. Hazlitt, 1902, vol. XII, p. 271. Sur les liens possibles entre le rythme de la marche et le rythme des vers chez Coleridge (question qui ne sera pas traitée ici), voir Richard Holmes, « Walking with Coleridge », BBC Worldwide, 1992, p. 78-80.
5 « Allée du Verger, d’un bout à l’autre, / Je t’ai toujours arpentée, / Tissant des vers, une réserve énorme ! » (« The Orchard Pathway », v. 1-3)
6 « Scattering to the heedless winds / The vocal raptures of fresh poesy. » (v. 11-12)
7 Expression extraite des vers suivants de « When I first journey’d hither to a home » (première version de « When to the attractions of the busy world »), cités dans PW, II, p. 120 : « [I in vain] endeavour’d to find out / A length of open space where I might walk / Backwards and forwards, long as I had liking, / In easy and mechanic thoughtlessness. » (« Je m’efforçais en vain de trouver / Un espace dégagé assez grand où j’aurais pu / Aller et venir, aussi longtemps que je l’aurais voulu, / Dans une insouciance facile et mécanique. »)
8 Les commentaires de Hegel sur la marche militaire apportent un éclairage intéressant sur la faculté de la marche à susciter une harmonie intérieure : « La musique accompagne la marche des soldats ; elle soutient d’abord l’homme par la régularité même, puis elle l’absorbe dans cette occupation monotone en remplissant son âme d’harmonie. » (Georg W. F. Hegel, Esthétique, Paris, Aubier, [1835] 1945, III, 1re partie, p. 313)
9 Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, éd. J. Voisine, Paris, Flammarion, 1964, p. 93.
10 « Ce Chien avait alors l’habitude / De veiller sur moi, serviteur et ami / Suivant obséquieusement mes pas, tôt le matin et tard le soir, / Bien qu’il eût été souvent lassé de ces lentes promenades / Et troublé par les pauses que je faisais. / Des centaines de fois, alors que, durant ces errances, / J’étais occupé à la tâche poétique, / grandes peines et piètres progrès […] » (P, IV, v. 96-103)
11 Les tentatives infructueuses de Dorothy peuvent se rapprocher des efforts, parfois vains, de Degas, tels que les évoque Paul Valéry dans l’anecdote suivante : « Le grand peintre Degas m’a souvent rapporté ce mot de Mallarmé qui est si juste et si simple. Degas faisait parfois des vers, et il en a laissé de délicieux. Mais il trouvait souvent de grandes difficultés dans ce travail accessoire de sa peinture […]. Il dit un jour à Mallarmé : “Votre métier est infernal. Je n’arrive pas à faire ce que je veux et pourtant, je suis plein d’idées…” Et Mallarmé lui répondit : “Ce n’est point avec des idées, mon cher Degas, que l’on fait des vers. C’est avec des mots.” » (« Poésie et Pensée abstraite », dans Variété V, Paris, Gallimard, 1944 [14e éd.], p. 141)
12 « Ils suivirent, depuis la rive enneigée, / Ces empreintes, une par une, / Jusqu’au milieu de la planche ; / Et plus loin, il n’y en avait plus ! » (v. 53-56)
13 « Mais plus jamais on ne verra / Le doux visage de Lucy Gray. » (v. 10-11) Suggérée par l’origine latine de son prénom (lux), l’association de Lucy à la lumière traverse la plupart des poèmes l’évoquant, notamment « Strange fits of passion have I known » ou « She dwelt among untrodden ways ».
14 « J’avais souvent entendu parler de Lucy Gray : / Et une fois où je traversai la lande, / Je vis par hasard, au point du jour, / L’enfant solitaire. » (v. 1-4)
15 Denis Bonnecase, « Wordsworth ou la “Romantic Agony” : la perte, la mort, l’écriture », art. cit., p. 26-27.
16 « Partout elle va d’un pas léger, / Et jamais ne regarde en arrière ; / Et elle chante une chanson solitaire / Qui siffle dans le vent. » (v. 61-64) Il convient de noter le rapprochement à la rime de « song » et « along », qui suggère l’idée chère aux romantiques du poème comme déplacement.
17 Le lien ici suggéré entre chant poétique et souffle du vent est plus largement développé au livre I du Prélude, dans le passage sur la « brise analogue » évoqué dans les pages suivantes.
18 D’après la préface de la seconde édition de Ballades lyriques : « Qu’est-ce qu’un poète ? […] C’est un homme parlant aux hommes. » (PW, II, p. 393)
19 Respectivement, « Il murmure près des ruisseaux / Une musique plus douce que la leur. » (v. 39-40) et « Et lorsque sur les chemins publics, à la tombée du jour, / J’allais flânant tel un ruisseau qui murmure / Et se parle à lui-même » (P, IV, v. 109-111). La première de ces citations a été reprise par Wordsworth dans la préface des Poèmes (1815) : « Bien que l’on se passe souvent d’accompagner la poésie d’instruments de musique, le véritable poète n’en abandonne pas pour autant son privilège, distinct de celui du simple prosateur : “Il murmure près des ruisseaux / Une musique plus douce que la leur.” » (PW, II, p. 435)
20 « Je respire à nouveau ; / Des extases de pensée et des exaltations de l’esprit / S’emparent de moi : il est abandonné, / Comme par un don miraculeux, il est abandonné, / Ce fardeau de mon être non naturel. » (P, I, v. 19-23)
21 « Car, me semble-t-il, tandis que l’agréable souffle des Cieux / Caressait mon corps, je sentais en moi / Une brise analogue, douce et créatrice. » (P, I, v. 41-43)
22 « C’est ainsi, mon Ami, que point accoutumé / À faire d’une joie présente le sujet de mon Chant, / J’épanchai ce jour-là mon âme en accents rythmés, / Employant les mots mêmes que j’ai ici / Consignés : aux champs ouverts je fis / Une prophétie : des mesures poétiques vinrent / Spontanément, revêtant d’une robe de prêtre / Mon esprit, ainsi distingué, semblait-il, / Pour un saint sacerdoce ; j’avais de grands espoirs ; / Ma propre voix m’encourageait et, plus encore, dans mon esprit, / L’écho intérieur de ces sons imparfaits ; / Je les écoutais tous deux, et j’en tirais / Une joyeuse confiance en l’avenir. » (P, I, v. 55-67)
23 Pour une étude de cette image, voir M. H. Abrams, The Correspondent Breeze. Essays on English Romanticism, New York-Londres, W. W. Norton, 1984, en particulier le chapitre « The Correspondent Breeze : A Romantic Metaphor », p. 25-43.
24 « Et si tous les êtres de nature animée / N’étaient que des harpes organiques de structure différente, / Dont les vibrations engendrent les pensées lorsque les balaie, / Plastique et vaste, une même brise intellectuelle, / À la fois l’Âme de chacun et le Dieu de tous ? » (v. 44-48)
25 PW, II, p. 387. Voir supra, p. 198-199, le commentaire plus approfondi de cette remarque.
26 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p. 31.
27 PW, II, p. 392. La métaphore filée de la poésie et la peinture comme « sœurs » (« sisters ») renvoie implicitement au concept classique (parfois repris sous sa forme anglaise dans l’historiographie française) de « Sister Arts ». Remontant à l’Antiquité, l’idée d’une parenté entre ces deux formes artistiques est communément exprimée par le biais de la célèbre formule d’Horace dans son Art poétique : « Ut pictura poesis ». L’allusion aux larmes des anges renvoie, pour sa part, au vers 620 du premier livre du Paradis perdu.
28 Le mot grec ikhôr signifie proprement « sang des dieux ».
29 Pour avoir un éclairage complémentaire sur ce passage, voir supra, p. 236-237, les remarques de Wordsworth et de Quincey tendant à présenter les mots comme un corps dont les pensées seraient l’âme.
30 « Ce travail laborieux et consciencieux, / Cette patience qui, ne souffrant aucune négligence, / Par une lente création, confère au discours / Forme et même substance, jusqu’à ce qu’elle ait donné / Une fonction analogue à la force organique, / L’esprit vital d’une forme parfaite. » Fragment non publié datant de 1798-1800, cité par E. de Sélincourt dans son édition du Prélude (p. LVIn). Pour plus de détails sur l’idée d’animation du texte ici suggérée, voir infra la partie du chapitre IX intitulée : « La construction d’un “monument vivant” ».
31 Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 66.
32 L’on ne saurait, bien entendu, qualifier d’ambulatoire le rythme de tous les vers de Wordsworth. L’allure ambulatoire ne caractérise ainsi point vraiment les vers où la voix qui s’exprime est empruntée à un personnage rustique (dans certaines Ballades lyriques, notamment) et cesse de refléter la méditation personnelle du poète. Malgré des variations et des exceptions toujours possibles, le rythme ambulatoire constitue néanmoins, à notre sens, le rythme fondamental des vers de Wordsworth (de ses grands poèmes en blank verse, surtout), leur musique particulière, qui les rend reconnaissables entre tous.
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