VI. Les chemins vers soi
p. 241-288
Texte intégral
For in this walk, this voyage,
It is yourself, the profound history of your “self”
That now as always you encounter.
Conrad Aiken1
1En ramenant à l’essentiel, la marche favorise le recueillement et la méditation ; aussi les promenades se transforment-elles souvent en voyages intérieurs. Les paysages peuvent alors jouer le rôle d’écrans ou de réflecteurs et permettre à l’esprit de s’extérioriser, voire d’effectuer un détour indispensable à la connaissance de soi. Si la solitude se montre particulièrement propice au dialogue de l’âme avec elle-même, les rencontres ont également la faculté de nourrir la réflexion du marcheur. Les questions simples auxquelles il se trouve alors confronté – qui suis-je ? où vais-je ? – peuvent, en effet, revêtir une profondeur exceptionnelle si, dépassant les circonstances particulières, il les porte sur un plan proprement existentiel et s’interroge sur son identité, ainsi que sur les valeurs qui le guident sur son chemin de vie. Lorsque le marcheur se trouve en terre inconnue ou en pays étranger, sa rencontre avec l’altérité rend le problème de la définition de son être encore plus pressant ; l’exploration de nouveaux territoires correspond ainsi souvent à une découverte approfondie de sa propre intériorité.
1. « Tout paysage est un état de l’âme2 »
2Loin d’être une évidence intemporelle, le paysage tel que nous le comprenons aujourd’hui3 est une forme culturelle dont il est possible de retracer l’histoire. La première étape décisive – celle qui marqua l’émergence du paysage « comme notion, comme ensemble structuré ayant ses règles de composition, comme schéma symbolique de notre proche contact avec la nature » (Cauquelin, 1989, p. 27) – fut au quinzième siècle l’invention de la perspective, qui introduisit de nouvelles structures de perception. La seconde fut franchie au début du dix-neuvième siècle, à la période romantique, qui vint consacrer l’importance de la subjectivité dans l’appréhension du paysage. En tant que construction mentale, le paysage ne peut certes jamais exister sans la présence d’un sujet, mais pendant longtemps, la seule influence qu’il eut fut d’être la source du regard, le foyer organisateur de l’ensemble. Or, avec le romantisme, les caractéristiques individuelles de ce sujet – ses états d’âme ou ses émotions – devinrent essentielles dans la contemplation de la nature. Radicale, cette transformation s’inscrivait néanmoins dans un processus d’évolution dont les prémices remontaient à la toute fin du dix-septième siècle.
Débats esthétiques et paysage
3Période charnière dans l’évolution de la notion de paysage, les années couvrant la seconde moitié du dix-huitième et le début du dix-neuvième siècle furent le théâtre de vastes réflexions esthétiques principalement centrées sur les catégories du sublime, du pittoresque et du beau. Intéressé lui-même par ces questions, Wordsworth exposa ses idées dans un essai inachevé datant de 1811-1812, « Le Sublime et le Beau ». Au début de l’année 1825, il échangea à ce sujet quelques lettres avec Jacob Fletcher (un marchand de Liverpool), essayant de préciser dans quelle mesure « pittoresque » équivalait à « digne d’être crayonné » (LY, I, p. 303). Après avoir longuement essayé de clarifier sa position dans la lettre du 25 février, Wordsworth écrivit :
J’abandonnerai ce sujet que je crains ennuyeux en faisant une seule remarque […], à savoir que ce qui nous intéresse, ce ne sont pas tant les objets que la manière dont ils sont contemplés. Je pense que la confusion liée à ces investigations provient principalement du fait que l’on ne prête pas attention à cette distinction. L’on entend des gens se disputer sans fin pour savoir si tel ou tel objet est beau ou non, sublime ou non, sans avoir conscience que le même objet peut être à la fois beau et sublime, mais qu’il ne peut être ressenti comme tel au même moment. (LY, I, p. 322)
4Comme le laisse entendre ce passage, Wordsworth considérait que les débats soulevés par ses contemporains étaient ennuyeux et vains car leurs prémisses étaient erronées. En critiquant ainsi les théoriciens qui accordaient la préséance aux objets, il souhaitait retrouver le point de vue subjectif adopté par les auteurs qui, dans la première moitié du dix-huitième siècle, avaient évoqué leurs émotions sublimes face aux montagnes désolées des Alpes et s’étaient efforcés d’en rechercher les causes pour en offrir une explication psychologique satisfaisante4. Pour mettre en perspective la position de Wordsworth (et, par-delà, des romantiques), il faut rappeler brièvement les fluctuations du discours esthétique depuis le milieu du dix-huitième siècle.
5C’est en 1756 que parut Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du beau et du sublime. Burke y étudia en détail l’expérience sublime, « l’émotion la plus forte que l’esprit puisse sentir » (1998, p. 36), dont il souligna l’ancrage spécifique dans la terreur ; il en indiqua également le mécanisme physiologique, expliquant que le sublime était « produit » par « une tension, contraction ou violente émotion des nerfs » (p. 120). Son investigation du sentiment sublime lui permit ensuite de définir les caractéristiques rendant les objets propres à le susciter. La section XXVII de la troisième partie (« Le sublime et le beau comparés ») en offre le résumé suivant : « Les objets sublimes sont de très grande dimension […] ; le grand [doit être] irrégulier et négligé ; […] le grand, dans bien des cas, affectionne la ligne droite, et lorsqu’il en dévie, il le fait de manière très marquée ; […] le grand doit être sombre et ténébreux ; […] le grand doit être compact, voire massif. » (p. 113)
6Centrée au premier chef sur la dimension subjective du sublime, la réflexion de Burke ne s’orienta donc vers les objets que dans un second temps, par voie de conséquence. Dans le dernier quart du dix-huitième siècle, cependant, l’apparition de la notion de pittoresque infléchit singulièrement la manière d’aborder les questions esthétiques puisque le point de vue adopté devenait alors ouvertement objectif. Introduisant l’idée de « beauté pittoresque » dans son Essai sur les gravures de 1768, William Gilpin définit, en effet, l’adjectif en ces termes : « Pittoresque… [est] un terme qui sert à exprimer cette forme particulière de beauté, qui est agréable dans une peinture5. » Son Essai sur la beauté pittoresque de 1792 visait, en outre, à répondre à cette question : « Quelle est cette qualité particulière des objets, qui les rend pittoresques6 ? » Pour Gilpin, la beauté pittoresque était donc intrinsèque aux objets ou aux paysages : elle dépendait de la composition et de l’organisation de l’ensemble, qui devait harmonieusement regrouper en son sein des formes irrégulières et variées. À mi-chemin entre récits de voyage et traités esthétiques, ses ouvrages signalaient donc au lecteur les sites pittoresques de différentes régions du Royaume-Uni, ainsi que les meilleurs endroits (« stations ») pour les contempler, directement ou par l’intermédiaire du « miroir de Claude » – « Claude glass7 ».
7Si les écrits de Gilpin jouèrent un rôle essentiel dans l’émergence des voyages sur les « marges » du Royaume-Uni, ils ouvrirent également un débat théorique, dont les principaux protagonistes furent deux amis, Uvedale Price et Richard Payne Knight. Critiquant la position de Gilpin, qui revenait à définir le pittoresque comme une modalité particulière du beau, Price érigea celui-ci en catégorie esthétique indépendante, montrant qu’il tendait d’ailleurs souvent à se rapprocher du sublime. Cette nouvelle définition, énoncée dans son Essai sur le pittoresque, comparé au sublime et au beau (1794), lui permit d’intégrer dans ses longues listes d’autres objets dignes de porter le titre de « pittoresque8 ». En dépit de leurs divergences, Price et Gilpin s’accordaient donc sur la place négligeable octroyée à l’observateur9. L’optique de Knight, dans son Enquête analytique sur les principes du goût (1805), était à cet égard différente puisqu’il restaurait, dans une certaine mesure, sa dimension subjective au débat esthétique. Pour Knight, en effet, le caractère pittoresque d’un objet ou d’un paysage reposait moins sur leurs qualités intrinsèques que sur la culture picturale ou littéraire du spectateur, qui le rendait plus ou moins apte à saisir ce qui était pittoresque dans un tableau naturel ; loin d’être visuel, son plaisir était finalement intellectuel :
Le spectateur, dont l’esprit est enrichi par les embellissements du peintre et du poète, les applique, par association spontanée d’idées, aux objets naturels qui se présentent à son regard, et qui se trouvent ainsi dotés de beautés idéales et imaginaires ; c’est-à-dire, de beautés que ne perçoit pas le sens organique de la vue, mais que perçoivent, par son intermédiaire, l’intellect et l’imagination.10
8La réflexion esthétique de Knight intégrait donc le « spectateur », mais non encore sa subjectivité propre, car il considérait l’impact des formes culturelles ou picturales assimilées, non celui des émotions ou des souvenirs personnels. En cela, son analyse restait bien en deçà de la pensée romantique et n’avait qu’une valeur limitée aux yeux de Wordsworth.
9Sa lettre de 1825 citée quelques pages plus haut souligne, en effet, que tant que les sentiments ou les émotions de l’observateur ne sont pas pris en compte, aucune distinction valable ne peut être établie entre le beau et le sublime. La tentative des théoriciens esthétiques de son temps était donc pour Wordsworth proprement absurde : « Il est absurde de parler d’objets beaux ou sublimes en eux-mêmes, sans faire la moindre référence au sujet par lequel leur sublimité ou leur beauté est perçue. » (PrW, II, p. 357) Pire, ces efforts pouvaient se montrer néfastes, car ils faisaient obstacle à une appréciation spontanée de la nature. Aussi Wordsworth s’insurgeait-il avec véhémence contre ces « faux professeurs », comme l’illustrent ces quelques lignes extraites de son essai inachevé sur « Le Sublime et le Beau » :
Mais je ne peux quitter le sujet du sublime sans prémunir le lecteur ingénu contre les caprices de vanité et de présomption que colportent des professeurs enseignant faussement la philosophie des beaux-arts et du goût, et que les peintres, les connaisseurs et les amateurs interposent continuellement entre la lumière de la nature et leur propre esprit. (PrW, II, p. 360)
10En évoquant les « caprices de vanité et de présomption » des fervents adeptes du pittoresque, Wordsworth pensait certes à leur manière de juger la nature en fonction de règles picturales – « n’appréciant pas ici, et là, / Appréciant, selon les règles de l’art mimétique transférées / À des objets transcendant tout art » (P, XI, v. 153-155) – mais également à leur habitude de comparer les paysages entre eux ; or « rien n’est plus nuisible à la sincérité des sentiments que l’habitude de déprécier, à la hâte et avec mauvaise grâce, l’apparence d’un pays en la comparant à celle d’un autre. Bien sûr, Qui bene distinguit bene docet ; mais l’ergotage est un piètre compagnon de voyage. » (PrW, II, p. 230) À cause de leur approche artificielle et codifiée, les amateurs de pittoresque en restaient à la surface des choses et ne percevaient pas l’aspect essentiel des paysages, à savoir leur atmosphère, leur esprit. D’où l’appellation condescendante de Ruskin pour ces gens se complaisant dans « la délectation restreinte des formes extérieures » : « l’école mineure du pittoresque superficiel11 » ; ou encore cette description de Wordsworth au livre XI du Prélude :
Bent overmuch on superficial things,
Pampering [themselves] with meagre novelties
Of colour or proportion, to the moods
Of time or season, to the moral power,
The affections, and the spirit of the place,
Less sensible.12
11Un tel travers n’est toutefois pas irrémédiable car la confrontation avec les charmes puissants de la nature permet de l’estomper peu à peu jusqu’à le faire disparaître. C’est là du moins la conviction exprimée par Dorothy Wordsworth dans une lettre d’août 1812 exposant le cas du révérend Bloomfield : « L’opinion que se fait B. de tout ce qu’il voit est limitée par son amour du pittoresque – mais je suis convaincue qu’avec le temps, son aimable disposition et sa sensibilité viendront à bout d’une telle habitude – et après quelques séjours dans le Nord, il se rendra compte qu’il existe ici une gamme de plaisirs plus large qu’il ne l’imagine à présent. » (MY, II, p. 41) L’exemple de Wordsworth lui-même fondait et justifiait la confiance de Dorothy puisqu’après avoir temporairement succombé à la mode pittoresque au cours de sa jeunesse, il avait retrouvé un contact sincère avec la nature13.
Wordsworth et le pittoresque : de l’adhésion au rejet
12Composés au début des années 1790, An Evening Walk et, dans une moindre mesure, Descriptive Sketches témoignent de son adhésion momentanée à l’esthétique du pittoresque. Pour écrire ces deux poèmes, Wordsworth reprit certaines techniques des poètes descriptifs du dix-huitième siècle, qui s’efforçaient eux-mêmes, selon John Barrell, « de reproduire dans leurs œuvres les paysages de Claude tels que les avaient transmis Thomson » ; ils avaient ainsi emprunté à ce dernier « l’ordre de la description, par exemple, du premier plan à l’horizon, et l’habitude de dépeindre en une seule et même phrase la totalité du paysage14 ». Par ailleurs, dans son poème « Sur la peinture de paysage », Gilpin (dont Wordsworth avait lu les ouvrages) recommandait aux artistes de composer leurs paysages selon une structure tripartite : « Rarement à plus de trois parties distinctes / Dois-tu étendre ton paysage : au plus près de l’œil, / Présente ton premier plan ; puis l’espace intermédiaire ; / Que l’horizon bleuté se fonde toujours dans l’air liquide15. » (v. 154-157) Or selon Matthew Brennan, dans An Evening Walk et Descriptive Sketches, Wordsworth « dépeint plusieurs paysages composés comme des tableaux organisés selon la structure en trois plans prônée par Gilpin16 ». Dans les exemples cités par ce critique, le regard suit l’un ou l’autre de ces mouvements : d’abord dirigé vers l’horizon, il revient ensuite au premier plan avant de s’enfoncer graduellement dans le paysage, en passant au deuxième puis au troisième plan ; ou alors, plus simplement, sa progression s’effectue du plus proche au plus lointain. Dans le passage suivant de An Evening Walk, toutefois, où une longue et unique phrase évoque le paysage au moment où le soleil commence à décliner, le regard suit un autre cheminement. La description commence par le dernier plan (les falaises et leurs grottes), passe par le deuxième (les rochers épars et la sombre forêt, de l’autre côté du lac) pour arriver au premier : le lac et la vallée où se détache la figure du berger, dont le mouvement (il agite son chapeau) dirige à nouveau le regard vers le deuxième, puis le troisième plan, la course serpentine du chien gardien de troupeau guidant alors la progression du regard :
Cross the calm lakes blue shades the cliffs aspire,
With tow’rs and woods a “prospect all on fire”;
The coves and secret hollows thro’ a ray
Of fainter gold a purple gleam betray;
The gilded turf arrays in richer green
Each speck of lawn the broken rocks between;
Deep yellow beams the scatter’d boles illume,
Far in the level forest’s central gloom;
Waving his hat, the shepherd in the vale
Directs his winding dog the cliffs to scale,
That, barking busy ’mid the glittering rocks,
Hunts, where he points, the intercepted flocks.17
13Par leur contenu autant que par leur structure, la plupart des descriptions de An Evening Walk répondent effectivement aux critères du pittoresque. Si dans certains passages de Descriptive Sketches – ceux décrivant les lacs italiens notamment – l’allégeance du poète à cette esthétique est particulièrement sensible, elle est, en revanche, absente de nombreux autres, ce qui ne saurait étonner puisque sa note au vers 347 montre qu’il avait volontairement rejeté le pittoresque en raison de son inadéquation à son expérience des Alpes :
J’avais, au début, donné à ces esquisses le titre de pittoresque, mais c’est insulter les Alpes que de leur appliquer ce terme. Tout auteur qui essaierait de décrire leurs traits sublimes en se bornant aux froides règles de la peinture ne donnerait à son lecteur qu’une idée très imparfaite des émotions qu’elles ont le pouvoir irrésistible de communiquer aux imaginations les plus impassibles. En fait, cette influence impérieuse, qui distingue les Alpes de tout autre paysage, provient d’images qui méprisent le pinceau. Si j’avais voulu faire une peinture de ce paysage, j’y aurais mis beaucoup moins de lumière. Mais j’ai interrogé la nature et mes sentiments. Les idées suscitées par le coucher de soleil orageux que je décris ici devaient leur sublimité à ce déluge de lumière, ou plutôt de feu, dont la nature avait baigné les formes immenses qui m’entouraient ; en détruisant l’unité de l’impression, la moindre touche d’ombre aurait nécessairement diminué sa splendeur.
14Grâce à sa découverte des sublimes montagnes alpines, Wordsworth avait donc pris conscience des limites d’une esthétique fondée sur les « froides règles de la peinture » et centrée, par conséquent, sur des considérations d’ordre essentiellement visuel. Or il cherchait avant tout à rendre dans ses poèmes non les lignes ou les formes des paysages, mais les émotions que ceux-ci éveillaient en lui. S’il avait voulu suivre les conventions pittoresques pour évoquer le « déluge de lumière, ou plutôt de feu » ayant un soir embrasé les environs du lac d’Uri au coucher du soleil, il aurait dû injecter de l’ombre dans son tableau car, comme le note Uvedale Price dans son Essai sur le pittoresque, « un torrent de lumière non mêlé d’ombre […] ne peut tendre qu’au sublime18 ». Préférant rester fidèle à la nature et à ses sentiments, il n’ajouta pas la moindre once d’obscurité, décrivant le spectacle tel qu’il l’avait ressenti : dans son flamboiement sublime.
15Le « déluge de lumière, ou plutôt de feu » évoqué dans la note à Descriptive Sketches fait écho au « paysage tout en feu » (« prospect all on fire », v. 158) décrit aux vers de An Evening Walk cités plus haut. S’il est baigné de la lumière du couchant, ce dernier reste néanmoins pittoresque et les éléments qui le composent gardent leurs contours distincts. Dans Descriptive Sketches, en revanche, les lointaines montagnes sont métamorphosées par la rouge lueur les enveloppant. Les vers 345-347 évoquent ainsi « L’ouest qui brûle comme un soleil dilaté, / Où dans un majestueux creuset expirent / Les montagnes, rougeoyant comme des charbons ardents.19 » En attribuant à une forte lumière la faculté de modifier radicalement sa perception et, partant, son art, Wordsworth manifeste une indéniable perspicacité ; en soutenant qu’il n’aurait pu rester fidèle à la nature et à ses sentiments s’il avait voulu « faire une peinture de ce paysage », il fait preuve d’un certain aveuglement. Certes, la peinture de l’époque (la note date de 1793) ne se caractérisait pas (encore) par des toiles inondées de lumière. Les tableaux sublimes étaient plutôt de tonalité sombre (comme ceux, plus anciens, de Salvator Rosa) ou reposaient sur de violents contrastes, à l’image d’Une avalanche dans les Alpes, tableau plus tardif (1803) de Philippe Jacques de Loutherbourg, dans lequel les sombres masses rocheuses du premier plan s’opposent fortement au chaos lumineux des blocs de neige, amoncelés au deuxième plan. Joseph Mallord William Turner peignait pour sa part des paysages pittoresques et devait conserver, pour quelques années encore, ce style reflétant les tendances esthétiques de l’époque. Les tableaux nés de son voyage dans les Alpes en 1802, principalement des aquarelles, s’inscrivaient dans cette lignée : si dans certains, tels Le Lac de Brienz (1809), le soleil rayonnait déjà en face du spectateur dans un ciel dégagé, le paysage n’était pas encore noyé dans le déluge de lumière caractéristique de ses œuvres postérieures20. La vision de Wordsworth reste cependant limitée car il eût pu avoir, semble-t-il, l’intuition que l’évolution qu’il pressentait dans sa propre poésie toucherait également la peinture.
16La comparaison de deux tableaux de Turner représentant les chutes de la Clyde montre bien la place centrale de la lumière dans la transformation de la perception et de la création artistique. Situées près de Lanark en Écosse, les chutes de la Clyde étaient, dès la fin du dix-huitième siècle, une importante attraction touristique : elles figuraient en bonne place dans les guides de voyage et les amateurs de beauté pittoresque se délectaient du spectacle qu’elles offraient21. De construction très soignée, The Falls of Clyde (Les Chutes de la Clyde), aquarelle sur encre de 1801, s’inscrit dans cette tradition pittoresque. Réunis en un tout harmonieux, les différents éléments du paysage s’organisent selon la structure tripartite classique : au premier plan, la rivière glissant doucement et ses plates berges, rocheuses sur la gauche ; au deuxième plan, la barre rocheuse, brisée en son milieu par la cascade (point de convergence des lignes du tableau) ; au troisième plan, bordant l’arête des falaises et le torrent, les arbres qui s’estompent légèrement dans le lointain. La lumière irradie d’une source située derrière la masse rocheuse, sur la droite du tableau : les rayons effleurent le haut de la cascade pour aller toucher les premiers plans sur la gauche et des lignes obliques clairement tracées marquent les limites de l’ombre projetée par la falaise. Faisant ressortir la chute des eaux bouillonnantes et la poussière de gouttelettes flottant alentour, le contraste ombre-lumière n’est toutefois point trop accentué en raison des couleurs assez pâles du tableau. L’harmonie de ce paysage dynamique et raffiné est donc préservée.
17Huile sur toile datant de 1842, The Falls of the Clyde (Les Chutes de la Clyde) est une étude que Turner ne destinait pas au public. Elle résulte d’une reprise d’un tableau précédent, retravaillé dans le but d’analyser les effets produits par une forte lumière sur le paysage. Un flamboiement sublime du soleil embrase la cascade et les falaises, créant ainsi un paysage dominé par des tons chauds, soutenus, rouges et jaunes principalement, qui contrastent nettement avec la pâleur de l’aquarelle de 1801. Légèrement caché derrière la masse rouge sombre occupant la partie gauche du tableau, le soleil est globalement situé dans l’axe du torrent, surplombant un peu la ligne floue qui marque le bord supérieur des falaises. Au pied de ces mêmes falaises, la réflexion lumineuse de la cascade génère un halo clair, soutenu et vaporeux, qui semble constituer une seconde source lumineuse. Baigné de cette lumière intense, le paysage se dissout et les contours s’estompent, le dessin précis de l’aquarelle laissant place à des masses colorées. Le premier plan reste relativement net puisqu’on y distingue, assis sur des rochers, des personnages enveloppés de lumière. Les autres plans sont plus indéfinis mais la perspective aérienne, produite par la variation des valeurs et le dégradé des couleurs primaires, garantit la perception de l’espace et de la profondeur du tableau.
18Suivant le cours du torrent, un large ruban clair, jaune mêlé de blanc, traverse le tableau en un mouvement serpentin qui unifie, en les structurant souplement, les différents plans et éléments du paysage. Vaporeux et dilaté dans la partie supérieure représentant le ciel, ce ruban se densifie, grâce à un léger à-plat, au niveau du soleil et du cours supérieur de la Clyde. Mise en valeur par un souple ruban bleuté la bordant sur la gauche, une bande légèrement oblique, plus fine et moins compacte, signale alors les chutes elles-mêmes. S’élargissant au pied des falaises, la masse claire, plus uniforme, plus saturée, marque la réverbération de la lumière dans le halo généré par les gouttelettes jaillissant des eaux qui se fracassent sur les rochers. Puis, sur le plateau rocheux, le large ruban clair se fait plus fin, plus vaporeux, gagné, sur la gauche, par la bande bleutée évoquant le cours plus tranquille du torrent et sur la droite, par les tons orangés marquant ses berges escarpées et rocheuses. Une tache vaporeuse plus claire, au premier plan, signale enfin un léger ressaut, puis les teintes blanches, jaunes et bleutées se fondent les unes aux autres en se dissolvant en petites touches près du bord inférieur du tableau, là où sans doute les eaux plongent à nouveau dans le vide.
19Grâce à ce subtil maniement des textures et des nuances chromatiques, le spectateur peut donc deviner des formes en filigrane, traces d’un paysage pittoresque comme englouti dans une explosion de lumière et de couleurs. Révélant les forces élémentaires de la nature tout en faisant percevoir l’expressivité des couleurs primaires, ce torrent de lumière sur les chutes de la Clyde ouvre ainsi à une expérience esthétique intense : l’éblouissement sublime.
20L’évolution de la peinture romantique, sous l’influence de Turner notamment, invite donc à nuancer les propos partisans de Wordsworth, qui semblaient limiter à la poésie le privilège d’être un art subjectif. Ces réserves mises à part, la note à Descriptive Sketches demeure essentielle pour comprendre l’évolution esthétique du poète car elle signale un tournant majeur dans son attitude face au paysage. Désormais, au lieu de s’en référer aux « règles de l’art mimétique » (P, XI, v. 154), il consulte la nature et ses sentiments ; le paysage simplement vu cède alors la place au paysage perçu, reflet de ses émotions, désirs et souvenirs22. De façon surprenante, un passage d’Observations sur la rivière Wye… de William Gilpin offre une excellente description de cette appréhension subjective du paysage. Alors qu’il s’approchait de Monmouth, il s’était laissé surprendre par la nuit ; enveloppés dans « la grise obscurité d’un soir d’été », les objets naturels perdaient alors progressivement leurs contours distincts et n’étaient plus que confusément perçus ; ces circonstances inhabituelles inspirèrent à Gilpin les commentaires suivants :
Si elle n’est pas franchement favorable au paysage, une lumière de ce genre est très favorable à l’imagination. Cette faculté active donne un corps aux images à demi formées et donne vie aux sites les plus illusoires. Elle les combine rapidement et compose souvent des paysages, qui sont peut-être plus beaux que tous ceux existant dans la nature. Ils sont en fait formés à partir de la nature – à partir de ses sites les plus beaux qui, ayant été précieusement conservés dans la mémoire, resurgissent dans ces créations imaginaires en vertu de ressemblances lointaines qui frappent l’œil dans la multiplicité des surfaces évanescentes flottant devant lui.23
21Bien peu caractéristiques de leur auteur, ces lignes révèlent néanmoins qu’il avait eu l’intuition de l’une des idées centrales de Wordsworth (et des romantiques), à savoir le rôle essentiel de l’imagination dans l’appréhension de la nature et, partant, selon le mot d’Amiel, la possibilité de voir en « tout paysage […] un état de l’âme ».
2. Voyage intérieur dans la nature
Le sublime égotiste
22Dans ses « Observations sur L’Excursion », William Hazlitt critique les descriptions du poème, trop imprégnées de la subjectivité de l’auteur à son goût ; il regrette ainsi que les paysages observés soient seulement suggérés, comme s’ils étaient relégués dans le flou de l’arrière-plan pour donner la prééminence à une vision proprement personnelle :
Ses descriptions ne présentent pas les paysages naturels distinctement à l’œil nu par le biais de formes ou de circonstances, mais chaque objet est vu à travers le prisme de souvenirs innombrables, est revêtu de la brume de l’imagination comme d’une vapeur scintillante, est obscurci par un excès de gloire, possède l’obscure clarté d’un rêve éveillé. (1902, vol. I, p. 112)
23Nimbés des émotions et des souvenirs du poète, les objets évoqués paraissent se trouver dans l’entre-deux du réel et de l’imaginaire ; comme le soulignent les oxymores de la dernière phrase : « l’obscure clarté d’un rêve éveillé », cet état incertain les déréalise tout en les exaltant. Un passage du Prélude – dont Hazlitt n’avait point connaissance puisqu’il ne fut publié qu’en 1850, à titre posthume – montre que ses critiques s’appuyaient sur une analyse très pertinente que Wordsworth ne rejetait certainement point totalement, même s’il en désapprouvait les conclusions. Au livre II, en effet, le poète rapporte qu’au cours de promenades faites à l’aube pendant son enfance, il était parfois envahi d’une quiétude si profonde que son âme semblait se dilater pour s’étendre sur l’ensemble du paysage ou, plus précisément, l’absorber en son sein ; le regard ordinaire, celui de l’œil de chair, était alors supplanté par un regard imaginaire ou spirituel pour lequel s’effaçait la distinction du dedans et du dehors, du moi et de l’autre :
Oft in those moments such a holy calm
Did overspread my soul, that I forgot
That I had bodily eyes, and what I saw
Appear’d like something in myself, a dream,
A prospect in my mind.24
24Véritables plongées dans « l’abîme de l’idéalisme », ces expériences de déréalisation extrême de la nature devaient déstabiliser le jeune Wordsworth, qui, n’en percevant sans doute pas toute la portée, s’efforçait d’y mettre un terme en s’agrippant aux murs ou aux arbres :
J’étais souvent incapable de penser que les choses extérieures avaient une existence extérieure, et je communiais avec toutes les choses que je voyais comme si elles n’avaient point été étrangères, mais inhérentes à ma propre nature immatérielle. Maintes fois en allant à l’école, j’ai saisi un mur ou un arbre pour me ramener de cet abîme d’idéalisme à la réalité. (PW, IV, p. 463)
25Avec la maturité, cependant, le poète prit conscience de la valeur de ces moments visionnaires ou apocalyptiques alors plus rares, qui lui révélaient la puissance infinie de son imagination.
26Dans Le Prélude, deux de ces expériences intenses sont plus précisément évoquées : la descente des gorges du Gondo dans les Alpes (P, VI, v. 549-572) et la vision survenue au cours de l’ascension de Snowdon au pays de Galles (P, XIII, v. 1-119). À chaque fois, l’esprit de Wordsworth se substitue à la nature, comme par une spirale, mais dans le premier cas, la reconnaissance n’est que partielle : le poète ne se retrouve pas dans le paysage, interprétant au contraire les apparences naturelles comme des manifestations de l’esprit divin éternel ; dans l’épisode de Snowdon, en revanche, il saisit bien le paysage comme une figuration de ses plus nobles facultés. L’une et l’autre révélations ont lieu alors que Wordsworth se trouve dans les montagnes, mais l’image et le symbolisme de la faille ou du gouffre paraissent plus pertinents encore que ceux de l’élévation. Symboles, par leur profondeur et leur obscurité, de l’être le plus intime, la faille et le gouffre ont, en effet, la faculté de susciter un mouvement de retour sur soi ; aussi leur contemplation est-elle souvent le prélude à une introspection poussée, néanmoins appuyée sur les apparences naturelles. Ainsi, en regardant le paysage depuis Snowdon, Wordsworth contemplait en fait son esprit ; s’il avait logé « l’Âme, l’Imagination de l’ensemble » dans la déchirure bleutée rompant la nappe brumeuse, c’était que pour lui, l’imagination des hommes était enfouie au plus profond de leur être, « dans les recoins de [leur] nature » et ne pouvait être directement saisie de l’extérieur (P, XIII, v. 65, v. 195).
27Caractéristique de Wordsworth, cette vision métaphorique ou symbolique de l’espace était toutefois courante à la période romantique ; dans « Le Système des cieux », Thomas de Quincey a ainsi explicitement formulé l’idée sous-tendant, entre autres passages de l’œuvre poétique de son aîné, le début du livre XIII du Prélude :
Grand est le mystère de l’Espace, plus grand est le mystère du Temps. La conscience de l’un et l’autre mystères grandit en l’homme à mesure que l’homme lui-même grandit ; et chacun semble être une fonction de la faculté divine qui est en l’homme. En réalité, les profondeurs et les hauteurs qui sont en l’homme, les profondeurs qu’il sonde et les hauteurs auxquelles il aspire, sont simplement projetées et dotées d’une objectivité extérieure dans les trois dimensions de l’espace situées hors de lui. Il tremble devant l’abîme que contemplent ses yeux de chair, baissés vers la terre ou levés vers le ciel, ne sachant pas que cet abîme est, ne soupçonnant pas toujours consciemment qu’il est, mais par un instinct inscrit dans son cœur prophétique sentant qu’il est, pressentant qu’il est, craignant qu’il ne soit et parfois espérant qu’il soit le miroir d’un abîme plus majestueux qui s’ouvrira en lui un jour. (1889-1890, vol. VIII, p. 15)
28La faculté de saisir une telle correspondance dépend cependant de la sensibilité de chacun, comme le montre la comparaison entre la vision de Wordsworth depuis Snowdon et la contemplation d’un spectacle similaire par le « Suisse pastoral » de Descriptive Sketches. Composés en 1791-1792 – et eux-mêmes inspirés du Minstrel de James Beattie ou de l’ouvrage de Ramond de Carbonnières sur la Suisse –, les vers 494 à 511 de ce poème peuvent être lus comme le premier jet du paysage « visionnaire » décrit aux vers 40 à 62 du livre XIII du Prélude. Au milieu d’une mer de brume, s’ouvre effectivement une faille bleue, d’où s’élève le grondement de torrents innombrables : « Loud thro’ that midway gulf ascending, sound / Unnumber’d streams with hollow roar profound25. » Mais des sons plus familiers, absents de la vision de Snowdon, viennent compléter le paysage sonore – voix humaines, chants d’oiseaux, bêlements de troupeaux ou tintements de clochettes. La différence majeure avec l’épisode relaté au livre XIII réside néanmoins dans l’émotion suscitée. Le sentiment sublime qui s’empare du berger suisse perché sur la falaise ne tient, en effet, nullement à un sentiment de terreur ou de crainte révérencielle (« awe »), mais à un profond ravissement esthétique, dont l’intensité est soulignée par la double négation à valeur de litote : « Think not, suspended from the cliff on high / He looks below with undelighted eye26. » Pour la version de 1849, Wordsworth révisa considérablement ce distique, donnant aux sentiments du berger suisse une inflexion plus nettement spirituelle : « Think not the peasant from aloft has gazed / And heard with heart unmoved, with soul unraised27. » Reprenant le procédé de la double négation, Wordsworth suggère bien une expérience particulièrement forte, sans doute sublime, mais n’offre pas d’interprétation subjective comme dans la vision de Snowdon, où le paysage apparaît comme « l’image parfaite d’un Esprit puissant, / D’un esprit qui se nourrit d’infini » (P, XIII, v. 69-70). Cette lecture éminemment personnelle de la nature est donc le fruit de son génie et de ses habitudes de pensée, qui le rendent plus susceptible de déceler les analogies entre le monde et l’homme. Enclin à la méditation et à la réflexion, il peut plus facilement retrouver l’image de son esprit dans le spectacle visionnaire du gouffre et des montagnes embrumées car, de manière plus consciente que le berger suisse, il se « nourrit d’infinité » (v. 70) ou, pour reprendre une formule de 1850, « médite / Sur l’abîme obscur » (v. 70-71), scrutant le mystère de son être dans un mouvement introspectif fondé sur des détours par la nature.
29Lieu d’une véritable exploration, cette contemplation des zones d’ombres de l’esprit humain définissait pour Keats le génie de son aîné. Dans la lettre de mai 1818 à Reynolds où il introduit l’idée de « la Chambre de la Pensée-vierge », le jeune poète affirme, en effet, que « son génie consiste à explorer ces noirs Passages » (p. 136) qui s’ouvrent de toutes parts une fois la pièce envahie par l’obscurité. Or ces incursions étaient autant de plongées dans l’inconnu, visant à découvrir ou à mieux connaître « quelque région inexplorée de [son] esprit28 ». Courageuse, cette quête des secrets de la vie intérieure comportait cependant un risque, celui du solipsisme, auquel Wordsworth n’échappa pas totalement selon Keats, qui désavouait « le sublime wordsworthien ou égotiste » (Lettres, p. 207). Wordsworth n’était certes pas entièrement replié sur lui-même, mais il avait tendance à tout ramener à sa propre personne. Les expériences sublimes comme celle de Snowdon mettent ainsi parfaitement en lumière cette appropriation de la nature par l’esprit, car le mécanisme y était poussé à l’extrême. Perçus comme des emblèmes ou des caractères, les objets et les paysages s’épuisaient alors dans leur rôle figuratif : ils servaient de support à la réflexion du poète mais, une fois le déchiffrement effectué, ils disparaissaient du champ de sa méditation, tout entière centrée sur lui-même. Dans des cas plus ordinaires, la substitution n’était pas aussi absolue, mais elle restait néanmoins présente. Comme l’a bien montré Hazlitt dans l’un de ses essais sur le génie, la valeur intrinsèque des objets naturels importait finalement peu à Wordsworth ; il appréciait surtout leur capacité à stimuler sa mémoire et sa pensée : « Son génie est l’effet de son caractère individuel. Il imprime ce caractère, ce profond intérêt individuel, sur tout ce qu’il rencontre. L’objet n’est rien s’il ne fournit matière à la méditation intérieure, à d’anciennes associations. » (1902, vol. VI, p. 44) Imprimant (« stamps ») son caractère sur le paysage, Wordsworth le colorait donc de sa subjectivité, s’offrant ainsi la possibilité de se découvrir ou de se re-trouver dans la nature.
Le paysage, reflet de la subjectivité
30Une variante à « To the Same [Lycoris] » établit clairement la corrélation entre paysage et humeur (« mood ») ; invitant sa tendre amie à se retirer dans un berceau de verdure aux heures chaudes de la journée, le poète précise, en effet, que par son calme et son silence, la douce charmille lui procurera une profonde tranquillité intérieure : « Come let us venture to exchange the pomp / Of wide-spread landscape for the internal wealth / Of quiet thought29. » Le paysage se reflète donc dans l’âme et influence ses états, mais l’inverse est également vrai ; le paysage est le miroir de l’âme et les humeurs de l’observateur en informent la perception. Aussi la lecture de la nature ou l’interprétation de ses voix dévoilent-elles la subjectivité de l’auteur, parfois (souvent ?) à son insu. Au début de « Yarrow Revisited », par exemple, les « graves pensées » (v. 9) du poète le poussent à se focaliser sur un élément particulier du paysage : les « feuilles flétries » (v. 11), symboles par excellence de l’automne et de la vieillesse, cet automne de la vie. Par contraste ou compensation, les vers suivants : « But breezes played, and sunshine gleamed – / The forest to embolden30 » apportent une touche de gaieté au tableau, sans toutefois parvenir à effacer les sentiments mélancoliques d’abord suggérés. Les pensées du poète l’incitent donc à prêter attention à des détails entrant en consonance avec elles et influencent ainsi sa perception de la nature, qui les révèle en retour31. D’où l’analogie générale établie au fil des vers entre paysage extérieur et « paysage intérieur » (« inward prospect », v. 38), plus précisément entre la vallée de l’Yarrow et « la profonde vallée de l’âme » (« the soul’s deep valley », v. 39).
31Dans les descriptions poétiques de la nature, la sélection de détails signifiants n’est pas le seul indice laissant apparaître l’humeur, les pensées ou les attentes de l’observateur ; n’est pas, en somme, la seule marque de sa subjectivité. De manière beaucoup plus directe, toutes les tentatives d’interprétation d’une scène ou d’un espace précis portent le sceau de leur auteur, comme l’illustre notamment « The Solitary Reaper ». En dépit de l’invitation du premier vers : « Regardez-la esseulée dans le champ », le paysage évoqué dans ce texte est beaucoup moins visuel que sonore, car le poète s’intéresse moins à la figure de la faucheuse solitaire elle-même qu’à son « mélancolique refrain » (v. 6) qui emplit le vallon jusqu’à former un remarquable soundscape (paysage sonore) : « O listen ! for the Vale profound / Is overflowing with the sound32. » Source d’un ravissement profond chez le poète – « I listened, motionless and still33 » –, la mélodieuse mélopée tire sa puissance du mystère qui l’entoure. Distance et altérité apparaissent, en effet, comme des composantes essentielles de l’expérience relatée car elles permettent au voyageur (le sujet implicite et indéfini des impératifs : « behold », « stop » et « pass »), mais surtout au « je » poétique, de se projeter sur la scène bucolique. D’emblée, la séparation spatiale est soulignée par le biais de l’adjectif dialectal « yon » : « Yon solitary Highland Lass » (« Cette solitaire Demoiselle des Highlands », v. 2). En outre, sans autres caractéristiques que sa solitude, son activité et son chant, la jeune paysanne demeure foncièrement étrangère. Enfin, sa langue – l’erse – empêche le poète de comprendre les paroles de sa chanson, dont le caractère exotique est signalé par les parallèles imparfaits qui lui viennent à l’esprit : la voix du rossignol s’élevant d’une douce retraite ombragée « au milieu des sables arabiques » (v. 12) ou celle du coucou entendue au printemps « dans les plus lointaines Hébrides » (v. 16). Si elle le laisse un temps désemparé, cette incompréhension stimule néanmoins rapidement son imagination ; le sens de la complainte n’étant pas figé pour lui par les mots qui la composent, il a tout le loisir d’en concevoir diverses interprétations, dans le cadre d’une tonalité mélancolique clairement affirmée : « melancholy strain » (mélancolique refrain, v. 6), « plaintive numbers » (mesures plaintives, v. 18) et l’allusion au rossignol (v. 9). S’il suppose que la chanson évoque la tristesse ou la souffrance, le poète en retire néanmoins un véritable plaisir, comme le suggère notamment « welcome notes » (« mélopée bienvenue ») au vers 10. Rompant le silence et sans doute sa propre solitude (en dépit de l’hypothétique voyageur suggéré par l’apostrophe initiale), cet intermède musical lui offre de surcroît une précieuse récompense dépassant largement les limites spatio-temporelles strictes de la rencontre : « And, as I mounted up the hill, / The music in my heart I bore, / Long after it was heard no more34. » Au-delà de ce souvenir, cependant, la récompense ultime de Wordsworth réside dans la composition de son propre poème. Par son mélancolique refrain, la faucheuse solitaire l’aide donc à trouver la voie – la voix ? – de la création et peut, en cela, être envisagée comme une muse, voire comme la figure idéale du poète, celle dont il souhaiterait se rapprocher. En effet, par la beauté lyrique de son chant, la jeune demoiselle des Highlands dote d’un étonnant pouvoir émotionnel et esthétique l’évocation de thèmes banals, mais profondément humains (« Familières affaires du jour présent », v. 22 ; « Quelque tristesse naturelle, perte ou bien peine », v. 23), et cette transmutation artistique du réel n’est pas sans évoquer l’ambition poétique exprimée par Wordsworth dans la préface de la seconde édition des Ballades lyriques (1800).
32Un passage des Souvenirs d’un voyage en Écosse en l’an 1803 de Dorothy, présentant comme « The Solitary Reaper » une figure isolée en parfaite symbiose avec son environnement naturel, dévoile de manière plus explicite encore le mécanisme de projection informant la perception des paysages. Revenant à Tarbet après une excursion pédestre de trois jours dans la région sauvage des Trossachs, Dorothy, William et Coleridge avançaient sous une pluie fine, dans un paysage embrumé où résonnaient les torrents ; l’obscurité du crépuscule se répandait progressivement sur les objets naturels, dont elle estompait les contours : « Tout était immense et solitaire – ciel, eau, montagnes se fondaient en un tout. » (VE, p. 124) Exceptionnelles, ces circonstances tenaient leur esprit en alerte, d’autant plus que la splendeur et la solitude de ce paysage crépusculaire en faisaient un cadre idéal pour une expérience extra-ordinaire, voire « visionnaire ». Un cri aussi étrange qu’inattendu retentit effectivement soudain, stoppant net les trois marcheurs :
Tandis que nous allions de l’avant, la route nous faisant franchir le sommet d’une colline, nous nous arrêtâmes soudainement en entendant un cri à demi articulé en gaélique, qui provenait du champ voisin ; il venait d’un petit garçon, que nous pouvions voir sur la colline entre le lac et nous, enveloppé dans un plaid gris ; il devait sans doute faire rentrer les vaches pour la nuit. Son apparence touchait l’imagination au plus haut point : des brumes flottaient sur le flanc des collines, l’obscurité se refermait sur l’immense avenue des montagnes, les torrents grondaient, il n’y avait aucune maison en vue où l’enfant aurait pu habiter ; sa tenue, son cri, son apparence, tous différents de ce à quoi nous avions été habitués. (VE, p. 124)
33Sans attache apparente, ni autre trait distinctif que son plaid gris, le jeune pâtre solitaire brusquement révélé aux marcheurs semble incarner une altérité fondamentale, dont le signe le plus manifeste est indéniablement son cri mystérieux : « a half-articulate Gaelic hooting ». À peine articulé et émis dans une langue inconnue pour Wordsworth et ses compagnons, il s’apparente, en outre, au ululement des chouettes (« hooting »). Plus qu’une parole véritable, c’est donc une voix obscure – naturelle et animale – qui parvient à leurs oreilles, presque un son pur, dont la portée dépasse largement la signification littérale (le jeune berger rassemble simplement son troupeau pour la nuit). Immédiatement signalée par l’arrêt brutal des marcheurs35, la puissance extraordinaire, presque magique, de ce cri incantatoire apparaît également dans la transmutation du paysage en un texte enchâssant la quintessence de la vie dans les Highlands :
C’était un texte, comme W. me l’a fait remarquer depuis, qui contenait en lui-même toute l’histoire de la vie des Highlanders – leur mélancolie, leur simplicité, leur pauvreté, leur superstition, et par-dessus tout, ce caractère visionnaire qui résulte d’une communion avec ce qui, dans la nature, n’est pas de ce monde. (VE, p. 124)
34Même si l’incise n’exclut pas la possibilité que cette métamorphose ait été opérée par Wordsworth sur le moment même, ses habitudes intellectuelles laissent plutôt penser qu’il ne perçut véritablement la valeur symbolique de cette scène qu’a posteriori, en se la remémorant. D’ailleurs, bien loin de déchiffrer seulement ce tableau mémorable et d’articuler des significations déjà inscrites dans le paysage lui-même, il avait composé son propre texte. En donnant libre champ à son imagination, la distance le séparant du berger et le flou créé par l’obscurité brumeuse d’un crépuscule pluvieux avaient, en effet, facilité la transformation de cet espace naturel en écran sur lequel il pouvait projeter ses attentes. Il put ainsi avoir la satisfaction, plus ou moins consciemment illusoire, de découvrir inscrites dans la nature (et par là même légitimées) ses aspirations les plus chères, alors qu’il re-trouvait seulement ce qu’il y avait lui-même logé. Sous la forme masquée de la voix du paysage, Wordsworth avait donc mis au jour la voix sourde de ses propres désirs, comme si la reconnaissance de son être le plus intime ne pouvait s’opérer que par le biais d’une extériorisation, d’un détour par la nature.
35Or, grâce notamment à ses « solitudes habitées », l’Écosse se montrait particulièrement propice à ces jeux souvent inconscients de l’esprit et de l’imagination : « L’Écosse, plus que tous les autres pays que j’ai visités, est celui où un homme à l’imagination fertile peut le mieux façonner ses propres plaisirs », affirme, en effet, Dorothy au début de son journal (VE, p. 34). Ainsi, en interprétant l’épisode du « ululement » comme un emblème de la vie des Highlands, « par-dessus tout, ce caractère visionnaire qui résulte d’une communion avec ce qui, dans la nature, n’est pas de ce monde », Wordsworth révélait les espoirs qu’il avait formés en entreprenant son périple dans des régions d’Écosse où les voyageurs de l’époque ne s’aventuraient guère. Il allait donc marcher dans des lieux sauvages (tels les Trossachs) pour entrer en « communion avec ce qui, dans la nature, n’est pas de ce monde », aspirant ainsi à retrouver le contact privilégié de son enfance pour s’ouvrir de nouveau aux « visites de la puissance imaginative » (P, XI, v. 253) et dès lors posséder lui-même le caractère visionnaire attribué aux Highlanders. Si les « solitudes habitées » de l’Écosse touchaient tellement son imagination, c’était justement parce qu’elles offraient souvent l’image d’un rapport symbiotique de l’homme avec la nature. Ainsi, la demoiselle ayant inspiré le poème « To a Highland Girl… » était si parfaitement intégrée à son environnement qu’elle l’incarnait, à la manière d’un esprit du lieu : « […] the cabin small, / The lake, the bay, the waterfall ; / And Thee, the Spirit of them all36! » Sans pousser l’assimilation aussi loin que son frère, Dorothy se plaisait également à relever des exemples d’harmonie entre l’homme et la nature. Elle explique notamment en ces termes le fort intérêt suscité en eux par la présence d’une femme solitaire enroulée dans son plaid gris, au beau milieu d’une vallée désolée et stérile : « Il y avait tant d’obscurité et d’incertitude à son égard, et sa figure s’accordait si bien à la désolation de l’endroit, que nous devons au hasard de sa présence quelques-uns des sentiments les plus intéressants jamais suscités en nous par des objets naturels liés à un être humain dans une morne solitude. » (VE, p. 33) Si ces scènes se rapprochent de celle du « ululement », elles n’en possèdent cependant pas l’extraordinaire pouvoir ; comment l’expliquer ?
36Les circonstances extérieures exceptionnelles donnaient d’emblée à la rencontre avec le jeune berger un caractère surnaturel. À cause de la visibilité réduite, en effet, le garçon n’apparut aux marcheurs qu’au moment où il poussa son étrange cri semblable au ululement des chouettes. Or, dans l’esprit de Wordsworth, mais sans doute aussi de Dorothy, un cri aussi caractéristique ne pouvait manquer d’évoquer la figure d’un autre jeune garçon, celui de « There was a Boy », qui allait la nuit interpeller les chouettes silencieuses en imitant leur cri (P, V, v. 398). Comme nous l’a un jour suggéré Christian La Cassagnère, la scène dans les Highlands semble répéter de façon quasi fantastique et inconsciente celle écrite quelques années plus tôt, à la fin de l’automne 1798. La force paralysante du ululement s’expliquerait alors par le surgissement, violent et inattendu, de l’imaginaire dans le réel. Loin d’être postérieur à l’expérience « visionnaire », le texte mis au jour par Wordsworth le précéderait donc et l’imaginaire informerait totalement sa perception. Le berger serait ainsi une figure surgie des brumes obscures du passé – d’un passé non seulement textuel, mais aussi personnel puisque, comme le révèle le manuscrit JJ, le « garçon » de la ballade lyrique masque en fait le « je37 ». Illustrant à sa manière la phrase d’Aragon : « La nature est mon inconscient », l’épisode semble donc se rapprocher des phénomènes d’« inquiétante étrangeté », ce qui expliquerait son étonnante puissance émotionnelle38.
37Dans la préface aux Poèmes (1815), Wordsworth commente en ces termes le poème « There was a Boy » : « Guidé par l’un de mes instincts primaires, j’ai représenté une commutation et un transfert de sentiments intimes coopérant avec des accidents extérieurs pour planter, pour l’éternité, des images sonores et visuelles dans le sol céleste de l’imagination. » (PW, II, p. 440) En vertu de l’« image sonore » des ululements à jamais « plantée » dans l’imagination de Wordsworth, une partie enfouie de son passé ressurgit donc à l’improviste, investissant l’espace. Mais si des « images sonores ou visuelles » pénètrent dans le sol de l’imagination, l’imagination elle-même et, au-delà, la subjectivité tout entière peuvent également se loger dans des images.
Retour sur les lieux du passé
38Grâce à son contact avec les bergers du Cumberland, Wordsworth était depuis son enfance habité par une profonde croyance en la mémoire des lieux, convaincu que la nature était dépositaire des expériences et des émotions vécues en son sein. La vie des petits propriétaires était ainsi consignée dans leurs terres, qui jouaient le rôle de journaux intimes extérieurs : « Leurs petits lopins de terre servent en quelque sorte de point de ralliement permanent pour leurs sentiments familiaux, de tablette sur laquelle ils sont écrits et qui fait d’eux des objets de mémoire dans des milliers de cas où ils auraient sinon été oubliés39. » De la même manière, et comme en témoignent ses poèmes, les nombreuses promenades de Wordsworth dans les paysages pastoraux de la région des Lacs lui permettaient d’y inscrire sa subjectivité40. Extrêmement puissant, cet investissement de la nature par sa personne devait se révéler durable puisque son ombre continue de planer sur les environs de Grasmere, où ses admirateurs se rendent aujourd’hui encore, dans un esprit de vénération certes, mais également animés par l’espoir d’entrer en contact avec lui via l’espace et de revitaliser ses évocations poétiques par la découverte des paysages réels les ayant suscitées. Comme le remarque Ian Ousby dans The Englishman’s England…, c’est justement à la période romantique qu’émergea la notion de « paysage littéraire » sous-tendant cette attitude (1990, p. 187).
39Pour Wordsworth lui-même, les lieux de prédilection des écrivains étaient toujours nimbés d’une aura particulière car il était persuadé que leur mémoire les hantait encore. « Jardin d’esprits éminents », Cambridge toucha donc au plus haut point son imagination car en déambulant dans les colleges et leurs environs, il avait le sentiment de mettre ses pas dans ceux d’illustres poètes du passé tels que Chaucer, Spenser ou encore Milton (P, III, v. 260-267). Par ailleurs, lorsqu’il visita le château de Blair Athol en 1803, il ne cessa de penser à Robert Burns, qui y avait séjourné quelque temps. En parcourant les espaces que le poète écossais avait lui-même parcourus, en s’asseyant sur le siège où il s’était attardé, Dorothy et William avaient l’impression d’entrer en communion avec lui, par-delà la distance temporelle (VE, p. 204). L’idée d’une communion par-delà la mort via le paysage se retrouve dans « Three years she grew in sun and shower », l’un des « Lucy Poems », qui s’achève sur ces vers :
She died, and left to me
This heath, this calm, and quiet scene;
The memory of what has been,
And never more will be.41
40En disparaissant, la jeune enfant laissa donc tout de même au poète une trace visible de son existence : le vallon couvert de lande, dont le moindre recoin garde le souvenir de ses promenades et de son activité débordante.
41Comme le suggèrent tous ces exemples, et selon une idée chère à Bachelard, la mémoire est donc éminemment spatiale :
Dans ses mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. […] C’est par l’espace, c’est dans l’espace que nous trouvons les beaux fossiles de durée concrétisés par de longs séjours. L’inconscient séjourne. Les souvenirs sont immobiles, d’autant plus solides qu’ils sont mieux spatialisés.42
42Aussi le meilleur moyen pour retrouver le souvenir d’un être aimé ou celui de son propre passé est-il de se rendre dans les endroits où la mémoire les a logés puisque, par association d’idées, ils y sont presque inévitablement ravivés. Un passage du Journal d’un voyage sur le Continent, 1820 de Dorothy illustre bien ce phénomène de reviviscence ; elle y évoque les sentiments de Wordsworth au col du Simplon, à la vue du sentier sur lequel Jones et lui-même avaient fait fausse route en 1790 :
Il m’est impossible de dire à quel point il fut ému lorsqu’il découvrit que c’était celui-là même qui l’avait tenté dans sa jeunesse. Les sentiments de cette époque lui revinrent, aussi frais que s’ils avaient été de la veille, mais néanmoins mêlés à la vision imprécise de trente années vécues dans l’intervalle. (DWJ, I, p. 260)
43Comme le signale l’expression « aussi frais que s’ils avaient été de la veille », les émotions éprouvées trente ans plus tôt ne furent pas seulement rappelées à son souvenir : elles furent à nouveau ressenties, unissant ainsi, pour un instant, deux moments distincts de son existence. Par-delà cette fusion, cependant, le surgissement du passé ne pouvait manquer de lui faire prendre conscience du temps écoulé entre ses deux visites. Au col du Simplon, ce passage du temps était d’ailleurs inscrit dans le paysage lui-même puisque la construction de nouvelles routes était venue modifier son visage. Dans des espaces en apparence immuables – mieux préservés en tout cas des transformations perpétrées par l’homme –, sa conscience du flux temporel était parfois encore plus aiguë, en vertu de l’opposition entre la pérennité de la nature (dans ses grandes formes du moins) et les changements fort perceptibles affectant son être. Ainsi, alors qu’il contemplait pour la seconde fois l’Yarrow et sa vallée, il ne put s’empêcher de noter le contraste existant entre le cours d’eau et sa propre destinée ; dans un renversement de la perspective héraclitéenne43, en effet, il percevait l’Yarrow comme le symbole d’une permanence totalement étrangère à l’homme et à sa foncière mutabilité, soulignée par le polyptote du vers 36 :
[…] as Yarrow, through the woods
And down the meadow ranging,
Did meet us with unaltered face,
Though we were changed and changing.44
44Pour Wordsworth, le retour sur les lieux de son passé était donc une expérience complexe mettant en jeu la conscience de deux êtres distincts, entre lesquels un pont était néanmoins établi. Ce double phénomène est remarquablement mis en lumière dans « Lines Composed a Few Miles above Tintern Abbey », dont le sous-titre signale d’emblée la problématique du retour et de la répétition : « on revisiting the banks of the Wye during a tour » (« lors d’une nouvelle visite des rives de la Wye durant un voyage »).
45En contemplant une nouvelle fois les environs de l’abbaye en ruine découverts cinq ans plus tôt, Wordsworth se souvient de son être passé, de cette époque où il bondissait par monts et par vaux, poussé par son amour passionné de la nature, « For nature then […] / To me was all in all45 ». Mais cette évocation est tout entière habitée par la conscience aiguë du caractère révolu de cette période, comme le signalent – outre l’emploi du prétérit – les remarques qui l’encadrent : « Though changed, no doubt, from what I was when first / I came among these hills » et « That time is past, / And all its aching joys are now no more46 ». Cette profonde rupture explique sans doute en partie la difficulté de Wordsworth à se décrire au passé : « I cannot paint / What then I was47. » Dans l’espace des cinq années séparant ses deux visites, l’évolution du poète fut, en effet, si importante que son retour sur les rives de la Wye mettait pour ainsi dire en présence deux visages bien différents de lui-même. L’expérience décrite par « Tintern Abbey » pourrait donc se comprendre à la lumière de ces vers du livre II du Prélude :
A tranquillizing spirit presses now
On my corporeal frame: so wide appears
The vacancy between me and those days,
Which yet have such self-presence in my mind
That, sometimes, when I think of them, I seem
Two consciousnesses, conscious of myself
And of some other Being.48
46Cependant, « Tintern Abbey » est, ou s’efforce d’être, dans son ensemble, un poème de la continuité, non de la rupture. Aussi Wordsworth y élabore-t-il diverses stratégies pour résoudre son rapport problématique à un passé qu’il sent lui échapper. Le cinquième verse-paragraph cristallise ainsi de manière remarquable l’impression de dédoublement évoquée dans l’extrait du Prélude. Le poète y révèle, en effet, la présence à ses côtés de sa « chère, très chère amie » (v. 116), sa sœur Dorothy. Or celle-ci est présentée comme la dépositaire – voire l’incarnation – de son passé : non content de se reconnaître dans ses « folles extases », il va jusqu’à « saisi[r] dans [s]a voix / Le langage de [s]on cœur d’autrefois, et [à] li[re] / [S]es plaisirs d’autrefois dans les vifs éclairs / De [s]es yeux sauvages49 ». Désireux dès lors de préserver l’image incarnée de son passé, il adresse une prière confiante à la nature, l’implorant de laisser encore quelque temps à Dorothy son enthousiasme juvénile :
Oh! yet a little while
May I behold in thee what I was once,
My dear, dear Sister! and this prayer I make,
Knowing that Nature never did betray
The heart that loved her.50
47Toutefois, même si la nature exauçait ses vœux, la résolution de son problème existentiel ne serait que temporaire dans la mesure où l’ardente spontanéité de Dorothy est elle aussi destinée à mûrir pour laisser place à un « plaisir plus sobre » (v. 139). Il viendra donc un temps où il ne pourra plus « saisir dans [s]es yeux sauvages ces lueurs / D’existence passée » (v. 148-149). La perspective envisagée dans ce verse-paragraph se révèle finalement précaire car la continuité désirée de son être repose sur l’attitude persistante de sa sœur, ainsi que sur la bienveillance de la nature. Or ce « pacte » implicitement établi relève d’un pari. De crainte, peut-être, qu’il ne vienne à se rompre, le poète développe, en parallèle, l’idée d’une autre forme de continuité : moins tributaire de la reviviscence d’un état passé, davantage ancrée dans son être intime et, surtout, propre à intégrer la possibilité d’une évolution cohérente et unifiée.
48Pour Wordsworth, en effet, les différences superficielles ne devaient pas masquer une communauté plus profonde ; aussi s’est-il efforcé de démontrer dans le quatrième verse-paragraph que son changement radical d’attitude face à la nature n’entamait nullement son amour pour elle : « Therefore am I still / A lover of the meadows, and the woods, / And mountains51. » L’adverbe « still » souligne ici qu’à la manière d’un fil traversant son existence en en reliant les différentes périodes, la constance de son amour pour la nature lui assurait une certaine continuité dans le temps. Mais la mémoire restait pour lui le moyen le plus puissant d’unifier les divers moments de sa vie. De fait, comme le précisent les deuxième et troisième verse-paragraphs, les formes naturelles observées cinq ans plus tôt n’avaient cessé de vivre dans son esprit, grâce à l’exercice de cette haute faculté : « These beauteous forms, / Through a long absence, have not been to me / As is a landscape to a blind man’s eye52. » Lorsque par un travail de remémoration il se « re-présentait » le « paysage pastoral et verdoyant » (v. 158) proche de Tintern Abbey, Wordsworth mêlait en une même perception le passé et le présent, l’un informant et vivifiant l’autre, dans un processus complexe d’interaction garantissant la continuité de son être – d’où l’émergence du present perfect. Au fur et à mesure de ses méditations, l’image du paysage s’épaississait donc, s’enrichissant de tous les souvenirs et de toutes les émotions qu’elle avait suscités et auxquels Wordsworth l’avait associée. Si elles restaient bien présentes à son esprit, les « belles formes » ne demeuraient donc pas figées, mais se métamorphosaient puisqu’au fil du temps la subjectivité du poète venait s’y inscrire toujours davantage. Aussi la « re-découverte » de la Wye impliquait-elle une confrontation non seulement du passé et du présent, mais aussi du réel et de l’imaginaire. Wordsworth ne dut certainement pas retrouver le paysage auquel il s’attendait, tant les belles formes auparavant observées avaient été transformées par l’exercice de sa mémoire et de son imagination. Cette déception explique sans doute en grande partie les répétitions quasi incantatoires du premier verse-paragraph : « And again I hear » (« Et j’entends à nouveau », v. 2), « Once again / Do I behold » (« Une nouvelle fois, je vois », v. 4-5), « The day is come when I again repose » (« Le jour est venu où je repose », v. 9), « Once again I see » (« Une nouvelle fois, je vois », v. 14). Au début de chacune des quatre phrases du verse-paragraph, Wordsworth marque donc avec insistance l’idée d’un retour, comme s’il voulait s’en convaincre lui-même pour se défaire de l’emprise de son paysage imaginaire et regarder, sans ce filtre déformant, le paysage réel. Les nombreux déictiques – « these », « this » ou encore « here » – jouent un rôle similaire.
49Son succès mitigé est signalé au début du quatrième verse-paragraph, dans un passage non dénué d’ambiguïté. Son « plaisir présent » dépend, en effet, de la reviviscence de « l’image de l’esprit » et semble tout entier tourné vers l’avenir puisqu’il est d’emblée envisagé comme la matière de futurs souvenirs :
And now, with gleams of half-extinguished thought,
With many recognitions dim and faint,
And somewhat of a sad perplexity,
The picture of the mind revives again:
While here I stand, not only with the sense
Of present pleasure, but with pleasing thoughts
That in this moment there is life and food
For future years.53
50Bien que nulle mention ne soit faite du passé dans les derniers vers, celui-ci reste confusément présent dans l’évocation par l’intermédiaire des « lueurs de pensées à demi éteintes » et « reconnaissances vagues et obscures ». N’étant pas prédominant, le passé laisse donc un espace libre pour de nouvelles émotions, qu’il informe néanmoins.
51Au vu de ces diverses remarques, la difficulté du poète à « peindre ce qu’il était alors » (v. 75-76) devient plus compréhensible : s’il lui était impossible de donner une description précise de sa personne cinq ans plus tôt, c’était sans doute finalement moins à cause d’une rupture profonde qu’en raison de l’absence d’une image inchangée de « Wordsworth en 1793 », sa mémoire et son imagination n’ayant cessé de modifier ses souvenirs en y intégrant des significations nouvelles. Le retour sur les lieux du passé ne restituait donc jamais celui-ci intact – désir proprement utopique –, mais enrichi du présent et de la durée écoulée.
52Lorsqu’il s’installa à Grasmere en décembre 1799, Wordsworth revenait sur le terrain de son enfance : ce retour lui permettait non seulement de raviver ses souvenirs et de combler le vide entre passé et présent, mais encore de restaurer les liens privilégiés qu’il avait eus avec la nature durant ses jeunes années. Convaincu comme Proust plus tard que les paysages de son enfance étaient « les gisements profonds de [s]on sol mental54 », il espérait ainsi se ressourcer et donner une plus grande stabilité à son être.
53Si la marche symbolise souvent une progression inexorable éloignant l’homme de son passé, elle peut au contraire participer d’un effort pour le récupérer dès lors qu’elle est contrôlée par la pensée et guidée par une intention précise. Ainsi une fois que Wordsworth fut de nouveau installé dans la région des Lacs, ses promenades sur les chemins du passé lui permirent d’établir un lien puissant, car proprement physique, entre les différentes périodes de sa vie. En foulant les mêmes lieux, il ravivait ses anciennes traces et maintenait une relation primordiale tant avec son passé qu’avec la nature. Jouant un rôle précieux dans sa quête incessante de continuité, le retour sur les lieux du passé avait donc pour lui de remarquables vertus régénératrices et un passage au début du livre IX de L’Excursion suggère même que, grâce à la puissance de la mémoire, le retour spirituel sur les chemins de l’enfance peut permettre un ressourcement similaire car l’âme retrouve alors, intactes, les traces de sa vigueur originelle (v. 36-40). Or son entreprise (dans Le Prélude notamment) consistait précisément à ressaisir et recréer (« recapture », diraient les Anglais) son existence en en « re-parcourant » les chemins et en en « revisitant » les lieux par l’écriture. Activité foncière de retour, celle-ci obéissait donc chez lui à la même logique que la marche dans les paysages de son enfance, à savoir, elle lui permettait à la fois de ne point perdre son être passé et d’envisager son existence comme un continuum temporel55. À cet égard, les incessantes révisions de Wordsworth semblent être le pendant littéraire de ses fréquents retours sur les lieux marquants de son histoire. Dans Revision and Romantic Authorship, Zacharie Leader affirme ainsi : « Wordsworth retourne à ses poèmes comme il retourne à l’Yarrow, à Calais, à Londres ou dans les Alpes : pour tester ses pouvoirs, tout en essayant de confirmer et de tester l’intégrité et la continuité de son être56. » Par ses remaniements, Wordsworth cherchait certes à trouver la formule exacte pour donner plus de force et de justesse à ses vers, mais, à l’instar de ses secondes visites, ses modifications visaient sans doute aussi à faire revivre ses textes, à revivifier ses évocations pour ranimer son être enchâssé dans « le mystère des mots » (P, V, v. 621).
54Révisions poétiques et retours géographiques obéissaient donc à un même principe de répétition créatrice qui, loin d’être pure reproduction, incluait en son sein des éléments de variation. Or ce principe – généralement lié à un questionnement personnel – se retrouve dans une série de rencontres étrangement ressemblantes.
3. Vers des rencontres « étrangement inquiétantes57 »
Un étrange phénomène de répétition
55Si les promenades de Wordsworth facilitaient sa méditation, elles lui permettaient également de faire des rencontres extra-ordinaires qui ouvraient une voie vers son intériorité. Son œuvre poétique évoque plusieurs de ces expériences frappantes, les plus remarquables étant ses rencontres avec le discharged soldier (le soldat démis de ses fonctions, le vétéran), le leech-gatherer (le pêcheur de sangsues) et le blind beggar (le mendiant aveugle) de Londres, qui présentent toutes trois un certain nombre de traits communs58. En dépit de conditions extérieures différentes – l’épisode du vétéran se passe de nuit, les deux autres de jour ; celui du mendiant aveugle, à Londres, au milieu de la foule, les deux autres dans la région des Lacs, à un moment où le poète se promène seul –, les circonstances préludant à la rencontre répondent au même schéma fondamental : sans être guidés par une intention précise, les pas du poète le mènent à proximité d’une figure qu’il découvre subitement, avec un étonnement si fort que son mouvement en est interrompu59. Les figures ainsi révélées, comme par une grâce divine, possèdent, en outre, des caractéristiques étonnamment similaires ; solitude, dénuement et marginalité (sociale et/ou géographique) sont le lot commun de ces personnages laconiques, sinon silencieux, quasi immobiles et figés. Frappantes, ces ressemblances donnent l’impression de voir réapparaître à chaque fois, dans des circonstances différentes et sous un autre visage, une seule et même figure. Or, pour reprendre les mots de Freud dans « Das Unheimliche », ce « facteur de répétition non intentionnelle […] imprime le sceau de l’étrangement inquiétant » à cette série de rencontres (p. 240).
56Au début de son essai, Freud donne la définition suivante de ce sentiment particulier : « L’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier » (p. 215) et qui, démontre-t-il ensuite, dérive toujours de la vie infantile. Il précise ainsi que le caractère étrangement inquiétant du retour du même plonge ses racines dans la « compulsion de répétition » dominant l’inconscient psychique du petit enfant (p. 242). Dans les rencontres quasi surnaturelles de Wordsworth avec le vétéran, le mendiant aveugle ou le pêcheur de sangsues, toutefois, l’inquiétante étrangeté ne tient pas seulement au phénomène de répétition non intentionnelle : elle s’ancre dans des expériences précises liées à sa vie infantile, qu’il est possible de repérer dans ses poèmes. Utilisant lui aussi le concept d’unheimliche pour étudier ces trois épisodes dans Wordsworth and the Worth of Words, Hugh Syke Davies souligne ainsi « les nombreuses similitudes existant entre ces trois figures et ses souvenirs du noyé, des contes de fées, du fantôme gothique et du vieux mendiant60 ». Le rapprochement le moins direct à notre sens est celui avec le vieux mendiant du Cumberland. Certes, ce vieil homme vivant en marge de la société est lui aussi solitaire et extrêmement pauvre, et son mouvement s’apparente à une paradoxale immobilité (v. 60-61). Mais enfin, sa présence dans le paysage est habituelle et sa rencontre ne revêt aucune dimension extra-ordinaire. Davies suggère toutefois que le souvenir infantile de ce vieux mendiant pourrait se trouver à l’arrière-plan des épisodes du vétéran, du pêcheur de sangsues et du mendiant aveugle en vertu d’un détail remarquable : sa canne (staff). Les trois « étranges » figures sont, en effet, elles aussi soutenues – « propp’d » – par un élément externe : « from behind / A milestone propp’d him » (le soldat) ; le mendiant aveugle « Stood propp’d against a Wall » ; quant au pêcheur de sangsues, « Himself he propped, limbs, body, and pale face, / Upon along grey staff of shaven wood61 ».
Des personnages fantomatiques
57Trop remarquable pour être anodine, cette répétition de « prop » – qui insiste sur la nécessité pour les personnages d’avoir un support extérieur – pourrait se comprendre comme un indice de leur statut imaginaire et fantastique. Par une association lexicale ou phonétique, en effet, « prop » – évocateur, dans notre esprit du moins, de « props », l’abréviation de « properties » (accessoires) – semble inscrire ces épisodes dans l’univers de la représentation, dans l’univers, donc, de l’imaginaire, comme si la rencontre se jouait sur le théâtre intérieur de la psyché de Wordsworth, sur la scène intime de son inconscient. Constructions mentales ou, pour reprendre la formule de Lindenberger, « projections de son propre être obscur » (1963, p. 212), ces figures paraissent effectivement n’avoir d’existence que spirituelle, leur « vie » reposant entièrement sur l’exercice de l’imagination du poète, qui constitue leur étai – « prop ». Ces personnages fantomatiques semblent ainsi tout droit sortis des contes de fées qu’il dévorait dans son enfance à l’instar du colporteur, heureux de découvrir parfois, dans la bibliothèque du vieux vicaire,
A straggling volume torn and incomplete
Which left half-told the preternatural tale,
Romance of giants, chronicle of fiends,
Profuse in garniture of wooden cuts
Strange and uncouth, dire faces, figures dire,
Sharp-kneed, sharp-elbowed, and lean-ankled too
With long and ghostly shanks, forms which once seen
Could never be forgotten.62
58Ces derniers vers – « des formes qui, une fois vues, / Ne pouvaient plus jamais être oubliées » – revêtent une importance cruciale pour notre propos puisqu’ils précisent l’inscription indélébile de ces images dans son esprit : même si en grandissant, Wordsworth les chassa de sa conscience, elles n’en demeurèrent pas moins gravées dans son inconscient, refoulées pour mieux surgir ensuite de manière déguisée… dans l’épisode du vétéran par exemple.
59Obscurité, solitude et silence : ces trois conditions propices selon Freud (p. 254) au phénomène d’inquiétante étrangeté étaient réunies au moment de la rencontre avec le soldat, d’abord perçu comme « an uncouth shape » – « une forme grossière » (P, IV, v. 402), une figure privée de substance. L’adjectif « uncouth » établit, en outre, un lien lexical entre cet homme et les personnages fantastiques évoqués dans la citation précédente : « Strange and uncouth, dire face, figures dire », lit-on au vers 182 de The Ruined Cottage. En insistant sur la taille remarquable et l’extrême maigreur du soldat, la description plus précise donnée ensuite vient d’ailleurs renforcer ce parallèle :
He was of stature tall,
A foot above man’s common measure tall,
Stiff in his form, and upright, lank and lean,
A man more meagre, as it seem’d to me,
Was never seen abroad by night or day.
His arms were long, and bare his hands; his mouth
Shew’d ghastly in the moonlight.63
60« On n’avait jamais vu, me semblait-il, / Homme si maigre se promener, ni de jour ni de nuit »… mais dans les livres d’histoires surnaturelles, il s’en rencontrait certainement. Vécue par Wordsworth comme le surgissement dans la réalité d’une figure proprement fantastique, la rencontre avec le vétéran ne pouvait manquer de susciter en lui un sentiment d’inquiétante étrangeté puisque, selon Freud, « Un effet d’inquiétante étrangeté se produit souvent et aisément, quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions jusque-là considéré comme fantastique. » (p. 251) Ainsi, alors qu’il marchait aux côtés du soldat pour rejoindre un cottage voisin, Wordsworth avait du mal à cacher sa stupéfaction car il avait le sentiment d’être accompagné par un être irréel (P, IV, v. 464-468).
61En dépit de l’apparence spectrale de l’étique soldat – « [his] ghastly figure » en 1805, « [his] ghostly figure » en 185064 –, le jeune Wordsworth était fort ébahi, mais nullement effrayé, attitude au premier abord surprenante, mais qui s’expliquait sans doute par ses habitudes de lecture : en le faisant rencontrer en imagination nombre de figures semblables, les contes de fées l’avaient pour ainsi dire préparé à cette effrayante apparition. Cette interprétation est corroborée par le passage du livre V du Prélude évoquant la découverte d’un noyé dans le lac d’Esthwaite (v. 466-481). Véritable scène d’horreur – surtout pour un jeune enfant –, le surgissement terrifiant du cadavre n’épouvanta pourtant point Wordsworth car, au cours de ses lectures, son « œil interne » (v. 475) avait déjà assisté à des scènes aussi effarantes ; il observa donc le spectacle réel comme s’il avait été fantastique, y investissant pleinement son imagination et le mettant à distance par un processus d’esthétisation. Dans le cas de la rencontre avec le vétéran, l’investissement du réel par l’imaginaire ou le fantastique dut d’autant plus l’étonner – et produire en lui un sentiment d’inquiétante étrangeté d’autant plus fort – que l’homme se rapprochait par deux aspects au moins de l’un de ses propres fantômes gothiques, décrit dans un poème de jeunesse, « The Vale of Esthwaite » (1787). À l’instar du spectre évoqué aux vers 336-339 de cette œuvre fragmentaire, le soldat laissait, en effet, échapper un faible murmure, une sourde plainte et, au moment des salutations, se dressa de façon mécanique, faisant un signe de la main proche de celui du fantôme gothique (P, IV, v. 430-439).
62Il est difficile de rattacher aussi précisément le pêcheur de sangsues à des lectures enfantines ou à des textes de jeunesse de Wordsworth, mais ce vieil homme n’en possède pas moins le caractère fantomatique du vétéran. Dans l’esprit du poète, la même incertitude planait sur la réalité de son existence, comme le révèlent les vers 109 et 110 : « And the whole body of the Man did seem / Like one whom I had met with in a dream », ou encore la question incongrue du vers 119 : « How is it you live65 ? » Rencontré sur les bords d’une mare au milieu de la lande, le pêcheur de sangsues semble, en effet, appartenir au domaine de l’entre-deux, comme s’il était situé à la frontière entre le rêve et la réalité, la vie et la mort, l’animé et l’inanimé :
As a huge stone is sometimes seen to lie
Couched on the bald top of an eminence;
Wonder to all who do the same espy,
By what means it could thither come, and whence;
So that it seems a thing endued with sense:
Like a sea-beast crawled forth, that on a shelf
Of rock or sand reposeth, there to sun itself;
Such seemed this Man, not all alive nor dead,
Nor all asleep – in his extreme old age.66
63Dans la préface des Poèmes (1815), Wordsworth commente ces vers, soulignant le statut intermédiaire de la créature marine et expliquant le fonctionnement de l’image poétique par une série de transferts de qualités d’un terme à l’autre (pierre ⬄ homme) :
Dans ces images, les pouvoirs d’attribution, d’abstraction et de modification de l’imagination, agissant de manière immédiate ou médiate, travaillent tous de concert. La pierre est dotée d’un peu de force vitale pour la rapprocher du veau marin ; et le veau marin est dépouillé de certaines de ses qualités vitales pour l’assimiler à la pierre ; et cette image intermédiaire est ainsi traitée dans le but de faire davantage ressembler l’image originale, celle de la pierre, à la forme et à la condition du vieil homme ; qui est tellement dépourvu de signes de vie et de mouvement qu’il parvient au point où les deux objets s’unissent et se fondent dans une juste comparaison. (PW, II, p. 438)
64Par l’échange et l’entrelacement de leurs caractéristiques, la pierre et le vieillard sont donc unifiés, formant une sorte de composé hybride à la définition incertaine et donc particulièrement propre à créer un effet d’inquiétante étrangeté, si l’on en croit les remarques d’Ernst Jentsch rapportées par Freud dans son essai : « E. Jentsch a mis en avant comme cas privilégié la situation où l’on “doute qu’un être apparemment vivant ait une âme, ou bien à l’inverse, si un objet non vivant n’aurait pas par hasard une âme”. » (p. 224) Or ce cas se retrouve dans un autre poème mettant en scène l’univers de la marge : « The Thorn », situé juste après « Resolution and Independence » dans la section Poèmes de l’imagination.
65Trompé par la pluie et les brumes qui faussaient sa vision, le narrateur de « The Thorn » prit une femme assise, Martha Ray, pour un rocher protubérant sous lequel il courut se réfugier (v. 177-187). Suscitée par une méprise, cette course le mena sur le lieu d’une terrible révélation, en provoquant une confrontation directe avec un objet qu’il était généralement impossible, voire interdit, de contempler : le visage de Martha Ray, marqué d’une souffrance si absolue que sa vue le stupéfia, le privant de mots et le figeant un temps sur place. Il s’enfuit ensuite précipitamment de cette « scène de malheur visionnaire67 », poursuivi par le cri répétitif – presque animal – de la pauvre femme, véritable incarnation de sa douleur donnant, en outre, le sens de l’épiphanie :
I did not speak – I saw her face;
Her face! – it was enough for me;
I turned about and heard her cry,
“Oh misery! oh misery!”68
66Dans « The Thorn », le lieu de la vision est aussi celui de l’indicible, seulement exprimé par un visage et une terrible incantation. Or ce laconisme, virant parfois au silence, se retrouve dans les épisodes du pêcheur de sangsues, du vétéran et du mendiant aveugle de Londres.
Une quête du pouvoir poétique ?
67Personnages étranges comme venus d’un autre monde et habitant un autre temps, ces trois figures semblent être les dépositaires d’une signification transcendante, communiquée de façon énigmatique. Le mendiant, qui ne prononce pas la moindre parole, transmet ainsi son message par le biais d’un papier présenté aux passants ; ce simple écriteau révèle violemment le mystère de l’existence au poète, qui perçoit alors la dimension visionnaire de son expérience : « And, on the shape of the unmoving man, / His fixèd face and sightless eyes, I look’d / As if admonish’d from another world69. » Le soldat démis de ses fonctions s’adresse pour sa part au jeune Wordsworth, répondant aux questions que celui-ci lui pose. L’évocation concise de son histoire personnelle est cependant rapportée au discours indirect et sa voix ne perce véritablement, de manière directe, qu’à la fin de l’épisode, au moment où Wordsworth le quitte. Il exprime alors succinctement sa confiance en Dieu et, par l’image surprenante de l’œil, en la charité des hommes : « My trust is in the God of Heaven / And in the eye of him that passes me70. »
68Les propos du pêcheur de sangsues sont eux aussi d’abord rapportés au discours indirect et paraissent d’ailleurs se transformer à la strophe XVI en un discours interne au poète lui-même, qui, sans connaître la nature exacte de son aventure – rêve ou réalité ? –, en saisit néanmoins la valeur transcendante : « Or like a man from some far region sent, / To give me human strength, by apt admonishment71. » Les premières paroles du vieillard n’ayant pas suffi à chasser durablement ses sombres pensées, le narrateur lui repose sa question : « How is it you live, and what is it you do ? », et celui-ci recommence de bon cœur son histoire : « He with a smile did then his words repeat72. » Cette fois-ci, l’une de ses phrases est citée en style direct : « “Once I could meet with them on every side ; / But they have dwindled long by slow decay ; / Yet still I persevere, and find them where I may73.” » Son évocation ne s’arrête pourtant pas sur ses mots car il observe le poète à nouveau absorbé dans ses pensées : « He, having made a pause, the same discourse renewed74. » Le passage au discours direct marque néanmoins le moment où les paroles du pêcheur de sangsues – qui paraissaient jusqu’alors glisser sur le poète – parviennent à le toucher et à remplacer les sombres pensées qui l’agitent. Il n’est plus désormais taraudé par « la peur qui tue » (v. 113), mais habité par une scène imaginaire qui « traduit » en images les mots du vieil homme décrivant sa vie :
While he was talking thus, the lonely place,
The old Man’s shape, and speech – all troubled me:
In my mind’s eye I seemed to see him pace
About the weary moors continually,
Wandering about alone and silently.75
69Parvenant à sortir de sa torpeur un esprit absorbé par ses propres angoisses, les paroles directes du vieillard possèdent donc une puissance remarquable qu’elles conservent par-delà leur énonciation, puisqu’en y repensant par la suite, le poète pourra combattre son abattement et sa désolation. En se remémorant la figure et le discours du pêcheur de sangsues, il pourra, en effet, revivifier la leçon de persévérance incarnée en eux et raffermir ainsi son esprit : « “God, said I, be my help and stay secure ; / I’ll think of the Leech-gatherer on the lonely moor76!” »
70Dans chacun de ces trois épisodes, la liminarité sociale ou géographique des figures rencontrées va donc de pair avec une liminarité ontologique ; situés dans un espace-temps incertain auquel la marche permet d’accéder, ces hommes paraissent vivre aux confins de la réalité, sur un seuil entre les domaines réel et transcendant, naturel et surnaturel, à la manière du cheval immobile évoqué dans « The Analogy Passage » :
With all his functions silently sealed up,
Like an amphibious work of Nature’s hand,
A Borderer dwelling betwixt life and death,
A living Statue or a statued Life.77
71Advenant dans l’espace intermédiaire de la vie dans la mort ou de la mort dans la vie, la vision de ces personnages « amphibies » confère force et puissance à leur parole qui fait d’eux des figures symboliques du poète donnant chair à l’expérience poétique. À cet égard, les commentaires de Denis Bonnecase sur l’épisode central de « The Thorn » (évoqué plus haut) s’appliquent fort bien à la rencontre avec le pêcheur de sangsues et, à un degré moindre, à celle avec le vétéran :
Ce grand passage est la représentation éminemment symbolique de l’expérience poétique (dans sa nature et sa structure) selon Wordsworth (et, faut-il l’ajouter, la majorité des romantiques). Car Martha Ray n’est un personnage qu’en un sens très ordinaire. Au niveau profond de l’opération créatrice, elle surgit de la psyché du narrateur, image projetée du désir de l’accomplissement poétique […].78
72Que le pêcheur de sangsues et le soldat soient eux aussi des « image(s) projetée(s) du désir de l’accomplissement poétique » ne saurait véritablement étonner dans la mesure où, dans « The Vale of Esthwaite » – l’un des textes ayant servi de source aux passages les évoquant –, les rencontres avec les fantômes gothiques ont souvent des allures de quête du pouvoir poétique. Fascinantes et terrifiantes à la fois, ces aventures font découvrir au narrateur les implications d’une vie consacrée à l’évocation de la vision. L’idée d’un nécessaire sacrifice sur l’autel de l’art est ainsi introduite dès le premier verse-paragraph qui décrit le surgissement de druides dans les forêts sombres de la « Superstition maussade » (v. 27) :
And hark! the ringing harp I hear
And lo! her druid sons appear.
Why roll on me your glaring eyes?
Why fix on me for sacrifice ?79
73Le verse-paragraph suivant rapporte pour sa part l’effrayant cauchemar d’un ménestrel s’imaginant poursuivi par des spectres ; l’un d’eux, les yeux étincelants, le talonne d’ailleurs de si près qu’il parvient à pincer les cordes de sa lyre pour en tirer des sons lugubres et terrifiants.
74L’aventure la plus révélatrice reste celle contée aux vers 325 et suivants, dont la parenté avec l’épisode du vétéran a été soulignée plus haut. La description du fantôme inscrit immédiatement le passage dans le contexte d’une interrogation sur la poésie : « And on one branded arm he bore / What seem’d the poet’s harp of yore80. » Invitant le poète et un inconnu81 à le suivre d’un geste répété de la main, le spectre les entraîne dans « un passage étroit, humide et bas » conduisant « au sein même de la noire montagne Helvellyn82 ». Sorte de nékyia (descente aux enfers), cette exploration souterraine figure la quête rituelle du pouvoir poétique, en plusieurs étapes. Le moment le plus crucial de cette initiation est sans conteste l’écoute d’un « chant lugubre », « un cri perçant, terriblement aigu », vraisemblablement tiré de la lyre du spectre et repris en écho par la voûte rocheuse83. Douloureuse et atroce, la confrontation avec « cette scène de malheur84 » permet néanmoins un élargissement de son savoir et un renforcement de son pouvoir puisque l’inconnu lui a été révélé :
Together are we hurled
Far, far amid the shadowy world.
And since that hour, the world unknown,
The world of shades is all my own.85
75L’indéniable puissance de ce son, capable de repousser les limites de l’expérience, tient sans nul doute à son auteur, le spectre, qui paraît dès lors détenir la clé du pouvoir poétique. La description qui est en faite au début de l’épisode se révèle à cet égard particulièrement éclairante :
One hand he waved – and would have spoke,
But from his trembling shadow broke
Faint murmuring – sad and hollow moans
As if the wind sigh’d through his bones.86
76Le moment fugace ici évoqué est celui où les mots du spectre, sur le point d’advenir, sont supplantés par une sourde plainte qui, surgissant à son insu du plus profond de son être, se déverse inconsciemment. Étranger et pourtant intime (et en cela « étrangement inquiétant », au sens fort où l’entendait Freud), ce murmure teinté de tristesse s’empare de tout son « corps » fantomatique qui, telle une harpe éolienne, vibre au gré d’un vent intérieur. Ce souffle gémissant figure sans nul doute le souffle poétique, ici ancré dans une douleur aiguë profondément enfouie, voire refoulée, mais qui trouve à s’exprimer dans un bruissement situé au-delà ou en deçà du langage ordinaire. De manière quelque peu maladroite, car beaucoup trop littérale, ces vers de jeunesse exposent clairement l’idée, chère à Wordsworth, d’une parole poétique envisagée comme une parole obscure, ancrée dans des expériences primordiales et surnaturelles. La description du spectre s’exprimant dans un « langage inarticulé » (E, IV, v. 1207) depuis les entrailles de la terre apparaît ainsi comme l’image grossière, l’incarnation littérale des voix mystérieuses de l’univers souvent évoquées, avec plus de subtilité, dans des vers plus tardifs, tels les suivants : « sounds that are / The ghostly language of the ancient earth, / Or make their dim abode in distant winds87. »
77Se rapprochant du spectre de « The Vale of Esthwaite » par ses plaintes à peine audibles, le vétéran pourrait lui-même se lire comme une projection de l’instance poétique, avec d’importantes restrictions toutefois. Ses murmures, eux aussi dolents, semblent bien sourdre et se déverser inconsciemment : « From his lips, meanwhile, / There issued murmuring sounds, as if of pain / Or of uneasy thoughts88. » Une autre voix paraît parler en lui et, comme dans le cas du fantôme gothique, le sens de ces sons dépourvus de signification préétablie se révèle fluctuant. Ne pouvant s’appuyer sur des certitudes lexicales, la compréhension passe nécessairement par l’interprétation, d’où le surgissement du « as if »… le « comme si » de la métaphore, qui constitue un indice ténu mais éloquent de la réflexion artistique sous-tendant l’épisode. À l’inverse du spectre toutefois, le vétéran ne figure pas le poète en pleine possession de ses pouvoirs, comme le révèle la description accompagnant les vers tout juste cités : « yet still his form / Kept the same steadiness ; and at his feet / His shadow lay, and moved not89. » Son ombre immobile contraste nettement avec « l’ombre tremblante » du spectre vibrant au gré d’un souffle intérieur. Le vétéran ne semble de fait animé d’aucune flamme, et son impassibilité se situe aux antipodes de la transe poétique. Or cette indifférence foncière, plusieurs fois notée, sape la solennité et l’efficace de sa parole :
[…] Solemn and sublime
He might have seem’d, but that in all he said
There was a strange half-absence, and a tone
Of weakness and indifference, as of one
Remembering the importance of his theme
But feeling it no longer.90
78Implicitement, Wordsworth indique là que la puissance de la parole poétique ne tient pas seulement au mode d’expression, à l’exactitude ou à l’ordonnancement des mots, mais s’ancre dans le désir et la conviction de l’énonciateur qui vivifient de l’intérieur ce qui serait, sans eux, une forme vide et inanimée. C’est sans doute pour cette raison que la parole du pêcheur de sangsues possède plus de force que celle du vétéran et touche davantage le poète.
79Les sept strophes précédant l’apparition du pêcheur de sangsues placent d’emblée la scène dans le contexte d’une réflexion sur la poésie. Avançant seul sur la lande, le narrateur est, en effet, rempli de désespoir par la conscience du caractère éphémère de la joie. Or sa désolation est précisément liée à sa condition de poète car il craint que l’insouciance nécessaire à son art ne se transforme en douloureuse solitude. Sa peur d’être confronté, un jour, à « la solitude, [aux] peines de cœur, [au] désespoir et [à] la pauvreté » (v. 35) lui rappelle le triste sort de Chatterton et de Robert Burns, et il en tire un douloureux constat : « By our own spirits are we deified : / We Poets in our youth begin in gladness ; / But thereof come in the end despondency and madness91. » Évoquant la trajectoire du poète, la paronomase à la rime « gladness »/ « madness » résume à elle seule son angoisse. C’est, en effet, une double constatation qui torture son esprit : d’une part, la joie ne dure qu’un temps (et sa disparition conduit à un désespoir d’autant plus grand qu’elle avait été intense) ; d’autre part, sa propre existence artistique dépend de cette joie puisqu’il est « déifié » « par [son] état d’esprit » (v. 47). Or c’est précisément au moment où il est hanté par ces sombres réflexions que le pêcheur de sangsues surgit, comme envoyé par la grâce divine. Incarnant la persévérance et l’endurance dans les conditions de vie les plus adverses, le vieillard donne un exemple de courage au poète, et cette leçon a d’autant plus d’effet sur lui qu’il le perçoit non seulement comme un pêcheur de sangsues, mais aussi et surtout comme le type idéal du poète.
80Au bout du compte, en effet, cet homme est moins caractérisé par les sangsues – leech – qu’il est censé pêcher que par les mots, le discours – speech – qu’il profère92. De leech à speech, ainsi pourrait se résumer la trajectoire du vieil homme dans « Resolution and Independence » ; toutefois, comme le suggère la paronymie, une telle évolution n’implique pas de rupture radicale. De fait, on l’a vu, les mots du vieux pêcheur ont l’étonnante faculté de conforter le poète, pourtant en proie au désespoir : à l’instar des sangsues alors utilisées à des fins médicinales, et avec une efficacité sans doute plus réelle, sa parole est proprement curative. Elle est ainsi dotée de pouvoirs talismaniques, que renforce certainement son caractère incantatoire, étant donné que le vieil homme répète plusieurs fois son discours, avec de légères variantes. Or ce principe de répétition créatrice ou, en d’autres termes, d’une répétition incluant la différence renvoie inévitablement à la poésie, puisqu’il en est l’un des fondements. Comme le laisse donc entendre tout un faisceau d’indices, la parole du pêcheur de sangsues n’est autre que la parole poétique. Dans cette perspective, la rencontre du poète et du vieil homme offre une remarquable illustration narrative de l’idée chère à Wordsworth du « pouvoir apaisant (ou curatif) de la poésie » – « the healing power of poetry ». L’on ne saurait s’étonner, dès lors, de la grande attention portée à la forme du discours du pêcheur, bien que très peu de ses mots soient rapportés au style direct.
81Faible, comme si elle sourdait de très loin, sa parole solennelle se distingue du langage ordinaire par sa mesure et sa justesse :
His words came feebly, from a feeble chest,
But each in solemn order followed each,
With something of a lofty utterance drest –
Choice word and measured phrase, above the reach
Of ordinary men; a stately speech.93
82Coulant dans un flot continu, elle s’insinue progressivement dans l’esprit du narrateur : « The old Man still stood talking by my side ; / But now his voice to me was like a stream / Scarce heard ; nor word from word could I divide94. » Grâce à la comparaison avec la rivière, Wordsworth renvoie, peut-être inconsciemment, mais fort judicieusement, à l’image qui sous-tend sa conception de la poésie, ce « streaming infrashape » évoqué par Thomas McFarland dans William Wordsworth. Intensity and Achievement95. Indivise et fluide, la parole du pêcheur de sangsues figure donc la parole poétique par excellence, celle qui ne segmente pas la réalité ou la vie de façon arbitraire, mais en conserve l’unité. Le dernier vers souligne en outre que de manière ultime, le flux sonore, énigmatique et inarticulé, transcende les mots individuels, qui perdent leurs contours distincts : « nor word from word could I divide ». Comme dans le cas du fantôme gothique, les pouvoirs particuliers de la parole du pêcheur tiennent donc moins au message véhiculé par les mots – leur signification – qu’à la musique particulière de la phrase, la matérialité phonique et rythmique de l’expression – ce que l’on appelle aujourd’hui la signifiance. L’intuition de « cette sémantique spécifique, distincte du sens lexical96 », qui est le fondement de la poésie, constitue l’apport et le sens ultimes des rencontres « étrangement inquiétantes » de Wordsworth. Au sens fort, en effet, la parole poétique est « étrangement inquiétante » puisque par le biais du rythme et des masses sonores, surgit un sens autre que celui porté par le lexique : l’inconnu (la signifiance) s’insinue dans le familier (ses propres mots) et quelque chose se dit sans être dit, ouvrant des perspectives nouvelles en révélant ce qui s’enfouit inconsciemment dans la parole97.
Découverte de soi, découverte du monde
83Permettant la découverte de paysages, le recueillement ou les rencontres inopinées, les promenades étaient donc pour Wordsworth des chemins plus ou moins détournés vers lui-même, qui lui révélaient son être intime et poétique. Sa perception était ainsi orientée par sa subjectivité, en particulier son imagination, qui informait son ouverture au monde en lui donnant un caractère poétique distinctif. Essentielle à son art, son appréhension émerveillée de l’univers était grandement facilitée par la marche, qui décuplait ses sensations et le menait sur des lieux où jaillissait le sens, dans sa fulgurance visionnaire.
84Par la richesse de ses résonances, la marche se situait ainsi au cœur même de la vie de Wordsworth, affectant et mettant en jeu toutes les dimensions de son être : sociale, corporelle, affective et intellectuelle. Son œuvre poétique témoigne à cet égard de l’émergence du sujet moderne à la période romantique ; de l’ensemble de ses vers se dégage, en effet, l’image d’un sujet complexe et pluridimensionnel, qui ne se réduit plus à sa seule conscience, mais se définit aussi comme un être de chair situé dans son temps et habité par des zones d’ombre, lieux d’insondables mystères échappant à la pensée purement rationnelle.
85Dans notre exploration des valeurs et enjeux existentiels de la marche chez Wordsworth, l’idée d’un parallèle entre sa pratique de la marche et son travail d’écriture a été plusieurs fois esquissée. Intimement liée à son expérience du monde, sa démarche poétique peut, en effet, se comprendre comme une seconde marche – une marche intériorisée et imaginaire, certes, mais qui n’en était pas moins solidement ancrée dans la réalité, dans la matérialité corporelle, même, puisque (de façon peut-être plus manifeste que pour d’autres écrivains) l’acte de création poétique mobilisait tant ses fonctions physiologiques qu’intellectuelles. Ce sont précisément ces liens complexes – figuratifs ou consubstantiels – entre marche et écriture que visent à éclairer les chapitres suivants.
Notes de bas de page
1 « Car dans cette promenade, ce voyage, / C’est toi-même, l’histoire profonde de ton “être” / Que comme toujours tu rencontres. » (« AWalk in the Garden » [ « Une promenade dans le jardin »], II, v. 25-27)
2 Henri Frédéric Amiel, cité par M. Collot dans « L’Horizon du paysage », Lire le paysage…, art. cit., p. 129.
3 Nous faisons nôtre cette définition de Michel Collot dans « L’Horizon du paysage » (p. 121) : « Tout paysage est perçu à partir d’un point de vue unique, découvrant au regard une certaine étendue, qui ne correspond qu’à une “partie” du pays où se trouve l’observateur, mais qui forme un ensemble immédiatement saisissable. »
4 Voir supra, p. 24-25, les remarques sur ces auteurs et leur approche du sublime.
5 William Gilpin, Essay on Prints, Londres, J. Robson, 1798, p. XII.
6 William Gilpin, Three Essays…, dans M. Andrews (éd.), The Picturesque. Literary Sources and Documents (3 vol.), Mountfield, Helm Information, 1994, vol. II : « Debating the Theory and Practice of the Picturesque », p. 7.
7 Instrument essentiel à la panoplie du parfait amateur de pittoresque, ce miroir légèrement teinté permet d’admirer de dos une portion particulière de la nature, qui se voit automatiquement transformée en tableau ; les divers éléments apparaissent en effet à l’intérieur d’un cadre, baignés d’une douce lumière généralement dorée (comme dans les tableaux de Claude Gellée, dit le Lorrain), parfois aussi bleutée (pour imiter la pâle clarté de la lune). Dans une lettre de 1831, Wordsworth décrit l’instrument en ces termes : « miroirs colorés et miroirs de Claude, le Lorrain, qui permettent de revêtir les objets qui vous intéressent suffisamment de lumières et de teintes susceptibles de correspondre particulièrement bien au goût de la vision intellectuelle » (LY, II, p. 440).
8 Voir notamment les larges extraits de son Essay on the Picturesque as Compared with the Sublime and Beautiful cités dans M. Andrews (éd.), 1994, vol. II, p. 72-141.
9 Dans son Essai sur les gravures, Gilpin suggère certes que le pittoresque peut être lié au regard de l’observateur : « La grâce pittoresque [est] une agréable forme qui peut même être donnée à une figure clownesque » (p. XII), mais il ne développe pas cette intuition dans la suite de ses écrits.
10 R. P. Knight, Analytical Inquiry into the Principles of Taste, dans M. Andrews (éd.), 1994, vol. II, p. 334.
11 John Ruskin, Modern Painters, 1880, vol. IV : « Part V : On Mountain Beauty », chapitre 1 : « Of the Turnerian Picturesque », p. 14 et p. 7.
12 « Portés à l’excès sur les choses superficielles, / Se régalant de maigres nouveautés / De couleurs et de proportions ; mais aux humeurs / Du temps ou des saisons, au pouvoir moral, / Aux affections et à l’esprit du lieu, / Moins sensibles. » (v. 159-164) Dans ces vers, où « themselves » a été substitué à « myself », Wordsworth décrit en fait un comportement que lui-même adopta, de façon temporaire.
13 Voir P, XI, v. 243-257 (« En vérité, cette dégradation […] fut transitoire […] »).
14 John Barrell, The Idea of Landscape and the Sense of Place, 1730-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 1972, p. 36.
15 M. Andrews (éd.), 1994, vol. II, p. 40. Barrell signale que la structure tripartite de Gilpin est une forme simplifiée de celle en cinq plans des tableaux du Lorrain (1972, p. 51).
16 M. Brennan, 1987, p. 42. Les passages cités en exemple (p. 42-47) sont les suivants EW, v. 97-108, 423-432, 53-56 et 71-84 ; DS, v. 45-52, 80-105.
17 « Par-delà les reflets bleus du lac tranquille les falaises s’élèvent / Avec des tours et des bois, un “paysage tout en feu” ; / Les cavernes et les cavités secrètes, à travers un rayon / D’or plus léger, révèlent une lueur pourpre ; / Le gazon doré revêt d’un vert plus riche / Chaque tache de pelouse entre les rochers anguleux ; / Des rayons d’un jaune profond illuminent les fûts épars, / Jusques au cœur sombre de la plate forêt ; / Agitant son chapeau, le berger dans la vallée / Commande à son chien zigzaguant d’escalader les falaises / Et, s’activant au milieu des rochers étincelants, celui-ci aboie / Et pourchasse, là où son maître lui montre, les moutons rattrapés. » (EW, v. 157-168) Dans The Recreation of Landscape, James Heffernan attribue la citation « prospect all on fire » au critique John Scott qui l’utilisa dans l’un des ses Essais critiques (1785) pour définir la manière dont un poète contemporain avait rendu « l’effet pittoresque du rayonnement du soleil sur les nuages à l’horizon » (J. Heffernan, The Re-Creation of Landscape : A Study of Wordsworth, Coleridge, Constable and Turner, Hanover, University Press of New England, 1985).
18 M. Andrews (éd.), 1994, vol. II, p. 94. Voir également cette remarque de Burke dans Recherche philosophique… : « Parce qu’elle dépasse les capacités des organes visuels, une lumière très intense fait disparaître tous les objets, si bien que, par ses effets, elle ressemble exactement à l’obscurité. » (1998, p. 74)
19 « The west that burns like one dilated sun, / Where in a mighty crucible expire / The mountains, glowing hot, like coals of fire. » (DS, v. 345-347)
20 Voir, à cet égard, Turner et les Alpes, cat. exp. Martigny (Fondation Pierre Gianadda), dir. David B. Brown (Tate Gallery), Martigny, Fondation Pierre Gianadda, 1999.
21 Lors de leur voyage en Écosse de 1803, Dorothy et William Wordsworth visitèrent ce haut lieu touristique, longuement décrit dans les Souvenirs… (VE, p. 43-44).
22 Il convient toutefois de remarquer qu’en dépit de ce changement décisif, son Guide to the Lakes, pourtant plus tardif (1810, pour la première version), est profondément influencé par l’esthétique du pittoresque.
23 William Gilpin, Observations on the River Wye…, Londres, R. Blamire, 1782, p. 45. Cité dans Christopher Salvesen, The Landscape of Memory. A Study of Wordsworth’s Poetry, Lincoln, University of Nebraska Press, 1965.
24 « Souvent, dans ces moments-là, un calme si saint / Se répandait dans toute mon âme que j’oubliais / Que j’avais des yeux de chair, et ce que je voyais / Semblait exister en moi-même, être un rêve, / Un paysage dans mon esprit. » (v. 367-371)
25 « S’élevant de ce gouffre intermédiaire, retentit avec force / Le grondement profond et caverneux de cours d’eaux sans nombre. » (DS, v. 504-505)
26 « Ne pensez pas que, suspendu à la falaise, / Il regarde en contrebas sans ravissement de l’œil. » (DS, v. 510-511)
27 « Ne pensez pas que de là-haut, le paysan a regardé / Et entendu sans que son cœur ne s’émeuve, que son âme ne s’élève. » (DS, 1849, v. 421-22)
28 John Keats, « Ode à Psyché », v. 51.
29 « Viens, osons échanger le faste / De ce panorama contre la richesse interne / D’une pensée tranquille. » (PW, IV, p. 424)
30 « Mais les brises jouaient, et le soleil luisait, / Pour mettre en valeur la forêt. » (v. 13-14)
31 Ainsi, l’attention portée aux feuilles desséchées révèle que Wordsworth était habité par une conscience aiguë du passage du temps, douloureusement perçu comme une avancée vers la mort.
32 « Oh ! écoutez, car le Val profond / Déborde tout entier de ce son. » (v. 7-8)
33 « J’écoutai, silencieux et immobile. » (v. 29)
34 « Et comme je gravissais la colline, / Dans mon cœur, je gardai cette musique, / Longtemps après qu’elle eut cessé d’être perceptible. » (v. 30-32)
35 Signe d’une expérience émotionnelle intense, la figure du « halted traveler » (ou voyageur arrêté) – motif archétypal de la poésie de Wordsworth selon G. Hartman (1964) – se retrouve donc dans cet épisode et constitue un autre point de convergence entre ce texte et « The Solitary Reaper ».
36 « La petite cabane, / Le lac, la baie, la cascade, / Et Toi, l’Esprit de l’ensemble ! » (v. 76-78)
37 Dans ce manuscrit, le « je » fait, en effet, soudain irruption, remplaçant le « il » du début du texte : « And bid them answer him. And they would shout / Across the watry vale and shout again / Responsive to my call. » (« Et [il] les enjoignait de lui répondre. Et elles criaient / De l’autre côté de la vallée, et elles criaient encore, / Répondant à mon appel. » [P, p. 639])
38 Louis Aragon, Le Paysan de Paris, Paris, Le Livre de Poche, 1966, p. 155. Le concept d’« inquiétante étrangeté », directement emprunté à Freud, est plus longuement étudié dans la troisième partie de ce chapitre.
39 EY, p. 314-315. Voir supra, p. 69, où ce phénomène est plus longuement évoqué. Dépositaire de la mémoire individuelle de chacun, le paysage l’est aussi de la mémoire collective ; cette idée, qui ne sera pas développée dans ces pages, forme le cœur de l’ouvrage de l’historien Simon Schama, Landscape and Memory (New York, Vintage Books, 1995), qui part de la constatation suivante : « Le paysage est l’œuvre de l’esprit. Il est construit à partir de strates de mémoire aussi bien que de couches de rochers. » (p. 7)
40 Comme vu supra, p. 141-144, la nomination subjective des lieux par le poète venait parfois expliciter, et par là renforcer, ce phénomène de marquage de la nature.
41 « Elle est morte, et m’a laissé / Cette lande, ce paysage tranquille et calme ; / La mémoire de ce qui a été, / Et ne sera jamais plus. » (v. 39-42)
42 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, [1957] 1998, p. 27, 28.
43 Un aphorisme célèbre d’Héraclite fait, en effet, du fleuve le symbole du flux temporel ; il y dit en substance : « Nous ne descendons jamais au même fleuve. »
44 « Tandis que l’Yarrow, glissant / À travers les bois et dans la prairie, / S’offrait identique à notre regard, / Bien que nous eussions changé et que nous changeassions. » (v. 33-36)
45 « Car la nature alors […] / Était tout pour moi. » (v. 72, 75)
46 « Bien que changé sans nul doute, depuis la première fois / Où je vins dans ces collines » (v. 66-67) et « Ce temps est révolu, / Et toutes ses joies douloureuses ont disparu » (v. 83-84).
47 « Je ne puis peindre / Ce que j’étais alors. » (v. 75-76)
48 « Un esprit apaisant presse maintenant / Sur tout mon corps : si large paraît / Le vide qui s’étend entre moi et ces jours, / Qui sont cependant si présents à mon esprit, / Que, parfois, lorsque j’y pense, j’ai l’impression / D’être deux consciences, étant conscient de moi-même / Et de quelque autre Être aussi. » (P, II, v. 27-33)
49 « Wild ectasies » (v. 138) et « and in thy voice I catch / The language of my former heart, and read / My former pleasures in the shooting lights / Of thy wild eyes » (v. 116-119).
50 « Oh ! Puissé-je encore un court instant / Voir en toi ce que je fus jadis, / Ma chère, ma très chère Sœur ! Et cette prière, je la fais / En sachant que jamais la Nature n’a trahi / Un cœur qui l’aimait. » (v. 119-123)
51 « C’est pourquoi je suis toujours / Amoureux des prairies, des bois / Et des montagnes. » (v. 102-104)
52 « Ces belles formes, / Durant cette longue absence, n’ont pas été pour moi / Comme un paysage aux yeux d’un aveugle. » (v. 22-24)
53 « Et maintenant, avec des lueurs de pensées à demi éteintes, / Avec maintes reconnaissances vagues et obscures, / Et quelque sentiment de triste perplexité, / L’image de l’esprit se ravive à nouveau : / Tandis que je me trouve ici, avec le sentiment / Du plaisir présent, mais aussi la pensée plaisante / Que, dans cet instant, il y a vie et nourriture / Pour les années futures. » (v. 58-64)
54 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, éd. J. Milly, Paris, Flammarion, 1987, p. 298.
55 Cette analogie entre marche et écriture est plus amplement analysée dans le dernier chapitre : « Déambulations poétiques… ».
56 Zacharie Leader, Revision and Romantic Authorship, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 54.
57 Il s’agit là de la traduction de « Das Unheimliche », concept étudié par Sigmund Freud dans son essai de 1919, « L’Inquiétante Étrangeté » (Das Unheimliche), dans S. Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, trad. B. Féron, Paris, Gallimard, 2000, p. 208-263.
58 Respectivement, P, IV, v. 400-504, « Resolution and Independence » (RI) et P, VII, v. 607-622. Cette dernière expérience, déjà commentée au chapitre III, ne sera que très succinctement évoquée ici.
59 Voir P, IV, v. 400-402, P, VII, v. 607-611 et RI, v. 50-56.
60 Hugh Sykes Davies, Wordsworth and the Worth of Words, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 152. Si le recensement des citations formant les bases de notre analyse recoupe celui de Davies, les éléments d’interprétation apportés sont pour leur part originaux, notamment la lecture de ces figures comme des projections de l’instance poétique, qui constitue selon nous le sens profond de ces rencontres.
61 Respectivement, P, IV, v. 411-412 (« derrière, / Une borne le soutenait ») ; P, VII, v. 612 (« Était adossé contre un Mur ») et RI, v. 71-72 (« Il s’appuyait, membres, corps et visage pâle, / Sur une longue canne grise de bois écorcé »).
62 « Un volume qui traînait, déchiré et incomplet, / Qui ne disait que la moitié du conte surnaturel, – / Roman de géants, chronique de démons – / Richement décoré de gravures / Étranges et grossières, affreux visages, silhouettes affreuses, / Aux genoux anguleux, aux coudes anguleux, et aux chevilles maigres, / Avec de longues jambes fantomatiques, des formes qui, une fois vues, / Ne pouvaient plus jamais être oubliées. » (The Ruined Cottage, v. 178-185)
63 « Il était de grande stature, / Plus grand, de quelques centimètres, que la taille commune, / Raide dans sa forme, et droit, grêle et hâve, / On n’avait jamais vu, me semblait-il, / Homme si maigre se promener, ni de jour ni de nuit, / Ses bras étaient longs, et ses mains nues ; sa bouche / Paraissait affreuse au clair de lune. » (P, IV, v. 405-411)
64 Respectivement, « sa forme affreuse / livide » (v. 468) ; « sa forme spectrale » (1850, v. 434).
65 Respectivement, « Et le corps tout entier de cet Homme me donnait / L’impression de l’avoir rencontré dans un rêve » et « Comment donc vivez-vous ? ».
66 « De même que l’on voit parfois une énorme pierre / Couchée sur le sommet pelé d’une éminence ; / Source d’étonnement pour tous ceux qui l’avisent / – Par quel moyen a-t-elle pu arriver là, et d’où ? – / Si bien qu’elle semble être une chose douée de sens : / Comme un veau marin venu en rampant, qui, sur un banc / De roches ou de sable, repose pour se chauffer au soleil ; // De même cet Homme ne semblait ni tout à fait vivant ou mort, / Ni tout à fait endormi – dans son extrême vieillesse. » (v. 57-65)
67 D’après « The Vale of Esthwaite », v. 138 : « scenes of visionary woe ».
68 « Je ne parlai pas – je vis son visage ; / Son visage ! – c’en fut assez pour moi ; / Je fis demi-tour et l’entendis crier, / “Oh ! misère ! Oh ! misère !” » (v. 188-191)
69 « Et je fixai la forme de l’homme immobile, / Son visage figé et ses yeux sans vue, / Comme admonesté d’un autre monde. » (P, VII, v. 620-622)
70 « Je mets ma confiance dans le Dieu du Ciel / Et dans l’œil de celui qui passe près de moi. » (P, IV, v. 494-495)
71 « Ou comme un homme envoyé de quelque région lointaine, / Pour me donner de la force humaine, par une admonestation pertinente. » (RI, v. 111-112)
72 « Comment donc vivez-vous, et que faites-vous ? » (v. 119) et « Il répéta alors ses paroles en souriant » (v. 120).
73 « “Il était un temps où je les rencontrais partout ; / Mais elles ont beaucoup diminué, par un lent déclin ; / Pourtant je persévère encore, et je les trouve là où je peux.” » (v. 124-126)
74 « Après un temps de pause, il reprit le même discours. » (v. 133)
75 « Tandis qu’il parlait ainsi, le lieu solitaire, / La forme du vieil Homme et son discours – tout me troublait : / Dans l’œil de mon esprit, il me semblait le voir parcourir / Continuellement les mornes plaines, / Errant çà et là, seul et silencieux. » (v. 127-131)
76 « “Mon Dieu, dis-je, sois mon aide et mon ferme soutien ; / Je penserai au Pêcheur de sangsues sur la lande solitaire !” » (v. 139-140, fin du poème)
77 « Toutes ses fonctions silencieusement scellées, / Comme une œuvre amphibie créée par la Nature, / Un frontalier résidant entre la vie et la mort, / Une statue vivante ou une vie statufiée. » (« The Analogy Passage », cité en note dans Le Prélude, p. 623-628 ; Jonathan Wordsworth offre une analyse stimulante de ce passage dans William Wordsworth : The Borders of Vision, Oxford, Clarendon Press, 1982.)
78 Denis Bonnecase, « Wordsworth ou la “Romantic agony” : la perte, la mort, l’écriture », dans Ch. La Cassagnère et A. Haberer (éd.), Wordsworth ou l’autre voix, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 14.
79 « Écoutez ! j’entends la harpe retentissante, / Et regardez ! ses fils druides apparaissent. / Pourquoi rouler sur moi vos yeux furieux ? / Pourquoi me choisir pour le sacrifice ? » (v. 31-34) Il est intéressant de noter que cette image du sacrifice réapparaît au livre XII du Prélude dans les vers évoquant la traversée solitaire de la plaine de Sarum au cours de laquelle Wordsworth prit vraiment conscience de l’extraordinaire pouvoir de la parole poétique et du désir l’informant. (Voir en particulier les vers 327-332.)
80 « Et sur un bras marqué au fer, il portait / Ce qui semblait être la harpe des poètes d’antan. » (v. 334-335)
81 Le « we » (« nous ») de ces vers est, en effet, difficile à définir ; peut-être cette surprenante irruption du pluriel dans le texte s’explique-t-elle par la peur du narrateur et son désir sans doute inconscient de ne point affronter seul cette terrible aventure.
82 « A passage narrow damp and low » (v. 341) et « In black Helvellyn’s inmost womb » (v. 351).
83 « Dismal song » (v. 357) et « … his [lyre ?] / That shriek’d terrific shrill… » (v. 354-355).
84 « The scene of woe » (v. 358). Comment ne pas songer à Martha Ray, la figure de « The Thorn », véritable personnification de la douleur, si l’on en croit sa lamentation du vers 66 : « woe is me » ?
85 « Ensemble nous sommes précipités, / Loin, loin, au cœur du monde obscur. / Et depuis cette heure, le monde inconnu, / Le monde des ombres, est pleinement mien. » (v. 375-378)
86 « Il fit un signe de la main – et aurait parlé, / Mais de son ombre tremblante sortit / Un léger murmure – des plaintes tristes et caverneuses, / Comme si le vent gémissait dans ses os. » (v. 336-339)
87 « Des sons qui sont / Le langage fantomal de la terre primitive, / Ou qui élisent leur domicile dans les vents lointains. » (P, II, v. 327-329)
88 « De ses lèvres, cependant, / S’échappaient des sons murmurants, comme de peine / Ou de pensée troublée. » (P, IV, v. 421-423)
89 « Pourtant sa forme toujours / Conservait son immobilité ; et à ses pieds / Gisait son ombre, immobile. » (P, IV, v. 423-425)
90 « Solennel et sublime, / Il eût pu sembler, sauf que dans tout ce qu’il disait, / Il y avait une semi absence étrange, et un ton / De faiblesse et d’indifférence, comme s’il / Se souvenait de l’importance de son thème / Mais ne la sentait plus. » (P, IV, v. 472-478)
91 « C’est par notre état d’esprit que nous sommes déifiés : / Nous autres Poètes, dans notre jeunesse, commençons dans l’allégresse ; / Mais de là viennent, à la fin, l’abattement et la folie. » (RI, v. 47-49)
92 Voir « the old Man’s […] speech » (« le discours du vieil Homme »), v. 128.
93 « Ses mots venaient faiblement, d’une faible poitrine, / Mais ils se suivaient les uns les autres, dans un ordre solennel, / Revêtus comme d’une noble expression, – / Mots choisis et phrase mesurée, hors de la portée / Des hommes ordinaires ; discours majestueux. » (v. 92-96)
94 « Le vieil Homme continuait à parler à mes côtés ; / Mais sa voix était maintenant pour moi comme un ruisseau / À peine entendu ; et je ne pouvais séparer les mots les uns des autres. » (v. 106-108)
95 Voir Th. McFarland, William Wordsworth. Intensity and Achievement, Oxford, Clarendon Press, 1992 (p. 38 notamment).
96 Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 217.
97 Ces points sont évoqués plus longuement infra, au début du chapitre VIII.
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