V. Ouverture poétique au monde
p. 175-239
Texte intégral
La marche est une méthode d’immersion dans le monde, un moyen de se pénétrer de la nature traversée, de se mettre en contact avec un univers inaccessible aux modalités de connaissance ou de perception de la vie quotidienne.
David Le Breton1
1La marche instaure un rapport privilégié entre l’homme et la nature et favorise, ce faisant, la découverte ou « la redécouverte de l’épaisseur sensible du monde » (Le Breton, p. 34). En plongeant l’homme au cœur même des choses et en le faisant renouer avec son corps, elle contribue, en effet, à revigorer sa curiosité et sa sensibilité, souvent émoussées par une existence routinière. Le marcheur se montre donc particulièrement attentif aux sensations reçues, aussi nombreuses que variées puisque son contact avec le monde mobilise l’ensemble de son corps et, partant, de ses sens. La réceptivité du marcheur joue ainsi un rôle essentiel dans son appréhension du monde, sans toutefois la résumer. La perception ne saurait, en effet, se réduire à la sensation, par trop passive. Au sens où l’entend la phénoménologie, la perception naît de l’interaction entre l’homme et le monde : « Percevoir n’est pas éprouver une multitude d’impressions […], c’est voir jaillir d’une constellation de données un sens immanent.2 »
2Anticipant certaines positions développées par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception ou dans Le Visible et l’Invisible, Wordsworth a lui aussi souligné la part d’activité du sujet dans la perception puisqu’il présentait souvent son rapport avec la nature comme un échange ou un dialogue. Par ailleurs, il s’intéressait moins aux objets en eux-mêmes qu’aux phénomènes, c’est-à-dire aux objets perçus par un sujet (généralement lui-même) ou transformés par l’imagination. Cette perception « phénoménologique » frayait directement la voie à la poésie :
L’objet propre de la poésie (qui, si elle est véritable, est cependant aussi permanente que la science pure), son occupation propre, son privilège et son devoir, c’est de traiter les choses non telles qu’elles sont, mais telles qu’elles apparaissent ; non telles qu’elles existent en elles-mêmes, mais telles qu’elles paraissent exister pour les sens et pour les passions. (PW, II, p. 410)
3Loin d’être immédiat cependant, le passage de la perception à son expression poétique s’effectuait, pour Wordsworth, par le biais d’un processus complexe de transformation et de purification, où entraient en jeu son imagination et sa mémoire. Dépassant les sensations premières, il s’appliquait donc à traverser les apparences ; il s’efforçait, en outre, de se mettre à l’écoute du langage mystérieux de la nature, espérant ainsi percer les secrets de la vie.
1. Flânerie, émerveillement et poésie
La liberté du marcheur
4Limité dans l’étendue journalière de ses déplacements, le marcheur jouit, en revanche, d’une liberté de mouvement quasi totale, qui est son privilège. Non contraint de suivre les voies déjà tracées, le marcheur peut inventer à loisir ses propres chemins et assouvir sa curiosité et son désir de découverte en coupant par les champs et les bois, ou en s’engageant sur des sentiers de traverse. Dans son Journal d’un voyage sur le Continent, 1820, Dorothy suggère ainsi le plaisir de succomber aux tentations du paysage et de s’écarter du chemin principal, « attirée par des sentiers faciles invitant à une course vagabonde » (p. 192). Pouvant facilement s’offrir le luxe de détours, le marcheur possède donc la faculté enviable de suivre sa fantaisie et ses envies, se laissant parfois guider par ses « pieds déviants » (« devious feet ») qui l’entraînent dans des régions reculées restées parfaitement intactes. Au livre IV de L’Excursion, le narrateur présente comme « divine » sa liberté suprême :
To roam at large among unpeopled glens
And mountainous retirements, only trod
By devious footsteps; regions consecrate
To oldest time!3
5Préservés, de tels endroits sont souvent source d’un ravissement esthétique intense arrêtant pour un temps les pas du marcheur : « As by enchantment, an obscure retreat / Opened at once, and stayed my devious feet4. » Si l’on en croit le narrateur de L’Excursion, la quête de beaux points de vue ou de sites remarquables motive souvent les détours ; voici, en effet, son commentaire au moment où l’Errant s’écarte du chemin principal pour rejoindre la vallée du Solitaire :
Diverging now (as if his quest had been
Some secret of the mountains, cavern, fall
Of water, or some lofty eminence,
Renowned for splendid prospect far and wide).5
6Ces déviations permettent également de découvrir des éléments peu perceptibles au premier abord, tel le « tas informe de pierres brutes » (v. 17) dépositaire de l’histoire et des espoirs déçus de Michael. Dans les premiers vers de son « poème pastoral », en effet, le narrateur invite le lecteur à quitter la route principale pour remonter la rivière et accéder à la « vallée cachée » recelant la ruine à peine visible de la bergerie : « [un] objet près duquel vous pourriez passer, / Que vous pourriez voir, sans pour autant le remarquer. » (v. 15-16)
7Généralement toutefois, la lenteur de ses déplacements laisse au marcheur le temps de noter les moindres détails des espaces qu’il traverse. Il peut ainsi les apprécier pleinement et s’en imprégner de façon durable ; une image extrêmement précise s’inscrit alors en lui, comme en témoigne « Bothwell Castle (Passed unseen, on account of stormy weather) », un poème de 1831 : « Once on those steeps I roamed at large ; and have / In mind the landscape, as if still in sight ; / The river glides, the woods before me wave6. » Lors de sa visite en 1803, le poète s’était longuement promené dans les environs du château si bien que près de trente années plus tard, il en conservait un souvenir très distinct. Alors que le parallèle « in mind »/ « in sight » insiste sur la fidélité de l’image mentale au spectacle observé, les verbes d’action au présent, « glides » et « wave », en soulignent le caractère dynamique. Loin d’être un simple rappel des lignes du paysage, ce souvenir apparaît comme la reviviscence de la scène entière. Or ce tableau animé ne se serait jamais aussi profondément inscrit en lui s’il ne s’en était peu à peu imprégné en marchant : « Le regard obtient plus ou moins des choses selon la manière dont il les interroge, dont il glisse ou appuie sur elles », a remarqué avec justesse Merleau-Ponty (2001, p. 179).
8Dorothy et William Wordsworth avaient déjà tiré cette leçon de leurs diverses expériences et se montraient fort réticents à l’idée de traverser de belles régions en chariot. Ils n’aimaient guère se déplacer dans des véhicules car alors « ils ne pouvaient découvrir le pays qu’au moyen de coups d’œil furtifs », comme ils le constatèrent à regret près du torrent d’Unterseen, en Suisse : « The foot-traveller would halt and gaze around ere he set foot on the bridge ; but we wheeled forward, though slowly. With restless eagerness we looked to this side and that, catching the openings under the roof7. » La frustration des voyageurs transparaît dans leurs efforts désespérés pour admirer, malgré tout, le spectacle grandiose. Dans leur précipitation relative (Dorothy nuance, en effet, leur vitesse avec « though slowly »), leur regard effleure tout juste les objets naturels : à peine posé sur eux, il les quitte pour se tourner ailleurs, en une valse que soulignent les démonstratifs mis en valeur par Dorothy : « we looked to this side and that ». Quelle différence avec le marcheur ! L’opposition entre « gaze » et « look » se révèle à cet égard fort éloquente.
9Tout entier consacré à l’influence des moyens de locomotion sur la nature et la qualité de la perception, le sonnet « In a Carriage, upon the Banks of the Rhine » réaffirme la nette préférence de Wordsworth :
Amid this dance of objects sadness steals
O’er the defrauded heart – while sweeping by,
As in a fit of Thespian jollity,
Beneath her vine-leaf crown the green Earth reels:
Backward, in rapid evanescence, wheels
The venerable pageantry of Time,
Each beetling rampart, each tower sublime,
And what the Dell unwillingly reveals
Of lurking cloistral arch, through trees espied
Near the bright River’s edge. Yet why repine?
To muse, to creep, to halt at will, to gaze –
Such sweet way-faring – of life’s spring the pride,
Her summer’s faithful joy – that still is mine,
And in fit measure cheers autumnal days.8
10Dans un premier temps (vers 1 à 10), Wordsworth exprime son regret d’avoir traversé trop rapidement une belle région peuplée de châteaux et de monuments anciens. « Sweeping by », « reels », « wheels » : les verbes soulignent la vitesse des déplacements et laissent imaginer la rapide succession d’images à peine entrevues, en bref « cette valse d’objets » si attristante pour le poète. Les enjambements rendent bien ce flot continu d’impressions fugitives, qui voue à une paradoxale disparition des édifices par ailleurs insensibles aux ravages du temps : « Backward, in rapid evanescence, wheels / The venerable pageantry of Time » (v. 5-6). Employé au vers 8, l’adverbe « unwillingly » surprend au premier abord : « And what the Dell unwillingly reveals ». En fait, il rend compte de la particularité du regard qui, pour reprendre la formule de Merleau-Ponty citée plus haut, « obtient plus ou moins des choses selon la manière dont il les interroge ». Jamais totalement dévoilées, les différentes facettes des choses se laissent donc plus ou moins cerner en fonction de la manière de les approcher – « obtient » autoriserait presque à dire de les courtiser – et l’homme ne peut, par sa simple volonté, forcer une révélation régie par la perception elle-même. Peut-être est-ce l’intuition de cette idée chère à la phénoménologie qui a orienté Wordsworth dans son choix lexical. Avec « unwillingly », en effet, la vallée semble être assimilée à une femme réticente et cette personnification contribue à rendre plus sensible la déception du poète face à une nature qui refuse de répondre à ses désirs.
11Dépité d’avoir été à la merci de cochers menant leurs chevaux à vive allure, Wordsworth se console toutefois en contemplant cette pensée : « Pedestrian liberty shall yet be mine9. » Dans les quatre derniers vers du sonnet, les enjambements disparaissent et le rythme ralentit. Le vers 11 se déploie largement – l’ampleur intrinsèque des voyelles longues [u : ], [i : ], [ɔ : ] et de la diphtongue [eI] étant redoublée par leur position sous l’accent –, tandis que le vers 12 se déroule lentement sous l’effet d’accents successifs (« sweet way-faring » et « life’s spring »). « To muse, to creep, to halt at will, to gaze » : de manière condensée, ce vers scande les joies et les privilèges du marcheur qui, avançant lentement et s’arrêtant à son gré, a tout le loisir de méditer et d’observer.
12Au livre II de L’Excursion, l’Errant chante un peu plus longuement cette « liberté pédestre ». Il la fait lui aussi ressortir par contraste puisqu’aux calmes plaisirs du marcheur, il oppose la trépidante agitation des riches, cristallisée dans les vers 97 à 101 par trois verbes assez proches, tant au niveau sémantique que phonétique – « rouse », « raise » et « rise ». Sautant dans leur chariot ou enfourchant leur cheval tôt le matin, les riches pressés s’inscrivent en décalage avec la nature et rompent son rythme : « to raise / From earth the dust of morning, slow to rise10 ». Les marcheurs semblent au contraire en parfaite harmonie avec les espaces traversés :
Pacing side by side,
[we] Could, with an eye of leisure, look on all
That we beheld; and lend the listening sense
To every grateful sound of earth or air;
Pausing at will – our spirits braced, our thoughts
Pleasant as roses in the thickets blown,
And pure as dew bathing their crimson leaves.11
13Riches de temps, ils progressent lentement et se montrent particulièrement sensibles aux paysages environnants qu’ils embrassent dans leur dimension auditive : « every grateful sound », aussi bien que visuelle : « on all / That we beheld ». Soulignant la notion d’intégralité, les quantifieurs mis en relief signalent leur réceptivité constante, mais discriminante : avec « every », la totalité n’est que la somme des unités distinctes, chacune ayant son importance. Les vers 104 à 107 évoquent donc deux des privilèges mis en évidence au vers 11 du sonnet « In a Carriage… » : « to creep » et « to gaze ». Les deux autres, « to halt at will » et « to muse », se retrouvent pour leur part dans les vers 108 à 110. Les comparaisons des vers 109 et 110 suggèrent que les pensées des marcheurs émanent directement des spectacles de la nature. Ces images évoquent ainsi la faculté de la marche à instaurer une heureuse harmonie entre l’homme et le monde, et témoignent de la grande sensibilité de Wordsworth aux infimes merveilles de la nature, parfois aussi discrètes qu’une goutte de rosée sur le pétale cramoisi d’une rose.
14Uniquement présentée sous sa forme visuelle dans « In a Carriage… », la sensibilité du marcheur est ici élargie pour inclure le domaine auditif. La vue et l’ouïe, donc. Les deux sens privilégiés par Wordsworth sont les plus intellectuels, ce qui ne saurait étonner chez un poète rarement attaché aux sensations en elles-mêmes. Sa sensibilité ne se limitait cependant pas à l’ouïe et à la vue ; le toucher y jouait notamment un rôle important car, en répandant ses délices dans tout le corps, il stimulait également l’esprit. Un passage du livre VIII de L’Excursion évoque ainsi ce sens « qui se répand si exquisément / À travers tout le corps » (v. 325-326) et dès lors capable
To impress a vivid feeling on the mind
Of what there is delightful in the breeze,
The gentle visitations of the sun,
Or lapse of liquid element – by hand,
Or foot, or lip, in summer’s warmth – perceived.12
15Essentiellement sensuels, les plaisirs olfactifs sont pour leur part très peu évoqués dans les vers de Wordsworth. Les rares passages y faisant référence témoignent cependant d’une remarquable justesse d’observation :
Then from his couch he starts; and now his feet
Crush out a livelier fragrance from the flowers
Of lowly thyme, by Nature’s skill enwrought
In the wild turf: the lingering dews of morn
Smoke round him, as from hill to hill he hies.13
16L’allusion à l’exaltation des effluves odoriférantes s’élevant sous les pas du berger s’ancre certainement dans l’expérience personnelle du poète et témoigne de sa grande sensibilité olfactive. La fin du passage révèle pour sa part l’attention qu’il portait à des spectacles quotidiens, dont la récurrence n’occultait nullement à ses yeux l’éphémère beauté.
Une découverte émerveillée du monde
17Libérant les sens, surtout le regard, de leur exercice routinier, des circonstances particulières (fort vent, orage ou retour après une longue absence) renouvellent la perception de paysages familiers. Inattendue, la découverte ou la « re-découverte » suscite alors un étonnement émerveillé. En apparence réservé à des cas exceptionnels, ce sentiment de ravissement accompagne de manière habituelle ceux qui s’ouvrent véritablement au monde et qui s’appliquent à en percevoir les beautés infimes et l’inépuisable richesse. Wordsworth se comportait ainsi, si l’on en croit l’un de ses jeunes amis, Robert Perceval Graves, qui relate en ces termes une promenade effectuée en sa compagnie en 1844 :
Lorsque nous atteignîmes le bord de Loughrigg Tarn […], la joliesse du paysage arrêta nos pas et fixa notre regard […]. Lorsque les yeux du poète se furent suffisamment régalés de cette beauté qui leur était familière, ils cherchèrent un soulagement dans la quête (habitude heureuse et vitale pour eux) d’autre beauté dans le gazon émaillé de fleurs à ses pieds. (LY, IV, p. 590)
18Wordsworth s’extasia alors devant un « phénomène minuscule, mais beau » repéré sur une pierre lisse : l’ombre portée d’une pâquerette, qui s’apparentait à une étoile fossile enchâssée. Cette découverte inattendue lui procura un plaisir infini, qu’il cristallisa dans le poème « So fair, so sweet, withal so sensitive ». En dépit de son grand âge, sa soif de beauté et sa faculté d’émerveillement restaient intactes. L’inspection minutieuse de la nature était pour lui un plaisir habituel qu’il cultivait depuis sa tendre jeunesse. Enfant, il notait déjà avec bonheur des détails aussi infimes que la poussière sur les ailes des papillons, et la vue des œufs bleus des moineaux le ravissait14. À tous les âges de sa vie, il se plaisait donc à partager ses découvertes et à attirer le regard de ses amis sur des « phénomènes minuscules mais beaux », comme en témoigne « A narrow girdle of rough stones and crags », poème de 1800 le présentant en compagnie de « deux amis chéris », Coleridge et sa sœur Dorothy.
19« Jouant avec leur temps » (v. 11), les trois compagnons se promènent indolemment sur un chemin irrégulier empêchant toute avancée rapide. Loin de les troubler, toutefois, la lenteur de leur progression s’harmonise avec leur état d’esprit : « vacant mood » (humeur distraite, v. 16), signe du loisir apparemment infini dont ils jouissent. Parfaitement disponibles, ils s’adonnent donc à une activité purement gratuite, l’observation attentive des bords du lac. Le regard rivé sur un espace très restreint, Wordsworth et ses amis s’appliquent d’abord à distinguer les divers éléments déposés par les vagues : « Feather, or leaf, or weed, or withered bough, / Each on the other heaped » (« Plume, feuille, herbe ou branche sèche, / Entassées les unes sur les autres » v. 14-15). L’absence d’article dans le premier de ces vers est surprenante : « feather », « leaf », « weed » et « bough » étant des dénombrables, ils ne peuvent normalement s’employer au singulier avec l’article Ø. Comment expliquer cette entorse à la règle chez un poète habituellement respectueux de la grammaire anglaise ? Au vers 14, Wordsworth décrit les différentes catégories d’objets constituant l’amas bordant l’eau. Pour ce faire, il aurait logiquement dû recourir au pluriel : « feathers, or leaves… ». Mais l’énumération aurait revêtu un caractère abstrait alors qu’il cherche à souligner son attachement aux détails, indiqué au vers 15 par le quantifieur « each », marqueur de la notion de singularité. Préférant sacrifier la correction grammaticale à l’exactitude de son expérience, Wordsworth a donc opté pour une formulation étonnante, qui insiste justement sur la particularité de sa perception.
20Les vers suivants évoquent une observation encore plus minutieuse :
And in our vacant mood,
Not seldom did we stop to watch some tuft
Of dandelion seed or thistle’s beard,
That skimmed the surface of the dead calm lake,
Suddenly halting now – a lifeless stand!
And starting off again with freak as sudden;
In all its sportive wanderings, all the while,
Making report of an invisible breeze
That was its wings, its chariot, and its horse,
Its playmate, rather say, its moving soul.15
21De taille plus réduite que les précédents, l’objet de leur contemplation devient presque imperceptible puisqu’ils se concentrent désormais sur quelque aigrette de pissenlit ou de chardon. D’une grande légèreté, la minuscule graine effleure à peine la surface du lac, ne rompant nullement sa profonde tranquillité. Pourtant, ses « vagabondages folâtres » passionnent les trois compagnons tant ses mouvements sont imprévus et subits. Si elle offre un plaisir intrinsèque, la course aérienne de l’aigrette est surtout intéressante dans la mesure où elle révèle une réalité cachée, sans elle imperceptible : « une brise invisible » (v. 23). L’idée de cette brise met en branle l’imagination du poète qui quitte un instant le domaine de la description pour essayer de définir le rapport qu’il perçoit entre l’aigrette et le souffle. « Âme » animant la graine et lui donnant la faculté d’émerveiller les marcheurs, le vent invisible paraît incarner, pour Wordsworth, l’esprit poétique qui confère au monde sa beauté. Dans son œuvre, en effet, la brise et le souffle représentent souvent l’inspiration poétique, traditionnellement symbolisée, en outre, par Pégase, le cheval ailé dont l’image est suggérée au vers 24 : « its wings, […] its horse ». Par ailleurs, dans la mesure où la brise apparaît comme la créatrice du spectacle contemplé, elle se dote immédiatement pour Wordsworth d’un caractère poétique. Dans une lettre de 1807, il affirmait, en effet, : « C’est poétique, essentiellement poétique, et pourquoi ? Parce que c’est créateur. » (MY, I, p. 147) Mais la brise n’est pas l’instance créatrice fondamentale du spectacle. C’est uniquement aux yeux de Wordsworth qu’elle apparaît comme telle : s’il n’organisait ni n’unifiait ses observations en supposant la présence d’un souffle invisible, les mouvements de l’aigrette n’auraient aucun sens16. Au bout du compte, c’est donc l’appréhension subjective de Wordsworth, sa perception soutenue par son imagination, qui est créatrice.
22Lamartine affirmait, dans son Voyage en Orient, que « Le monde est un livre dont chaque pas nous ouvre une page », mais l’expérience de Wordsworth incite à renchérir en disant que chaque pas nous fait « inventer la fable du monde17 ». En le parcourant, l’homme en écrit effectivement le texte avec son être tout entier, corps et âme, et sa production est d’autant plus originale que son imagination est puissante. De fait, en tant qu’elle organise le sensible en configurations porteuses de sens, la perception est une forme de langage ou d’écriture qui, par ses caractéristiques particulières ou, pour ainsi dire, son style, révèle un certain rapport au monde. L’univers sensible n’est donc jamais purement objectif et porte toujours la marque du sujet qui l’appréhende, comme l’indiquent avec éloquence ces vers de « Tintern Abbey » : « The mighty world / Of eye, and ear, – both what they half create, / And what perceive18. » Loin d’être passifs, les sens sont éminemment créateurs : guidés par l’esprit, ils transforment les objets perçus, engendrant de nouvelles formes par une activité semblable à celle de Dieu, ce qui leur vaut, dans les vers suivants, d’être appelés « ces très divines facultés » :
There is creation in the eye,
Nor less in all other senses; powers
They are that colour, model, and combine
The things perceived with such an absolute
Essential energy that we may say
That those most godlike faculties of ours
At one and the same moment are the mind
And the mind’s minister.19
23La perception était donc pour Wordsworth, comme pour Merleau-Ponty plus tard, « une re-création ou une re-constitution du monde à chaque moment » (2001, p. 240). Ainsi comprise, la découverte de l’univers traçait pour lui une voie royale vers la poésie. Elle constituait d’ailleurs une étape essentielle dans son travail artistique puisque son ambition était justement de restituer son expérience et ses sentiments afin d’inciter ses lecteurs à une réception alerte des choses.
Révéler la beauté du monde : un vaste projet poétique
24Au chapitre XIV de Biographia Literaria, Coleridge expose le projet poétique des Ballades lyriques. Après avoir rappelé les « deux points cardinaux de la poésie » – « le pouvoir de susciter la sympathie du lecteur en collant fidèlement à la vérité de la nature, et le pouvoir de donner l’intérêt de la nouveauté grâce aux couleurs modifiantes de l’imagination » –, il présente son objet – traiter du surnaturel en suscitant des émotions semblables à celles éprouvées dans la vie réelle – puis celui de Wordsworth :
M. Wordsworth, pour sa part, devait se proposer pour objet de conférer le charme de la nouveauté aux choses de tous les jours, et de susciter un sentiment analogue au surnaturel en éveillant l’attention de l’esprit, prise dans la routine léthargique, et en la dirigeant vers la joliesse et les merveilles du monde qui nous entoure – trésor inépuisable, mais pour lequel, à cause d’un voile de familiarité et de solitude égoïste, nous avons des yeux qui ne voient pas, des oreilles qui n’entendent pas, et des cœurs qui ne sentent ni ne comprennent. (p. 179-180)
25Véritable entreprise phénoménologique, son ambition était donc de renouveler la perception du réel banal et quotidien afin de revigorer l’attention et la curiosité d’esprits endormis par l’habitude. En dégageant les sens de leur exercice routinier, il entendait révéler aux hommes la richesse « inépuisable » du monde, un véritable « trésor » à leur portée, souvent enfoui néanmoins. Il désirait également leur apprendre à « sentir » et à « comprendre » avec le cœur : il ne se proposait nullement de leur fournir des explications rationnelles, mais souhaitait plutôt les amener à une compréhension intuitive de l’univers. Pour ce faire, il s’efforcerait de susciter en eux un sentiment particulier : « cette suspension volontaire de l’incroyance pour un moment, qui constitue la foi poétique » (p. 179). Cette fragile « foi poétique », qui ne vaut que pour le moment et demande à être sans cesse renouvelée, semble se rapprocher de la « foi perceptive » ainsi décrite par Merleau-Ponty : « Une adhésion qui se sait au-delà des preuves, non nécessaire, tissée d’incrédulité, à chaque instant menacée par la non-foi20. » Pour vraiment saisir le monde, l’homme doit donc mettre en sommeil sa soif de preuves et de connaissances certaines ; il doit suspendre non seulement son jugement mais aussi ses doutes21. Libéré par cette épochè de toute présupposition sur le monde, il peut s’ouvrir véritablement à lui en ne se fiant qu’à l’évidence de ses perceptions. Il le découvre ou le « re-découvre » alors dans la fraîcheur de l’émerveillement.
26L’ambition poétique de Wordsworth était donc de métamorphoser la perception (surtout le regard) de ses lecteurs pour qu’ils renaissent à la splendeur de l’univers ; ce faisant, ils prendraient également conscience de la « merveille de leur être », pour reprendre une expression employée par Percy Bysshe Shelley dans sa Défense de la Poésie :
La poésie arrache le voile de familiarité qui recouvre le monde et révèle la beauté nue et dormante qui est l’esprit de ses formes. […] Elle purge notre œil intérieur de la pellicule de familiarité qui obscurcit et éloigne de nous la merveille de notre être. Elle nous force à sentir ce que nous percevons, à imaginer ce que nous savons. Elle recrée l’univers lorsque la récurrence d’impressions émoussées par la réitération l’a annihilé dans notre esprit.22
27Directement influencé par le chapitre XIV de Biographia Literaria, ce passage en reprend l’idée principale – la poésie révélatrice des merveilles du monde – et l’étoffe ; Shelley souligne, en effet, plus nettement la force créatrice de l’imagination poétique dont le souffle ravive l’univers, réduit à une image morte par des sensations émoussées. De fait, à moins d’être perçu et animé par un sujet actif qui l’unifie et le rende signifiant, l’univers n’existe pas vraiment, et c’est justement le rôle du poète de le recréer sans cesse. Ainsi, en conformité avec son projet phénoménologique, Wordsworth rejetait l’idée d’une représentation mimétique du monde ; il préférait en offrir une lecture hautement personnelle, autrement plus riche et plus féconde, car dominée par l’imagination et non seulement les images (« imagery ») :
S — [Southey], dans l’œuvre que tu mentionnes, confond images et imagination. Les objets sensibles qui existent réellement, et dont on a le sentiment qu’ils existent, sont des images ; et ils peuvent former la matière d’un poème descriptif, où les objets sont dépeints tels qu’ils sont. L’imagination est un terme subjectif car elle traite les objets non tels qu’ils sont mais tels qu’ils apparaissent à l’esprit du poète.23
2. De l’émotion à l’appréhension spirituelle du monde
28Une page du Table Talk de Coleridge présente en ces termes le projet de Wordsworth pour Le Reclus : « Il devait traiter de l’homme en tant qu’homme – sujet sensitif, œil, oreille, toucher, et goût, en contact avec la nature extérieure, informant les sens par l’esprit, et ne composant pas l’esprit à partir des sens. » (vol. II, p. 177) La philosophie implicitement visée dans le dernier membre de la phrase, et contre laquelle Wordsworth et Coleridge s’insurgeaient, est celle de John Locke, comme le prouve une entrée un peu antérieure du Table Talk : « Le cœur de mon système est de tirer les sens de l’esprit, et non, comme l’a fait Locke, l’esprit des sens. » (vol. II, p. 179) Si elle a l’avantage de souligner la spécificité de leur projet en le replaçant dans le contexte de l’époque, la formulation ramassée de Coleridge peut toutefois induire en erreur. De fait, elle semble signaler une rupture totale, mais tel n’était pas le cas car, contrairement à ce qui est suggéré, l’empirisme de Locke n’était pas un pur sensualisme24. Quoi qu’il en soit, il importe surtout pour notre propos de noter la préséance accordée par Wordsworth et Coleridge à l’esprit sur les sens. Ainsi, dans des vers, déjà cités, chantant le pouvoir créateur des sens, il est précisé que ces « très divines facultés » peuvent être à la fois considérées comme « l’esprit et les ministres de l’esprit ». Le livre XI du Prélude : « Imagination, how impaired and restored » (« L’imagination, affaiblie et rétablie ») montre cependant que les sens tiennent parfois l’esprit sous leur emprise.
Sous l’emprise des sens ?
29Fasciné dès sa plus tendre jeunesse par le spectacle du monde, Wordsworth s’abandonnait aux plaisirs offerts par la contemplation, mais ses sens agissaient de concert avec son cœur et son entendement : « Now all eye / And now all ear ; but ever with the heart / Employ’d and the majestic intellect25. » Comme le rapporte le livre XI du Prélude, ce rapport privilégié avec la nature fut temporairement perdu en raison de deux attitudes qui, chacune à sa façon, rompirent l’équilibre de la perception véritable, où entrent en jeu et les sens et l’esprit. Attiré un temps par l’esthétique du pittoresque – « un mal profondément ancré dans l’époque » (v. 156) –, il se mit à comparer les paysages entre eux et à les juger : « n’appréciant pas ici, et là, / Appréciant » (v. 153-154). Mais s’ériger ainsi en juge implique une approche essentiellement intellectuelle du monde, qui le met à distance et empêche de le percevoir, car « Percevoir, dans le sens plein du mot […], ce n’est pas juger, c’est saisir un sens immanent au sensible avant tout jugement » (Merleau-Ponty, 2001, p. 44).
30Une autre cause, beaucoup plus profonde car inhérente à la nature duelle – sensuelle et intellectuelle – de l’homme, vint de surcroît troubler le rapport heureux de Wordsworth avec le monde :
The state to which I now allude was one
In which the eye was master of the heart,
When that which is in every stage of life
The most despotic of our senses gain’d
Such strength in me as often held my mind
In absolute dominion.26
31Son corps avait donc pris le pas sur son esprit et ses sens étaient devenus les « facultés dominantes » de son être (E, IV, v. 207). Ses yeux surtout, « les plus despotes des sens », dirigeaient son esprit et son cœur, régnant sans partage et dictant leurs lois sensitives. Déclinant l’idée de suprême puissance dans toutes ses nuances, les termes choisis pour évoquer cette situation sont d’une grande éloquence : « master » (maître, v. 172), « despotic » (despote, v. 175), « absolute dominion » (domination absolue, v. 176) ou, quelques vers plus loin, « tyranny » (tyrannie, v. 180), « empire » (empire, v. 193) et « thraldom » (servitude, v. 198). Entravant les facultés les plus nobles de l’homme, cet empire de la vue le prive de sa liberté, comme le signalent ces vers de « Personal Talk » : « Whose mind is but the mind of his own eyes, / He is a Slave ; the meanest we can meet27! »
32Foncièrement néfaste à long terme, cet abandon aux sensations visuelles procure néanmoins du plaisir – mais un plaisir superficiel, car purement corporel :
Here only let me add that my delights,
Such as they were, were sought insatiably,
Though ’twas a transport of the outward sense,
Not of the mind, vivid but not profound:
Yet was I often greedy in the chace,
And roam’d from hill to hill, from rock to rock,
Still craving combinations of new forms,
New pleasure, wider empire for the sight,
Proud of its own endowments, and rejoiced
To lay the inner faculties asleep.28
33« Greedy in the chace », « sought insatiably » et « still craving » disent bien sa soif intense et inextinguible de sensations toujours nouvelles, que souligne également la répétition de « new ». Dépendant de l’excitation de ses sens, ses délices étaient par nature momentanés et sa satisfaction éphémère. D’où son désir de vivre toujours plus d’expériences et de contempler toujours plus de paysages. Entièrement composé de monosyllabes, le vers 190 : « And roamed from hill to hill, from rock to rock » suggère bien ses mouvements effrénés et son agitation incessante ; dans « Tintern Abbey », sa fougueuse vigueur est d’ailleurs comparée à celle d’un chevreuil (v. 67). C’était pour lui le temps des « ravissements vertigineux » (v. 85) et des « joies douloureuses » (v. 84) :
The sounding cataract
Haunted me like a passion: the tall rock,
The mountain, and the deep and gloomy wood,
Their colours and their forms, were then to me
An appetite; a feeling and a love,
That had no need of a remoter charm,
By thought supplied, nor any interest
Unborrowed from the eye.29
34Sans autre visée que d’immédiats plaisirs, cet amour fasciné de la nature le satisfaisait pleinement. Totalement pris par les sensations, il ne ressentait aucun manque. Ses désirs étaient facilement assouvis, mais il restait à la surface des choses ; a posteriori, les charmes savourés paraissent donc bien limités. Cet état de démission de l’esprit lui convenait pourtant parfaitement alors. De fait, à l’époque de sa première visite à Tintern Abbey, en 1793, il cherchait sans doute à s’étourdir de sensations pour justement ne point trop penser : fortement bouleversé par l’échec de la Révolution française, il avait perdu ses repères et vivait dans la plus grande incertitude. En courant par monts et par vaux, il visait tout autant à se divertir et à ne point sombrer dans la mélancolie qu’à partir en quête de beautés naturelles. Il se comportait « plus en homme / Fuyant quelque chose qu’il redoute qu’en homme / Qui poursuivait l’objet de son amour ». En dépit de sa despotique puissance, la vue ne garda toutefois pas longtemps son empire sur Wordsworth car « [Il] avait senti / Trop fortement, trop tôt dans [s]a vie, / Les visites de la force imaginative / Pour que cela durât. » Nourrie de son contact privilégié avec la nature au cours de son enfance, son imagination finit donc par vaincre la tyrannie de son « œil de chair » et lui rendit sa perception de poète en le faisant redevenir « une Âme sensitive, et créatrice30 ».
35Que dire alors de sa période d’émotions fascinées ? Sa recherche d’éphémères plaisirs sensuels doit-elle être considérée comme une expérience foncièrement négative, une pure perte de temps ? En aucun cas, même si, au livre XI, Wordsworth la stigmatise pour souligner son infériorité par rapport à une perception véritable qui ne se laisse pas engluer dans les apparences. Au bout du compte, en effet, sa quête effrénée de sensations participa elle aussi à la formation de son esprit car, même inconsciemment, il était soumis à l’influence bienveillante de la nature. Un passage du livre I du Prélude exprime bien cette conviction. Le poète y rapporte qu’enfant, il éprouvait un plaisir purement corporel à absorber le paysage :
A Child, I held unconscious intercourse
With the eternal Beauty, drinking in
A pure organic pleasure from the lines
Of curling mist, or from the level plain
Of waters colour’d by steady clouds.31
36Sans lien apparent avec son esprit ou son cœur, ces agréables sensations n’étaient cependant pas perdues une fois éprouvées et possédaient leur profonde raison d’être :
Thus, often in those fits of vulgar joy,
[…] the earth
And common face of nature spake to me
Rememberable things; sometimes, ’tis true,
By chance collisions and quaint accidents
Like those ill-sorted unions, work suppos’d
Of evil-minded fairies, yet not vain
Nor profitless, if haply they impress’d
Collateral objects and appearances,
Albeit lifeless then, and doom’d to sleep
Until maturer seasons call’d them forth
To impregnate and elevate the mind.32
37En s’inscrivant en lui, les sensations de l’enfant entraînaient avec elles des objets dont il n’avait pas forcément conscience, mais qu’il pourrait « redécouvrir » et animer par un travail ultérieur de remémoration. Possédant la faculté d’insuffler la vie à des images ou de les tirer de leur torpeur, la mémoire est ainsi, selon le poète, proprement créatrice et l’esprit bénéficie de son activité exaltante.
38Passivement et à son insu, le jeune enfant absorbait donc des impressions dont il ne recueillerait que plus tard les fruits. Source de plaisir sensitif, sa contemplation contribuait ainsi à « nourrir » de surcroît son esprit, pour reprendre une image tirée de « Expostulation and Reply ». Dans cette ballade lyrique, Matthew demande au poète pourquoi il perd son temps à observer la nature au lieu de lire pour s’instruire ; celui-ci lui offre alors la réponse suivante :
“The eye it cannot chuse but see,
We cannot bid the ear be still;
Our bodies feel, where’er they be,
Against, or with our will.
Nor less deem I that there are powers
Which of themselves our minds impress,
That we can feed this mind of ours,
In a wise passiveness.
Think you, ’mid all this mighty sum
Of things for ever speaking,
That nothing of itself will come,
But we must still be seeking?”33
39À l’aide de formules lapidaires, la première strophe citée présente comme une évidence la primauté des sensations. Comme l’indique clairement le vers 20 : « Against, or with our will », l’attitude de l’homme n’influe en rien sur elles : indépendamment de sa volonté, ses sens sont continuellement stimulés. Chacune des phrases juxtaposées ne fait d’ailleurs qu’énoncer cette passivité essentielle du sujet, privé de son pouvoir de choix (« it cannot chuse but ») et de décision (« we cannot bid »). Soulignant l’autonomie des puissances ou des choses extérieures, les expressions « of themselves » (v. 22) et « of itself » (v. 27) affirment une nouvelle fois l’absence d’initiative de l’homme. La perception serait-elle pure passivité ? Semblant s’imposer dans ces vers, l’idée se trouve néanmoins contredite par les verbes « feed » (v. 23) et surtout « seek » (v. 28) qui témoignent d’une certaine activité de la part du sujet. Décrite comme sage, la passivité de l’homme dans la perception se révèle paradoxale en ce qu’elle est prélude à une activité qu’elle semble déjà porter en elle. Cette complexe réunion d’opposés permet de mieux comprendre les vers suivants, fortement teintés d’ironie : « Think you […] / That nothing of itself will come, / But we must still be seeking ? » Le poète raille gentiment Matthew pour ses préjugés et son incapacité à saisir la nature profonde de la perception, plus précisément la dialectique passivité / activité qui la régit et que suggère fort bien le rapprochement des deux expressions ici mises en relief. La clé de cette association mystérieuse est en fait contenue dans le terme « impress » (imprimer) du vers 22. La quête perceptive consiste, dans un premier temps, à se laisser toucher par les sensations, à laisser les forces extérieures s’inscrire en soi. Ensuite, la mémoire et l’imagination peuvent se saisir de ces impressions et nourrir ainsi l’esprit, en contribuant à son développement.
40Contemplative, l’attitude du narrateur de « Expostulation and Reply », « qui passe son temps à rêver » (v. 4 et 32), ouvre une voie royale à un travail de réflexion approfondie, qu’elle amorce déjà. Méditant sur son rocher, il sent d’ailleurs peut-être les puissances au moment même où elles s’inscrivent en lui. Il y est en tout cas certainement plus réceptif que s’il courait par les collines et s’étourdissait de plaisirs sensuels. Indépendamment des conditions premières, toutefois, la mémoire et l’imagination peuvent toujours s’emparer a posteriori des sensations ou des images reçues, et les transformer pour obtenir, au terme de chemins parfois tortueux, l’effet désiré, à savoir l’élévation de l’esprit (P, VI, v. 742-753).
Remémoration créatrice
41Prolongement de la perception, la remémoration permet aux sensations de se perpétuer indéfiniment, comme le souligne un fragment non publié datant de 1798-1799 :
In many a walk
At evening or by moonlight, or reclined
At midday upon beds of forest moss,
Have we to Nature and her impulses
Of our whole being made free gift, and when
Our trance had left us, oft have we, by aid
Of the impressions which it left behind
Looked inward on ourselves, and learned, perhaps,
Something of what we are. Nor in those hours
Did we destroy [ ]
The original impression of delight,
But by such a retrospect it was recalled
To yet a second and a second life,
While in this excitation of the mind
A vivid pulse of sentiment and thought
Beat palpably within us, and all shades
Of consciousness were ours.34
42Phase d’ouverture pleine et entière au monde, l’abandon à la nature et à ses influences débouche néanmoins sur l’introspection, la contemplation de soi. L’un centrifuge, l’autre centripète, ces deux mouvements contradictoires ne sont pas seulement juxtaposés dans une succession temporelle, mais étroitement imbriqués, les « impressions » constituant leur point d’articulation. En effet, en faisant retour sur lui-même, l’homme peut (r) animer les impressions passivement reçues de l’extérieur : « recalled / To yet a second and a second life ». Ce vers suggère, d’une part, la reviviscence des sensations, d’autre part, leur modification : elles ne sont pas seulement rappelées à la vie, elles le sont à une vie toujours renouvelée ; la répétition de « second » marque avec insistance que chaque remémoration constitue une nouvelle naissance. Revenant sans cesse sur « the original impression of delight », la mémoire a pour effet de la conserver (« Nor did we destroy ») tout en la raffinant – et c’est là son rôle le plus essentiel pour Wordsworth. D’une simple émotion, la remémoration fait ainsi émaner des sentiments et des pensées qui gardent la trace de leur origine sensitive, puisqu’ils se présentent sous la forme d’une vive pulsation. Véritablement créateur, le travail de la mémoire permet donc à l’homme de réconcilier sa nature corporelle et sa nature spirituelle, et de sentir sa profonde unité : « all shades / Of consciousness were ours ».
43Écrits à peu près à la même époque (1798), les vers suivants de « Tintern Abbey » s’attardent pour leur part sur la purification des sensations nées sous l’effet de la mémoire travaillant les perceptions visuelles passées :
These beauteous forms,
Through a long absence, have not been to me
As is a landscape to a blind man’s eye:
But oft, in lonely rooms, and ’mid the din
Of towns and cities, I have owed to them,
In hours of weariness, sensations sweet,
Felt in the blood, and felt along the heart;
And passing even into the purer mind,
With tranquil restoration: – feelings too
Of unremembered pleasure.35
44De l’émotion (« blood ») au sentiment (« heart ») et à la pensée (« mind »), les sensations ne cessent de se raffiner, finissant même par atteindre la faculté la plus noble de l’homme : « the purer mind36 ». Source de délectation sensuelle, ce travail de remémoration apaise et revigore l’esprit de Wordsworth dans ses moments de lassitude ; il lui procure, en outre, un sentiment de plaisir inédit et plus profond issu de sa méditation elle-même : « feelings too / Of unremembered pleasure ».
45Assurant une reviviscence créatrice des impressions et des émotions passées, la remémoration constitue, pour Wordsworth, la base même de la poésie. Peu impressionné, de façon générale, par la poésie de Walter Scott, il voyait en son comportement face à la nature l’origine de ses déficiences. Au lieu de s’imprégner du paysage en adoptant une attitude de « sage passivité », l’écrivain écossais passait son temps à noter ses impressions sur un calepin, se privant ainsi des bénéfices du travail discriminant de la mémoire :
Il aurait dû laisser son carnet et son crayon chez lui et, tandis qu’il marchait avec une attention révérencieuse, fixer son regard sur tout ce qui l’entourait, et tout prendre dans un cœur capable de comprendre et de goûter. Puis, quelques jours plus tard, il aurait dû interroger sa mémoire sur ce qu’il avait vu. Il aurait découvert que, tandis qu’une grande partie de ce qu’il avait admiré lui était préservé, une grande partie avait également, et fort sagement, été effacée ; ce qui restait – l’image survivant dans son esprit – aurait présenté la vérité essentielle et idéale du tableau.37
46En passant ses multiples impressions au crible du souvenir, le poète supprime les détails inutiles encombrant le tableau pour n’en conserver que « la vérité essentielle et idéale ». Ainsi, s’il avait « interrogé sa mémoire » au lieu de son calepin, Scott se serait dégagé des apparences et aurait écrit des vers qui n’eussent point été purement descriptifs. Plus personnelle et plus imaginative, sa poésie aurait gagné en profondeur. Dans un passage du Table Talk, Coleridge insiste lui aussi sur la nécessaire transmutation du réel sous l’effet conjoint de l’imagination et de la mémoire :
Un poète ne devrait pas voler la nature : qu’il emprunte, et qu’il emprunte de manière à rembourser par le fait même d’emprunter. Examinez la nature avec précision, mais écrivez de mémoire ; et accordez plus de confiance à votre imagination qu’à votre mémoire. (vol. II, p. 120)
47Wordsworth, pour sa part, faisait confiance tant à son imagination qu’à sa mémoire : ils les envisageaient comme deux facultés créatrices distinctes, travaillant cependant de concert.
48Souvent considérée comme un manifeste poétique, la préface des Ballades lyriques éclaire les conceptions de Wordsworth sur son art et recèle certaines de ses formules les plus célèbres, telles les suivantes :
La poésie est le débordement spontané de sentiments puissants ; elle trouve son origine dans une émotion remémorée dans la tranquillité : l’émotion est contemplée jusqu’à ce que la tranquillité disparaisse graduellement, par une sorte de réaction, et qu’une émotion, semblable à celle qui était auparavant le sujet de la contemplation, soit graduellement produite et existe elle-même réellement dans l’esprit. (PW, II, p. 400-401)
49Affirmant la primauté de la remémoration, ce passage la présente comme une sorte de réaction chimique38. Les deux réactifs en présence au début sont la tranquillité et la trace d’une émotion passée. Sous l’action de la contemplation, faisant pour ainsi dire office de catalyseur, les substances initiales se transforment lentement ; à mesure que la tranquillité disparaît, l’impression change de nature et se ravive ; apparaît alors un nouveau produit : une émotion semblable à celle autrefois ressentie et dotée d’une vivacité propre puisque « elle existe elle-même réellement dans l’esprit ». Pleine de vigueur, cette émotion jaillit donc de son propre mouvement, sua sponte. Ainsi se trouve explicitée la formulation en apparence paradoxale pour un poète aussi réflexif et méditatif que Wordsworth : « La poésie est le débordement spontané de sentiments puissants. » Pour accomplir ce miracle artistique, deux qualités complémentaires sont indispensables : une remarquable sensibilité et un esprit hautement réflexif, puisque tout poème digne de ce nom est nécessairement l’œuvre d’« un homme doté d’une sensibilité organique inhabituelle, qui a longuement et profondément médité » (PW, II, p. 388).
50Évoquant le plaisir du poète à contempler en esprit des jonquilles découvertes par hasard au cours d’une promenade, le poème « I wandered lonely as a cloud » met en scène le phénomène de la remémoration et, partant, le processus de création poétique. Alors qu’il flânait tranquillement au bord d’un lac, le poète aperçut inopinément un groupe de jonquilles dont le vif mouvement – la « folle danse » (v. 12) – arrêta son attention. En vertu de leur joviale animation, les fleurs dorées évoquaient pour lui les étoiles scintillant dans la Voie lactée ou les eaux du lac agité, gorgé de soleil. Elles les surpassaient pourtant par leur allégresse, qui se révélait puissamment communicative ; le joyeux spectacle rendait, en effet, le poète gai, par une force inéluctable que suggère la tournure « could not but » dans les vers suivants : « A poet could not be but gay, / In such a jocund company39 ». Comme hypnotisé, le poète fixa longuement ces fleurs dont il ne semblait pouvoir détacher son regard, comme le signale le terme « gaze », de surcroît répété : « I gazed – and gazed – but little thought / What wealth the show to me had brought40. » Source de gaieté immédiate, la contemplation fascinée des jonquilles dansant au bord du lac lui apporta également un précieux trésor en laissant dans sa mémoire une trace précise et fidèle :
For oft, when on my couch I lie
In vacant or in pensive mood,
They flash upon that inward eye
Which is the bliss of solitude;
And then my heart with pleasure fills,
And dances with the daffodils.41
51Tandis que le poète laisse errer son esprit ou se remémore la scène, les jonquilles et leur mouvement jovial jaillissent soudain à son esprit (« they flash »). Sa contemplation lui procure alors une joie débordante beaucoup plus intense que celle ressentie sur le moment, comme le montre clairement le contraste entre le vers 15 : « A poet could not but be gay », où la gaieté semble imposée de l’extérieur, et le vers 23 : « And then my heart with pleasure fills », qui évoque un plaisir intérieur et spontané. À force de revivre la scène dans la solitude, le poète s’est peu à peu imprégné de l’allégresse des fleurs jusqu’à la faire sienne et abolir toute distance avec elles : « my heart […] dances with the daffodils » (nous soulignons). Dans la réalité, il n’était que spectateur, mais grâce à la remémoration, il parvient à une fusion imaginaire avec l’objet de sa contemplation, et ressent dès lors une émotion plus vive.
52Évoquant l’attitude propice à la création poétique, ce poème peut aussi se lire comme un hymne à l’indolence. Comme le soulignent, en effet, le terme « wandered » et la comparaison avec le nuage, la découverte des jonquilles intervient alors que le poète flâne dans la nature. Le début de la quatrième strophe indique en outre qu’il reproduit cet état d’indolence pour recevoir la révélation poétique : il est mollement allongé sur sa couche, « l’esprit distrait ou pensif » (v. 20). « I wandered lonely… » suggère donc que l’oisiveté des poètes est nécessaire à leur travail artistique ; elle n’a rien de condamnable puisqu’elle se révèle finalement créatrice. Manière d’art poétique, le texte de Wordsworth constitue donc aussi une apologie de son mode de vie, adressée à ceux – nombreux à l’époque – qui ne voyaient dans l’indolence qu’une honteuse paresse.
53Source du plaisir et de la créativité du poète, l’œil interne s’ouvre pendant la remémoration, lorsque l’œil de chair est au repos. « APoet’s Epitaph » souligne que cette vision interne est l’apanage du poète. Nourrie de la contemplation de son cœur, elle lui permet de transpercer les apparences matérielles pour percevoir le sens caché de l’univers :
The outward shows of sky and earth,
Of hill and valley, he has viewed;
And impulses of deeper birth
Have come to him in solitude.42
54Grâce à l’exercice de sa mémoire, le poète découvre dans les spectacles naturels une vie « plus profonde », qu’il n’avait jusqu’alors pas perçue, d’où le terme de « naissance43 ». Purifiées et raffinées par la remémoration, ses sensations lui donnent l’intuition de l’essence des choses ou du moins lui permettent-elles de percevoir les réalités spirituelles sous les apparences matérielles. « Sous » n’est pas à entendre ici dans un sens spatial strict : le monde spirituel, pour Wordsworth, n’est pas situé derrière le voile du monde visible, ni séparé de lui. La transcendance est, à ses yeux, immanente à l’univers : réalités spirituelles et apparences matérielles sont intimement entrelacées, seulement les premières ne sont pas immédiatement perceptibles. « Sous » vise donc à signaler leur présence cachée dans les choses visibles – situation parfaitement décrite par le terme « involute » inventé par Thomas de Quincey :
Je suis frappé par cette vérité, que nos pensées et nos sentiments les plus profonds nous sont transmis par le biais de combinaisons compliquées, nous sont transmis sous forme d’involutes (si je puis inventer ce mot) dans des expériences complexes impossibles à démêler, beaucoup plus fréquemment qu’ils ne nous parviennent directement, dans leur forme abstraite. (1889-1890, vol. I, p. 39)
55Capables, grâce à leur puissante imagination, de percevoir mais aussi de démêler cet enchevêtrement, les « esprits supérieurs » (« higher minds », v. 90) partent donc de leurs sensations pour atteindre les réalités supérieures :
In a world of life they live,
By sensible impressions not enthralled,
But by their quickening impulse made more prompt
To hold fit converse with the spiritual world.44
56Évoquant les circonstances favorables à cette intuition du sens profond de l’univers, les vers 37 à 49 de « Tintern Abbey » décrivent un état de sérénité intense instauré par un lent travail méditatif :
That blessed mood,
In which the burthen of the mystery,
In which the heavy and the weary weight
Of this unintelligible world,
Is lightened: – that serene and blessed mood,
In which the affections gently lead us on, –
Until, the breath of this corporeal frame
And even the motion of our human blood
Almost suspended, we are laid asleep
In body, and become a living soul:
While with an eye made quiet by the power
Of harmony, and the deep power of joy,
We see into the life of things.45
57Par le biais de l’anaphore « in which » et de la répétition amplificatrice : « that blessed mood »/ « that blessed and serene mood », la phrase elle-même illustre la rumination purifiante permettant le passage, sans solution de continuité, des émotions premières à la vision : « the affections gently lead us on ». Au terme d’un cheminement sans heurt, le corps est plongé dans un sommeil profond évoquant la mort, au premier abord du moins – c’est-à-dire lorsque le lecteur parvenu à la fin du vers 45 n’effectue pas immédiatement l’enjambement requis par le sens. En vertu de sa proximité avec la formule euphémique consacrée : « to be laid to rest », l’expression « we are laid asleep » suggère, en effet, l’idée d’enterrement, d’autant plus que les vers précédents signalent une animation vitale extrêmement réduite : seul « almost » indique la subsistance d’une activité respiratoire et d’une circulation sanguine minimales.
58Lorsque l’expression est rétablie dans son intégralité, cependant : « we are laid asleep / In body and become a living soul », l’effet devient tout autre car on découvre que seul le corps, non la totalité de l’être, est concerné par cette mise au repos ; en outre, le semblant de mort évoqué n’est que le prélude à une vie autrement supérieure, celle de l’âme pure, débarrassée des contingences corporelles. Soumis par la force de l’harmonie et de la joie, l’œil charnel suspend son activité et cède la place à l’œil interne qui permet la vision ; la suspension de la perception ordinaire ouvre donc la voie à une nouvelle perception, plus profonde car spirituelle : « we see into the life of things ». Grâce à cette percée des apparences, l’homme parvient à comprendre l’univers et à trouver un sens à ce monde ordinairement « inintelligible ». Occupant la quasi-totalité du vers 40, cet adjectif résume à lui seul le pesant fardeau de l’existence humaine ; avide de connaissance et de savoir, l’homme se trouve confronté à des énigmes radicales qui le remplissent de désarroi, en particulier : « The incumbent mystery of sense and soul, / Of life and death, time and eternity46. »
59Or ces questions sont d’autant plus insolubles qu’elles s’ancrent dans la nature même de l’être humain, composé mystérieux d’éléments hétérogènes et incommensurables : le corps et l’âme. On comprend mieux pourquoi la mise en repos du corps décrite dans « Tintern Abbey » conduit à « cette humeur bénie, / Dans laquelle le fardeau du mystère, / […] Est allégé » : lorsque l’activité corporelle a presque disparu, l’être paraît se résumer à son âme ; n’étant plus entravée par les limites de la chair, celle-ci peut alors déployer toutes ses potentialités et se montrer réceptive à l’influence des puissances spirituelles, telle l’harmonie ou la joie (v. 47-48). De fait, il semble qu’en vertu d’un principe d’homéostasie ou de conservation des masses, l’homme doive être allégé de son fardeau ordinaire pour accueillir en lui le poids des influences supérieures47 et, ainsi exalté, devenir à son tour une force active48.
3. Appréhender la connaturalité49 de l’homme et du monde
Sentiment de présence au monde
60Au livre IV du Prélude, Wordsworth rapporte qu’au cours de ses promenades nocturnes, il atteignait parfois l’état de sérénité bienheureuse décrit dans « Tintern Abbey ». Signe de l’intensité de cette expérience, la pérennité de ses résonances est soulignée par une litote dans les vers introduisant son récit : « From many wanderings that have left behind / Remembrances not lifeless, I will here / Single out one50. » Après les premiers vers qui énoncent son plaisir à parcourir seul, la nuit, les routes silencieuses en vertu de leur profonde quiétude, l’évocation perd son caractère général pour se concentrer sur une promenade particulière :
On I went
Tranquil, receiving in my own despite
Amusement, as I slowly pass’d along,
From such near objects as from time to time,
Perforce intruded on the listless sense,
Quiescent, and disposed to sympathy,
With an exhausted mind, worn out by toil,
And all unworthy of the deeper joy
Which waits on distant prospect, cliff, or sea,
The dark blue vault, and universe of stars.51
61Cette promenade était tout entière placée sous le signe d’une tranquille passivité : comme indiqué par deux fois – « On I went / Tranquil » et « I slowly pass’d along » –, les déplacements du jeune Wordsworth étaient lents et réguliers ; ses sens et son esprit étaient, en outre, inactifs, les uns se caractérisant par leur molle indolence : « listless », « quiescent », et l’autre par son épuisement : « exhausted » et « worn out ». Dans cet état de démission, il était apparemment bien peu réceptif au splendide spectacle de la nature. Seuls quelques objets parvenaient à le toucher et à l’animer, en dépit de lui-même (voir « in my own despite » et « perforce »), et la précision « near objects » indique que leur pouvoir de stimulation tenait uniquement à leur proximité. Il était, en revanche, totalement insensible aux éléments lointains du paysage : « distant prospect, cliff, or sea », pourtant plus grandioses et propices à une joie plus profonde :
Thus did I steal along that silent road,
My body from the stillness drinking in
A restoration like the calm of sleep
But sweeter far. Above, before, behind,
Around me, all was peace and solitude,
I look’d not round, nor did the solitude
Speak to my eye: but it was heard and felt.
O happy state! what beauteous pictures now
Rose in harmonious imagery – they rose
As from some distant region of my soul
And came along like dreams; yet such as left
Obscurely mingled with their passing forms
A consciousness of animal delight,
A self-possession felt in every pause
And every gentle movement of my frame.52
62Imprégnant peu à peu le corps de l’enfant, le calme baignant la nature lui apportait un apaisement agréable, difficile à qualifier ; les vers 386-387 ne le définissent ainsi qu’approximativement, au moyen d’une comparaison dont le caractère inadéquat est immédiatement souligné : « like the calm of sleep / But sweeter far ». Quoique imparfaite, l’image du sommeil suggère bien que la profonde quiétude initialement attribuée à la route (v. 367) envahissait désormais le jeune garçon. De fait, comme le signale la série d’adverbes des vers 388-389, la solitude et la paix régnaient sur l’ensemble du paysage qu’elles suffisaient à définir : « all was peace and solitude ». « Above, before, behind, / Around » Wordsworth, elles ne pouvaient que s’insinuer en lui. Très fortement suggéré, « inside » n’apparaît toutefois pas directement dans ces vers car le poète ne se contente pas de noter l’intériorisation de la sérénité ambiante : il décrit le processus y menant. Il précise ainsi que la quiétude ne pénétra point en lui par le canal visuel, ses yeux n’étant ni actifs : « I look’d not round », ni passivement réceptifs : « nor did the solitude / Speak to my eye ». Elle fut effectivement moins perçue que ressentie, semblant directement toucher le cœur : « it was heard and felt53 ».
63Ces vers 390-391 rappellent « There was a Boy54 », où est décrit un épisode assez similaire. Le poème évoque un jeune garçon qui avait l’habitude d’aller interpeller les chouettes silencieuses, au crépuscule ou à l’aurore, en imitant leurs ululements. Elles lui répondaient généralement et leurs cris, repris par l’écho, formaient un joyeux vacarme. Parfois, cependant, elles ne réagissaient pas et, dans ces moments de silence inattendu, l’ensemble du paysage s’insinuait en lui, à son insu – « unawares » :
Then sometimes, in that silence, while he hung
Listening, a gentle shock of mild surprize
Has carried far into his heart the voice
Of mountain torrents; or the visible scene
Would enter unawares into his mind
With all its solemn imagery, its rocks,
Its woods, and that uncertain Heaven, receiv’d
Into the bosom of the steady Lake.55
64Comme l’indique la préposition « into » : « into his heart », « into his mind », les sons et les images atteignaient directement ses facultés supérieures, semblant se passer du concours des sens, nulle part mentionnés. Dans ses Literary and Lake Reminiscences, Thomas de Quincey a noté avec perspicacité l’importance et la justesse de « far », employé au vers 408 : « Cette expression elle-même “far” (“au plus profond de”) par laquelle l’espace et les infinités sont attribués au cœur humain, et à sa capacité à se faire l’écho des sublimités de la nature, m’a toujours frappé comme d’un éclair de révélation sublime56. » L’expérience du jeune garçon de Winander correspondait donc à une intériorisation du paysage et de ses qualités : sa sublimité – « all its solemn imagery » pour reprendre le vers 411 –, mais aussi son infinie profondeur : le reflet dans le lac évoqué aux vers 412-413 creuse et agrandit l’espace du tableau, en y intégrant la voûte céleste. L’intériorisation du paysage fut facilitée par l’état du jeune garçon : après avoir ardemment attendu une réponse des chouettes, il avait dû perdre espoir et relâcher son attention ; or, affirme Wordsworth :
Depuis mon plus jeune âge, j’ai remarqué la chose suivante : en toutes circonstances, si l’attention se concentre de manière énergique sur un acte d’observation continue, ou d’attente continue, alors si cette vigilance intense vient soudain à se relâcher, à ce moment-là, tout objet visuel – ou tout groupe d’objets visuels –, beau ou impressionnant, est porté jusqu’au cœur avec une puissance inconnue dans d’autres circonstances.57
65Certains éditeurs du Prélude (Duncan Wu, notamment) signalent que dans l’épisode nocturne décrit aux vers 365 et suivants du livre IV, Wordsworth rentrait chez lui après avoir participé à une régate sur le lac de Windermere. Certes, il ne s’agissait pas là d’un « acte d’observation continue, ou d’attente continue », mais une telle activité exigeait néanmoins de sa part un effort soutenu et une concentration intense. Le relâchement lui faisant suite induisait donc lui aussi cet état propice à l’intériorisation profonde du paysage.
66Insensible aux apparences naturelles, le jeune Wordsworth s’émerveillait, en revanche, des images qui s’élevaient inconsciemment dans son esprit : « O happy state! what beauteous pictures now / Rose in harmonious imagery » (« Oh, heureux état ! quelles belles images / S’élevaient alors en figures harmonieuses », v. 392-393). Au premier abord, « harmonious » fait référence à l’homogénéité des images entre elles, toutes belles et par conséquent non discordantes. L’adjectif semble néanmoins renvoyer à une harmonie plus profonde liant l’ensemble des images au paysage environnant. En dépit de son recul sur l’événement et de ses efforts (dont témoigne la reprise « Rose […] they rose » au vers 393), le poète ne parvient pas à discerner d’où émanaient les formes mystérieuses qu’il n’avait pas volontairement suscitées mais qui surgissaient comme des rêves. L’adjectif « distant » (« lointain ») fournit peut-être la clé de cette énigme. Les vers 382-383 signalent, en effet, que son esprit épuisé était « totalement indigne de la joie plus profonde / Que réserve le paysage lointain » – « all unworthy of the deeper joy / Which waits on distant prospect… » ; or les images s’élevant « comme venues d’une région lointaine de [s]on âme » – « as from some distant region of my soul » (v. 394) – lui procuraient justement une joie profonde. En reprenant la formule de « There was a Boy », on peut supposer que « le tableau visible / [avait] pénétr[é] dans son esprit à son insu / Avec toutes ses images solennelles » et que les images internes avaient pour origine directe l’intériorisation du paysage. Imaginant cependant en être l’unique créateur, le jeune garçon se sentait en parfait accord avec l’univers et la quiétude ambiante. Sources de plaisir en elles-mêmes, ces formes sublimes étaient donc de surcroît le signe d’une profonde harmonie entre l’homme et la nature, et suscitaient de manière obscure un sentiment de bien-être intense et de plénitude sereine : « la conscience d’un délice animal ».
67Évoquant un état de « calme délice » proche du « délice animal » du livre IV, le passage suivant du livre I vient corroborer cette interprétation :
[Nor may I well forget] how I have felt,
Not seldom, even in that tempestuous time,
Those hallow’d and pure motions of the sense
Which seem in their simplicity, to own
An intellectual charm, that calm delight
Which, if I err not, surely must belong
To those first-born affinities that fit
Our new existence to existing things,
And, in our dawn of being, constitute
The bond of union betwixt life and joy.58
68Les sens de l’enfant ne sont pas ici au repos, comme dans la promenade nocturne du livre IV, mais ils n’obéissent pas non plus aux « lois des sens vulgaires59 », comme le soulignent clairement les adjectifs du vers 578 : « saints et purs ». Les charmes de cette perception pure ne sont d’ailleurs pas sensitifs mais spirituels60, et procèdent d’un sentiment d’insertion harmonieuse au sein de l’univers. Signalée par des termes tels que « affinities », « fit » ou encore « bond » et « union », cette liaison heureuse de l’homme et du monde est également suggérée au niveau stylistique par le polyptote du vers 583 : « Our existence to existing things. » Mis en valeur par sa position à la rime, « fit » établit un pont lexical entre ce passage et le « Prospectus to The Excursion », qui aborde également l’idée d’un mariage sacré entre l’homme et l’univers, « cette splendide consommation » (v. 58) dont Wordsworth se propose d’être le chantre :
while my voice proclaims
How exquisitely the individual Mind
[…] to the external World
Is fitted: – and how exquisitely, too
[…] The external World is fitted to the Mind.61
69Spirituel plus que sensuel (en dépit des connotations éminemment charnelles de « consommation »), cet hymen se révèle fécond puisque l’interaction de l’esprit et du monde conduit, non à une sorte de bricolage comme pourrait le laisser supposer « fit62 », mais à une création véritable : « the creation (by no lower name / Can it be called) which they with blended might / Accomplish63 ».
70Le passage sur « the infant Babe » (le nourrisson) au livre II du Prélude montre que cette union est particulièrement intense dans la petite enfance, quand rien n’est encore venu diminuer la vigueur des « affinités premières » :
No outcast he, bewilder’d and depress’d;
Along his infant veins are interfus’d
The gravitation and the filial bond
Of nature, that connect him with the world.
Emphatically such a Being lives,
An inmate of this active universe;
From nature largely he receives; nor so
Is satisfied, but largely gives again,
For feeling has to him imparted strength,
And powerful in all sentiments of grief,
Of exultation, fear, and joy, his mind
Even as an agent of the one great mind,
Creates, creator and receiver both,
Working but in alliance with the works
Which it beholds. — Such, verily, is the first
Poetic spirit of our human life.64
71Organiquement intégré à la nature (sa mère archétypique insérée jusque dans ses veines), le nourrisson vit en totale harmonie avec l’univers, entendu comme ensemble de forces agissantes : « this active universe ». Dynamique, leur heureuse liaison résulte d’une profonde interaction, chacun « créant et recevant à la fois ». Agent de l’esprit cosmique à l’œuvre en toutes choses (« the one great mind »), l’esprit du nourrisson « choyé dans les bras de sa mère » (v. 240) appréhende l’univers de manière imaginative. Or cette attitude trouve son origine dans l’amour et la tendresse que ce petit être de chair absorbe dans les yeux de sa mère :
Such feelings pass into his torpid life
Like an awakening breeze, and hence his mind
Even [in the first trial of its powers]
Is prompt and watchful, eager to combine
In one appearance, all the elements
And parts of the same object, else detach’d
And loth to coalesce.65
72Telle « une brise vivifiante », l’amour maternel insuffle donc la vie spirituelle au nourrisson ; il stimule ainsi son activité intellectuelle et contribue tout particulièrement au développement de son imagination, conçue comme la faculté d’unifier son expérience en combinant ou en synthétisant les divers éléments qui la composent. Le travail créateur du nourrisson étant ancré dans l’amour, il perçoit toutes choses à travers le prisme de ce sentiment, et l’univers lui apparaît toujours nimbé d’une splendeur radieuse (v. 258-260). Comme le signale Michel Collot dans son ouvrage sur La Poésie moderne et la structure d’horizon, la perception du nourrisson correspond donc à ce que « Erwin Straus nomme “le moment pathique”, où sujet et objet se confondent dans l’appréhension indistincte d’une seule et même profondeur de présence » : « Avant d’accéder à une parfaite maîtrise du langage, l’in-fans ne se saisit qu’à travers ses objets, dans le saisissement d’une relation sensorielle et affective où il ne distingue pas lui-même nettement de son monde66. » La présence poétique au monde ne peut donc durer qu’un temps : l’intense lien entre la nature et le nourrisson – « the infant Babe » (v. 237), dans son sens le plus strict porté par son étymologie latine : infans, qui ne parle pas – est rompu dès lors que celui-ci accède au langage, c’est-à-dire à un ordre symbolique mettant le monde à distance. Au moment où il quitte l’ordre de l’imaginaire pur, une disjonction s’instaure entre l’enfant et la nature ; perdant son statut privilégié, il devient alors « exilé, perplexe et déprimé ».
73Ayant lui-même fortement éprouvé cette fusion avec la nature, Wordsworth s’efforça tout au long de sa vie d’en retrouver le temps béni. Comme l’a montré Christian La Cassagnère, les différents « spots of time » du livre I explorent tous le rapport complexe entre le moi et le monde, entre l’enfant et la nature, comprise comme la forme extériorisée de la Mère archétypique vers laquelle le poète souhaite faire retour67. Dans les trois premiers spots, tous nocturnes – la chasse aux bécasses (v. 309-332), la recherche des nids de corbeaux (v. 333-350) et l’épisode de la barque volée (v. 372-427) –, les forces de l’univers sont confusément appréhendées, mais perçues dans leur foncière étrangeté, comme le soulignent notamment les vers 419-420 évoquant « le sentiment vague et indéterminé / De modes d’existence inconnus ». Dans la scène du patinage (v. 452-489), en revanche, l’union désirée est réalisée de façon dynamique ; par ses tournoiements sur le lac glacé, le jeune Wordsworth se met à l’unisson des mouvements de la terre, comme le lui révèle le spectacle naturel au moment où il s’arrête brusquement : « yet still the solitary Cliffs / Wheeled by me, even as if the earth had roll’d / With visible motion her diurnal round.68 » En lui permettant de surprendre pour ainsi dire la nature et d’appréhender de manière sensorielle la rotation habituellement insensible de la terre, son arrêt brutal confirme a posteriori l’étroite union réalisée dans et par le mouvement, ce dont témoigne bien l’écho liant les vers 458 : « I wheeled about » et 485 « Wheeled by me ». Dans la scène du patinage, la fusion avec la nature n’est éprouvée que de manière fugitive mais Home at Grasmere69 révèle qu’elle peut parfois s’inscrire dans la durée.
74Exception notable dans une œuvre hantée par l’idée de la perte d’un rapport privilégié au monde, Home at Grasmere célèbre le sentiment de plénitude éprouvé par le poète dans les mois suivant son installation à Grasmere, en décembre 1799. Signe de l’intensité de la joie ressentie, le poème ne trouve pas sa dynamique dans un désir de retour au passé mais s’inscrit résolument dans le présent. Revenu sur des lieux découverts dans l’enfance et entouré de tous ses êtres chers, Wordsworth vit en parfaite harmonie avec la nature environnante. Des liens d’amour se tissent progressivement entre le poète et la vallée – « Elle nous aime maintenant, cette vallée si belle, / Elle commence à nous aimer » (v. 179-180) – et, pour sa plus grande joie, la nature l’enserre en son sein, telle une mère protectrice (v. 110-112). « Pendant terrestre » de la voûte éthérée (v. 642), lieu de l’hymen sacré entre Wordsworth et la nature, la vallée de Grasmere est l’image de la perfection et de l’unité divine : « A Whole without dependence or defect, / Made for itself ; and happy in itself, / Perfect Contentment, Unity entire70. » Dans cet environnement privilégié, le poète se sent comblé et serein, éprouvant lui-même une satisfaction pleine et entière, bien exprimée aux vers 126 et suivants.
75Paisiblement et durablement consommé, le mariage décrit par Wordsworth dans Home at Grasmere ne correspond cependant pas à son mode de relation habituel avec la nature. Plus généralement, ses vers évoquent la perte de la fusion première et la chute dans l’âge adulte. Lucides, parfois angoissés, ses constats ne s’accompagnent cependant pas de désespoir ou de démission désabusée, comme en témoignent ces vers de « Ode : Intimations of Immortality… » :
Though nothing can bring back the hour
Of splendour in the grass, of glory in the flower;
We will grieve not, rather find
Strength in what remains behind.71
76Si la maîtrise du langage par l’enfant semble être la cause majeure de sa disjonction avec le monde, la langue poétique est, pour sa part, source de signifiance et vise à annuler ce hiatus. Aussi Wordsworth s’est-il efforcé de cerner les mystères de l’homme et de la nature par le biais d’un travail d’écriture informé par le jeu de la mémoire et de l’imagination : ressaisies dans la chair de ses vers, les significations latentes, partiellement devinées sur le moment, jaillissent soudain ou se dévoilent peu à peu.
« Le sentiment confus d’une possible sublimité72 »
77En vertu de son interaction fondamentale avec la nature, le nourrisson vit pleinement l’unité du monde, baignant dans une joie constante puisque « ces affinités premières […], à l’aube de notre être, constituent le lien unissant la vie et la joie » (P, I, 582 et suiv.) En grandissant, l’homme cesse de vivre cette unité mais, doté d’une extrême sensibilité grâce à son contact avec « l’âme débordante » de la nature, le jeune Wordsworth continua, pour sa part, à la ressentir profondément. Un passage du livre II du Prélude rapporte que lorsqu’il avait dix-sept ans, son cœur et ses sentiments dominaient entièrement sa personne, informant tant ses pensées que son appréhension du monde. Il pouvait ainsi percevoir des réalités autrement inaccessibles et s’exalter en sentant l’Être en toutes choses :
I was only then
Contented when with bliss ineffable
I felt the sentiment of Being spread
O’er all that moves, and all that seemeth still,
O’er all that, lost beyond the reach of thought
And human knowledge, to the human eye
Invisible, yet liveth to the heart,
O’er all that leaps, and runs, and shouts, and sings,
Or beats the gladsome air, o’er all that glides
Beneath the wave, yea, in the wave itself
And mighty depth of waters. Wonder not
If such my transports were; for in all things
I saw one life, and felt that it was joy.73
78Structurée par l’anaphore « o’er all », l’énumération des vers 421 à 428 souligne combien le poète cherche à embrasser l’ensemble de l’univers et à inclure la totalité des êtres, tous doués d’une même vie (« one life »), que leur animation interne soit manifeste ou non : « O’er all that moves, and all that seemeth still. » Le vers 425 illustre bien ce désir ; par le jeu de la polysyndète (« and… and… and ») et l’emploi de verbes monosyllabiques, le poète parvient à convoquer en un espace restreint un grand nombre d’êtres vivants, caractérisés par leur activité débordante. Dans son enthousiasme, le jeune Wordsworth repoussait en outre les limites de son expérience sensorielle, sentant la présence de l’être jusque dans les profondeurs abyssales des mers, qu’il ne pouvait qu’imaginer. De fait, sa joie panthéiste émanait moins de sa perception ou de ses sensations elles-mêmes que de son appréhension du monde par le cœur : « in all things, / I saw one life, and felt that it was joy ».
79Les ravissements du jeune Wordsworth naissaient donc du sentiment de l’unité profonde de l’univers. Dans ses moments de transport, il semblait retrouver la félicité parfaite de l’« infant Babe » puisque sa délectation était indicible : « ineffable bliss ». Pourtant, à la différence du nourrisson, « Digne habitant de cet univers actif » (P, II, v. 266), il n’était pas lui-même acteur, se contentant de sentir, dans sa contemplation, « l’âme débordante » de la nature (P, II, v. 416). Il donnait ainsi une image paradoxale de l’unité du monde : certes le sentiment de l’être baignait à ses yeux l’ensemble de l’univers, mais il lui semblait seulement effleurer les choses puisque « spread over » (se répandre sur) suggère qu’il ne les pénétrait pas vraiment. L’expression « all that seemeth still » vient quelque peu nuancer ce propos, en rappelant que l’immobilité apparente des êtres est une illusion masquant leur animation interne. Malgré cette intuition d’une réalité plus profonde, suprasensible en somme, le jeune adolescent n’éprouvait toutefois nul besoin de dépasser les apparences pour aiguiser sa vision de la vie unique. Comblé par les sensations de son cœur, il laissait son esprit au repos.
80En quelques années, cependant, il apprit à redonner sa place à l’esprit aux côtés du cœur et, par une appréhension plus mature combinant pensée et sentiments, il réussit à ressaisir intuitivement l’unité dynamique véritable vécue dans sa tendre enfance :
And I have felt
A presence that disturbs me with the joy
Of elevated thoughts; a sense sublime
Of something far more deeply interfused,
Whose dwelling is the light of setting suns,
And the round ocean and the living air,
And the blue sky, and in the mind of man.74
81Se distinguant nettement de l’enthousiasme juvénile, la perception adulte, plus posée et plus réfléchie, procure une joie certes moins franche, mais non moins intense. Loin de refléter le caractère hésitant de ce ravissement, la formulation toute en nuances de « Tintern Abbey » : « And I have felt / A presence that disturbs me with the joy / Of elevated thoughts » – qui contraste avec l’affirmation pleine d’assurance, au livre II du Prélude : « In all things / I saw one life, and felt that it was joy » – en révèle au contraire la nature spirituelle, voire transcendante ou sublime. Enfant, Wordsworth percevait la présence de l’être à la surface des choses ; il sent désormais une réalité plus profonde : « something far more deeply interfused ». S’il ne parvient pas à la définir, il en précise du moins l’unicité et l’ubiquité : par le biais d’une énumération à visée totalisante (où se retrouve la polysyndète), il signale qu’elle loge dans l’univers tout entier, y compris dans l’esprit de l’homme75. Au vu de cette localisation universelle, il apparaît que la proposition relative « whose dwelling is… » tend moins à spécifier une situation qu’à insister sur l’immanence de la chose confusément sentie.
82Sans pour autant lui attribuer de nom, les vers 100 à 102 apportent d’importantes précisions sur ce « something far more deeply interfused », perçu comme une force active, à l’œuvre en toute chose, un esprit vital proprement universel : « A motion and a spirit, that impels / All thinking things, all objects of all thought, / And rolls through all things76. » Par le jeu de l’allitération en [θ], du polyptote « thinking » / « thought », ainsi que de la répétition de « things » et « all », ces vers tissent une texture aussi unifiée que celle du monde car pensées, objets de pensée et choses non pensantes y sont dynamiquement liés.
83L’évolution de son appréhension du monde s’explique sûrement par la maturation globale de son esprit, mais les sensations auditives semblent y avoir joué un rôle important, comme si elles en avaient tracé la voie. Sa faculté à entendre, dans sa contemplation de la nature à l’âge adulte, « la musique calme et triste de l’humanité » (TA, v. 91) paraît, en effet, anticipée par l’écoute spirituelle qui, au cœur de son exultation panthéiste, lui permettait de dépasser les apparences et d’entendre le chant unique émanant de l’univers :
One song they sang, and it was audible,
Mostly then when the fleshly ear,
O’ercome by grosser prelude of that strain,
Forgot its functions, and slept undisturb’d.77
84Lorsque l’oreille de chair suspend son activité, l’oreille du cœur ou de l’esprit s’ouvre davantage et perçoit mieux le chant profond de la nature, plus raffiné que sa rumeur ordinaire. Plus abstraits par nature que les images, les sons enferment d’emblée moins l’esprit dans les apparences concrètes et se révèlent ainsi plus propices à son élévation au-delà du monde sensible, comme put maintes fois le ressentir Wordsworth lors de ses promenades nocturnes : « and, at that time, / [I] Have felt whate’er there is of power in sound / To breathe an elevated mood, by form / Or image unprofaned78 ». Fort de cette impression, tantôt éveillée par le tumulte des éléments déchaînés, tantôt par le son du silence imprégnant les calmes nuits étoilées, il s’efforçait alors de susciter consciemment en lui de tels transports. Aussi se mettait-il souvent à l’écoute attentive de la nature, posté à l’abri d’un rocher, l’oreille tendue vers les voix mystérieuses de l’univers, tout juste perceptibles parfois dans le souffle des vents lointains – « sounds that are / The ghostly language of the ancient earth, / Or make their dim abode in distant winds ». Son esprit se nourrissait de cette écoute alerte puisqu’il s’imprégnait alors littéralement de la force visionnaire : « Thence did I drink the visionary power », lit-on, en effet, au vers 33079.
85Enfant, Wordsworth avait donc coutume de guetter consciemment le « langage inarticulé » de la nature (E, IV, v. 1207), mais celui-ci jaillissait parfois à l’improviste, saisissant toute sa personne dans une émotion sublime. Ainsi, plus d’une fois, alors qu’il était périlleusement accroché à quelque paroi rocheuse, le vent lui sembla prononcer d’étranges paroles. Pour aller dénicher les corbeaux ou leurs œufs, le jeune Wordsworth n’hésitait pas, en effet, à escalader des falaises glissantes, en s’aidant de fragiles prises : « touffes d’herbe / Et étroites fissures » (P, I, v. 342-343). Comme le signalent clairement les termes « hung » (pendu, pertinemment placé à la fin du vers 341), « ill sustain’d » (mal assuré, v. 344) et « suspended » (suspendu, v. 345), il se retrouvait souvent dans un équilibre précaire, où seules les bourrasques de vent le maintenaient. Le paysage lui semblait alors subir une transformation proprement visionnaire, qui suggère que sa posture instable entre la roche et le vide marquait symboliquement sa position aux confins de l’espace naturel, sur le seuil d’une possible révélation :
Oh! at that time,
While on the perilous ridge I hung alone,
With what strange utterance did the loud dry wind
Blow through my ears! the sky seem’d not a sky
Of earth, and with what motion mov’d the clouds!80
86S’il percevait nettement la métamorphose du paysage, le jeune Wordsworth était, en revanche, incapable de la décrire avec précision. Il parvint simplement à l’évoquer par le biais d’une négation puissamment mise en valeur par sa postposition (« seem’d not ») ou encore au moyen de tournures exclamatives vagues, propres à rendre son émotion palpable tout en le dispensant de dépeindre avec exactitude les phénomènes la suscitant. Loin d’être totalement négative toutefois ou de limiter la valeur transcendante de l’expérience, l’obscurité foncière de cette vision atteste au contraire son caractère sublime, selon une idée chère à Edmund Burke, énoncée au début de la deuxième partie de sa Recherche philosophique. Les vers suivants, dans lesquels Wordsworth offre un commentaire général sur les obscures expériences transcendantes de sa jeunesse, confirment cette lecture :
I deem not profitless those fleeting moods
Of shadowy exultation: not for this,
That they are kindred to our purer mind
And intellectual life; but that the soul,
Remembering how she felt, but what she felt
Remembering not, retains an obscure sense
Of possible sublimity, to which
With growing faculties she doth aspire,
With faculties still growing, feeling still
That whatsoever point they gain, they still
Have something to pursue.81
87Par la litote « not profitless », la valeur des extases évanescentes et confuses de l’âme est d’emblée signalée. Gardant le souvenir de sa jubilation : « how she felt », sans pour autant se rappeler son contenu précis : « what she felt », l’âme retient, en effet, « un sentiment obscur de possible sublimité » qu’elle aspire alors à retrouver. Faute d’images ou de traces particulières à réanimer, la mémoire n’est pas d’un grand secours pour recréer ces transports exaltés. Mais ce défaut de la mémoire se révèle finalement positif car il aiguise le désir de l’âme et la réoriente vers le futur, l’incitant à mobiliser ses énergies pour développer ses facultés et repousser toujours plus loin ses limites, dans l’espoir de retrouver l’état extatique entrevu. Le caractère illimité de ce développement est souligné avec force par les répétitions des vers 338-341, qui confèrent un rythme quasi incantatoire à la fin du passage. Tendant au sublime, et donc à cette grandeur absolue qu’est l’infinité, l’aspiration de l’âme est néanmoins irrémédiablement vouée à rester inassouvie, comme l’indique le dernier mot de l’évocation : « pursue », qui prend tout son poids dans le silence de la fin du verse-paragraph, où il résonne encore un instant. L’exaltation n’est point vaine cependant car, dans l’ordre du désir, du moins, elle permet à l’âme de s’approprier la sublimité de la « force visionnaire » et, ce faisant, de se rapprocher de sa nature véritable, de sa haute et noble destinée :
Our destiny, our nature, and our home
Is with infinitude, and only there;
With hope it is, hope that can never die,
Effort, and expectation, and desire,
And something evermore about to be.82
88Tranchant avec la formulation plus hésitante et plus approximative du livre II, cette franche affirmation témoigne de l’intensité de l’expérience l’ayant suscitée. Dans le passage du livre VI dont elle est extraite, en effet, Wordsworth n’évoque pas le souvenir de moments sublimes qu’il voudrait ressaisir, mais une épiphanie contemporaine de la composition poétique elle-même. Alors qu’il composait les vers relatant son passage du col du Simplon lors de son voyage dans les Alpes en 1790, la force visionnaire jaillit inopinément de « l’abîme de l’esprit » et s’emparant de lui avec une violence inouïe, interrompit le mouvement de son écriture83. Percevant la valeur de ce surgissement paralysant une fois le choc de la révélation passé, il put assigner un nom à la puissance à l’œuvre : « Imagination ! »
Imagination! lifting up itself
Before the eye and progress of my Song
Like an unfather’d vapour; here that Power,
In all the might of its endowments, came
Athwart me; I was lost as in a cloud,
Halted, without a struggle to break through.
And now recovering, to my Soul I say
I recognise thy glory; in such strength
Of usurpation, in such visitings
Of awful promise, when the light of sense
Goes out in flashes that have shewn to us
The invisible world, doth Greatness make abode.84
89Un temps pétrifiante et déroutante, l’usurpation violente de l’esprit du poète par l’imagination l’ouvre finalement à une vision sublime. Supplantant la « lumière des sens » par sa puissance remarquable, l’éclat fulgurant de cette éminente faculté lui dévoile, en effet, le monde invisible auquel n’accède pas la perception ordinaire. Par la grâce de son émotion sublime – cette « sensibilité de l’évanouissement sensible » selon la belle formule de Jean-Luc Nancy85 –, le poète reçoit donc l’intuition d’une transcendance, et d’une transcendance profondément intrinsèque, située au sein même de son être, puisque l’autonomie de l’imagination, fortement soulignée au début de l’extrait : « lifting up itself […] like an unfather’d vapour », garantit qu’aucune puissance extérieure, aucune force de la nature ne sont entrées en jeu. D’où sa réaction une fois passé le choc de la vision : « to my Soul I say / I recognise thy glory ». L’âme est, en effet, exaltée par la « visite » furtive de l’imagination qui lui révèle sa nature sublime, exprimée dans les vers solennels et vibrants cités plus haut (« Notre destinée […] est avec l’infini… »). La visite de l’imagination galvanise donc l’âme et lui insuffle le désir de repousser ses limites au moyen d’efforts sans cesse renouvelés, guidés et soutenus par l’espoir de s’approcher toujours davantage d’un idéal par nature inaccessible et fuyant. Face à cette perspective sublime de grandeur absolue, l’âme – « ravie en des pensées / Qui sont leur propre perfection et récompense, / Tirant sa force d’elle-même86 » – éprouve une joie profonde.
90Illustrant bien l’idée de Wordsworth selon laquelle les opérations de l’imagination sont liées à une conscience exacerbée des pouvoirs extraordinaires de l’âme – « la conscience sublime qu’a l’âme de posséder elle-même des pouvoirs formidables et presque divins » (PW, II, p. 439) –, ces vers du livre VI offrent un parfait exemple de ce que Keats appelait « le sublime wordsworthien ou égotiste » (1993, p. 207). L’imagination y apparaît de fait comme une force parfaitement autonome, capable de susciter des émotions sublimes sans le moindre détour par la nature, une force, en somme, « apocalyptique87 ».
91Ce constat aide à mieux cerner le surgissement de l’imagination à cet endroit précis de la composition du poème. L’épiphanie tout juste commentée précède, en effet, l’évocation de la descente dans les terribles gorges du Gondo, qui furent le lieu d’une expérience sublime d’un ordre bien différent :
The immeasurable height
Of woods decaying, never to be decay’d,
The stationary blasts of water-falls,
And everywhere along the hollow rent
Winds thwarting winds, bewilder’d and forlorn,
The torrents shooting from the clear blue sky,
The rocks that mutter’d close upon our ears,
Black drizzling crags that spake by the way-side
As if a voice were in them, the sick sight
And giddy prospect of the raving stream,
The unfetter’d clouds, and region of the Heavens,
Tumult and peace, the darkness and the light
Were all like workings of one mind, the features
Of the same face, blossoms upon one tree,
Characters of the great Apocalypse,
The types and symbols of Eternity,
Of first and last, and midst, and without end.88
92Empli par des souffles de vents contraires et le grondement des torrents déchaînés, ce lugubre défilé aux parois irrégulières plantées d’arbres démesurés regroupe tous les traits d’un paysage sublime par excellence. À l’image des cascades immobiles du vers 558, la description se déroule sans véritablement progresser, donnant le sentiment que le poète évoque moins une succession d’objets naturels graduellement découverts au fil du chemin, qu’il ne se livre à l’ekphrasis d’un tableau naturel grandiose ; le jeu des enjambements (qui annule pour ainsi dire l’effet du passage d’un vers à l’autre), l’emploi de formes gérondives ou participiales (« decaying », « thwarting », « drizzling »), la juxtaposition de nombreux groupes nominaux sujets et le statisme de la comparaison unifiante « were all like » contribuent, en effet, à suggérer la simultanéité des éléments présentés au fil des vers. Le je est remarquablement absent de cette peinture, comme annihilé par le spectacle sublime de la nature. Il est sans doute, néanmoins, possible d’en déceler une manifestation indirecte en supposant que, par un hypallage hardi, ses sentiments sont exprimés par les adjectifs qualifiant les éléments du paysage : « bewilder’d and forlorn », « sick », « giddy ». Mais cette interprétation reste partielle ; de façon ultime, en effet, la contemplation du lugubre défilé n’inspire pas de véritable effroi au poète car il parvient à y déceler une force transcendante capable de subsumer des réalités aussi discordantes et antithétiques que la lumière et l’obscurité (v. 567), le mouvement et la stabilité (v. 558) ou encore la décrépitude et la pérennité (v. 557). En dépassant les apparences sensibles pour interpréter symboliquement le paysage : « were all like workings of one mind », il saisit donc à la fois son unité profonde et son sens. Apparaissant comme autant de manifestations de l’esprit divin, les éléments naturels sont symboliquement perçus comme des « caractères » ou des « types » dont la lecture mène à Dieu, « Him first, him last, him midst, and without end », pour reprendre le vers de Paradis perdu sur l’écho duquel se clôt la description89.
93Menant à la pensée de l’éternel et du divin, l’expérience sublime des gorges du Gondo contribue finalement à l’exaltation de l’âme, mais selon une modalité fort différente du sublime égotiste : dépendant d’un simple contact avec la puissance transcendante (et non d’une appropriation de celle-ci), son élévation n’est qu’indirecte et la sublimité lui demeure foncièrement extérieure. Le commentaire suivant, extrait d’une lettre de Wordsworth à sa sœur Dorothy, datée de septembre 1790, est à cet égard éloquent : « Au milieu des paysages les plus terrifiants des Alpes, je ne pensais nullement à l’homme, ni à la moindre créature ; mon âme était tout entière tournée vers celui qui avait produit la terrible majesté que je contemplais. » (EY, p. 34) Le jaillissement inopiné de l’imagination, juste au moment où le poète s’apprêtait à revivre le souvenir terrible d’un anéantissement de l’être, était donc sans doute ancré dans un désir plus ou moins conscient de redonner sa place à l’homme, de réaffirmer, en d’autres termes, la grandeur sublime de son esprit. Formant un diptyque remarquable, le surgissement de l’imagination au cœur de l’écriture poétique et l’aventure dans les gorges du Gondo illustrent donc les deux modalités du sublime décrites par Wordsworth dans son essai inachevé, « Le Sublime et le Beau » :
La puissance éveille le sublime soit lorsqu’elle nous pousse à une énergie sympathique & qu’elle incite l’esprit à saisir quelque chose dont il peut s’approcher mais qu’il est incapable d’atteindre – de telle manière cependant à ce qu’il participe à la force qui agit sur lui ; soit, 2èment, en produisant une humiliation ou une prostration de l’esprit face à quelque force extérieure à laquelle il n’a pas la présomption de s’efforcer de participer, étant au contraire absorbé dans la contemplation du pouvoir de la puissance extérieure, &, s’il a la moindre conscience de lui-même, sa grandeur réside dans le simple fait d’être conscient d’une puissance extérieure à la fois terrible & incommensurable ; si bien que, dans les deux cas, le cœur de la sensation est une intense unité.90
94Dans le second cas, l’âme n’est nullement « ravie en des pensées qui sont leur propre perfection et récompense » (v. 545-546) car le sublime auquel elle s’ouvre lui reste extérieur. Ainsi, dans les gorges du Gondo, le contact du poète avec l’unité et l’éternité est médiatisé, dans la mesure où il passe par le déchiffrement – voire le décodage – de signes manifestes, de symboles. Dans le moment épiphanique suscité par l’apparition subite de l’imagination au cœur même de l’écriture, la vision est, au contraire, immédiate : elle ne procède pas d’un processus interprétatif impliquant un moyen terme, mais naît de la perception rétroactive et néanmoins fulgurante d’un sens demeuré jusque-là mystérieux. Or c’est cette immédiateté, permise par l’imagination « apocalyptique », qui fait rejaillir la sublimité sur l’âme elle-même. En confirmant la nature sublime de son âme, l’épiphanie vécue par Wordsworth en pleine composition lui procura donc sans doute un sentiment de force et de plénitude si intense qu’il eut l’impression que rien ne pouvait désormais l’ébranler, pas même le rappel de « l’humiliation ou la prostration de [son] esprit ». Singulière puissance, donc, que celle revêtue par l’imagination… Mais qu’était au juste pour Wordsworth cette faculté remarquable ?
L’imagination, puissance connaturelle à l’homme et à la nature
95« L’imagination »… ou, selon la version remaniée de 1850 : « L’imagination – ici la puissance ainsi nommée / Par la triste incompétence du langage humain91. » Conscient du poids des mots, Wordsworth ne put s’empêcher de rappeler l’absence, particulièrement contrariante, de terme approprié dans la langue anglaise pour désigner la faculté la plus noble et la plus puissante de l’homme. Au tournant du dix-neuvième siècle, les acceptions du terme étaient, en effet, fluctuantes : si elle avait été principalement définie auparavant comme la faculté sensible ou la faculté imageante, l’imagination était alors en train de devenir une force protéiforme capable de résoudre tous les contraires et d’unifier toutes les antithèses92. Or, comme l’indique cette remarque extraite de l’essai accompagnant la préface de 1815 – « On a abusivement forcé le sens du mot, Imagination, […] pour répondre aux exigences de la faculté qui est peut-être la plus noble de notre nature » (PrW, III, p. 81) –, Wordsworth était particulièrement sensible à ces bouleversements lexicaux. C’est pourquoi il prit soin de préciser, au livre XIII du Prélude, le sens particulier que le terme revêtait pour lui :
Imagination, which, in truth,
Is but another name for absolute strength
And clearest insight, amplitude of mind,
And reason in her most exalted mood.93
96Si elle témoigne d’une inadéquation foncière entre le nom et la réalité désignée, l’énumération ponctuée de superlatifs vise néanmoins, en premier lieu, à souligner l’excellence de cette faculté remarquable. Dans la version de 1850, « absolute strength » est remplacé par « absolute power », dont le choix paraît plus judicieux. Dans l’ensemble du Prélude, en effet, l’imagination est présentée comme une puissance connaturelle à l’homme et à l’univers. Servis par leur imagination, les esprits supérieurs deviennent eux-mêmes des forces – « powers » –, comme l’affirme Wordsworth dans les réflexions suggérées par sa vision survenue au cours de son ascension nocturne de Snowdon.
97Alors qu’il grimpait péniblement les flancs de Snowdon par une calme nuit estivale, Wordsworth sortit soudain de l’épaisse brume qui l’avait jusqu’alors enveloppé et découvrit dans la clarté de la pleine lune un paysage splendide. Les sommets des collines émergeaient nombreux d’une mer de nuages qui s’étendait majestueusement à perte de vue, n’étant brisée qu’en un seul point, un « gouffre bleu » :
On the shore
I found myself of a huge sea of mist,
Which, meek and silent, rested at my feet.
A hundred hills their dusky backs upheaved
All over this still ocean; and beyond,
Far, far beyond, the vapours shot themselves,
In headlands, tongues, and promontory shapes,
Into the sea, the real sea, that seemed
To dwindle, and give up its majesty,
Usurped upon as far as sight could reach.
[…] And from the shore
At distance not the third part of a mile
Was a blue chasm; a fracture in the vapour [.]94
98Reflet de la sensibilité et de l’esprit de l’époque, ce paysage poétique entre en résonance toute particulière avec le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich. Dans cette toile de 1818, en effet, un marcheur solitaire, représenté de dos au premier plan, est lui aussi absorbé dans la contemplation d’un paysage sublime qui s’étend à perte de vue, l’horizon étant à peine voilé par les collines diaphanes du dernier plan. Dépeignant la rencontre de l’homme et de l’infini par le biais d’un majestueux spectacle découvert au terme d’une rude ascension, ce tableau est néanmoins structuré par un fort contraste de lumière qui sépare clairement la masse sombre au premier plan – le marcheur et le sommet rocheux où il se dresse – du paysage clair et vaporeux occupant le reste de l’image. Le contraste est si saisissant que le deuxième plan semble à peine exister ; mieux, l’impression de vide pictural ainsi créée suggère la présence d’un gouffre d’où paraissent s’élever les vapeurs lumineuses entourant la masse rocheuse. Cette sensation de rupture entre le marcheur et le paysage s’estompe cependant dès lors que l’œil se concentre sur la partie centrale de la toile. Toutes les lignes du tableau convergent, en effet, vers la poitrine du voyageur, foyer organisateur de l’ensemble, soulignant ainsi que par-delà le regard, le dialogue voire la communion avec la nature reposent sur la sensibilité d’un cœur alerte. Propice à l’introspection, la contemplation sereine de l’immensité radieuse confère au marcheur solitaire sa noblesse et, par le jeu des proportions, Friedrich suggère, de manière littérale, que l’expérience sublime grandit l’homme.
99Dans les vers du Prélude, la sublimité du paysage découvert depuis Snowdon est encore accentuée par ses qualités sonores car « la voix sans demeure des eaux » (v. 63) montant de la faille bleutée qui déchire les nuages transforme une émotion esthétique intense en une expérience proprement visionnaire :
And from the shore
At distance not the third part of a mile
Was a blue chasm; a fracture in the vapour,
A deep and gloomy breathing place through which
Mounted the roar of waters, torrents, streams
Innumerable, roaring with one voice.
The universal spectacle throughout
Was shaped for admiration and delight,
Grand in itself alone, but in that breach
Through which the homeless voice of waters rose,
That dark deep thoroughfare, had Nature lodg’d
The Soul, the Imagination of the whole.95
100« La sublimité ne saurait faire défaut lorsqu’un sentiment de multitude sans nombre se fond dans, et alterne avec, celui d’une intense unité », affirme Wordsworth dans son Guide through the District of the Lakes (PrW, II, p. 222). Rassemblant les voix de multiples torrents, le grondement unifié (« one voice ») s’élevant du gouffre ne pouvait donc manquer de susciter une émotion sublime, d’autant plus que son origine restait mystérieuse. Ce son était, en effet, « homeless » (sans demeure), c’est-à-dire qu’il était impossible de lui assigner une source ou une place définies dans la nature visible, comme s’il jaillissait finalement d’un autre espace, spirituel ou surnaturel, avec lequel la faille bleutée établirait un lien. Or c’est dans ce lieu transitionnel profond et obscur (comme le met en valeur la reprise : « A deep and gloomy breathing place / That dark deep thoroughfare ») que la nature a « logé l’Âme, l’Imagination de l’ensemble ». « Logé » ne vise sans doute pas ici à attribuer une localisation précise à la puissance transcendante à l’œuvre ; sa fonction serait plutôt d’en signaler l’immanence ou, pour le formuler autrement, de souligner qu’elle se situe dans un mystérieux entre-deux où domaines visible et invisible, naturel et surnaturel entrent en contact. Si, dans sa contemplation ravie du paysage, Wordsworth avait déjà l’intuition du sens sublime de sa vision, il ne le saisit toutefois véritablement qu’a posteriori, dans une méditation nocturne où son esprit, libéré en quelque façon de l’emprise d’images ou de sensations trop immédiates, parvint à percer les apparences naturelles :
A meditation rose in me that night
Upon the lonely Mountain when the scene
Had pass’d away, and it appear’d to me
The perfect image of a mighty Mind,
Of one that feeds upon infinity,
That is exalted by an under-presence,
The sense of God, or whatsoe’er is dim
Or vast in its own being.96
101Interprétant la scène comme « l’image parfaite d’un Esprit puissant » (v. 69), Wordsworth s’efforce de le cerner au mieux en le dépeignant par petites touches successives. Cette expression tout en nuances contraste fortement avec l’évocation des gorges du Gondo au livre VI, le style reflétant deux démarches interprétatives différentes : si la lecture du paysage alpin s’apparente à un décodage, celle du paysage gallois découle, pour sa part, d’un véritable déchiffrement, voire d’un décryptage, fruit d’un travail imaginatif et réflexif hautement personnel. Par ses renchérissements (« of a mighty Mind, / Of one ») et ses hésitations (« or whatsoe’er… / Or »), la phrase témoigne des tâtonnements du poète, suggérant que l’écriture elle-même était une aide précieuse dans sa recherche puisqu’elle le forçait à creuser son expérience pour trouver l’expression juste capable de transmettre son intuition. Finalement, l’esprit puissant est moins défini par des traits ou des qualités intrinsèques que par son contact – mi-actif (« feeds »), mi-passif (« is exalted »), selon une idée chère à Wordsworth – avec l’infinité ou cette mystérieuse présence sous-jacente (« under-presence »), si difficile à saisir.
102Ces vers ayant été considérablement modifiés, il est intéressant de citer ici la version de 1850, pour noter les changements les plus significatifs :
When into air had partially dissolved
That vision, given to spirits of the night
And three chance human wanderers, in calm thought
Reflected, it appeared to me the type
Of a majestic intellect, its acts
And its possessions, what it has and craves,
What in itself it is, and would become.
There I beheld the emblem of a mind
That feeds upon infinity, that broods
Over the dark abyss, intent to hear
Voices issuing forth to silent light
In one continuous stream; a mind sustained
By recognitions of transcendent power,
In sense conducting to ideal form,
In soul of more than mortal privilege.97
103Remplaçant l’allusion au surgissement, l’expression « in calm thoughts / Reflected » donne d’emblée le ton de ces vers, moins spontanés et plus consciemment mûris que ceux de 1805. Le déchiffrement reste personnel, mais les substantifs « type » et « emblem » minimisent la part d’invention imaginative du poète ; son discours est, en outre, beaucoup moins hésitant. Par sa syntaxe, par le déroulement et l’amplification de la phrase, le texte de 1805 rend, dans sa chair même, les efforts et les tâtonnements du poète. De façon remarquable, cette dimension disparaît dans la version de 1850, qui se contente d’aligner les assertions. Conférant un rythme régulier aux vers 67-69, les structures binaires ne s’enchaînent pas dans un processus d’approfondissement du sens ; elles apportent au contraire de nouvelles informations. Quant à la deuxième relative du vers 70 : « that broods / Over the dark abyss », elle paraît ne rien ajouter, d’un point de vue sémantique, à la première : « that feeds upon infinity ». Elle introduit, en revanche, un écho intertextuel puisqu’elle renvoie au tout début de Paradis perdu : « Dove-like sat’st brooding over the dark abyss98. » Nourri de l’écoute alerte et volontaire des voix mystérieuses de la nature, l’esprit n’est plus seulement « exalted by an under-presence » (1805) mais « sustained by recognitions of transcendent power ». De la perception confuse à la reconnaissance de la transcendance, l’évolution est nette, dans la formulation du moins. Enfin, l’étoffement au début du passage constitue sans nul doute la modification la plus remarquable : par le biais des balancements « has »/ « craves », « is »/ « would become », Wordsworth présente un esprit plus nettement orienté vers le futur et l’accomplissement de sa destinée, cette infinité dont il se nourrit et à laquelle il aspire.
104Dans la suite de sa méditation, Wordsworth poursuit son décryptage, précisant qu’une « fonction » (v. 74) remarquable était plus particulièrement exhibée par le spectacle grandiose de la nature :
[The Power] which Nature thus
Thrusts forth upon the senses, is the express
Resemblance, in the fulness of its strength
Made visible, a genuine Counterpart
And Brother of the glorious faculty
Which higher minds bear with them as their own.99
105« Express resemblance », « genuine Counterpart and Brother », tous ces termes expriment clairement la parenté essentielle existant entre la puissance manifestée dans la vision depuis Snowdon et la « glorieuse faculté » des esprits supérieurs, en d’autres termes l’imagination100. Ces vers formulent donc de manière très explicite l’une des convictions (ou des espérances) les plus profondes de Wordsworth, à savoir que l’imagination est une puissance connaturelle, c’est-à-dire commune à l’univers et à l’homme et, partant, capable de combler le hiatus les séparant ordinairement. Ainsi les « esprits supérieurs » possèdent-ils un pouvoir de métamorphose et de création analogue à celui de la nature :
They from their native selves can send abroad
Like transformation, for themselves create
A like existence, and, whene’er it is
Created for them, catch it by instinct.101
106Le vers 100 – « Willing to work and to be wrought upon » (désireux d’agir et d’être agis) – résume à lui seul l’interaction heureuse entre les esprits supérieurs et le monde, ce mélange d’activité (« work ») et de passivité (« be wrought upon ») qui fait de leur relation un véritable échange. Agissant comme les forces naturelles grâce à leur imagination, les esprits supérieurs deviennent eux-mêmes des forces et participent de la divinité :
Such minds are truly from the Deity,
For they are Powers; and hence the highest bliss
That can be known is theirs, the consciousness
Of whom they are habitually infused
Through every image, and through every thought,
And all impressions.102
107Décrivant la félicité que procure à ces hommes leur interaction avec l’univers, ce passage ne peut manquer d’évoquer les vers concernant « the infant Babe » (P, II, v. 262 et suiv.). À l’instar du nourrisson, les hommes à l’imagination puissante sont des « digne[s] habitant[s] de cet univers actif » et l’esprit de chacun, « Tel un agent de l’esprit supérieur, / Crée, créant et recevant à la fois ». Mais son union est organique tandis que la leur est beaucoup plus consciente et réfléchie. Dans les deux cas, cependant, l’imagination est à l’œuvre car, comme l’indique Hazlitt dans « Ma rencontre avec des poètes » : « Au commencement de notre vie […] notre imagination possède un corps103. » À mesure que l’esprit mûrit, l’imagination perd son ancrage purement organique et les modalités de son activité se transforment, mais ses pouvoirs restent inchangés ; c’est là du moins la conviction, ou l’espoir, de Wordsworth qui se présente comme « a meditative, oft suffering Man, / And yet, I trust, with undiminish’d powers104 ». Comme pour le nouveau-né, en effet, les pouvoirs des esprits supérieurs sont nourris et entretenus par l’amour – non plus l’amour absorbé dans les yeux tendres d’une mère, mais un amour spirituel, né de la rumination méditative de l’âme, et dépassant toutes les affections humaines, même les plus intenses :
But there is higher love
Than this, a love that comes into the heart
With awe and a diffusive sentiment;
Thy love is human merely; this proceeds
More from the brooding Soul, and is divine.105
108Divin et sacré, cet amour supérieur est inextricablement lié à l’imagination, « For they are each in each, and cannot stand / Dividually106 ».
Poésie et imagination
109À la fin du passage concernant « the infant Babe », Wordsworth déclare : « Tel est, en vérité, le premier / Esprit poétique de notre vie humaine. » L’adjectif ordinal « premier » suggère des stades ultérieurs ; on peut ainsi considérer que l’attitude des esprits supérieurs correspond au second « esprit poétique » et que leur activité créatrice ne se situe plus seulement au niveau perceptif, mais également à un niveau proprement artistique. De même nature, mais fonctionnant selon des modes différents, ces deux esprits poétiques évoquent les deux types d’imagination distingués par Coleridge à la fin du chapitre XIII de Biographia Literaria :
Je considère donc l’imagination comme primaire ou secondaire. J’estime que l’imagination primaire est le principe de vie et l’agent primordial de toute perception humaine, et qu’elle est une répétition dans l’esprit fini de l’acte créateur éternel du je suis infini. Je considère l’imagination secondaire comme un écho de la précédente, coexistant avec la volonté consciente, mais pourtant identique à l’imagination primaire par la nature de son action, et différant seulement par son degré, et par son mode d’opération. Elle dissout, diffuse, dissipe, afin de re-créer ; ou lorsqu’un tel processus est rendu impossible, alors elle s’efforce néanmoins, en tout cas, d’idéaliser et d’unifier. Elle est tout aussi essentiellement vitale que tous les objets (en tant qu’objets) sont essentiellement fixes et morts. (p. 175)
110Informant tout acte perceptif, l’imagination primaire assure continuellement l’unification des divers éléments de l’expérience sensorielle, permettant ainsi à l’homme d’avoir une vision cohérente du monde. L’activité de l’imagination secondaire se situe, en revanche, dans le domaine spécifiquement esthétique ou artistique : elle ne vise pas à « répéter » la création divine originelle, mais tend plutôt à s’en écarter pour « re-créer » un univers propre, marqué par la subjectivité de l’auteur.
111L’imagination est donc présente aux sources mêmes de la création littéraire ; mais les mots du poète sont-ils toujours aptes à exprimer la puissance de cette extraordinaire faculté, ou simplement les révélations et les intuitions fugitivement perçues grâce à elle ? Wordsworth, qui souhaitait ardemment « qu’une de ses œuvres, / Procédant des profondeurs de choses non apprises, / Durable et créatrice, pût devenir / Une puissance semblable à celles de la Nature107 », se posa nécessairement la question. Pour que son œuvre devienne une puissance créatrice semblable à celles de la nature et donc capable de susciter, à leur image, des expériences sublimes, il faut que le poète enserre, dans la texture même de ses vers, la force visionnaire. Difficile gageure, certes, mais que les grands écrivains parviennent à relever avec succès comme Wordsworth put le sentir dans l’intimité de son cœur dès sa jeunesse, où la lecture de leurs œuvres lui procurait déjà une joie intense : « Receiv[ing] enduring touches of deep joy / From the great Nature that exists in works / Of mighty Poets108. » Devenue une ferme conviction, l’intuition alors ressentie est explicitement formulée au livre V du Prélude (d’ailleurs intitulé « Books ») :
Visionary Power
Attends upon the motions of the winds
Embodied in the mystery of words.
There darkness makes abode, and all the host
Of shadowy things do work their changes there,
As in a mansion like their proper home:
Even forms and substances are circumfus’d
By that transparent veil with light divine;
And through the turnings intricate of Verse,
Present themselves as objects recognis’d,
In flashes, and with a glory scarce their own.109
112En vertu de parallèles lexicaux frappants, le début de cet extrait fait clairement écho à un passage du livre II cité plus haut : celui où sont évoqués les moments de « shadowy exultation » vécus par Wordsworth tandis qu’il se tenait à l’abri des rochers « listening to sounds that […] / Make their dim abode in distant winds. / Thence did I drink the visionary power ». Présente dans les souffles naturels lointains, la force visionnaire s’incarne donc aussi dans le souffle poétique né de la mystérieuse alchimie des mots. Ainsi logée au cœur des vers (notons la triple insistance de « mansion », « home » et « abode »), l’imagination transfigure les objets en les enveloppant du « voile transparent de la lumière divine » qui révèle de façon énigmatique leur nature profonde. Le sens jaillit alors dans sa fulgurance (« in flashes »), mais reste néanmoins teinté d’obscurité sublime puisque les objets soudain reconnus apparaissent « with a glory scarce their own ». Or le sens implicite de cette expression s’éclaire dès lors que l’on rapproche ces vers de l’apostrophe enthousiaste à l’imagination analysée plus haut. Les échos lexicaux entre ces passages mettent, en effet, en lumière l’identité foncière des expériences évoquées qui, par les voies mystérieuses de la puissance visionnaire, conduisent toutes deux à une épiphanie fulgurante. Les vers 531-532 du livre VI : « to my Soul I say / I recognise thy glory » aident ainsi à mieux comprendre que la gloire extrinsèque des objets, née de leur métamorphose par l’imagination, n’est autre que la gloire de l’âme elle-même, dont la reconnaissance s’accompagne de transports sublimes.
113Dès lors que la faculté visionnaire habite le vers poétique, celui-ci se trouve donc doté de pouvoirs exceptionnels et devient lui-même une force susceptible de surprendre le lecteur par des révélations jaillissant de l’énigmatique obscurité des mots ou de leurs combinaisons complexes. Le véritable défi de l’écriture poétique consiste ainsi à enchâsser l’imagination dans la texture des vers en associant les mots selon une alchimie savante. Seuls les plus grands poètes ont la faculté d’accomplir ce miracle artistique et Wordsworth regrettait souvent qu’ils n’aient été plus nombreux parmi ses contemporains ; il estimait d’ailleurs que la poésie de son temps, trop préoccupée par les intérêts et les goûts (douteux) de son public immédiat, délaissait ses pouvoirs suprêmes et faillait ainsi à sa noble tâche :
For deathless powers to verse belong,
And they like Demi-gods are strong
On whom the Muses smile;
But some their function have disclaimed,
Best pleased with what is aptliest framed
To enervate and defile.110
114Les véritables poètes sont donc des « demi-dieux », en vertu de la puissance extraordinaire des mots : « pour parler un peu métaphysiquement, les mots ne sont pas de simples véhicules ; ce sont des pouvoirs, capables de tuer ou d’animer » (LY, II, p. 185). Cette idée chère à Wordsworth est plus longuement évoquée dans le troisième Essai sur les épitaphes (1810) :
Les mots sont des instruments du bien ou du mal beaucoup trop terribles pour être traités à la légère : ils exercent une domination plus forte sur les pensées que tout autre pouvoir extérieur. Si les mots […] n’incarnent pas la pensée, mais lui servent seulement d’habits, alors ils sont sans nul doute un cadeau néfaste ; de même nature que ces vêtements empoisonnés, dont parlent les histoires datant de temps superstitieux, qui avaient le pouvoir d’aliéner l’esprit et de brûler la victime qui les endossait. Le langage, s’il ne soutient, s’il ne nourrit, s’il ne laisse tranquille, à l’image de la force de gravitation ou de l’air que nous respirons, est un contre-esprit, agissant sans relâche et sans bruit pour déranger, corrompre, dévaster, vicier et dissoudre. (PrW, II, p. 84-85)
115Mortifères lorsqu’ils revêtent seulement la pensée, les mots sont au contraire vivifiants lorsqu’ils l’incarnent. Si l’image du vêtement suggère un simple rapport de juxtaposition, une relation de type contenant / contenu, celle de l’incarnation suggère, pour sa part, une association organique. On pourrait, certes, rétorquer que derrière le concept de l’incarnation, se profile justement l’idée de la dualité inhérente à l’homme. Par ses connotations religieuses, toutefois, le terme évoque moins le rapport problématique de l’âme et du corps que leur mystérieuse communion, puisque, pris dans un emploi absolu, l’incarnation désigne l’union intime en Jésus-Christ de la nature divine avec une nature humaine, par le biais de l’Esprit Saint. Dans son essai « On Style » (1841), Thomas de Quincey a noté la justesse remarquable du terme choisi par Wordsworth, offrant à ce propos des commentaires éclairants :
La remarque qu’il [Wordsworth] fit était de loin la chose la plus probante que nous eussions jamais entendue au sujet du style, et la voici : il est au plus haut point anti-philosophique d’appeler le langage ou le style « le vêtement de la pensée » […] ; lui l’appellerait plutôt « l’incarnation de la pensée » […]. C’est une vérité évidente quand on y réfléchit car, si le langage était un simple vêtement, alors on pourrait séparer les deux éléments : on pourrait mettre les pensées à gauche, et le langage à droite. Mais, pour parler en terme général, on ne peut pas plus traiter les pensées poétiques de cette manière qu’on ne peut ainsi traiter l’âme et le corps. L’union est trop subtile, l’intertexture trop ineffable, chacun ne coexistant pas simplement avec l’autre, mais dans et par le biais de l’autre. Une image, par exemple, un simple mot sont souvent des parties constitutives d’une pensée. En bref, les deux éléments ne sont pas unis comme un corps à un vêtement séparé, mais par une mystérieuse incarnation. (1889-1890, vol. X, p. 229-230)
116Sans cette mystérieuse incarnation, la poésie, art du langage, ne peut exister : « la poésie – éthérée et transcendante, mais pourtant incapable de maintenir son existence sans incarnation sensuelle », affirme, en effet, Wordsworth dans un passage où il la différencie de la religion (PW, II, p. 412). Elle-même incarnée – « embodied » – dans le corps du texte poétique, l’imagination permet de résoudre la dualité des pensées et des mots puisque, par son pouvoir de transfiguration, elle fait jaillir des vers poétiques un sens « éthéré et transcendant ». La présence de la puissance visionnaire au sein du langage semble donc éviter que celui-ci ne soit un contre-esprit insidieux et profondément destructeur. Or la menace est forte, comme l’indique l’énumération des verbes : « déranger, corrompre, dévaster, vicier et dissoudre ». « Dissoudre », créer une solution de continuité à l’intérieur même de l’homme (entre ses pensées et ses mots), mais aussi entre l’homme et la nature. Or Wordsworth recherchait précisément l’inverse, à savoir l’union, la relation. Idéalement, le langage doit « soutenir, et nourrir, et laisser tranquille, à l’image de la force de gravitation ou l’air que nous respirons ». Son action doit, en somme, être semblable à celle des forces de la nature, qui permettent à l’homme de nourrir son esprit et d’atteindre le calme et la quiétude nécessaires pour percevoir le monde spirituel. En outre, à l’image de l’air ou de la gravitation – cette force qui, infusée dans les veines du nourrisson, assure sa communion avec l’univers (P, II, v. 262-264) –, le langage doit favoriser le mariage sacré de l’homme et du monde. Cette idée peut sembler, à première vue, paradoxale et irréalisable, dans la mesure où l’union primordiale entre l’univers et le nouveau-né disparaît au moment où celui-ci accède à l’ordre symbolique du langage. Mais si le langage quotidien induit nécessairement une rupture, le langage poétique a le pouvoir de la rédimer dès lors que l’imagination l’informe car, étant connaturelle à l’homme et à la nature, cette faculté souveraine a la capacité d’établir entre eux un lien riche et durable.
117En reconsidérant au terme de ce long parcours les remarques de Wordsworth citées en introduction, on ne peut manquer d’être frappé par la grande pertinence de son rapprochement, au premier abord surprenant, entre la poésie et la science pure : « L’objet propre de la poésie (qui, si elle est véritable, est cependant aussi permanente que la science pure), son occupation propre, son privilège et son devoir, c’est de traiter les choses non telles qu’elles sont, mais telles qu’elles apparaissent. » Loin de s’en tenir aux apparences matérielles et de les « disséquer », la science pure s’attache à découvrir « le processus des choses » et à comprendre le sens de l’univers111. De même, lorsque la poésie traite les choses « telles qu’elles apparaissent », elle ne s’intéresse pas seulement à l’aspect extérieur qu’elles manifestent aux sens, mais aussi, et surtout, à la manière dont elles sont saisies par l’âme tout entière, l’imagination en particulier. Face à la nature, le poète ne se contente donc pas de contempler les phénomènes ; il s’applique également à une activité plus spirituelle : « absorbant profondément l’âme des choses » (E, IV, v. 1265). Aussi ses expériences sensorielles ressaisies par son imagination débouchent-elles sur des intuitions spirituelles, par la suite enchâssées dans les détours complexes de ses vers.
118Pour clore ce chapitre sur l’ouverture poétique de Wordsworth au monde, nous laisserons la parole à Charles Baudelaire, en citant ses commentaires sur un autre poète romantique, grand marcheur lui aussi, Victor Hugo. Avec sa sensibilité d’écrivain, Baudelaire formule, en effet, certaines des idées développées dans les pages précédentes et, bien que les univers poétiques d’Hugo et de Wordsworth soient différents, ses réflexions s’appliquent remarquablement bien à l’écrivain anglais :
Aucun artiste n’est plus universel que lui, plus apte à se mettre en contact avec les forces de la vie universelle, plus disposé à prendre sans cesse un bain de nature. Non seulement il exprime nettement, il traduit littéralement la lettre nette et claire ; mais il exprime, avec l’obscurité indispensable, ce qui est obscur et confusément révélé. […] [Son vers] sait traduire pour l’âme humaine non seulement les plaisirs les plus directs qu’elle tire de la nature visible, mais encore les sensations les plus fugitives, les plus compliquées, les plus morales (je dis exprès sensations morales) qui nous sont transmises par l’être visible, par la nature inanimée ou dite inanimée. (1975, vol. II, p. 132)
Notes de bas de page
1 David Le Breton, Éloge de la marche, Paris, Métailié, 2000, p. 34.
2 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, [1945] 2001, p. 30.
3 « Errer en toute liberté dans des vallons inhabités / Et des coins retirés de montagne, seulement foulés / Par des pieds déviants – régions consacrées / Aux temps les plus anciens ! » (E, IV, v. 515-518)
4 « Comme par enchantement, une obscure retraite / S’ouvrit tout à coup, arrêtant mes pas déviants. » (EW, 1849, v. 55-56)
5 « S’écartant maintenant (comme s’il avait été en quête / De quelque secret des montagnes : caverne, chute / D’eau, quelque éminence élevée, / Célèbre pour son panorama). » (E, II, v. 319-322)
6 « Une fois, sur ces escarpements, j’ai erré en toute liberté ; et j’ai / Le paysage présent à l’esprit, comme si je le voyais encore ; / La rivière glisse, les bois ondulent devant moi. » (v. 4-6)
7 Journal d’un voyage sur le Continent, dans DWJ, II, p. 230 et p. 110. (« Un marcheur s’arrêterait et regarderait longuement autour de lui avant de commencer à traverser le pont ; mais notre chariot ne fit que ralentir. Avec une ardeur empressée, nous regardâmes à droite, puis à gauche, profitant des ouvertures sous le toit. »)
8 « Au milieu de cette valse d’objets, la tristesse s’insinue / Dans le cœur frustré – tandis qu’elle passe rapidement, / Comme prise d’un accès de gaieté digne de Thespis, / Sous sa couronne de feuilles de vigne, la Terre vacille : / Vers l’arrière, dans une évanescence rapide, tourne / La vénérable procession du Temps, / Chaque rempart fuyant, chaque tour sublime, / Et ce que la Vallée révèle à contrecœur / De l’arc caché d’un cloître, épié à travers les arbres / Près du bord du Fleuve étincelant. Pourquoi se plaindre, pourtant ? / Méditer, flâner, s’arrêter à son gré, regarder – / Cette manière si agréable de voyager – la fierté du printemps de la vie, / La joie fidèle de son été – j’en jouis encore, / Et cela égaie, en juste mesure, les jours d’automne. »
9 « Je jouirai encore de la liberté pédestre. » (Vers 11 du sonnet dans la version officielle pour les éditions antérieures à 1837)
10 « Faisant se soulever / De la terre la poussière du matin, qui tarde à se lever. » (E, II, v. 100-101)
11 « Marchant côte à côte, / [Nous] pouvions, avec un œil oisif, regarder tout / Ce que nous voyions ; et prêter notre sens auditif / À chaque son agréable venant de l’air ou de la terre ; / Nous arrêtant à notre gré – l’esprit tonifié, nos pensées / Aussi plaisantes que les roses épanouies dans les buissons, / Aussi pures que les gouttes de rosée sur leurs feuilles cramoisies. » (E, II, v. 104-110)
12 « De donner à l’esprit une vive impression / De ce qui est délicieux dans la brise, / Les douces visites du soleil, / Ou la chute de l’élément liquide – par la main, / Par le pied ou par la lèvre, dans la chaleur de l’été – perçues. » (E, VIII, v. 328-332)
13 « Il se lève alors d’un bond ; et son pied / Fait s’exhaler un parfum plus vif des fleurs / De l’humble thym, mêlé, par le talent de la Nature, / Au gazon sauvage : les dernières gouttes de rosée de l’aube / Fument autour de lui, tandis qu’il court de mont en mont. » (P, 1850, VIII, v. 241-245)
14 Voir respectivement « To a Butterfly », v. 17-18 et « The Sparrow’s Nest », v. 1-4.
15 « Et dans cette humeur distraite, / Il n’était pas rare que nous nous arrêtions pour regarder quelque aigrette / De graine de pissenlit ou quelque barbe de chardon, / Qui effleurait la surface du lac profondément calme, / S’arrêtant parfois soudain – comme inanimée ! / Puis repartant dans une foucade aussi soudaine ; / Tout ce temps, par ses vagabondages folâtres, / Elle rendait compte d’une brise invisible / Qui était ses ailes, son chariot et son cheval, / Sa compagne de jeux, ou plutôt, l’âme qui l’animait. » (v. 16-25)
16 Notons à cet égard la remarque de Merleau-Ponty : « La perception est […] cet acte qui crée d’un seul coup, avec la constellation des données, le sens qui les relie, – qui non seulement découvre le sens qu’elles ont mais encore fait qu’elles aient un sens. » (2001, p. 46)
17 L’expression est celle de Michel Collot dans « L’Horizon du paysage », dans Lire le paysage, lire les paysages, Saint-Étienne, CIEREC, Actes du colloque des 24 et 25 novembre 1983, p. 125.
18 « Le monde puissant / De l’œil et de l’oreille – ce qu’ils créent à demi, / Et ce qu’ils perçoivent. » (v. 105-107)
19 « L’œil possède un pouvoir de création, / Et non moins les autres sens ; ce sont / Des forces qui colorent, modèlent et combinent / Les choses perçues avec une énergie essentielle / Si absolue que l’on peut dire / Que ces très divines facultés qui sont les nôtres / Sont en même temps et au même moment l’esprit / Et les ministres de l’esprit. » Écrits en 1798 ou 1799, ces vers ne furent jamais publiés ; ils sont cités en appendice dans PW, V, p. 343.
20 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, [1964] 1991, p. 48.
21 C’est précisément parce qu’elle dépasse l’état de doute pour s’en remettre à l’évidence de la perception que l’épochè phénoménologique diffère de l’épochè des philosophes sceptiques.
22 P. B. Shelley, A Defence of Poetry (1821), dans Shelley’s Poetry and Prose, éd. D. H. Reiman et S. B. Powers, New York-Londres, W. W. Norton, 1977, p. 505-506.
23 Remarque à son neveu Christopher citée dans H. Lindenberger (1963, p. 97).
24 Pour Locke, en effet, l’esprit n’est pas un simple réceptacle : il est également une force dynamique. S’il reçoit passivement les « idées simples » que lui fournissent la sensation et la réflexion (entendue comme un retour sur soi permettant à l’âme de prendre conscience de ses opérations), il les combine ensuite par abstraction ou par association ; les « idées complexes » sont donc le fruit d’un vrai travail de l’entendement, effectué indépendamment des sens. Voir en particulier An Essay Concerning Human Understanding (1690), livre II, chapiter XII, section 1 (« Of Complex Ideas »).
25 « Parfois tout yeux / Parfois tout oreille, mais le cœur avait toujours / Sa part, tout comme le majestueux intellect. » (P, XI, v. 143-145)
26 « Dans l’état auquel je fais maintenant allusion, / L’œil était maître du cœur ; / Celui qui, à tous les stades de la vie, / Est le plus despote de nos sens avait acquis / Une telle force en moi qu’il exerçait souvent sur mon esprit / Une domination absolue. » (P, XI, v. 171-76)
27 « Celui dont l’esprit est l’esprit de ses yeux / Est un Esclave, le plus vil que l’on puisse rencontrer ! » (v. 27-28)
28 « Ici, laissez-moi seulement ajouter que mes délices, / Tels qu’ils étaient, étaient insatiablement recherchés / Bien que c’eût été un transport des sens extérieurs, / Non de l’esprit, vif mais non profond : / Pourtant j’étais souvent avide dans cette chasse, / Et j’errais de mont en mont, de roc en roc, / Toujours assoiffé de combinaisons de nouvelles formes, / De plaisir neuf, d’un empire plus vaste pour la vue, / Fière de ses propres dons et ravie / De mettre les facultés intérieures au repos. » (P, XI, v. 186-95)
29 « La cataracte bruyante / Me hantait comme une passion : le rocher élevé, / La montagne, le bois sombre et profond, / Leurs couleurs et leurs formes, étaient alors pour moi / Un appétit – un sentiment et un amour / Qui n’avaient nul besoin de charme plus profond, / Fourni par la pensée, ni d’intérêt / Qui ne fût emprunté à l’œil. » (TA, v. 76-83)
30 Respectivement, TA, v. 70-72 (« more like a man / Flying from something that he dreads than one / Who sought the thing he loved ») ; P, XI, v. 251-254 (« [he] had felt / Too forcibly, too early in [his] life, / Visitings of imaginative power / For this to last ») ; P, 1850, XII, v. 128 (« the bodily eye ») et P, XI, v. 207 (« A sensitive, and a creative Soul »).
31 « Enfant, j’entretenais une relation inconsciente / Avec la Beauté éternelle, buvant / Un pur plaisir organique dans les volutes / Dessinées par la brume ou dans la plaine étale / D’eaux colorées par de stables nuages. » (P, I, v. 589-593)
32 « Ainsi, souvent, dans ces accès de joie vulgaire, / […] la terre / Et le visage habituel de la nature me tenaient / Des propos mémorables ; parfois, il est vrai, / Par des collisions fortuites et des accidents bizarres / (Comme ces unions mal assorties, œuvres, dit-on, / De fées malveillantes), point vains cependant, / Ni dénués de profit, si par chance ils imprimaient en moi, / Par coïncidence, des apparences et des objets, / Quoique sans vie alors, et destinés à dormir / Jusqu’à ce que d’autres saisons, plus mûres, les sollicitent / Pour imprégner et élever l’esprit. » (P, I, v. 609, 614-624)
33 « L’œil, il ne peut faire autrement que voir, / Nous ne pouvons ordonner à l’oreille d’être tranquille ; / Nos corps sentent, où qu’ils se trouvent, / À notre gré, ou contre notre gré. // Et je n’estime pas moins qu’il existe des puissances / Qui d’elles-mêmes laissent des impressions dans notre esprit, / Que nous pouvons nourrir cet esprit qui est nôtre, / Dans un état de sage passivité. // Pensez-vous, qu’au sein de cette somme immense / De choses parlant continuellement, / Rien ne vienne de soi-même, / Mais que nous continuions à chercher ? » (v. 17-28)
34 « Dans maintes promenades / Le soir ou au clair de lune, ou allongé / À midi sur des lits de mousse forestière, / Nous avons, à la Nature et à ses impulsions, / Fait don total de tout notre être, et une fois / Passée notre transe, nous avons souvent, à l’aide / Des impressions qu’elle avait laissées, / Dirigé notre regard sur nous-mêmes et appris, peut-être, / Quelque chose de ce que nous sommes. Et durant ces heures, / Nous n’avons pas détruit [] / L’impression de délice originale, / Mais cet examen rétrospectif l’a rappelée / À une seconde et encore à une seconde vie, / Tandis que dans cette excitation de l’esprit / Une vive pulsation de pensée et de sentiment / Battait sensiblement en nous, et nous jouissions / De toutes les nuances de la conscience. » (PW, V, p. 343-344)
35 « Ces belles formes, / Durant cette longue absence, n’ont pas été pour moi / Comme un paysage aux yeux d’un aveugle : / Mais souvent, dans des chambres solitaires, et dans le vacarme / Des villes et des cités, je leur ai dû, / Dans des moments de lassitude, des sensations agréables, / Senties dans le sang, et senties par tout le cœur, / Passant même dans l’esprit plus pur, / Apportant une régénération tranquille : – des sentiments, aussi, / De plaisir dont je n’avais pas le souvenir. » (v. 22-31)
36 C’est nous qui soulignons ce comparatif tronqué (c’est-à-dire sans comparant) qui suggère l’existence d’un espace plus ordinaire et possède sans doute une valeur superlative.
37 Cité dans Matthew Brennan, Wordsworth, Turner and Romantic Landscape. A Study of the Traditions of the Picturesque and the Sublime, Columbia, Camden House, 1987, p. 26.
38 La métaphore chimique ici sous-jacente apparaît de manière beaucoup plus explicite sous la plume d’autres écrivains de la période romantique. On songe notamment à l’essayiste William Hazlitt, en particulier à un passage de « On Application to Study » (dans The Plain Speaker) ; ou encore au poète John Keats, ancien étudiant en médecine (voir à cet égard notre article « Poésie, alchimie et éthique dans l’œuvre de Keats », art. cit.).
39 « Un poète ne pouvait qu’être gai, / En si joviale compagnie. » (v. 15-16)
40 « Je fixais – et fixais – mais je ne songeais guère / Aux richesses que le spectacle m’avait apportées. » (v. 17-18)
41 « Car souvent, lorsque je repose sur ma couche, / L’esprit distrait ou pensif, / Elles apparaissent soudain à cet œil interne / Qui est la félicité de la solitude ; / Alors mon cœur s’emplit de plaisir, / Et danse avec les jonquilles. » (v. 19-24)
42 « L’apparence extérieure du ciel et de la terre, / Des collines et des vallées, il l’a regardée ; / Et des instincts de naissance plus profonde / Lui sont venus dans la solitude. » (v. 45-48)
43 « Naissance » peut également renvoyer à l’acte créateur proprement dit, ces vers soulignant alors que le poète puise son inspiration dans les spectacles naturels qu’il a contemplés. Les deux interprétations ne sont nullement contradictoires dans la mesure où la remémoration purifiante ouvre naturellement la voie à la composition poétique.
44 « Ils vivent dans un monde de vie, / Nullement captivés par les impressions sensibles, / Mais rendus plus prompts, au contraire, par leur impulsion vivifiante, / À tenir digne commerce avec le monde spirituel. » (P, 1850, XIV, v. 105-108).
45 « Cette humeur bénie, / Dans laquelle le fardeau du mystère, / Dans laquelle le poids lourd et lassant / De ce monde inintelligible / Est allégé – cette humeur sereine et bénie / Où les affections nous mènent doucement, – / Jusqu’à ce que, le souffle de cette enveloppe corporelle / Et le mouvement même de notre sang humain / Presque suspendus, nous soyons endormis / De corps, et que nous devenions une âme vivante : / Tandis que d’un œil apaisé par le pouvoir / De l’harmonie, et le profond pouvoir de la joie, / Nous pénétrons la vie des choses. » (TA, v. 37-49)
46 « Le mystère accablant des sens et de l’âme, / De la vie et de la mort, du temps et de l’éternité. » (P, 1850, XIV, v. 286-287)
47 Chez Wordsworth, l’action des forces spirituelles est souvent ressentie comme un poids sur le cœur. On songe notamment à l’expérience épiphanique lors de sa première arrivée à Londres, décrite aux vers 702 à 706 du livre VIII du Prélude : « Le poids des siècles descendit d’un coup / Sur mon cœur », « mais un poids et une force, / Une force grandissant avec le poids. »
48 Les vers de « Tintern Abbey » suggèrent donc que, grâce à la méditation et à la remémoration des sensations, l’homme peut atteindre l’état de totale liberté ardemment désiré par le narrateur de L’Excursion, et décrit au livre IV (v. 508-539, commentés au chapitre précédent).
49 Ce substantif rare est formé à partir de l’adjectif « connaturel », lui-même dérivé du bas latin « connaturalis » (de la même nature ; inné). Nous employons à dessein ces termes peu usités car ils rendent avec exactitude les convictions de Wordsworth exposées dans cette partie, notamment son idée d’un mariage sacré entre l’homme et la nature.
50 « Parmi les nombreux vagabondages qui m’ont laissé / Des souvenirs non dénués de vie, j’en / Distinguerai un seul ici. » (P, IV, v. 360-362)
51 « J’avançais / Tranquillement, recevant malgré moi / De l’amusement, tandis que je passais lentement, / De ces objets proches qui, de temps en temps, / S’imposent forcément aux sens indolents, / Passifs et disposés à la sympathie ; / L’esprit exténué, épuisé par l’effort, / Et totalement indigne de la joie plus profonde / Que réservent le paysage lointain, les falaises ou la mer, / La sombre voûte bleutée, et l’univers des étoiles. » (P, IV, v. 375-384)
52 « J’avançais ainsi sans bruit sur cette route silencieuse, / Mon corps buvant dans cette tranquillité / Une régénération semblable au calme du sommeil, / Mais bien plus douce. Au-dessus, devant, derrière, / Autour de moi, tout était paix et solitude, / Je ne regardais nullement autour de moi, et la solitude / Ne parlait pas à mes yeux ; mais elle était entendue, et sentie. / Oh, heureux état ! quelles belles images / S’élevaient alors en figures harmonieuses – elles s’élevaient / Comme venues d’une région lointaine de mon âme, / Et elles arrivaient comme des rêves ; et pourtant, elles laissaient, / Obscurément mélangée à leurs formes passantes, / La conscience d’un délice animal, / Une maîtrise de moi-même ressentie dans chaque pause / Et dans chaque mouvement doux de mon corps. » (P, IV, v. 385-399)
53 « Heard » ne saurait surprendre dans la mesure où, de tous les organes de sens, l’oreille était pour Wordsworth celui dont le lien avec le cœur était le plus étroit, comme en témoigne un fragment non publié datant de 1798-1799 : « A perfect quietness is in the air ; / The ear hears not ; and yet, I know not how, / More than the other senses does it hold / A manifest communion with the heart. » (« Il y a une quiétude dans l’air ; / L’oreille n’entend pas ; et pourtant, je ne sais comment, / Plus que les autres sens, elle est / Manifestement en communion avec le cœur. » [PW, V, p. 343])
54 Écrit en Allemagne à la fin de l’année 1798, « There was a Boy » était à l’origine un poème indépendant, publié dans le second volume des Ballades lyriques (1800). Wordsworth l’intégra par la suite au livre V du Prélude, vers 389-413, auxquels renvoient nos références.
55 « Alors parfois, dans ce silence, tandis qu’il attendait, / L’oreille tendue, le léger choc d’une douce surprise / A porté au plus profond de son cœur la voix / Des torrents de montagne ; ou le tableau visible / Pénétrait dans son esprit à son insu / Avec toutes ses images solennelles : ses rochers, / Ses bois, et ces Cieux incertains, reçus / Dans le sein du Lac paisible. » (P, V, v. 406-413)
56 Th. de Quincey, « Lake Reminiscences, from 1807 to 1830. By the English Opium-Eater. William Wordsworth – Continued », Tait’s Edinburgh Magazine, n° VI, 1839, p. 94 (passage omis dans les versions ultérieures).
57 Wordsworth estimait que l’épisode de « There was a Boy » illustrait parfaitement ces remarques. Voir « Lake Reminiscences » (Ibid.) où Thomas de Quincey rapporte ces propos et les circonstances dans lesquelles ils furent tenus.
58 « [Je ne puis non plus oublier] que j’ai senti / Assez souvent, même en ces jours tempétueux, / Ces mouvements purs et saints des sens / Qui semblent, en leur simplicité, posséder / Un charme pour l’esprit, ce calme délice / Qui, si je n’erre point, doit sûrement appartenir / À ces affinités premières qui adaptent / Notre nouvelle existence aux choses existantes, / Et qui, à l’aube de notre être, constituent / Le lien unissant la vie et la joie. » (P, I, v. 576-585)
59 « Laws of vulgar sense » (P, XIII, v. 140).
60 Comme souvent dans Le Prélude (surtout dans la version de 1805), « intellectual » (v. 580) renvoie moins à l’intellect, ou faculté raisonnante, au sens strict qu’à l’esprit de l’homme. Commentant la variation entre « this love more intellectual » (P, XIII, v. 161) et « this spiritual love » (P, 1850, XIV, v. 188), E. de Sélincourt suggère que Wordsworth utilisait « intellectual » pour ancrer davantage dans la réalité humaine les phénomènes ou les sentiments évoqués (P, p. 628-629).
61 « Tandis que ma voix proclame que l’esprit individuel est exquisément […] adapté au monde extérieur ; et qu’exquisément aussi, […] le monde extérieur est adapté à l’esprit. » (v. 62-63, 65-66, 68)
62 William Blake était horrifié par l’emploi de « fit » dans ce passage car le terme lui semblait condenser toutes les entraves imposées à l’esprit de l’homme, privé de sa souveraine liberté. D’où l’annotation suivante dans son exemplaire de L’Excursion : « Vous ne parviendrez pas à me faire croire à cette histoire d’adaptation. » (Blake’s Poetry and Designs, éd. M. L. Johnson et J. A. Grant, New York-Londres, Norton, 1979, p. 445)
63 « La création (nul nom moins noble / Ne saurait la désigner) qu’en mêlant leurs forces / Ils accomplissent. » (v. 69-71)
64 « Lui n’est pas exilé, perplexe et déprimé ; / Dans ses veines d’enfant sont infusés / La gravitation et le lien filial / De la nature, qui le relient au monde. / Un tel Être vit intensément, / Digne habitant de cet univers actif ; / Il reçoit largement de la nature ; n’est point ainsi / Satisfait, mais redonne largement, / Car ses sentiments lui ont transmis de la force, / Et vivant intensément toutes les affections de chagrin, / D’exultation, de peur et de joie, son esprit, / Tel un agent de l’esprit supérieur, / Crée, créant et recevant à la fois, / Œuvrant toujours de pair avec les œuvres / Qu’il perçoit. – Tel est, en vérité, le premier / Esprit poétique de notre vie humaine. » (P, II, v. 261-276)
65 « De tels sentiments pénètrent sa vie engourdie / Comme une brise vivifiante, et ainsi son esprit, / Bien qu’il commence tout juste à éprouver ses pouvoirs, / Est prompt et vigilant, désireux de combiner / En une seule apparence, tous les éléments / Et toutes les parties du même objet, autrement détachés / Et peu disposés à s’unir. » (P, II, v. 244-250)
66 Michel Collot, La Poésie moderne…, Paris, PUF, 1989, p. 28 et p. 63.
67 Christian La Cassagnère, « Épopée et intériorité dans le Prélude de Wordsworth : Une lecture du premier livre », dans Aspects du romantisme anglais. Mélanges offerts à Jacques Blondel, Saint-Jean-d’Angély, Bordessoules, 1980, p. 88-106. Pour des précisions sur les « spots of time » (« points ou îlots de temps »), voir P, XI, v. 258-273, où Wordsworth évoque ces expériences intenses au cœur desquelles jaillit soudain la révélation d’un sens transcendant.
68 « Et pourtant les falaises solitaires continuaient / À tourner autour de moi, comme si la terre avait suivi / Sa course diurne avec un mouvement visible. » (P, I, v. 484-486)
69 Écrit en 1800 mais jamais publié, Home at Grasmere devait constituer le premier livre du Reclus. Le poème est cité dans PW, V, p. 313-339.
70 « Un Tout sans dépendance ni défaut, / Fait pour lui-même, et heureux en lui-même ; / Contentement parfait, Unité totale. » (v. 159-161)
71 « Bien que rien ne puisse ramener le temps / Où l’herbe avait sa splendeur, la fleur sa magnificence, / Nous ne nous affligerons pas, mais trouverons plutôt / De la force dans ce qu’il reste du passé. » (v. 181-184)
72 « An obscure sense of possible sublimity. » (P, II, v. 336)
73 « Je n’étais alors / Satisfait que lorsque, avec une félicité ineffable, / Je sentais le sentiment de l’Être se répandre / Sur tout ce qui se meut, et tout ce qui semble inerte, / Sur tout ce qui, inaccessible à la pensée / Et au savoir humain, à l’œil humain / Invisible, vit néanmoins pour le cœur, / Sur tout ce qui saute, et court, et crie, et chante, / Ou bat l’air joyeux, sur tout ce qui glisse / Sous la vague, mieux, dans la vague elle-même / Et les vastes profondeurs des mers. Ne t’étonne pas / Que mes transports aient été tels ; car en toutes choses, / Je voyais une vie unique, et je sentais que c’était la joie. » (P, II, v. 418-430, originellement composés pour The Pedlar, le poème panthéiste de Wordsworth.)
74 « Et j’ai senti une présence / Qui me trouble avec la joie / Des pensées élevées ; le sentiment sublime / D’une chose bien plus profondément enfouie, / Dont la demeure est la lumière des soleils couchants, / Et le rond océan et l’air vivant, / Et le ciel bleu, et dans l’esprit de l’homme. » (TA, v. 93-99)
75 Introduisant une légère rupture dans l’énumération, l’ajout de la préposition « in » suggère qu’une partie des facultés de l’esprit humain est plus directement concernée.
76 « Un mouvement et un esprit, qui anime / Toute chose pensante, tout objet de la pensée, / Et traverse toutes choses. » (TA, v. 100-102)
77 « Tous chantaient un chant unique, et il était perceptible, / Surtout lorsque l’oreille de chair, / Succombant au prélude plus fruste de ces accords, / Oubliait ses fonctions, et dormait tranquille. » (P, II, v. 431-434)
78 « Dans ces moments, / J’ai senti ce pouvoir indéfini qu’ont les sons / D’inspirer des transports que ni forme / Ni image ne profanent. » (P, II, v. 321-326)
79 Respectivement, « des sons qui sont / Le langage fantomal de la terre primitive, / Ou qui élisent leur domicile dans les vents lointains » (P, II, v. 327-329) et « Ainsi ai-je absorbé la force visionnaire ».
80 « Oh ! dans ces moments-là, / Lorsque je pendais seul sur l’arête périlleuse, / Avec quelle étrange expression le vent fort et sec / Me soufflait à l’oreille ! Le ciel ne semblait point un ciel / Terrestre, et de quel mouvement étaient animés les nuages ! » (P, I, v. 346-350)
81 « Je ne juge pas dénués de profit ces états fugitifs / D’exultation indistincte : non point / Parce qu’ils sont apparentés à notre esprit plus pur / Et à la vie intellectuelle ; mais parce que l’âme, / Se souvenant de ses sentiments, mais de leur substance / Ne se souvenant point, retient un sentiment obscur / De possible sublimité, à laquelle / Avec des facultés grandissantes elle aspire, / Avec des facultés grandissant toujours, sentant toujours / Que quelque point qu’elles atteignent, il leur reste toujours / Quelque chose à poursuivre. » (P, II, v. 331-341)
82 « Notre destinée – notre nature et notre demeure – / Est avec l’infini, et seulement là ; / Elle est avec l’espoir, l’espoir qui ne saurait mourir, / Avec l’effort, et l’espérance, et le désir, / Et quelque chose à tout jamais sur le point d’être. » (P, VI, v. 538-42)
83 Cette image du poète figé sur les chemins de l’écriture est une variante du « halted traveller » (ou voyageur arrêté), figure archétypale de la poésie wordsworthienne selon Geoffrey Hartman (voir Wordsworth’s Poetry 1787-1814, op. cit., 1964). La version de 1850 est à cet égard encore plus éloquente : « That awful Power rose from the mind’s abyss / Like an unfathered vapour that enwraps, / At once, some lonely traveller » (« Cette terrible puissance s’éleva de l’abîme de l’esprit / Comme un brouillard spontané qui enveloppe / Soudain quelque voyageur solitaire », v. 594-596).
84 « L’imagination ! S’élevant d’elle-même / Au milieu du chemin de mon Chant / Comme un brouillard spontané ; ici, cette puissance, / Dans toute la force de ses pouvoirs, se dressa / En travers de ma route ; j’étais perdu comme dans un nuage, / Arrêté, sans effort pour le percer. / Et revenant maintenant à moi, je dis à mon Âme : / Je reconnais là ta gloire ; c’est dans de si vigoureuses / Usurpations, dans de telles visites / Pleines d’augustes promesses, lorsque la lumière des sens / Disparaît dans des éclairs qui nous ont révélé / Le monde invisible, que la Grandeur réside. » (P, VI, v. 525-536)
85 Voir Jean-Luc Nancy, « L’Offrande sublime », dans Du Sublime, Paris, Belin, 1988, p. 63.
86 « Blest in thoughts / That are their own perfection and reward, / Strong in itself. » (P, VI, v. 545-547)
87 Cet adjectif est employé dans le sens particulier que lui attribue G. Hartman, à savoir qu’il sert « à caractériser tout désir intense de chasser la nature et de parvenir à un contact sans médiation avec le principe des choses » (1964, p. X, Préface).
88 « La hauteur incommensurable / Des arbres pourrissants, mais qui ne pourriraient jamais, / Les cataractes stationnaires des cascades, / Et partout dans la fente vide / Des vents se contrecarrant, affolés et perdus, / Les torrents dévalant du limpide ciel bleu, / Les rochers qui murmuraient tout près de nos oreilles, / Noires roches bruinant qui parlaient au bord du chemin / Comme si elles renfermaient une voix, la vue étourdissante / Et la perspective vertigineuse du cours d’eau en furie, / Les nuages sans entraves, et la région des Cieux, / Tumulte et paix, l’obscurité et la lumière, / Tous étaient comme les productions d’un seul esprit, les traits / Du même visage, les fleurs d’un seul arbre, / Les caractères de la grande Apocalypse, / Les types et symboles de l’Éternité, / Du début, de la fin, et du milieu, pour les siècles des siècles. » (P, VI, v. 556-572)
89 John Milton, Paradis perdu, V, v. 165, tiré du chant de louanges matinales d’Adam et Ève (« Lui le premier, lui le dernier, lui le milieu, lui sans fin »).
90 PrW, II, p. 354. Cette double modalité du sublime se trouve à la base de la distinction – établie par Thomas Weiskel et reprise par Matthew Brennan – entre « le sublime positif » et « le sublime négatif ». Voir M. Brennan, 1987, p. 22-23 et Th. Weiskel, The Romantic Sublime : Studies in the Structure and Psychology of Transcendence, Baltimore-Londres, John Hopkins University Press, 1976, p. 26-32, p. 49 (dans l’interprétation sémiotique proposée par Weiskel, le « sublime positif » correspond à un excès du signifié, le « sublime négatif », à un excès du signifiant).
91 « Imagination – here the Power so called / Through sad incompetence of human speech. » (v. 592-593)
92 Pour une analyse de l’évolution du concept d’imagination, voir James Engell, The Creative Imagination: Enlightenment to Romanticism (Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1981).
93 « L’imagination, qui, en vérité, / N’est qu’un autre nom pour la force absolue / Et la perspicacité la plus claire, l’ampleur de l’esprit, / Et la raison, dans son état le plus exalté. » (P, XII, v. 167-170)
94 « Je me trouvai / Au bord d’une immense mer de nuages, / Qui, douce et silencieuse, reposait à mes pieds. / Cent collines soulevaient leurs sombres dos / Partout sur ce calme océan ; et au-delà, / Bien au-delà, les vapeurs s’élançaient, / Formant des caps, des langues et des promontoires, / Dans la mer, la vraie mer, qui semblait / Diminuer et renoncer à sa majesté, / Usurpée aussi loin que l’œil pouvait voir. / […] Et à une distance / De moins de cinq cents mètres du bord / Se trouvait une faille bleutée, une trouée dans la brume[.] »
95 « Et à une distance / De moins de cinq cents mètres du bord / Se trouvait une faille bleutée, une trouée dans la brume, / Une ouverture profonde et ténébreuse par laquelle / Montait le grondement des eaux – torrents et courants / Sans nombre, grondant d’une seule voix. / Ce spectacle universel était en toutes parts / Conçu pour l’admiration et le délice, / Grandiose rien qu’en lui-même, mais dans cette brèche, / Par laquelle s’élevait la voix sans demeure des eaux, / Dans cette voix de passage sombre et profonde, la Nature avait logé / L’Âme, l’Imagination de l’ensemble. » (P, XIII, v. 54-65)
96 « Une méditation surgit en moi cette nuit-là, / Sur la Montagne solitaire, une fois le tableau / Disparu, et il m’apparut être / L’image parfaite d’un Esprit puissant, / D’un esprit qui se nourrit d’infini, / Qui est exalté par une présence sous-jacente, / Le sentiment de Dieu, ou de tout ce qui est indistinct / Ou vaste dans son être propre. » (P, XIII, v. 66-73)
97 « Lorsque se fut partiellement dissoute dans l’air / Cette vision, offerte aux esprits de la nuit / Et à trois errants fortuits, réfléchie / Dans ma calme pensée, elle m’apparut être le type / D’un intellect majestueux, de ses actes / Et de ses possessions, de ce qu’il a et désire, / De ce qu’il est en lui-même, et pourrait devenir. / Je vis là l’emblème d’un esprit / Qui se nourrit d’infini, qui médite / Sur l’abîme obscur, résolu à entendre / Les voix émergeant dans la lumière silencieuse / En un flot continu ; un esprit soutenu / Par des intuitions d’une force transcendante, / Dont les sens conduisent à la forme idéale, / Dont l’âme jouit d’un privilège plus que mortel. » (P, 1850, XIV, v. 63-77)
98 « Comme une colombe tu couvas l’immense abîme. » (I, v. 21)
99 « [La Puissance] que la Nature / Impose ainsi aux sens est la fidèle / Ressemblance, dans la totalité de sa force / Rendue visible, le Pendant authentique / Et la Sœur de la glorieuse faculté, / Ce bien propre que les esprits supérieurs portent en eux. » (P, XIII, v. 85-90)
100 Si Wordsworth ne prononce point ici le nom d’imagination, c’est sans doute en raison des bouleversements lexicaux évoqués plus haut. Il était particulièrement conscient des malentendus qu’ils pouvaient entraîner : si ses lecteurs attribuaient au mot « imagination » son ancienne signification, alors leur lecture et leur compréhension avaient toutes les chances d’être faussées.
101 « Ils peuvent faire sortir de leur être originel / Pareille transformation, créer pour eux-mêmes / Pareille existence, et, chaque fois qu’elle est / Créée pour eux, la saisir instinctivement. » (P, XIII, v. 93-96)
102 « De tels esprits procèdent vraiment de la Divinité, / Car ils sont des Puissances ; aussi connaissent-ils / La félicité la plus haute qui soit, la conscience / De celui à qui ils appartiennent ordinairement infusée / Dans chaque image, et dans chaque pensée, / Et dans toutes leurs impressions. » (P, XIII, v. 106-110)
103 The Collected Works of William Hazlitt in Twelve Volumes, éd. A. R. Waller et A. Glover, Londres, J. M. Dent, 1902-1904, vol. XII, p. 269.
104 « Un Homme méditatif, souffrant souvent, / Mais dont, je crois, les pouvoirs n’ont point diminué. » (P, XIII, v. 126-wwE27)
105 « Mais il est un amour supérieur / À celui-ci, un amour qui pénètre le cœur / De révérence et d’un sentiment diffus ; / Ton amour est simplement humain ; celui-ci procède / Davantage de l’Âme méditative, et est divin. » (P, XIII, v. 161-165)
106 « Car ils existent l’un dans l’autre, et ne peuvent se trouver / Séparément. » (P, XIII, v. 187-188)
107 « That a work of [his] / Proceeding from the depth of untaught things, / Enduring and creative, might become / A power like one of Nature’s. » (P, XII, v. 309, 311-312)
108 « Recevant des notes durables de joie profonde / De l’auguste Nature qui existe dans les œuvres / Des grands Poètes. » (P, V, v. 617-619)
109 « La Force visionnaire / S’attache aux mouvements des souffles / Incarnés dans le mystère des mots. / Là réside l’obscurité, et toute la foule / Des choses ténébreuses y accomplissent leurs changements, / Comme dans une demeure qui leur serait propre : / Même les formes et les substances sont baignées, / Par ce voile transparent, de lumière divine ; / Et dans les détours complexes du Vers, / Se présentent comme des objets reconnus, / Par éclairs, dotés d’une gloire à peine intrinsèque. » (P, V, v. 619-629)
110 « Car des pouvoirs immortels appartiennent au vers, / Et il sont forts comme des Demi-dieux, / Ceux à qui les Muses sourient ; / Mais certains ont renoncé à leur fonction, / Préférant ce qui est le mieux conçu / Pour amollir et souiller. » (« Upon the same occasion », v. 25-31)
111 Respectivement, « The Tables Turned », v. 28, tiré du célèbre passage : « Our meddling intellect / Mis-shapes the beauteous forms of things : – / We murder to dissect » (« Notre intellect importun / Altère les belles formes des choses : – / Nos dissections sont assassines », v. 25-28) et E, IV, v. 1258.
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