IV. La marche, ou la stabilité dans et par le mouvement
p. 133-174
Texte intégral
La randonnée, tous les jours, sauve la vie.
Elle reste pour le temps et l’intelligence, la santé de la pensée, liberté, paix ; créations de lieux imprévus.
Michel Serres1.
1. Un rapport particulier à l’espace
Wordsworth ou la marche dans tous ses états
1« Nous marchons tous les jours et à tout moment de la journée », affirmait Dorothy dans une lettre de septembre 1800 (EY, p. 300). Pratiquée à toute heure et par tout temps, la marche rythmait le quotidien de Wordsworth, constituant, avec la lecture et la composition poétique, l’une de ses activités privilégiées. L’Alfoxden Journal de Dorothy (20 janvier-22 mai 1798) révèle ainsi que leur séjour dans le Somerset fut placé sous le signe des promenades en plein air : un grand nombre de ses entrées s’ouvrent sur le terme « walked », qui apparaît en outre dans la quasi-totalité des notations quotidiennes. La plupart du temps, Dorothy et William allaient marcher ensemble et lorsque « walked » est employé seul, le sujet implicite en est toujours « we » (nous) ou « William and I » (William et moi). Consignant dans son court journal l’ensemble de leurs promenades, Dorothy en indiquait généralement le lieu (parc, bois, colline…), la destination (souvent Nether Stowey où résidait Coleridge) ou le but, à caractère plus ou moins pratique : admirer des jardins, aller voir une fortification perchée au sommet d’une colline, se rendre chez le boulanger, chez le cordonnier… Parfois cependant, lorsque sa mémoire lui faisait défaut, elle se contentait de mentionner l’activité, qui semblait concentrer en elle tout l’intérêt de la journée, comme dans ces trois entrées successives : « 30 [mars 1798] Sommes allés marcher je ne sais où. / 31. Sommes allés marcher. / 1er avril. Sommes allés marcher au clair de lune. » La marche était tellement importante à ses yeux que son absence même méritait d’être soulignée : « [21 février 1798] Coleridge est venu dans la matinée, ce qui nous a empêchés d’aller marcher. »
2The Grasmere Journals (mai 1800-janvier 1803) témoignent eux aussi de la place centrale de la marche dans leur vie : ni la nuit ni le mauvais temps ne les arrêtaient et leurs promenades restaient extrêmement régulières. Elles conservaient leur double nature, mêlant l’utile – gagner la demeure d’un ami, aller chercher des lettres, un journal ou des œufs – à l’agréable – se rendre sur leurs sites préférés, aller contempler un paysage favori, se laisser prendre par la beauté de la nature et s’adonner à la rêverie. Plus qu’auparavant toutefois, l’écriture et la révision de poèmes pouvaient entrer en concurrence avec cette activité chérie : « Mercredi [3 mars 1802] J’ai eu le malheur de proposer de reprendre The Pedlar. Wm s’est mis au travail, ce qui l’a exténué. Nous ne sommes pas allés marcher. » Mais la marche favorisait également la création puisque Wordsworth composait généralement ses vers au cours de promenades ou en faisant des allers-retours (« walking to and fro ») entre deux points précis. Dotée de cette dimension supplémentaire, la marche garda son rôle fondamental tout au long de l’existence du poète.
3Wordsworth déclinait donc son activité favorite sous diverses formes. Moyen de déplacement privilégié dans un rayon de plusieurs kilomètres, la marche avait tout d’abord une valeur pratique. Cette modalité se rapproche de ce que Michel Serres a appelé la « méthode », à savoir ces déplacements rectilignes et efficaces où seul compte l’accomplissement d’un but préalablement défini. Une telle image se révèle pourtant réductrice dans le cas de Wordsworth : poète, il transformait toujours ses déplacements en « randonnée », pour reprendre le concept opposé de Michel Serres : « La randonnée, tous les jours, sauve la vie […]. [Elle] reste pour le temps et l’intelligence, la santé de la pensée, liberté, paix ; créations de lieux imprévus. » (1985, p. 297-298) Effectivement, même ses déplacements à visée utilitaire lui donnaient le loisir d’observer la nature et de méditer ; mieux, ils étaient pour lui chemins d’invention. Dorothy rapporte, par exemple, dans ses Grasmere Journals, qu’il composa une grande partie de « The Beggars » et quelques vers de « The Pedlar » en revenant de Rydal où il était allé chercher des lettres (DWJ, I, p. 123 et p. 93). À l’opposé de ces déplacements, Wordsworth pratiquait une autre forme de marche purement « gratuite », consistant à aller et venir entre deux points fixes, plus ou moins éloignés. Propice elle aussi à la création poétique, elle procurait à Wordsworth un plaisir qui résidait dans la régularité du mouvement lui-même ou dans le recueillement et le retour sur soi ainsi permis.
4Voyages à pied, excursions de quelques jours, courtes promenades dans les environs de Grasmere – Wordsworth s’adonnait avec un égal bonheur à toutes ces formes de loisir qui répondaient néanmoins à des logiques différentes. Dans les circuits à pied ou les excursions lointaines, le marcheur, avide de découvertes, traverse des régions inconnues et s’émerveille de la nouveauté des paysages. Supposant, quant à elles, un retour rapide au point de départ, promenades et courtes randonnées s’effectuent généralement dans des endroits proches du domicile du marcheur, sorte d’épicentre des divers itinéraires. Elles constituent alors pour lui un moyen de se familiariser avec son environnement. Rédigée près de neuf mois après l’installation à Grasmere, une lettre de Dorothy dit bien cette appropriation affective des lieux : « Nous apprécions Grasmere et ses environs chaque jour davantage ; nos promenades sont infiniment variées, et notre affection pour les montagnes grandit à mesure que nous les connaissons mieux. » (EY, p. 295) La beauté cachée des paysages ne se révèle qu’à ceux qui les fréquentent assidûment ; jaloux de ce privilège, le marcheur se plaît cependant à partager ses découvertes avec ses amis profanes. Une lettre d’avril 1804 à Lady Beaumont manifeste ainsi l’ardent désir qu’avaient Dorothy et William Wordsworth de dévoiler les charmes insoupçonnés de leur région : « Nous serions extrêmement heureux de vous faire visiter notre vallon et de vous guider vers des retraites isolées où nul voyageur ne se rend ; mon frère souhaite que Sir George Beaumont puisse contempler certains endroits qu’il a découverts lors de ses longues promenades dans les recoins de nos montagnes. » (EY, p. 467)
5Excursions et courtes promenades paraissent donc mettre en jeu deux rapports différents à l’espace : l’un axé sur la découverte, l’autre sur la familiarité. Cette divergence n’entraîne toutefois pas une opposition radicale car, comme l’a souligné Thoreau avec justesse, on n’épuise jamais totalement les potentialités d’un paysage :
Mon voisinage permet un grand nombre de promenades agréables ; et bien que je marche presque tous les jours depuis de longues années, je n’en ai pas encore épuisé toutes les possibilités. Un paysage absolument neuf est un grand bonheur, que je peux encore me procurer tous les après-midi. Deux ou trois heures de marche m’entraîneront toujours dans une contrée aussi étrange que je puis l’espérer. (« Walking », 1895, p. 6)
6En émoussant le regard, la fréquentation régulière de certains lieux peut sensiblement diminuer leur effet esthétique, mais une absence prolongée suffit souvent à leur redonner tous leurs charmes : « Dimanche 9 janvier [1803] Wm et moi sommes allés marcher dans Brotherwoods. J’ai été stupéfaite de la beauté de ce lieu, car je n’y étais point retournée depuis mon retour – pas une seule fois depuis que j’étais partie en juin !! » (DWJ, I, p. 188) En outre, pour un homme à l’écoute de la nature, les paysages recèlent toujours une part de nouveauté puisqu’ils prennent des visages différents en fonction de la lumière et des conditions atmosphériques. Ainsi, évoquant le même paysage à divers moments de la journée – l’après-midi, le coucher du soleil, le crépuscule et enfin la nuit –, les descriptions de An Evening Walk rendent manifeste sa transformation graduelle au fil des heures2. Une lettre de Dorothy suggère par ailleurs qu’ils ne découvrirent la beauté particulière des environs de Grasmere qu’au bout de huit années de résidence, à un moment où une épaisse couche de gel recouvrait le paysage dans son ensemble, révélant alors, pour la première fois, « les vallées montagneuses en pleine possession de leur splendeur particulière, et de leur pouvoir sur l’imagination » (MY, I, p. 187). Mais les variations peuvent être plus ponctuelles et plus localisées, prenant le marcheur par surprise et mettant en branle son imagination. Dans ses Grasmere Journals, Dorothy rapporte ainsi la métamorphose temporaire de leur bouleau favori, sous l’action conjointe du vent et du soleil :
Alors que nous avancions tranquillement, nous fûmes soudain arrêtés, à une cinquantaine de mètres de notre bouleau préféré. Il s’abandonnait aux rafales du vent avec toutes ses tendres brindilles, le soleil brillait sur lui et il étincelait dans le vent comme une fleur ondoyante gorgée de soleil. Il avait bien la forme d’un arbre, avec son tronc et ses branches, mais il était semblable à un Esprit des eaux. (DWJ, I, p. 82)
7Associé par glissement à l’animation des êtres vivants, le mouvement des branches de l’arbre suscite sa transformation poétique en Esprit des eaux, dans un processus inversé par rapport à celui des métamorphoses mythiques où des êtres animés (Narcisse, Daphné…) sont changés en plantes. De manière quelque peu similaire, Wordsworth composa la ballade lyrique « The Thorn » après avoir été frappé par l’apparence exceptionnelle d’un buisson sous l’orage :
[Ce poème] résulta du fait que par un jour d’orage, j’observai, sur la crête des collines de Quantock, un buisson près duquel j’étais souvent passé sans le remarquer. Je me dis alors : « Ne puis-je pas, par quelque invention, faire de ce buisson un objet impressionnant à l’instar de l’orage qui, à l’instant, l’a transformé à mes yeux ? » Je commençai le poème en conséquence et je le composai très rapidement. (PW, II, p. 511)
8Si la vision du buisson transfiguré par l’orage avait éveillé en lui un désir d’écrire aussi irrésistible, c’était parce qu’il avait nettement perçu l’analogie avec la création poétique, qui consiste précisément, selon la préface à la deuxième édition des Ballades lyriques, à « revêtir [les incidents et les situations de la vie quotidienne] des couleurs de l’imagination, de telle sorte que les sentiments ordinaires soient présentés à l’esprit sous un aspect inhabituel » (PW, II, p. 386).
9Ouvertes à l’imprévisible et à l’inédit, les promenades régulières n’en demeurent pas moins le meilleur moyen de connaître une région en profondeur et de se l’approprier vraiment, dans « le malaise du cheminement, ou bien l’euphorie du panorama », ces deux modalités de « la physiologie du voyage romantique (marche ou diligence) » selon Roland Barthes3.
Marche et appropriation des lieux : une cartographie subjective de l’espace
10« Malaise du cheminement ou euphorie du panorama » – l’exercice de la marche comporte effectivement deux temps qui alternent, celui de l’effort et celui du repos, chacun procurant une forme de plaisir particulier, comme le soulignent les vers 17-18 de Descriptive Sketches : « Un vif labeur et un bien-être facile nourrissent, / En alternance le flot clair de ses sympathies. »
11Ruptures de l’activité physique induisant un relâchement de la tension musculaire, les pauses donnent au marcheur une sensation de bien-être corporel et le restaurent… pour lui permettre de mieux repartir ensuite. Une inscription sur les flancs de Black Comb (dans le Lake District) invite ainsi l’audacieux promeneur à un repos nécessaire et mérité ; le spondée au début du premier vers signale la vigueur de l’injonction :
Stay, bold Adventurer; rest awhile thy limbs
On this commodious Seat! for much remains
Of hard ascent before thou reach the top
Of this huge Eminence, – from blackness named.4
12Dans les randonnées en montagne tout particulièrement, la pause apparaît comme la récompense des efforts accomplis, surtout lorsqu’elle a lieu au sommet d’une éminence ou dans un endroit dégagé. Jouissant alors du panorama, le marcheur peut contempler le chemin parcouru et embrasser du regard la région qui s’étend à ses pieds. Les deux temps de la marche correspondent, en effet, à deux modes d’appréhension du paysage. Lorsqu’il avance lentement, immergé au cœur même de la nature, le marcheur n’a qu’une vision limitée, mais il sent, en revanche, l’épaisseur du monde avec une acuité particulière. À l’inverse, toute vision panoramique depuis une hauteur va de pair avec un détachement, un éloignement de la chair véritable du monde, puisque seul compte alors le regard. Mais la perte perceptive se trouve souvent compensée par un gain symbolique, puisque, comme l’a notamment souligné Bachelard dans L’Air et les Songes, l’ascension physique se transforme facilement en élévation spirituelle. Une lettre de Dorothy fait bien ressortir la combinaison de ces deux aspects :
Nous montâmes pas au sommet du Ben Lomond ; mais j’aurais vraiment aimé le faire ; car bien que je n’éprouve guère de plaisir à voir les lieux qui me sont familiers réduits à mes pieds comme sur une carte, je pense que rien n’élève plus le cœur et l’imagination que les sensations que l’on ressent en contemplant des montagnes lointaines, des plaines, des collines, des vallées, des villes et des mers du haut de quelque éminence. (MY, I, p. 163)
13Ainsi, dans le poème « To –, on her first ascent to the summit of Helvellyn », la contemplation du panorama suscite chez la jeune femme une exaltation quasi religieuse, soulignée par le triplet d’adjectifs du vers 4 :
Inmate of a mountain-dwelling,
Thou hast clombed aloft, and gazed
From the watch-towers of Helvellyn;
Awed, delighted, and amazed!5
14Longuement décrite au début du livre XIII du Prélude, l’ascension nocturne de Snowdon culmine pour sa part en une authentique vision, l’ensemble du spectacle naturel apparaissant au poète comme « l’image parfaite d’un esprit majestueux » (v. 69). Surnaturelle, cette vision s’ancre pourtant dans un contexte bien précis, étant acquise au prix d’une pénible marche : les vers 29-32 évoquent ainsi ses efforts physiques, qui trouvent leur justification et leur finalité dans la révélation à laquelle ils permettent d’accéder. Si toutes les ascensions ne débouchent pas sur une intuition ou une expérience de la transcendance, la plupart procurent, en revanche, un plaisir esthétique intense car elles permettent de découvrir des beautés naturelles autrement cachées, tel « le grandiose spectacle terraqué / Dévoilé de son centre à sa circonférence6 ! » depuis Black Comb. Les vers 73 à 76 de « The Pass of Kirkstone » énoncent clairement cette idée :
– Who comes not hither ne’er shall know
How beautiful the world below;
Nor can he guess how lightly leaps
The brook adown the rocky steeps.7
15Proche parfois d’un désir de puissance, le sentiment de domination peut lui aussi se révéler source de plaisir pour le marcheur. Ainsi, certains termes employés dans « View from the top of Black Comb » ne laissent aucun doute sur l’ambition impérieuse du spectateur scrutant le paysage depuis son « poste majestueux » (v. 13) ; la description de l’île de Mona est la plus éloquente :
Mona’s Isle
That, as we left the plain, before our sight,
Stood like a lofty mount, […]
but now appears
A dwindled object, and submits to lie
At the spectator’s feet.8
16Comme l’a remarqué à juste titre Bachelard, « la contemplation du haut des sommets donne le sens d’une soudaine maîtrise de l’univers9 ». Mais pour avoir une connaissance véritable de la nature, il faut s’armer d’une audacieuse patience, à l’image du géographe de Inscriptions, VI, qui, pour effectuer ses travaux, planta sa tente au sommet de Black Comb plusieurs semaines durant : « To him was given / Full many a glimpse (but sparingly bestowed / On timid man) of Nature’s processes / Upon the exalted hills10. » Outre la possibilité qu’elle offre de pénétrer quelque peu les secrets de la nature, la station élevée choisie par le géographe se montre sans conteste la meilleure pour connaître la topographie de la région des Lacs, puisque, aplani sous ses yeux, le paysage y apparaît déjà comme une « carte dépliée » (v. 23). Si certains poèmes de Wordsworth décrivent de tels panoramas, la majorité d’entre eux évoque plutôt des lieux plus précis. Au fil de ses vers et par petites touches, se dessine donc une autre forme de carte, une carte à hauteur d’homme, tracée au gré de ses promenades et de leur transmutation poétique.
17Puissant instrument d’appropriation de l’espace, la marche permettait, en effet, à Wordsworth de s’ancrer durablement dans son environnement familier : la région de Grasmere et, plus largement, le Lake District. À force d’arpenter ces lieux – au double sens de parcourir et mesurer avec ses pas –, il se forgeait peu à peu une carte éminemment personnelle où ressortaient ses itinéraires et endroits favoris. Ses chemins de prédilection suivaient un tracé sinueux car il s’offrait le luxe de multiples détours pour apprécier au mieux la beauté des paysages. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il ait conseillé à son ami H. C. Robinson d’emprunter une route très indirecte pour venir à Grasmere : « La route que j’ai esquissée est sans conteste la meilleure pour débuter le voyage, mais peu de gens la prennent. D’habitude, les gens se rendent directement à Kendal, mais je vous assure que vous serez amplement récompensé de ce détour par rapport à l’itinéraire ordinaire. » (MY, II, p. 334)
18Étroitement attaché à certains lieux – théâtres d’expériences mémorables ou dépositaires de souvenirs et d’émotions puissantes –, Wordsworth avait coutume de se les approprier en leur donnant un nom qui reflétait leur valeur à ses yeux. Une page des Souvenirs d’un voyage en Écosse met en scène ce processus de nomination. Assis sur le flanc d’une colline près de Glenfalloch dans les Highlands, Dorothy et William Wordsworth avaient soudainement entendu, « comme venant du cœur de la terre, le son des torrents qui s’élevait de la longue gorge creuse » – expérience sublime que le poète proposa ensuite de commémorer en rebaptisant le hameau : « Glenfalloch, m’a dit Coleridge depuis, signifie le Val caché ; mais W. dit que si nous devions lui attribuer un nom d’après les souvenirs que nous avons de cette fois-là, nous devrions l’appeler le Val de l’auguste son. » (VE, p. 231) Si Coleridge avait offert la traduction littérale du terme gaélique, Wordsworth avait préféré une version plus subjective. De la même manière, il nomma ou re-nomma ses lieux favoris du Lake District, justifiant sa démarche dans l’avertissement introduisant les Poems on the Naming of Places :
Pour les personnes résidant à la campagne et attachés aux objets ruraux, il existe beaucoup d’endroits qui ne portent pas de nom, ou dont le nom est inconnu, mais qui ont été le théâtre de petits incidents ou le cadre de certains sentiments, et qui ont ainsi acquis un intérêt personnel particulier. Animés du désir de garder quelque trace de certains incidents, et de renouveler le contentement procuré par certains sentiments, l’auteur et quelques-uns de ses amis ont donné des noms à certains endroits, et les poèmes suivants furent écrits en conséquence. (PW, II, p. 111)
19Les vers 38 à 41 du premier de ces poèmes, « It was an April morning… », soulignent la force et le pouvoir des mots ; se rendant le vallon familier par une appellation subjective (« le Vallon d’Emma », v. 47), le poète parvient à y trouver un ancrage solide, dont attestent les variations verbales sur la notion de foyer (« home », « dwelling » et « abode ») :
“Our thoughts at least are ours; and this wild nook,
My Emma, I will dedicate to thee.”
– Soon did the spot become my other home,
My dwelling, and my out-of-doors abode.11
20Wordsworth dotait souvent les lieux du nom de personnes chères : ainsi « Mary’s Nook » évoquait la douce retraite ombragée par les hêtres où il s’était souvent promené avec celle qui deviendrait sa femme, tandis que « John’s Grove » désignait le petit bois de sapins où son jeune frère se plaisait à marcher12. Il avait également attribué à deux pics voisins les noms de « Sara’s and Mary’s Points » en souvenir des expéditions menées à cet endroit par les deux sœurs et en vertu d’une ressemblance d’ordre symbolique, axée sur les notions de modestie et de proximité : « Two heath-clad Rocks ascend / In fellowship, the loftiest of the pair / Rising to no ambitious heights13. » Pareil investissement imaginaire des lieux avait poussé Dorothy à baptiser du nom de William une éminence isolée – « Of these our hills / The last that parleys with the setting sun » – d’où émanait une sérénité profonde et bienfaisante : « and often seems to send / Its own deep quiet to restore our hearts14 » ; or, à ses yeux, la poésie de son frère diffusait elle aussi une tranquillité régénératrice et apaisante.
21Parfois, les appellations de Wordsworth avaient pour origine des expériences singulières méritant d’être retenues et donc dotées de « noms commémoratifs » (« memorial name[s] »). S’étant mépris sur le compte d’un pauvre homme et l’ayant injustement taxé d’imprévoyance, Wordsworth et ses amis décidèrent, pour ne point oublier l’épisode, de doter le lieu où il s’était déroulé d’« un nom commémoratif » : « […] a memorial name, uncouth indeed / As e’er by mariner was given to bay / Or foreland, on a new-discovered coast ; / And Point Rash-Judgment is the Name it bears15 ». Désireux par ailleurs de commémorer le moment inoubliable où l’ensemble des montagnes avait repris en écho l’éclat de rire de sa future belle-sœur, le poète avait baptisé un rocher du nom de Joanna. Il avait même « profondément [gravé] le nom de Joanna dans la pierre vivante » (v. 83), rendant le pasteur profondément perplexe :
He with grave looks demanded for what cause
Reviving obsolete idolatry,
I, like a Runic Priest, in characters
Of formidable size, had chiselled out
Some uncouth name upon the native rock
Above the Rotha, by the forest-side.16
22« Uncouth name » (« Nom fruste ») au vers 30 rappelle « a memorial name, uncouth indeed » (« un nom commémoratif, des plus frustes en vérité ») du poème « A narrow girdle… » (v. 76). Par ses connotations, l’adjectif renvoie à un état primitif où la nature, encore vierge, serait comme une page blanche sur laquelle Wordsworth, tel un druide (« un Prêtre Runique ») ou un nouvel Adam, viendrait inscrire des noms, à la manière de l’explorateur de Michel Butor :
Dans le cas où le tissu textuel de la terre nouvelle est déjà très dense, le découvreur rapportera dans son pays les noms qui lui ont été enseignés par ses maîtres indigènes, mais le plus souvent il va nommer, nouvel Adam, nommer, inlassablement nommer chaque site qui se détache comme repérable […]. L’explorateur, avant le conquérant, recouvre de sa langue la terre qu’il parcourt.17
23L’ancrage de Wordsworth dans son environnement familier passait donc par la nomination et le marquage. La gravure du nom de Joanna dans la roche vivante peut ainsi se lire comme une figuration « uncouth » de l’inscription durable de ces désignations personnelles dans la chair du poème, memorial dépositaire d’un double souvenir : celui du nom et celui de son origine (émotion ou anecdote).
2. La marche, une hygiène de vie
La marche, signe de bonne santé
24De la lecture de la correspondance de Dorothy et William Wordsworth ressort l’idée d’un lien étroit entre marche et santé car l’état général des membres de la famille y est souvent présenté en fonction de leur capacité à effectuer des promenades. Ainsi, la faculté de marcher longtemps et sans fatigue signale toujours une bonne condition physique. En 1830, par exemple, Dorothy insistait sur la remarquable santé de son frère, manifestée par une activité et une endurance inchangées : « Mon frère jouit de sa bonne santé habituelle et, bien qu’il ait fêté ses 60 ans le 7 de ce mois, il est vraiment aussi actif et aussi bon marcheur que lors de notre traversée des Alpes en 1820. » (LY, II, p. 242) Wordsworth lui-même se réjouissait de conserver sa vitalité en dépit de son âge : « Mon état de santé général est, Dieu merci, des plus excellents, et ma capacité physique à marcher, encore plus grande, je crois, qu’il y a trois ou quatre ans. » (LY, II, p. 746)
25Que le poète ait perçu la marche comme le meilleur signe de vitalité ne saurait étonner dans la mesure où, comme les autres romantiques, il concevait la vie en termes d’animation et de mouvement :
Wisdom and Spirit of the universe !
Thou Soul that art the Eternity of Thought !
That giv’st to forms and images a breath
And everlasting motion!18
26Par contraste, l’immobilité était associée à l’idée de mort. Ainsi, dépossédé en apparence de l’élan vital, le corps au repos, comme figé ou pétrifié, figurait le sommeil éternel. Évoquant le trépas d’une petite fille, la deuxième strophe de « A slumber did my spirit seal » (l’un des « Lucy Poems ») est à cet égard éloquente :
No motion has she now, no force;
She neither hears nor sees;
Rolled round in earth’s diurnal course,
With rocks, and stones, and trees.19
27Inanimée, c’est-à-dire privée de mouvements corporels propres définissant son individualité, la jeune défunte se fond désormais dans le monde naturel, suivant le rythme régulier qu’y imprime « l’Âme de tous les mondes » – « le principe actif » partout à l’œuvre dans l’univers (E, IV, v. 15, v. 3).
28Les jeux tumultueux des enfants, leur dépense inconsidérée d’énergie attestent au contraire de la force vitale présente en tout homme. Ainsi, plein de vigueur, le jeune Wordsworth s’abandonnait aux « joyeux mouvements animaux » de son corps jusqu’à l’épuisement :
From week to week, from month to month, we liv’d
A round of tumult: duly were our games […]
to bed we went,
With weary joints, and with a beating mind.20
29L’hiver, le patinage, source de joie insouciante, était pour lui « un moment de ravissement », tandis qu’à la belle saison, avec l’agilité fougueuse d’un animal, il parcourait avidement les collines environnantes, à la recherche des « joies douloureuses » et des « ravissements vertigineux21 » procurés par les spectacles de la nature.
30Caractéristique de l’enfance, cette débauche d’énergie et de vigueur tend généralement à s’estomper avec l’âge : à mesure que les années passent, les forces de l’homme s’affaiblissent et ses mouvements deviennent plus mesurés. À moins d’avoir, comme Wordsworth, la chance de jouir d’une vitalité exceptionnelle… À soixante ans, c’était toujours, selon Dorothy, « un patineur de première classe sur le lac de Rydal et, pour ce qui [était] de grimper les montagnes, les plus jeunes et les plus vigoureux rivalis[ai]ent à peine avec lui » (LY, II, p. 191). Bien qu’il ait tout de même quelque peu pâti de la décrépitude de la vieillesse dans ses dernières années, son état physique resta toujours enviable par rapport à celui du pauvre mendiant du Cumberland, presque immobile dans ses déplacements :
Poor Traveller!
His staff trails with him; scarcely do his feet
Disturb the summer dust; he is so still
In look and motion.
31Par sa syntaxe, le vers 76 – « Him even the slow-paced waggon leaves behind » – paraît même figurer sa lenteur infinie : bloqué en tête de phrase, « him » est comme dépassé par la phrase qui se déroule. Et pourtant, le mendiant persiste à se mouvoir : « He moves on, a solitary man22. » Le vieillard décrit dans « Animal Tranquillity and Decay » fait preuve de la même obstination :
He travels on, and in his face, his step,
His gait, is one expression: every limb,
His look and bending figure, all bespeak
A man who does not move with pain, but moves
With thought. – He is insensibly subdued
To settled quiet.23
32Seule sa marche mécanique semble rattacher ce vieil homme impassible à la vie. Éteint, son élan vital a laissé place à une insensibilité dont le titre du poème souligne l’ambivalence : antichambre de la mort, cet état est-il le comble de la déchéance (« decay ») ou l’acmé de la sérénité enfin trouvée (« tranquillity ») ? Les deux, sans doute, tout dépendant du plan interprétatif choisi : réaliste ou symbolique. Si ce vieillard se prête aussi facilement à devenir l’emblème d’une « paix parfaite » (v. 13), c’est en vertu de l’animation régulière qui double son calme ; il semble ainsi figurer ce que Wordsworth ne cessa de convoiter au plus profond de lui-même : la stabilité dans et par le mouvement.
Les vertus de la marche
33Les liens entre marche et santé ne se limitent nullement à un rapport de signification ou de figuration : la pratique régulière de la marche permet à tout homme d’entretenir sa forme, à condition toutefois de savoir mesurer ses efforts. À dose raisonnable, en effet, la marche possède d’indéniables vertus, aussi bien thérapeutiques que diététiques. Henry David Thoreau reconnaissait ainsi devoir l’équilibre et l’intégrité de son être à son activité pédestre : « Je pense que je ne peux garder ni la santé ni le moral si je ne passe au moins quatre heures par jour – et c’est généralement plus – à flâner dans les bois ou par les champs et les collines, sans le moindre engagement mondain. » (« Walking », 1895, p. 3)
34Véritable hygiène de vie, en effet, la marche aide l’homme à préserver sa force physique, comme Wordsworth n’eut de cesse de le remarquer dans ses lettres. Les fruits de cette saine activité se récoltent tout au long de la vie et la jeune fille du poème peut bien se moquer de ceux qui lui reprochent de faire de longues promenades ; elle sera toujours en excellente santé, montrant à tous « quelle chose divine / La femme peut devenir » (v. 11-12), et la mélancolie ne s’emparera jamais d’elle car ses souvenirs, profondément imprégnés en elle, ne cesseront de l’animer, notamment au cours de sa vieillesse24. Certains vers du livre IV de L’Excursion reprennent cette idée. Après que le narrateur a longuement évoqué la joie intense de l’homme qui s’abandonne aux mouvements de son corps et se laisse saisir par l’énergie cosmique, l’Errant renchérit :
He, though taught to own
The tranquillizing power of time, shall wake,
Wake sometimes to a noble restlessness –
Loving the sports which once he gloried in.25
35Rassurante promesse, résumée au vers 1151 du même livre : « Yes, you have felt and may not cease to feel. » (« Oui, vous avez senti et ne cesserez de sentir. »)
36Mais il n’est nul besoin de se projeter dans le futur pour apprécier les bénéfices de la marche. Le sentiment de bien-être général qu’elle procure assure un bonheur immédiat : « La marche suppose un équilibre, une harmonie, une détente, un certain relâchement des tensions vitales26. » Elle semble dès lors pouvoir guérir tous les maux relativement bénins, dus à une crispation passagère, tels ces maux de tête que contractait parfois Dorothy en l’absence de son frère. En période de composition ou de révisions intenses, Wordsworth souffrait quant à lui d’indispositions physiques et de douleurs multiples. La marche parvenait généralement à le calmer mais, pour que la restauration fût efficace, il fallait toutefois qu’il parvînt à ne point emporter avec lui la cause du mal, sans quoi la détente était impossible, comme le signale ce passage des Grasmere Journals :
2 février 1802. William pas très en forme. Nous sommes allés nous promener dans le vallon d’Easedale – avons été contraints de faire demi-tour dans le champ en voyant une vache […]. Nous sommes allés aussi loin que possible après le pont pour piétons, mais le chemin était boueux, et nous avons fait demi-tour – avons fait des allers-retours entre Goody Bridge et Butterlip How. William voulait interrompre la composition de son poème, mais il n’y est pas parvenu, et il s’est fait du mal. (DWJ, I, p. 106)
37Si l’on joue avec la toponymie, les contrariétés des marcheurs paraissent prémonitoires : « Easedale » – littéralement le vallon du bien-être – devait leur rester inaccessible ce jour-là…
38Reproduisant à son échelle la logique des voyages, la promenade à pied possède les bienfaits qui leur sont traditionnellement attribués en vertu du changement d’air et d’environnement qu’ils impliquent. Lorsque marche et voyage se combinent, les effets sont redoublés et le résultat est prodigieux. Ainsi, les « exploits pédestres » de Wordsworth en Irlande au cours de l’été 1829 lui donnèrent une vitalité et une vigueur incomparables, dont Dorothy se fait l’écho dans ses lettres de l’époque. Mais les promenades et les expéditions plus lointaines ne maintenaient pas seulement sa forme physique ; elles apaisaient également ses tendances hypochondriaques. De retour d’Écosse en octobre 1803, Dorothy écrivit à une amie que « la santé de W. s’[était] beaucoup améliorée grâce à [leur] voyage » (EY, p. 405). Si l’on en croit cependant les témoignages de Coleridge, leur compagnon pendant les quinze premiers jours, Wordsworth souffrait moins de soucis réels que d’une anxiété excessive par rapport à sa santé, qui le faisait se replier sur lui-même : « Les sentiments hypocondriaques [de W.] le rendent silencieux et égocentrique27. » Frein probable à l’enthousiasme général des voyageurs dans la première partie du périple, l’hypochondrie de Wordsworth semble avoir ensuite été chassée par les joies de la découverte et les plaisirs des rencontres. C’est ce que suggère de façon voilée l’évocation de Dorothy dans la lettre d’octobre 1803 déjà mentionnée :
Six semaines – cela semble être une longue absence, bien que nous ayons été heureux pendant notre voyage, surtout le dernier mois car, au début, nous n’étions qu’à demi détachés de la maison et n’avions pas appris la manière de prendre du bon temps – Nous semblions considérer l’ensemble du voyage comme un devoir à accomplir en vue de quelque fin bénéfique, mais une fois que nous eûmes bien avancé, la disposition voyageuse s’empara de nous et nous regrettâmes de rebrousser chemin, ou plutôt nous aurions aimé continuer à aller de l’avant. (EY, p. 402)
39Assurant la bonne santé du corps et de l’esprit, la marche et le voyage se révèlent donc être de puissants remèdes à l’hypochondrie, précisément située à la frontière du physiologique et du psychique. Leurs vertus les rendent de surcroît particulièrement aptes à lutter contre une affection corrélative : la mélancolie28.
3. Marche et mélancolie
La pose mélancolique
40Point d’articulation entre le corps et l’âme, le somatique et l’affectif ou le spirituel, la mélancolie suscite l’intérêt des penseurs depuis l’Antiquité. Ambivalente et difficile à cerner, sa définition et son image n’ont cessé de fluctuer au gré des traditions philosophiques et de l’évolution des théories médicales29.
41Dès le Ve siècle avant Jésus-Christ, le Problème XXX, I, attribué à Aristote avait établi le lien entre mélancolie et génie, désignant pour la première fois la bile noire (melaina kole) comme la source obscure des facultés exceptionnelles des grands philosophes. Oubliée au Moyen Âge – où la mélancolie avait été assimilée à l’acedia, la peste de l’âme s’emparant des moines oisifs et indolents –, cette conception positive ressurgit à la Renaissance dans une version plus complexe. Figure de proue du néo-platonisme florentin, Marsile Ficin fut ainsi le premier à effectuer la synthèse entre la pensée platonicienne et la pensée péripatéticienne, assimilant la fureur divine de Platon à la mélancolie des hommes d’entendement exceptionnel d’« Aristote » pour aboutir à la notion d’homme de génie mélancolique. Des trois livres de son De Vita Triplici ressort une image ambivalente de la mélancolie et du « caractère saturnien » : à la fois privilège et fardeau, source de joie et de souffrance, la mélancolie conditionne la vie des enfants de Saturne – les artistes et illustres penseurs –, donnant au regard de leur âme une perspicacité extraordinaire, lorsqu’elle ne les plonge pas dans le vide et le désarroi.
42Définie par une tension constante entre l’abattement et l’exaltation, cette conception ficinienne de la mélancolie eut un retentissement durable sur la culture et les arts européens. Elle influença les penseurs et écrivains anglais, à l’image de Robert Burton qui l’a longuement commentée dans la première partie (III, 15) de son Anatomie de la mélancolie publiée en 1621. S’inscrivant elle aussi dans cette tradition, l’allégorie de la mélancolie offerte par John Milton dans « Il Penseroso » (1632 ?) infléchit néanmoins la représentation pour n’en garder que les aspects résolument positifs. Amateur d’études solitaires et nocturnes aspirant à une vie d’ermite, « Il Penseroso » chante les louanges de sa « sage et sainte déesse » tutélaire (v. 11), la « très divine Mélancolie » (v. 12). Tous regroupés dans cet élogieux portrait, les traits traditionnels de la mélancolie ne sont présentés que sous leur meilleur jour. Ainsi, la noirceur de son visage n’est qu’un masque recouvrant sa brillance naturelle, trop intense pour notre faible vue humaine (v. 13-16). En outre, ses mouvements mesurés et son immobilité évoquent moins la prostration et le désespoir qu’ils ne figurent ses transports extatiques et son absorption dans une divine vision ; de même, son regard fixé au sol est le signe, non d’une profonde affliction, mais d’une totale concentration, qui découle de son commerce avec les cieux :
Come, but keep thy wonted state,
With even step and musing gait
And looks commercing with the skies,
Thy rapt soul sitting in thine eyes.
There held in holy passion still
Forget thyself to marble, till
With a sad leaden downward cast
Thou fix them on the earth as fast.30
43« Nonne pensive, dévote et pure, / Sérieuse, modeste et résolue » (v. 31-32), guidée par le « chérubin Contemplation » (v. 54), la mélancolie est entourée du « Loisir qui vit dans sa retraite » (v. 49), de la « Paix tranquille et [du] Repos » (v. 45), et accompagnée du « Silence muet » (v. 55) ou du chant mélodieux de la douce Philomèle (v. 56 et suiv.). Une impression de sérénité et de douceur émane de ce portrait où se profile en filigrane l’humeur mélancolique des romantiques et de leurs précurseurs.
44Pour déterminante qu’elle ait été, l’influence du poème de Milton sur la représentation de la mélancolie chez les écrivains anglais postérieurs ne doit cependant pas occulter l’importance d’une autre source, picturale cette fois : le tableau de Dürer, Melencolia I (1514). Présentant la mélancolie sous les traits d’une figure statique et songeuse, la tête penchée, le poing serré contre la joue, le front plissé par la concentration, prostrée au milieu de ses instruments scientifiques sous l’emprise du soleil noir qui la surplombe, cette gravure du maître allemand s’inscrivit durablement dans les esprits : « Tous les portraits, ou presque, de la mélancolie au sens strict, ainsi que nombre d’images à thèmes semblables, et cela jusqu’au beau milieu du XIXe siècle, sont redevables au modèle établi par Dürer, soit directement, l’imitation étant consciente, soit par l’effet de la pression inconsciente que l’on appelle “tradition”31. »
45Remise à l’honneur par les poètes de la « Graveyard School32 » dans le dernier quart du dix-huitième siècle, la mélancolie était souvent présentée comme un sentiment intrinsèquement lié à la poésie et à la création littéraire. Dans Elegy Written in a Country Churchyard (1750-1751) de Thomas Gray, l’épitaphe du poète indique ainsi : « And Melancholy mark’d him for her own » (« Et la Mélancolie l’a distingué comme sien », v. 120). L’identité entre poésie et mélancolie se trouve encore plus nettement affirmée dans The Minstrel de James Beattie, qui condamne à l’échec les aspirants poètes ignorant ce délicieux sentiment.
Ah! what is mirth but turbulence unholy,
When with the charm compared of heavenly melancholy?
Is there a heart that music cannot melt?
Ah me! how is that rugged heart forlorn!
Is there, who ne’er those mystic transports felt
Of solitude and melancholy born?
He needs not woo the Muse: he is her scorn.33
46Dans sa jeunesse, Wordsworth partageait certains traits d’Edwin, le héros du poème de Beattie, cultivant lui aussi sa mélancolie, comme en témoigne le sonnet « Sweet was the walk… » inséré dans la lettre du 6 mai 1792 à Dorothy. À son échelle et avec une puissance poétique bien moindre, ce texte reproduit, en effet, le diptyque de Milton, « L’Allegro » et « Il Penseroso » ; si les quatrains évoquent le plaisir éprouvé par Wordsworth devant un paysage riant, le sizain révèle son goût pour les retraites sombres et les promenades nocturnes dans des forêts silencieuses ou au milieu des ruines (EY, p. 74).
47Autre poème de jeunesse à la tonalité mélancolique, An Evening Walk (1793) s’ouvre sur l’évocation nostalgique d’une enfance heureuse, sans peine ni souffrance, où les bonheurs simples et spontanés le satisfaisaient pleinement : « Then did no ebb of chearfulness demand / Sad tides of joy from Melancholy’s hand34. » Alors qu’il contemple les paysages qu’il hantait autrefois, la larme vient facilement à l’œil du narrateur (v. 44). Pourtant, se refusant à épancher sa tristesse, il commence au vers 53 à décrire la beauté de la nature, afin de prouver qu’il lui « reste encore quelques joies » (v. 50). Parfaitement dans le ton de la poésie de l’époque, la sensiblerie larmoyante de l’ouverture de An Evening Walk parut bientôt déplacée aux yeux de Wordsworth qui, par le biais de ses révisions, s’efforça de l’atténuer considérablement. L’allusion à ses pleurs fut supprimée et l’allégorie de la Mélancolie aux vers 20 et 21 cités plus haut, remplacés par une description plus sobre : « The spirit sought not then, in cherished sadness, / A cloudy substitute for failing gladness35. » Volontairement cultivée pour ses plaisirs à la douceur amère, la mélancolie semble ici relever de l’affectation beaucoup plus que d’une réelle affection.
48En total contraste avec l’enthousiasme et la joie profonde ressentis lors du périple de 1790, l’atmosphère et le ton mélancolique de Descriptive Sketches apparaissent eux aussi comme une concession artificielle au goût dominant de l’époque. Au livre VI du Prélude, les vers consacrés à ce voyage de jeunesse exhibent le caractère emprunté de la mélancolie du poète : « désespoir adopté par plaisir » (v. 482). Cheminant sur des routes ombragées d’ormes bruissants, il prenait un doux plaisir à entretenir une tristesse affectée, la « tendre mélancolie des poètes » (v. 377). Quelque deux cents vers auparavant, la mélancolie avait déjà été citée parmi les « dispositions » de Wordsworth pendant ses années à Cambridge :
Moods melancholy, fits of spleen, that loved
A pensive sky, sad days, and piping winds,
The twilight more than dawn, autumn than spring;
A treasur’d and luxurious gloom, of choice
And inclination mainly, and the mere
Redundancy of youth’s contentedness.36
49Wordsworth, nouveau Penseroso ? Ses goûts ne peuvent, en effet, manquer d’évoquer le personnage du poème de Milton, auquel renvoient directement les vents sifflants – « piping winds » (v. 174), écho au vers 126 de « Il Penseroso » : « While rocking winds are piping loud » (« Tandis que les vents violents sifflent bruyamment »). Si l’on s’en tient à la version de 1850, sa mélancolie se résume donc à une humeur passagère, une humeur « poétique » volontairement adoptée. La version de 1805 rectifie toutefois cette image, en en soulignant le caractère partiel. Attitude par moments empruntée, sa mélancolie n’en possédait pas moins une origine physiologique profonde : « A melancholy from humours of the blood / In part, and partly taken up » ou, pour citer une variante : « A melancholy native to my frame37. » Les révisions de 1850 visaient sans doute à estomper cet aspect de sa personnalité, bien perçu par Coleridge dans l’une de ses manifestations les plus concrètes : ses « accès occasionnels de malaise hypocondriaque, plus ou moins forts, à intervalles plus ou moins grands, dont il n’a jamais été exempt depuis sa plus tendre enfance » ou, pour faire bref, « cette hypocondrie greffée dans sa nature » (Letters, vol. II, p. 1032). De l’aveu de Wordsworth lui-même, deux tendances s’opposaient en lui : « ayant depuis toujours deux natures, l’une la joie, l’autre, la mélancolie » (P, X, v. 868-870).
50Incarnant l’un la joie, l’autre la mélancolie, l’Errant et le Solitaire de L’Excursion peuvent être lus comme des projections du poète – deux facettes de sa propre personnalité. C’est plus précisément en trois figures que se scinde, pour ainsi dire, Wordsworth dans ce poème puisque les échanges entre l’Errant et le Solitaire sont rapportés par le Narrateur, lui aussi partie prenante de l’action. Or celui-ci s’inscrit clairement dans le sillage de l’Errant, lui servant en quelque manière de soutien dans son opposition symbolique au mélancolique Solitaire, et cette distribution inégale suggère d’emblée la force du penchant mélancolique de Wordsworth.
Le Solitaire, figure de la mélancolie
51Au livre II de L’Excursion, le Narrateur et l’Errant se rendent dans un vallon reculé afin de rencontrer « Un homme qui y vit retiré, / Solitaire et perdu » (v. 159-60). En chemin, le colporteur retrace rapidement les différentes étapes de la vie de ce Solitaire, insistant sur les deuils et les espoirs déçus qui nourrirent sa mélancolie et le poussèrent à choisir de finir sa vie dans une douce retraite perdue au milieu de collines escarpées, « où il gâche le triste restant de ses heures / Plongé dans un spleen complaisant, qui ne manque pas / De volupté38 ». Observant des funérailles au moment où ils pénètrent dans le vallon, l’Errant imagine un instant que son ami est mort, mais l’apparition de celui-ci le détrompe bientôt.
52Pâle, émacié, le Solitaire est identifiable au premier regard tant son apparence reflète le mal intérieur qui le ronge (v. 497 et suiv.) En harmonie avec sa figure maladive, sa voix évoque celle du rossignol (v. 726), oiseau mélancolique par excellence. Sombre et exigu, son appartement lui offre un refuge tendrement chéri, garant de son isolement et d’une solitude quasi monacale ; il le présente ainsi « gaiement » : « “This is my domain, my cell, / My hermitage, my cabin, what you will – / I love it better than a snail his house39.” » Tout un fatras jonche le sol, les chaises et les étagères : plantes séchées, bouts de papiers griffonnés de vers, instruments de musique en piteux état, livres, cartes, objets mécaniques, vieux télescope délabré et même une canne à pêche brisée, recouverte de toiles d’araignée (v. 660-670). Témoin des occupations du Solitaire – la musique, la poésie, la botanique, les sciences, notamment l’astronomie –, ce savant désordre ne peut manquer d’évoquer Melencolia I, la gravure de Dürer que Wordsworth connaissait sans doute. Enfin, la psychologie et les sentiments du Solitaire portent clairement le sceau de la mélancolie puisqu’à des degrés divers, se retrouvent en lui tous les traits typiques de cet état selon Freud : « La mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi40. » Impliquant, en outre, un « immense appauvrissement du moi » (p. 152), la mélancolie trouve son origine dans la perte d’un objet (personne ou entité) auquel le moi s’est identifié. Le mal profond du Solitaire s’explique ainsi par les pertes successives auxquelles il fut confronté.
53Il fut d’abord frappé dans sa chair par la mort rapprochée des membres de sa famille, qui lui furent tous enlevés en moins d’un an. Rongé par une angoisse aiguë et consumé par le désir vain d’établir une communion avec ses chers défunts, le Solitaire se replia finalement sur lui-même, n’éprouvant qu’indifférence à l’égard du monde et de sa propre personne, et se perdant dans d’infinies abstractions. La Révolution française vint le tirer de cette « apathie résignée » (E, II, v. 706). Secouée par le choc puissant de la prise de la Bastille, sa lourde torpeur fut bientôt dissipée, cédant la place à un enthousiasme effréné mis au service de la cause révolutionnaire et de ses promesses d’avenir radieux. Quelle qu’en fût la sincérité, l’engagement du Solitaire présentait surtout l’avantage de pallier son incapacité à accomplir le deuil de ses proches ; n’acceptant ni leur mort ni la disparition de ses sentiments pour eux, il avait trouvé le moyen de maintenir vivantes ses affections en les transférant sur des objets différents : « Thus was I reconverted to the world ; / Society became my glittering bride, / And airy hopes my children. » Il ressentit d’autant plus fortement la dérive révolutionnaire et l’effondrement de ses espoirs : « Once more did I retire into myself41. »
54Ayant perdu sa foi dans l’avenir et le progrès, il quitta l’Europe, « ses espoirs détruits, / Ses champs de carnage, son air pollué » (v. 833-834) et s’embarqua pour l’Amérique, avec l’espoir d’y vivre dans le détachement le plus total : « Here may I roam at large ; – my business is, / Roaming at large, to observe, and not to feel / And, therefore, not to act42. » Insatisfait néanmoins, il décida de s’enfoncer dans les régions les plus sauvages du pays, souhaitant en quelque sorte remonter le temps et retrouver l’homme dans sa bonté primitive, antérieure aux prétendues dépravations de la culture et de la société : « l’homme, […] enfant de la nature originelle » (v. 918-919). Mais quelle désillusion de rencontrer alors « une créature sordide, vengeresse et impure » (v. 953). Totalement désabusé, le Solitaire rentra en Angleterre et se retira dans son vallon, traînant avec lui une mélancolie de plus en plus profonde.
55Rendu particulièrement vulnérable par ses expériences passées, il manifeste une sensibilité aiguë aux dégâts causés par le passage inéluctable du temps : « What good is given to men, / More solid than the gilded clouds of heaven ? / What joy more lasting than a vernal flower ?43 » Pris dans « les fers du Temps », l’homme vit dans le règne de l’éphémère et ne peut espérer jouir d’un bonheur durable « car la Mutabilité est le fléau de la Nature44 ». Nourrissant son désespoir, l’intense lucidité du Solitaire éveille en lui des sentiments profondément morbides :
Night is than day more acceptable; sleep
Doth, in my estimate of good, appear
A better state than waking; death than sleep:
Feelingly sweet is stillness after storm,
Though under covert of the wormy ground!45
56Au livre II, le Solitaire relate en outre des circonstances particulières ayant fortement avivé son désir de mourir. Émergeant un jour d’une épaisse brume enveloppant le bas des montagnes, il découvrit soudain une vision céleste, un spectacle d’apparence surnaturelle, créé par des conditions atmosphériques exceptionnelles. L’orage venait de passer et, irradiant sous la voûte azurée du ciel, les éléments du paysage se fondaient les uns dans les autres, paraissant former « une cité majestueuse » (v. 835). Extatique, le transport du Solitaire lui donna l’impression de contempler « la demeure enfin révélée / Des esprits dans la béatitude » (v. 873-874) : « My heart / Swelled in my breast. – “I have been dead,” I cried, / “And now I live ! Oh ! wherefore do I live ?” / And with that pang I prayed to be no more46! »
57Plongeant ses racines profondes dans ce désir d’anéantissement, la retraite du Solitaire dans le vallon paraît dans une certaine mesure le satisfaire : il est au moins mort à la vie sociale. L’existence dans le vallon possède de surcroît la faculté d’apaiser ses tourments car nul endroit au monde n’est plus tranquille : « La paix est ici / Ou nulle part, » pense spontanément le Narrateur en l’apercevant (II, v. 364-365). Isolé et préservé, le val offre, en effet, l’image d’une paix éternelle propre à calmer les angoisses les plus fortes :
Ah! what a sweet Recess, thought I, is here!
Instantly throwing down my limbs at ease
Upon a bed of heath; – full many a spot
Of hidden beauty have I chanced to espy
Among the mountains; never one like this;
So lonesome, and so perfectly secure;
Not melancholy – no, for it is green,
And bright, and fertile, furnished in itself
With the few needful things that life requires.
– In rugged arms how softly does it lie,
How tenderly protected! Far and near
We have an image of the pristine earth,
The planet in its nakedness.47
58La quiétude de ce val n’est pourtant pas dénuée d’ambiguïté, comme le signale le déni du vers 355 : « Not melancholy – no… » C’est justement parce que les mélancoliques chérissent traditionnellement de tels endroits que le poète se sent tenu de justifier sa dénégation, qui apparaît peu convaincante, d’ailleurs, lorsqu’elle est mise en regard du vers 333 : « Urn-like it was in shape, deep as an urn » (« À une urne pareil par sa forme, profond comme une urne »). Avant d’être un ornement, en effet, l’urne est funéraire, et donc intrinsèquement associée à l’image de la mort. Offerte la première à la considération du lecteur, cette comparaison donne une coloration particulière aux vers 358-359 : « In rugged arms softly does it lie, / How tenderly protected ! » (« Comme il repose doucement dans des bras rocailleux, / Si tendrement protégé ! ») Comment, dans ce tendre enlacement, ne pas déceler le désir inconscient d’un retour à l’étreinte maternelle ou à la Mère archétypique, dont la nature est souvent la forme extériorisée chez Wordsworth ? Or, dans l’imaginaire des hommes, la mort et l’intimité maternelle sont souvent liées. Cette association des deux bornes de l’existence se trouve d’ailleurs inscrite dans la chair même de la langue anglaise par le biais de la paronymie : « tomb »/ « womb » (tombe/utérus).
59Le désir régressif appartient certes au narrateur décrivant le vallon, mais ses sentiments face au paysage semblent pouvoir s’appliquer au Solitaire, d’autant mieux que, selon Freud, toute mélancolie « emprunte une partie de ses caractères […] au processus de la régression » (1968, p. 160). Par ses associations funéraires, l’urne se rapproche en outre de la crypte ou du caveau, images utilisées par Nicolas Abraham et Maria Torok dans leur étude « Deuil ou Mélancolie48 ». « Refus du deuil », la mélancolie apparaît, selon eux, lorsque le processus normal du deuil – « l’introjection » – est remplacée par son fantasme : « l’incorporation », à savoir dans les cas où « les pertes […] ne peuvent – pour quelque raison – s’avouer en tant que pertes » (p. 265). Alors, « le deuil indicible installe à l’intérieur du sujet un caveau secret » (p. 266). Plus loin qualifié de « crypte », ce « caveau secret » renferme tout un ensemble « de souvenirs, de mots, d’images et d’affects » (p. 266), ainsi maintenus vivants par le sujet au plus profond de son être. S’opposant au processus normal du deuil qui suppose la reconnaissance et l’acceptation de la disparition de l’objet, la crypte assure cependant une certaine stabilité psychologique au sujet :
Tant que la crypte tient, il n’y a pas de mélancolie. Elle se déclare au moment où les parois viennent à s’ébranler […]. Alors devant la menace que la crypte ne s’écroule, le moi tout entier devient crypte […]. Devant l’imminence de perdre son soutien interne, le noyau de son être, le moi […] va commencer au grand jour un « deuil » interminable. Il va colporter sa tristesse, sa plaie béante, sa culpabilité universelle – sans d’ailleurs dénoncer l’indicible (et qui vaut bien un univers). (p. 273-274)
60Les pertes répétées du Solitaire étaient de nature à briser toute crypte intérieure… Il semble dès lors possible d’interpréter sa retraite dans le vallon comme une tentative inconsciente de pallier cet effondrement : en substituant à son « caveau secret » une crypte naturelle formée par des montagnes escarpées, il devait espérer trouver, à plus grande échelle, un espace où maintenir vivants les souvenirs et les images heureuses de son passé, « souvenirs de joies irréelles / Qui semblent à peine m’avoir appartenu » (E, III, v. 273-274). Cette nouvelle crypte possède toutefois sa faille : « Urn-like it was in shape, deep as an urn ; / With rocks encompassed, save to the south / Was one small opening49. »« Entièrement coupé du monde » en apparence, ce vallon est en fait exposé aux « malheurs habituels de la vie mortelle : / Maladie, accident, chagrin ou peine », comme se plaît à le rappeler le Solitaire au livre III50.
61Si elle ne préserve pas le Solitaire des atteintes de la mélancolie, sa retraite lui permet du moins de s’y complaire : à l’écart du monde, loin du commerce régulier avec les hommes, il peut à loisir se plonger dans ce silence complice qui lui permet de ressasser ses souvenirs à l’envi, évitant ainsi d’abandonner son passé, qui seul l’intéresse. Julia Kristeva a décrit en ces termes la « temporalité décentrée » du mélancolique :
Fixé au passé, régressant au paradis ou à l’enfer d’une expérience indépassable, le mélancolique est une mémoire étrange : tout est révolu, semble-t-il dire, mais je suis fidèle à ce révolu, j’y suis cloué, il n’y a pas de révolution possible, pas d’avenir… Un passé hypertrophié, hyperbolique, occupe toutes les dimensions de la continuité psychique.51
62Mais cette rumination mélancolique n’est pas dénuée de plaisir, comme le note justement l’Errant lorsqu’il parle d’un « spleen complaisant, qui n’est pas dénué / De volupté » (« self-indulging spleen, that wants not / Its own voluptuousness ») ou qu’il stigmatise la complaisance de son ami : « There is a luxury in self-dispraise ; / And inward self-disparagement affords / To meditative spleen a grateful feast52. » De façon convaincante, Abraham et Torok expliquent cette délectation ambiguë en montrant que l’envers de la tristesse et du « deuil interminable » du mélancolique n’est autre que la jouissance « de revivre, à l’insu de tous, le paradis secret qui lui fut ravi » (1978, p. 274).
63Une fois déterminées les diverses causes de la mélancolie du Solitaire, reste à trouver la cure adéquate qui permettra de la chasser durablement – ce à quoi s’applique précisément l’Errant au livre IV : « Abattement Corrigé » (« Despondency Corrected »). Fixé au passé, « déplorant les changements accomplis, ou redoutant les changements / À venir » (VIII, 38-39), le Solitaire ne pourra éradiquer sa mélancolie que s’il retrouve foi et confiance dans l’avenir, que s’il accepte, en somme, l’inéluctable flux temporel. Aux yeux de l’Errant, la croyance en une providence infiniment bienveillante offre à l’homme son meilleur soutien dans les épreuves (IV, v. 10-17). Dans l’ordonnance générale des choses, même les pires difficultés de la vie ont leur raison d’être et tout homme possède en lui la faculté de les convertir pour n’en retenir que les aspects positifs ; alimentant ainsi le feu sacré qui brûle dans son âme, il en renforce la brillance (IV, v. 1058 et suiv.).
64En replaçant les malheurs dans un contexte plus large, la transmutation prônée par l’Errant permet de dépasser la souffrance de l’instant, facilitant ainsi l’acceptation d’un destin houleux ou douloureux. S’attaquant à la racine du mal, cette discipline de vie et de pensée constitue un remède particulièrement efficace contre la mélancolie, assurant un rétablissement durable. Ses effets ne sont cependant pas immédiats car ils supposent, chez le mélancolique, une conversion qui mûrit lentement. Ne pouvant imposer au Solitaire sa foi en la bienveillance profonde de la providence, l’Errant s’efforce de lui prodiguer d’autres conseils pour le tirer de son état mélancolique, persuadé qu’il existe des chemins de guérison adaptés à chacun. Convaincu de la pertinence du mot de Cicéron dans les Tusculanes (III, 6) : « Nous serons guéris si nous le voulons », l’Errant propose à son ami une thérapie globale visant à rectifier radicalement son mode de vie, afin d’y supprimer tout ce qui alimente sa mélancolie. Il lui recommande ainsi d’abandonner ses études nocturnes et de ne point s’enfermer dans des lectures continuelles, à terme nocives pour son équilibre. Il l’encourage également à faire de longues promenades dans les montagnes environnantes car, tout en apportant délice ou apaisement à l’humeur morbide, les spectacles naturels toujours changeants compensent avec bonheur l’excès de concentration et de nourritures spirituelles. Le Solitaire doit donc s’efforcer de maintenir un contact régulier avec le monde extérieur pour contrecarrer l’hypertrophie de son imagination et de son esprit, reconnue comme l’une des sources majeures de la mélancolie depuis l’Antiquité. Pour chasser son mal, le Solitaire a donc tout intérêt à réduire un travail intellectuel par trop intense. S’il délaisse ses études acharnées, il devra toutefois occuper ses journées avec d’autres activités, car rien n’est plus propice à la mélancolie que l’oisiveté. « Ne soyez pas solitaire, ne soyez pas oisif » – l’avertissement retentissant à la fin de l’Anatomie de la Mélancolie de Burton semble, en effet, sous-tendre le discours de l’Errant qui s’applique à l’adapter, autant que faire se peut, à la situation particulière de son ami. Si la solitude est son lot, la faculté princière qu’est la mémoire lui donne cependant le loisir de la peupler richement de ses souvenirs, tandis que la lecture lui offre la possibilité de découvrir tous les trésors cachés au creux de ses livres. Enfin, sous ses mains talentueuses, une musique envoûtante peut monter de ses instruments trop longtemps délaissés. Or les vertus bienfaisantes de la musique sur les mélancoliques ont été de tout temps reconnues53. Ainsi équipé, le Solitaire est assuré de sa guérison – à condition de la vouloir : « – Furnished thus, / How can you droop, if willing to be upraised54 ? »
65Dans la thérapie de l’Errant, grande place est également accordée à l’exercice physique ; la marche et les promenades paraissent même constituer la base de son système.
La marche, dispositif antimélancolique
Distempered nerves
Infect the thoughts: the languor of the frame
Depresses the soul’s vigour. Quit your couch –
Cleave not so fondly to your moody cell.55
66Intimement convaincu de l’interdépendance de l’âme et du corps, l’Errant exhorte vivement le Solitaire à renouer avec une activité physique intense et régulière, l’invitant à grimper, plein d’ardeur, les montagnes environnantes et à dépenser son énergie immodérément :
Rise with lark! […]
Climb every day, those ramparts; meet the breeze
Upon their tops, adventurous as a bee.
[…] Roll the stone
In thunder down the mountains; with all your might
Chase the wild goat; […]
So, wearied to your hut you shall return,
And sink at evening into sound repose.56
67Directement inspirée de remarques notées par Thomas Wilkinson dans un carnet de Wordsworth, cette « thérapeutique musculaire57 » repose sur deux idées principales. Les activités physiques du Solitaire occuperont pleinement ses journées et, le soir venu, une saine fatigue lui assurera un repos paisible et restaurateur. Il n’aura donc plus le loisir de se morfondre ou de ressasser ses malheurs. Mieux, la vigueur débordante de son corps redonnera toute sa vivacité à son âme, chassant définitivement les pesantes idées noires qui l’amollissent et l’accablent.
68Ponctué par les impératifs monosyllabiques placés au début des vers ou mis en valeur par les pauses aux points virgules, le discours enthousiaste de l’Errant rebondit sans cesse et ne s’essouffle nullement. Ainsi communiquée, son énergie gagne immédiatement ses interlocuteurs ; habituellement rivés au sol, les yeux du Solitaire se relèvent, étincelants, et le Narrateur exultant se lance dans une tirade jubilante : « Oh ! what a joy it were… » (« Oh ! quelle joie ce serait… », v. 508 et suiv.). Image de l’énergie inépuisable vivement désirée, un souffle puissant traverse son effusion, qui se déploie vigoureusement dans l’espace ouvert par la très longue phrase couvrant les vers 513 à 539. Par moments (v. 518, v. 521, v. 532), le tempo diminue et la période paraît atteindre sa fin, mais la conjonction « and » vient relancer le flux oratoire et renouveler l’élan du discours jusqu’à son point culminant, aux accents shakespeariens : l’apostrophe enflammée aux éléments déchaînés58. Reformulant symboliquement le discours de l’Errant, le Narrateur imagine un instant que le corps de l’homme puisse posséder les potentialités infinies de son esprit. Quelle joie alors de « parcourir en toute liberté » (v. 515) les régions les plus reculées, de s’en remettre aux éléments ou de les défier ! Quelle joie de se sentir pleinement exister dans et par le mouvement : « Be as a presence or a motion – one / Among the many there59 » ! Illimités, les déplacements ici imaginés figurent l’expansion maximale de l’être puisque, comme l’a remarqué Georges Poulet dans Les Métamorphoses du cercle :
Pour le romantique, l’homme est avant tout une force génératrice d’elle-même. C’est un point vivant, destiné à devenir cercle. Son expansion n’est pas seulement psychologique. Elle est proprement ontologique. S’étendre, c’est réaliser son être. C’est faire sortir du point central ce qui, en puissance, s’y trouvait contenu. (p. 178)
69Libéré des entraves du corps, l’homme se transforme, selon le Narrateur, en une pure énergie, rejoignant ainsi les forces de l’univers dont il partage désormais l’impétueuse vigueur : « What a joy to roam / An equal among mightiest energies60 ». Tendant à l’âme un miroir où contempler ses pouvoirs, les spectacles naturels habituellement terrifiants deviennent alors sources de jubilation, et l’homme exulte devant les éléments déchaînés dont la violence manifeste l’infinie puissance, demeurée intacte depuis le commencement du monde (v. 526-527).
70Enthousiasmants, ces plaisirs restent pourtant soumis à la réalisation d’un désir impossible : affranchir l’homme des limites imposées par la chair :
Oh! what a joy it were, in vigorous health,
To have a body […]
And to the elements surrender it
As if it were a spirit!61
71D’emblée, les prétérits à valeur subjonctive signalent que les paroles du narrateur sont des souhaits, non des affirmations : l’homme n’a nullement la faculté de rejoindre les énergies cosmiques. Son aspiration met cependant le doigt sur une réalité profondément angoissante pour le mélancolique : l’incommensurabilité de l’âme et du corps, « cette infirmité du genre mortel » (v. 146) qui crée une disjonction, un hiatus, où s’insinue souvent l’humeur noire :
– Man is of dust: ethereal hopes are his,
Which, when they should sustain themselves aloft,
Want due consistence; like a pillar of smoke,
That with majestic energy from earth
Rises; but, having reached the thinner air,
Melts, and dissolves, and is no longer seen.62
72Source de peine et de souffrance, la double nature de l’homme se trouve merveilleusement résumée au vers 140 : « – Man is of dust : ethereal hopes are his ». Placés à la césure, les deux points marquent l’articulation impossible entre les dimensions corporelle et spirituelle de l’homme. Juxtaposées, elles ne coïncident point et l’âme pâtit des entraves de la chair : sans cesse ramenée vers la terre, elle ne peut s’élever vers les régions supérieures lui seyant, et les espoirs de l’homme s’envolent en fumée. Par son ambiguïté, « ethereal » évoque à lui seul cette malheureuse limitation : pour l’âme humaine dans sa prison somatique63, les réalités les plus hautes et les plus raffinées se révèlent finalement impalpables, peu substantielles et tristement éphémères. Le mélancolique ressent avec une grande acuité cette inadéquation gravée dans la nature humaine, qui est intrinsèquement liée à une autre tension douloureuse, celle existant entre le temps et l’éternité :
Oh! no, the innocent Sufferer often sees
Too clearly; feels too vividly; and longs
To realize the vision, with intense
And over-constant yearning; – there – there lies
The excess, by which the balance is destroyed.
Too, too contracted are these walls of flesh,
This vital warmth too cold, these visual orbs,
Though inconceivably endowed, too dim
For any passion of the soul that leads
To ecstasy; and, all the crooked paths
Of time and change disdaining, takes its course
Along the line of limitless desires.64
73Distincte d’une apathie véritable, la langueur du mélancolique n’est que l’envers d’une sensibilité exacerbée, constamment déçue. « Too, too contracted are these walls of flesh » : s’accommodant mal des contraintes de la chair, les aspirations démesurées de l’âme introduisent au sein même de l’homme un déséquilibre permanent, dont témoigne en ces vers la présence récurrente de « too ». Or la perception de ce décalage entre le corporel et le spirituel avive fortement l’angoisse de se savoir pris dans les « fers du Temps » (E, III, v. 697). Au-delà des potentialités réduites du corps, l’ennemi principal du mélancolique, c’est donc le temps – dont les chemins tortueux empêchent la réalisation de ses désirs transcendants, qui le vouerait à l’éternité de la vision extatique.
74Dans cette perspective, le vœu ardent de posséder « la liberté […] / D’errer sans limites » (v. 514-515) apparaît comme l’expression symbolique d’une aspiration beaucoup plus profonde : s’affranchir de l’inéluctable flux temporel. Lutte permanente contre la gravité, en effet, la marche assure à l’homme un équilibre précaire que chaque pas, « sorte de chute, aussitôt arrêtée65 », menace et rétablit. À l’image de l’Homme qui marche de Giacometti, le marcheur se dresse contre les forces de la pesanteur, résiste à la chute et recherche la stabilité dans un combat existentiel et symbolique. De fait, dans l’imaginaire des hommes, la chute – dotée de connotations morales négatives – est fondamentalement liée au temps, qu’elle figure : « Nous imaginons l’élan vers le haut et nous connaissons la chute vers le bas66 », a remarqué Gaston Bachelard, résumant ainsi le motif de la plainte du mélancolique. Si la marche signe la victoire imaginaire sur le temps, elle possède par ailleurs des vertus plus « mondaines », sans doute plus efficaces pour chasser la mélancolie.
75Interprétation symbolique des conseils de l’Errant, le discours enthousiaste du Narrateur ne doit, en effet, pas en occulter la valeur thérapeutique bien réelle. Préconisant le traitement de la mélancolie par une remise en mouvement du corps, ces propositions reflètent les idées développées dans les traités de médecine de l’époque. Ainsi, vers la fin du dix-huitième siècle, l’un des mots d’ordre des cures de la folie était « la régulation du mouvement67 ». La mélancolie était encore perçue comme une affection principalement physiologique, se comprenant en termes de lourdeur et de pesanteur. Pour y remédier, on cherchait à alléger les esprits encombrant le corps du mélancolique et à « rendre à l’esprit et aux esprits, au corps et à l’âme, la mobilité qui fait leur vie » (Foucault, 1972, p. 338) ; un médecin français affirmait d’ailleurs vers 1760 que le traitement de la mélancolie relevait « de la dissipation et de l’exercice » (p. 340) beaucoup plus que de la médecine.
76Remettant le mélancolique en mouvement, la marche contribue de surcroît à la « rouvrir à la plénitude du monde extérieur, à la vérité solide de l’être » (Foucault, 1972, p. 341). Déjà à la Renaissance, Marsile Ficin laissait entendre dans son De Vita Triplici (III, 11) que l’intérêt véritable d’une promenade en plein air était d’établir un contact privilégié avec l’esprit du monde (« spiritus mundi »), par le biais notamment des rayons du soleil et des étoiles où son jaillissement était particulièrement abondant. S’il ne perçoit pas toujours l’influence de « l’esprit du monde » au cours de ses promenades, le mélancolique est, en revanche, sans cesse sollicité par la variété ou la nouveauté de paysages toujours changeants. En renforçant sa réceptivité au monde, la marche l’incite donc à sortir de lui-même ; elle le pousse à investir son attention et ses énergies psychiques sur d’autres objets que son désespoir. Elle peut ainsi contribuer à dissiper sa fixation obstinée et l’aider à rétablir un équilibre gravement endommagé par l’humeur noire puisque, selon Freud, « le complexe mélancolique se comporte comme une blessure ouverte attirant de toutes parts vers lui des énergies d’investissement […] et vidant le moi jusqu’à l’appauvrir complètement » (1968, p. 164). Enfermé dans sa fixation, le mélancolique n’en sortira toutefois que si les sollicitations extérieures sont suffisamment fortes pour piquer son intérêt. Sources de sensations nouvelles et de découvertes inépuisables, les voyages auront ainsi tendance à se révéler plus efficaces que les promenades dans un environnement familier68.
77Ayant bien perçu la nature de l’affection du Solitaire, tour à tour qualifiée de « fixed despondency » (« abattement tenace » IV, v. 254), « fixed despair » (« désespoir tenace », IV, v. 267) et « fixed annoyance » (« déplaisir tenace », IV, v. 1055), l’Errant l’invite à se joindre à lui pour explorer le monde et apprécier les beautés de la nature dans leur infinie diversité – à la ville ou à la campagne, dans de profondes forêts ou au bord de la mer. Que l’on ne s’y trompe point cependant : plus qu’une banale randonnée, cette exploration sera en fait le lieu d’une vision, prélude à la création poétique, qui leur permettra de dépasser la matérialité première des choses pour toucher à une réalité plus profonde, spirituelle, suggérée par les murmures mystérieux de la nature :
Roaming, or resting under grateful shade
In peace and meditative cheerfulness;
Where living things and things inanimate,
Do speak, at Heaven’s command, to eye and ear,
And speak to social reason’s inner sense,
With inarticulate language.69
78En s’en remettant à la bienveillance de la nature, les marcheurs parviendront à établir un lien privilégié avec elle, une communion véritable qui leur permettra de percer les apparences et de percevoir le « langage inarticulé » du monde – un langage universel et synesthésique, touchant l’œil et le cœur aussi bien que l’oreille. En sentant « la présence spirituelle des choses absentes » (v. 1234) et en recevant d’« authentiques nouvelles de choses invisibles » (v. 1144), le mélancolique Solitaire prendra à nouveau conscience de la richesse et de l’épaisseur de l’univers, et, stimulé par son langage obscur propre à éveiller le désir d’une parole nouvelle (fût-elle intérieure), il n’aspirera sans doute plus à se renfermer dans ce séduisant silence propice aux ressassements délicieux du passé.
79Si, au premier abord, la croyance de l’Errant en les vertus thérapeutiques du voyage pouvait suggérer une conception simpliste (et datée) de la mélancolie, les remarques précédentes prouvent qu’il n’en est rien. Son invitation au voyage se révèle finalement être une invitation à peine voilée à la vision poétique, la plus à même de chasser l’humeur noire si l’on en croit son propre exemple ; cet homme joyeux était de fait, selon son portrait au livre I, un véritable poète à qui ne manquaient que les mots70. Vivifiante car poétique, la réceptivité à « l’esprit du monde » à laquelle il convie le Solitaire a donc toutes les chances de le faire sortir de la spirale mélancolique : son voyage s’apparentera sûrement « à une aurore boréale venant dorer la longue nuit polaire de sa mélancolie71 » et, cessant de se morfondre, il fortifiera son être « en absorbant ainsi profondément l’âme des choses » (E, IV, v. 1265).
Wordsworth et la mélancolie
80Ancrée au plus profond de son être, la mélancolie latente de Wordsworth plongeait ses racines dans le traumatisme causé par la mort de sa mère alors qu’il n’avait que huit ans72 et, dans une moindre mesure, par celle de son père cinq ans plus tard. Il fut ensuite profondément bouleversé par la dérive de la Révolution française à laquelle il avait adhéré avec un enthousiasme juvénile, espérant l’avènement d’un monde nouveau. Enfin la mort d’êtres chers (particulièrement son frère John en 1805 et ses deux enfants Catherine et Thomas en 1812) l’ébranla à plusieurs reprises. Dans ces cas précis – sa correspondance l’atteste –, la marche et les voyages l’aidèrent lui et ses proches à ne point sombrer dans la mélancolie73. Ainsi, à la suite du décès de John, leur deuil fut facilité par les promenades ; en avivant leurs souvenirs, celles-ci nourrissaient d’abord leur mélancolie, mais se montraient finalement apaisantes, comme le révèle cette lettre de Dorothy datée de 1805 : « Nous sortons nous promener dès qu’il fait assez bon – Ces promenades nourrissent notre mélancolie mais au bout du compte, elles sont apaisantes et nous aident à aller mieux – mais ce vallon n’est plus le même pour nous, il ne sera jamais plus ce qu’il a été. » (EY, p. 567) Leur rappelant sans cesse l’absence de l’être aimé, ces sorties étaient douloureuses mais ouvraient la voie à une reconnaissance et à une acceptation véritables de sa disparition, ce qui constituait le meilleur gage d’un deuil « réussi » ne dégénérant pas en mélancolie. Directement tangibles dans de telles circonstances, les vertus bienfaisantes de la marche servirent Wordsworth tout au long de sa vie : la régularité de mouvement qu’elle implique, le sentiment d’ancrage dans le monde et de communion avec la nature qu’elle éveille l’aidèrent constamment à maintenir un équilibre psychique précaire.
81Si la marche calmait ses angoisses, l’écriture se révélait pour lui un instrument encore plus puissant. De manière ponctuelle, la composition poétique lui évitait de sombrer dans la dépression, comme en témoigne une lettre de 1813 écrite peu de temps après la mort de ses enfants : « Autre chose m’aidera dans la dépression qui frappe actuellement mon esprit (en fait, cela m’a déjà aidé) : le fait de me sentir libre d’avoir recours à ce type d’effort intellectuel seul assez puissant pour me stimuler, et auquel je n’ai pu m’abandonner ces derniers temps à cause d’un travail entrepris pour de l’argent. » (MY, II, p. 67) Par la concentration qu’elle exigeait, l’écriture pouvait, en effet, le détourner de ses maux présents. Surtout elle lui permettait de briser le silence dans lequel le mélancolique se plaît souvent à s’enfermer pour retrouver, en imagination, ce qu’il a perdu. Elle lui permettait ainsi, à tout le moins, d’extérioriser ses sentiments, de les mettre à distance pour mieux les contrôler ou de tempérer leur excès en les replaçant dans le cadre régulier du vers :
La présence simultanée d’un élément régulier, d’un élément auquel l’esprit a été habitué dans diverses humeurs et dans un état de moindre excitation, ne peut manquer de tempérer et de restreindre très efficacement la passion par le biais de sentiments ordinaires qui y sont enchevêtrés – sentiments qui ne sont pas nécessairement liés à la passion. (PW, II, p. 399)
82Plus profondément, sans doute, l’écriture avait la faculté de l’arracher à sa mélancolie parce qu’elle était le lieu d’une vision poétique qui l’aidait à se dégager d’une immersion douloureuse dans la pesanteur matérielle des choses. Le rapprochement de Wordsworth et de son double poétique, le Solitaire, permet ainsi de dessiner un trajet à la fois thérapeutique et visionnaire dans lequel l’écriture – la dé-marche poétique – vient prendre le relais de la marche pour parachever la lutte contre la mélancolie. Si la découverte des beautés de l’univers facilitée par la marche ouvre à la vision et à un « langage inarticulé » de nature à briser le silence cher au mélancolique, l’écriture signe pour sa part le retour véritable à la parole – à la parole puissante et féconde, en bref, poétique.
83Salutaire chez Wordsworth grâce au génie qui l’animait, l’action de la poésie n’est pas toujours bénéfique pour les mélancoliques ; elle peut effectivement exercer sur eux une influence néfaste, comme le souligne une lettre de 1814 à Robert Pearce Gillies, un poète écossais en proie à des « sentiments morbides » :
Mais je peux vous l’assurer : la poésie et l’esprit poétique vous aideront ou vous nuiront selon l’usage que vous en ferez. Si ce dernier effet est plus important chez vous que le premier, renoncez aux Muses, et adonnez-vous avec passion au droit, aux mathématiques, peu importe, seulement fuyez votre ennemi insidieux. Mais si vos rapports avec la lyre vous sont bénéfiques, alors n’hésitez pas à vous y abandonner avec l’enthousiasme qui vous est, j’en suis sûr, naturel. (MY, II, p. 168)
84Tout au long de sa carrière, les « rapports [de Wordsworth] avec la lyre [lui] furent bénéfiques » ; s’ils furent parfois difficiles et éprouvants, ils lui permirent toutefois de gérer au mieux l’angoisse profonde qu’avait provoquée en lui la perte d’une enfance perçue comme un paradis. Taraudé par sa conscience aigu de la fuite du temps et de l’éloignement inexorable de son passé, il ressentit cruellement le passage à l’âge adulte, principalement pensé en termes de manque et de destitution, et, hanté par les temps bénis de sa tendre jeunesse, il n’eut de cesse de chercher à se les ré-approprier. Son retour à Grasmere en 1799 allait dans ce sens, mais ce fut surtout l’écriture qui l’y aida ; sans elle, il aurait peut-être succombé aux attaques de l’humeur noire. La nature de ses craintes diffuses est remarquablement suggérée dans une lettre de 1830 à sa fille Dora : « Tu me taquines à propos de mon hypocondrie – mais tu te trompes – et je t’assure solennellement que j’ai beaucoup souffert de maux de tête dus à des efforts relativement faibles. “Non sum qualis eram”, et qui pourrait s’y attendre ? » (LY, II, p. 257) Tirée des Odes d’Horace (IV, 1), la formule latine « Non qualis sum eram » (« Je ne suis plus tel que j’étais ») renvoie certes à son « grand » âge (soixante ans) mais, détachée de son contexte immédiat, elle semble résumer la préoccupation majeure du poète, le problème fondamental qui le hanta toute sa vie et qu’il chercha à résoudre par son art.
85Comme bon nombre de mélancoliques, il ressentait avec beaucoup d’acuité la béance ouverte en lui et dans le monde par le temps, mais son génie lui permettait de dissiper l’humeur noire puisque, grâce aux sortilèges de l’écriture, il parvenait non seulement à exprimer ses sentiments, mais aussi à regrouper dans une même évocation le constat de la rupture et sa réparation. Julia Kristeva a commenté en ces termes l’« énigmatique » puissance du poète : « Déshérité, privé de ce paradis perdu, il est infortuné ; cependant, l’écriture est l’étrange moyen de dominer cette infortune en y installant un “je” qui maîtrise les deux côtés de la privation74. » Surtout, grâce aux pouvoirs évocateurs de la mémoire et de la poésie, Wordsworth ravivait ses souvenirs en les représentant, comblant ainsi le vide séparant le passé du présent. Toujours accompagnées des sentiments autrefois éprouvés, les images du passé n’apparaissent, en effet, jamais dans ses vers comme des formes mortes et immuables ; réfractées dans le présent, elles se doublent au contraire d’un sens acquis au fil du temps, manifestant ainsi l’épaisseur et la continuité du réel. Signes, par leur double ancrage, de l’interaction permanente du passé et du présent, les souvenirs instaurent, en outre, chez Wordsworth une temporalité étrange puisqu’ils assurent la coexistence momentanée de deux époques différentes : « La mémoire affective situe l’esprit, non dans un temps, mais dans deux temps, ou plutôt entre les temps, c’est-à-dire dans une intemporalité magique troublante pour la pensée75. »
86Grâce aux ressources infinies de la mémoire et de la poésie, Wordsworth tira donc le meilleur parti de sa tendance à la mélancolie, transformant ce qui aurait pu devenir dépression stérile en un élan créateur, nourri de son ouverture au monde et de la richesse de ses perceptions.
Notes de bas de page
1 Michel Serres, Les Cinq Sens, vol. I : Philosophie des corps mêlés, Paris, Grasset, 1985, p. 297- 298 (dans « Méthode et randonnée [global et local] », p. 284-308).
2 Captivé lui aussi par le spectacle du monde qui l’entourait, John Constable, que Wordsworth connaissait personnellement (voir LY, III, p. 262), se montrait particulièrement attentif aux variations infimes et soudaines du paysage. Sa série de tableaux mettant en scène la cathédrale de Salisbury et ses environs sous des angles et des lumières changeants traduit bien cette sensibilité et fait de lui un précurseur des impressionnistes. On songe naturellement aux séries de Claude Monet, également attaché à déceler les variations de la forme en fonction des changements d’éclairage : Les Meules (1890), La Cathédrale de Rouen (1892-1904) ou Les Bords de la Tamise (1899-1904). Pour une présentation commentée des œuvres de Constable, voir notamment Constable. Le choix de Lucian Freud, cat. exp. Paris (Grand Palais), dir. J. Gage et A. Lyles, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2002.
3 « Ici, le paysage est lentement, âprement conquis ; il entoure, il presse, il envahit, il menace, il faut s’y forcer un passage et non plus seulement par les yeux, mais par les muscles de la patience : d’où ses beautés et ses terreurs qui nous semblent aujourd’hui excessives : ce voyage-là connaît deux mouvements où tout le corps de l’homme s’engage : ou bien le malaise du cheminement, ou bien l’euphorie du panorama. » (Roland Barthes, Michelet par lui-même, Paris, Seuil, 1954, p. 20 ; section : « Michelet marcheur ».)
4 « Arrête-toi, Aventurier intrépide ; repose un temps tes membres / Sur ce vaste Siège ! car elle est encore longue / La rude ascension qui te mènera jusqu’au sommet / De cette énorme Éminence – qui doit son nom à sa noirceur. » (« Written with a slate pencil on a stone, on the side of the mountain of Black Comb », v. 1-4)
5 « Habitante d’une demeure montagnarde, / Tu as grimpé là-haut et regardé / Depuis les beffrois du Helvellyn, / Avec admiration, délectation, et stupéfaction ! » (v. 1-4) Aux vers 11 et 12, les adjectifs « solemn » (solennel) et « heavenly » (céleste) viennent renforcer la dimension religieuse de cette expérience.
6 « The grand terraqueous spectacle / From centre to circumference, unveiled ! » (« Written with a slate pencil… », v. 10-11).
7 « Qui ne vient jusqu’ici ne connaîtra jamais / La beauté du monde en contrebas ; / Non plus qu’il ne peut deviner la légèreté / Du ruisseau dévalant les escarpements rocheux. »
8 « L’Île de Mona / Qui, lorsque nous quittions la plaine, devant nos yeux / Se dressait, fière montagne, / […] Ne semble plus maintenant / Qu’un objet diminué, et accepte de s’étendre / Aux pieds du spectateur. » (v. 16-18, 21-23)
9 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, Corti, 1948, p. 385.
10 « Il lui fut donné / Maintes fois d’entrevoir (privilège rarement accordé / À l’homme timide) les opérations de la Nature / Sur les collines élevées. » (v. 17-20)
11 « “Nos pensées, au moins, nous appartiennent ; et ce coin sauvage, / Je te le dédie, ma chère EMMA.” / – L’endroit devint bientôt mon second foyer, / Ma maison, ma demeure au grand air. » (v. 38-41)
12 Voir respectivement « To M. H. » (« Our walk was far among the ancient trees ») et « When to the attractions of the busy world ».
13 « Deux Rochers couverts de bruyère s’élèvent / De compagnie, le plus haut des deux / N’atteignant nulle altitude ambitieuse » (« Forth from a jutting ridge… », v. 2-4).
14 « Celle de nos collines / Qui parlemente la dernière avec le soleil couchant » et « [elle] semble souvent répandre / Sa quiétude profonde pour régénérer nos cœurs » (« There is an Eminence… », v. 1-2 et 7-8).
15 « Un nom commémoratif, des plus frustes en vérité, / À l’image de ceux donnés par les marins aux baies / Ou aux caps sur les côtes nouvellement découvertes ; / Et le Nom qu’il porte est : la Pointe du jugement irréfléchi » (« A narrow girdle of rough stones and crags », v. 77-80).
16 « Il me demanda, d’un air grave, la raison pour laquelle, / Ressuscitant une idolâtrie surannée, / J’avais, tel un Prêtre Runique, en lettres / D’une taille énorme, ciselé / Quelque nom fruste sur le rocher du pays, / Au-dessus de la Rotha, à l’orée de la forêt. » (« To Joanna », v. 26-30)
17 Michel Butor, « Le Voyage et l’Écriture », dans Répertoire IV, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 21.
18 « Sagesse et Esprit de l’univers ! / Ô toi, Âme, qui es l’Éternité de la Pensée ! / Qui donnes aux formes et aux images un souffle / Et un mouvement infini ! » (P, I, v. 428-431)
19 « Elle n’a plus force ni mouvement ; / Elle n’entend ni ne voit ; / Prise dans la course diurne de la terre, / Avec rochers, arbres et pierres. » (v. 5-8)
20 Respectivement, TA, v. 74 (« glad animal movements ») et P, II, v. 8-9, 17-18 (« De semaine en semaine, de mois en mois, notre vie / Était une ronde tumultueuse […] / Nous allions nous coucher / Le corps las et l’esprit battant. »).
21 Respectivement, « a time of rapture » (P, I, v. 457), « aching joys » et « dizzy raptures » (TA, v. 84-85).
22 « The Old Cumberland Beggar », respectivement v. 58-61 (« Pauvre Voyageur ! / Son bâton traîne avec lui ; c’est à peine si ses pieds / Troublent la poussière de l’été ; il est si tranquille / Dans son allure et son mouvement. »), v. 76 (« Lui, même la lente charrette le dépasse ») et v. 44 (« Il continue à avancer, pauvre homme solitaire »).
23 « Il continue à avancer, et son visage, son pas, / Sa démarche expriment la même chose : chaque membre, / Son allure, sa silhouette courbée – tout indique / Un homme qui ne se meut pas péniblement, mais / Pensivement. – Il est insensiblement gagné / Par un calme paisible. » (v. 3-8)
24 « To a Young Lady who had been reproached for taking long walks in the country. »
25 « Même s’il se résigne / Au pouvoir apaisant du temps, [un tel homme] restera éveillé, / Éveillé, parfois, à une noble agitation – / Chérissant les activités qu’il savoura un jour. » (E, IV, v. 546-549)
26 Raymond Jean, Poétique du désir, Paris, Seuil, 1974, p. 103.
27 Earl L. Griggs (éd.), Collected Letters of Samuel Taylor Coleridge, vol. II, Oxford, Clarendon Press, 1956, p. 978.
28 Au dix-huitième siècle, on supposait que l’hypochondrie et la mélancolie avaient une origine physiologique commune. Voici ce qu’en dit un médecin anglais, R. James, à l’article « Manie » de son Dictionnaire universel de médecine (tome IV, p. 1126 de la traduction française de 1746-1748) : « La manie tirant généralement son origine de la mélancolie, la mélancolie des affections hypochondriaques, et les affections hypochondriaques des sucs impurs et viciés qui circulent languissamment dans les intestins […]. » Cité par Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 331, note 2.
29 Ouvrage de référence en la matière, Saturne et la Mélancolie de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl (Paris, Gallimard, [1964] 1989) retrace magistralement l’histoire complexe de la mélancolie et de ses représentations artistiques.
30 « Viens, mais revêtue de ton état habituel, / Ton pas égal et ta démarche songeuse, / Et tes regards tenant commerce avec les cieux, / Ton âme ravie reposant dans tes yeux. / Là, immobile dans ta passion sainte, / Par un oubli de toi deviens de marbre, jusqu’à ce que, / Le regard baissé, grave et triste, / Tu fixes aussi intensément la terre de tes yeux. » (v. 37-44)
31 Klibansky et al., 1989, p. 586. Voir également le commentaire de cette gravure, récemment exposée au Grand Palais, dans Mélancolie. Génie et folie en Occident, cat. exp. Paris (Grand Palais), dir. Jean Clair, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2005.
32 Thomas Gray et William Collins sont les deux représentants majeurs de cette « poésie du cimetière », caractérisée par sa tonalité mélancolique et élégiaque.
33 The Minstrel, I, strophes LV et LVI. Voir J. Beattie, The Minstrel, trad. F.-R. de Chateaubriand et J.-B. Soulié, éd. P. Morère, Grenoble, Publications de l’Université des Langues et Lettres de Grenoble, 1981, p. 30 : « Céleste mélancolie, que sont près de toi les profanes plaisirs vulgaires ? […] Est-il un cœur que la musique ne peut toucher ? Ah ! que ce cœur doit être insensible et farouche ! Est-il un cœur qui ne sentit jamais ces transports mystérieux, enfants de la solitude et de la rêverie ? Qu’il ne s’adresse point aux Muses ; les Muses repoussent ses vœux. »
34 « Ma gaieté ne connaissait pas alors de reflux exigeant / De tristes flux de joie de la part de la Mélancolie. » (EW, v. 20-21)
35 « Mon esprit ne cherchait pas alors, dans une tristesse chérie, / Un substitut embrumé à une joie défaillante. » (EW, 1849, v. 15-16)
36 « Des humeurs mélancoliques, des accès de spleen, qui aimaient / Le ciel pensif, les jours tristes et les vents sifflants, / Le crépuscule plus que l’aurore, l’automne que le printemps, / Une tristesse chérie et voluptueuse, surtout / Adoptée par choix et par inclination – simple / Surabondance du contentement de la jeunesse. » (P, 1850, VI, v. 173-178)
37 « Une mélancolie due aux humeurs de mon sang / En partie, et partiellement choisie » (P, VI, v. 192-193) et « Une mélancolie inhérente à ma constitution » (cité en note par E. de Sélincourt, P, p. 184).
38 « And wastes the sad remainder of his hours, / Steeped in self-indulging spleen, that wants not / Its own voluptuousness. » (E, II, v. 310-312)
39 « “Voici mon domaine, ma cellule, / Mon ermitage, ma cabane, ce que vous voulez – / J’y tiens plus que l’escargot à sa coquille.” » (E, II, v. 650-652)
40 Sigmund Freud, « Deuil et Mélancolie », dans Métapsychologie, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, p. 148-149.
41 Respectivement, « Je fus ainsi réconcilié avec le monde ; / La société devint mon épouse resplendissante, / Et des espoirs vains, mes enfants. » (E, III, v. 734-736) et « Une fois de plus je me retirai en moi-même. » (E, III, v. 830)
42 « Ici, je vais pouvoir errer en toute liberté ; mon programme : / Errer en toute liberté, pour observer et ne pas sentir, / Et, par conséquent, ne pas agir. » (E, III, v. 891-893)
43 « Quel bien est donné à l’homme, / Plus solide que les nuages dorés des cieux ? / Quelle joie plus durable qu’une fleur printanière ? » (E, III, v. 437-439)
44 Respectivement, « Time’s fetters » et « For Mutability is Nature’s bane » (E, III, v. 697, v. 458).
45 « La nuit est plus acceptable que le jour ; / Le sommeil est, selon mon idée du bien, / Un état meilleur que la veille ; la mort que le sommeil : / Le calme après l’orage est d’une agréable douceur, / Même si l’on est à couvert d’un sol grouillant de vers ! » (E, III, v. 277-281) Il n’est pas anodin que cette complainte renvoie en écho à certaines paroles de « Despayre » (le Désespoir), l’une des figures allégoriques de La Reine des fées de Spenser, qui se clôt d’ailleurs sur « Deux Cantos sur la Mutabilité ». (Voir livre I, Canto IX, strophe 40 et livre VII)
46 « Mon cœur / S’enfla dans ma poitrine. – “J’ai été mort, m’écriai-je, / Et maintenant je vis ! Oh ! mais pourquoi suis-je en vie ?” / Et avec cette angoisse, je priai pour ne plus exister ! » (E, II, v. 874-877)
47 « Ah ! pensai-je, quel doux Recoin que celui-ci ! / Mettant immédiatement mon corps à son aise / Sur un lit de bruyère ; des endroits / De beauté cachée, il m’est souvent arrivé d’en aviser / Dans les montagnes ; nul semblable à celui-ci ; / Si solitaire, et si parfaitement protégé ; / Non point mélancolique, non, car il est verdoyant, / Et brillant, et fertile, renfermant en son sein / Les quelques éléments nécessaires à la vie. / – Comme il repose doucement dans des bras rocailleux, / Si tendrement protégé ! En toutes parts / Nous avons une image de la terre originelle, / La planète dans sa plus grande nudité. » (E, II, v. 349-361)
48 Nicolas Abraham et Maria Torok, « Deuil ou Mélancolie », dans L’Écorce et le Noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978, p. 259-275. Reprise polémique de l’essai de Freud, cette étude est initialement parue dans Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 6, 1972.
49 « À une urne pareil par sa forme, profond comme une urne ; / Entouré de rochers, sauf au sud / Où il y avait une petite ouverture. » (E, II, v. 333-335)
50 Respectivement, E, II, v. 332, v. 368-369 et E, III, v. 732-737.
51 Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987, p. 71. La dernière phrase se révèle particulièrement intéressante pour Wordsworth car son entreprise poétique consistait précisément à retrouver son passé, dont il n’acceptait pas la perte. Voir infra la conclusion de ce chapitre : « Wordsworth et la mélancolie », ainsi que le dernier chapitre de cette étude : « Déambulations poétiques. Quête du passé et construction de l’œuvre ».
52 Respectivement, E, II, v. 311-312 et E, IV, v. 475-477. (« Il y a quelque jouissance dans le dénigrement de soi ; / Et la dépréciation interne de soi procure / Au spleen méditatif un festin réconfortant. »)
53 Pour des exemples médicaux illustrant les vertus thérapeutiques de la musique, voir Michel Foucault, 1972, p. 343-344.
54 « – Ainsi équipé, / Comment vous effondrer, si vous avez le désir de vous redresser ? » (E, IV, v. 573-574)
55 « Des nerfs déréglés / Infectent les pensées ; la langueur du corps / Réduit la vigueur de l’âme. Quittez votre couche – / Ne vous confinez pas si ardemment à votre cellule maussade. » (E, IV, v. 479-482)
56 « Levez-vous au chant du coq ! […] / Grimpez chaque jour ces remparts ; allez trouver la brise / Sur leurs sommets, avec l’esprit aventurier des abeilles. / […] Roulez la pierre / Jusqu’au bas des montagnes en plein orage ; mettez toute votre ardeur / À chasser les chèvres sauvages ; […] / Ainsi, vous rentrerez épuisé à votre cabane / Et, le soir, vous sombrerez dans un sommeil sain. » (E, IV, v. 491, 494-495, 498-500, 503-504)
57 Expression empruntée à Marc Porée, dans sa thèse, Pour une lecture du corps romantique, Université Paris-III, 1984, p. 369.
58 Les derniers vers du passage ne peuvent en effet manquer d’évoquer le début de la scène II de l’acte III du Roi Lear (v. 1-16).
59 « Exister telle une présence ou un mouvement – un / Parmi tant d’autres. » (E, IV, v. 520-521)
60 « Quelle joie d’errer / De compagnie avec les énergies les plus puissantes. » (E, IV, v. 531-532)
61 « Oh ! quelle joie ce serait, pour un homme sain et vigoureux, / D’avoir un corps […] / Et de l’abandonner aux éléments / Comme si c’était un esprit ! » (E, IV, v. 508-509, 512-513)
62 « L’homme est poussière ; ses espoirs sont éthérés, / Qui, lorsqu’ils doivent garder de la hauteur, / Manquent de consistance ; tels une colonne de fumée / Qui, avec une énergie majestueuse, de la terre / S’élève ; mais une fois dans l’air plus léger, / Se dissout, fond et disparaît. » (E, IV, v. 140-145)
63 Comme l’indique Platon dans Le Cratyle, l’idée de prison somatique vient de la philosophie orphique et dérive du double sens du mot grec « sôma », qui désigne à la fois le « corps » et la « garde » (ou prison) : « Les orphiques […] tiennent le corps pour une enceinte qui doit garder [l’âme], à l’image d’une prison ; ils pensent donc que le corps est bien, comme son nom l’indique, sôma (« garde ») de l’âme, jusqu’à ce qu’elle ait payé sa dette, sans qu’il soit besoin de rien changer au mot – pas même une lettre. » (Platon, Le Cratyle, trad. et éd. par C. Dalimier, Paris, Flammarion, 1998, p. 106-107)
64 « Oh non ! la Victime innocente voit souvent / Trop clair ; sent avec trop d’acuité, et désire / Réaliser la vision, avec une intense / Et trop constante aspiration ; c’est là, c’est là / Qu’est l’excès qui détruit l’équilibre. / Trop, trop resserrés sont ces murs de chair, / Cette chaleur vitale trop froide, ces orbes oculaires, / Bien qu’éminemment dotés, trop faibles / Pour toute passion de l’âme qui mène / À l’extase, et, dédaignant tous les chemins tortueux / Du temps et du changement, poursuit sa route / Sur la ligne des désirs illimités. » (E, IV, v. 174-185)
65 Alain (Émile-Auguste Chartier, dit), Minerve ou la Sagesse, Paris, Flammarion, [1939] 1995, p. 57.
66 Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, Paris, Corti, 1943, p. 108. Voir également G. Durand, « Les Symboles catamorphes », dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 122-134.
67 Voir M. Foucault, 1972, p. 338-342. Si le mot d’ordre était la « régulation » du mouvement, c’est que les cures visaient à soigner la manie aussi bien que la mélancolie. Or si celle-ci se manifeste par l’immobilité, celle-là s’exprime par des mouvements désordonnés, qu’il s’agit alors de limiter et de restreindre. En apparence opposées, manie et mélancolie sont en fait les deux faces d’un même déséquilibre et alternent souvent. L’Excursion traite principalement de la mélancolie du Solitaire mais plusieurs personnages présentant les symptômes de la manie sont également mis en scène, notamment dans les vers du livre I ayant originellement formé « The Ruined Cottage. » (Voir en particulier les vers 581-584 et 764-767)
68 Remède à la mélancolie depuis l’Antiquité, les voyages furent abondamment prescrits au xviiie siècle ; le Grand Tour servait ainsi souvent de cure aux riches gentilshommes en proie à l’humeur noire.
69 « Errant ou nous reposant sous d’agréables ombrages / Dans la paix et la gaieté méditative ; / Là où choses vivantes et choses inanimées / Parlent, sur l’ordre des Cieux, à l’œil et à l’oreille, / Et parlent au sens intime de la raison sociale, / Dans un langage inarticulé. » (E, IV, v. 1203-1207)
70 « Oh ! many are the Poets that are sown / By Nature ; men endowed with highest gifts, / The vision and the faculty divine ; / Yet wanting the accomplishment of verse. » (« Oh ! nombreux sont les Poètes semés / Par la Nature ; des hommes dotés des dons suprêmes, / La vision et la faculté divine, / Mais dénués cependant du talent de composition. », E, I, v. 77-81)
71 Expression tirée d’une lettre d’août 1791 où Wordsworth exprime le regret de n’avoir point informé un ami de son voyage à pied au pays de Galles car un tel périple l’aurait certainement aidé à combattre sa « disposition splénétique » (EY, p. 55).
72 Voir P, V, v. 256-260 et II, v. 291-296. Directement exprimée au livre V, la disparition de sa mère n’est évoquée qu’à mots voilés dans les vers suivants du livre II qui se font l’écho du déni de l’enfant face à cette mort inacceptable : « raisons inconnues ». La cause du traumatisme y transparaît toutefois clairement : « Car un trouble s’immisça alors dans mon esprit / Pour des raisons inconnues. Je me retrouvai seul, / Cherchant le monde visible, sans savoir pourquoi. / Les étais de mon affection avaient été retirés, / et pourtant la construction tenait, comme soutenue / Par son propre esprit ! » Profondément déstabilisé, Wordsworth ne fut cependant pas totalement ébranlé : l’édifice tint bon, souligne-t-il, employant une métaphore architecturale qui anticipe étrangement la crypte d’Abraham et de Torok.
73 Wordsworth avait ainsi planifié le voyage en Écosse de 1814 dans le but de prévenir la dépression profonde guettant sa femme Mary après la mort de ses enfants ; voir MY, II, p. 150 et NL, p. 144.
74 Julia Kristeva, Soleil noir…, op. cit, p. 157 (à propos d’« El Desdichado » de Nerval).
75 Georges Poulet, Études sur le temps humain IV. Mesure de l’instant, Paris, Plon, 1968, p. 162 (chapitre VII : « Les Romantiques anglais »).
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