III . Wordsworth, marcheur en ville
p. 93-124
Texte intégral
1Dans l’histoire de la littérature anglaise, Wordsworth apparaît comme l’un des premiers marcheurs en ville, l’un des premiers en tout cas à avoir représenté la ville du point de vue des piétons. En s’attachant à la perception particulière du marcheur, il a offert une nouvelle vision de l’espace urbain, alors en pleine mutation. L’originalité de sa vision le situe du côté de la modernité, car elle fait de lui le précurseur de romanciers ou de poètes tels que Charles Dickens, Charles Baudelaire, ou encore le Wallace Stevens de « An Ordinary Evening in New Haven ». La ville qu’il découvrit le mieux au cours de ses promenades solitaires fut sans conteste Londres, où il résida pendant plusieurs mois en 1791, puis en 1793. Londres avait pour lui un double statut : capitale de l’Angleterre et du Royaume-Uni, elle était aussi un espace urbain comme tous les autres, avec ses différents quartiers et sa géographie propre. Aussi, dans les vers du Prélude où elle est évoquée, Londres présente-t-elle un double visage. Wordsworth semble avoir moins bien appréhendé la diversité de Paris, autre ville qu’il découvrit à pied, mais où il ne fit pour ainsi dire que passer, bien qu’il y séjournât un peu plus de deux mois, d’octobre à décembre 1792. Pour lui, Paris était avant tout le théâtre des événements révolutionnaires contemporains, la scène où se jouait un drame historique important, qui bouleversait la France et l’Europe. Nul besoin de préciser que son expérience parisienne n’eut pas grand-chose à voir avec l’expérience de la vie urbaine « normale ». Sa véritable expérience de la ville correspondit donc à son séjour londonien : il sentit alors à quel point la vie urbaine – qui transforme les relations humaines et modifie la notion même d’identité – pouvait être déstabilisante, à quel point les formes et les idées gravées en lui au cours de son enfance par son contact régulier avec la nature se révélaient du plus grand secours.
1. Marche et perception de l’histoire : Wordsworth à la découverte de deux capitales
Paris
2Deux passages du Prélude évoquent les déplacements pédestres de Wordsworth dans le centre de Paris : le premier décrit le très bref séjour qui précéda son installation sur les bords de la Loire en novembre 1791 (livre IX, v. 40-79) ; le second se rapporte à son retour dans la capitale, un peu moins d’un an après (début du livre X).
3En novembre 1791, la route qui le menait de Calais à Orléans passait par Paris et il profita de l’occasion pour s’y arrêter quelques jours et en découvrir les lieux historiques, ceux liés à la Révolution notamment. Il sillonna donc la ville en tous sens, à une vitesse effrénée, comme le signalent dans sa description la rapide énumération des lieux visités et la succession des marqueurs spatiaux (« from… down to… from… southward to… ») qui tracent à grands traits l’itinéraire suivi :
Through Paris laid my readiest path, and there
I sojourn’d a few days, and visited
In haste each spot of old and recent fame
The latter chiefly, from the Field of Mars
Down to the Suburbs of St. Anthony,
And from Mont Martyr southward to the Dome
Of Geneviève.1
4Poursuivant son évocation sur une quinzaine de vers, il s’attache alors à mettre en avant sa présence au milieu de la foule, dans les endroits animés où le tout Paris se rendait : « je vis » (v. 48), « je traversai » (v. 50), « je fixai et j’écoutai » (v. 55). Même si les scènes décrites peuvent sembler conventionnelles, Wordsworth souligne qu’il en fut lui-même témoin et que son tableau est ancré dans une expérience profondément personnelle. En arpentant Paris, il désirait sans doute mieux comprendre les événements révolutionnaires : il avait foi en la mémoire des lieux et, pour lui, connaissance géographique et connaissance historique allaient de pair. Pourtant, son attitude était quelque peu empruntée et son intérêt pour les événements contemporains, passablement limité. Lors de son premier voyage en France (durant l’été 1790), sa fascination pour les paysages des Alpes l’avait rendu assez indifférent aux réjouissances et aux festivités destinées à commémorer la prise de la Bastille. De même, en découvrant Paris, il fut beaucoup moins touché par les traces laissées par la Révolution, que par le sentimentalisme d’une œuvre d’art plutôt modeste, admirée au couvent des Carmélites, la Madeleine de Charles Le Brun.
5Loin d’être spontanés et sincères, les sentiments qu’il manifestait à l’égard de la période révolutionnaire paraissaient souvent feints, presque calculés : « I look’d for something that I could not find, / Affecting more emotion than I felt2. » Il se comportait un peu comme un acteur se conformant au rôle qu’il s’était lui-même donné dans ce drame historique : le jeune Anglais enthousiaste, profondément ému par les sites rappelant les récentes commotions de la France. Mais l’acteur était lucide :
Where silent zephyrs sported with the dust
Of the Bastile, I sate in the open sun,
And from the rubbish gather’d up a stone
And pocketed the relick in the guise
Of an Enthusiast, yet in honest truth
Though not without some strong incumbences.3
6Au-delà de l’extravagance théâtrale de son geste, Wordsworth en perçut le sens symbolique. En utilisant le substantif rare « incumbences » et une double négation à valeur de litote au vers 68, il s’est efforcé de mettre en avant la sincérité et la force de ses sentiments, mais les tâtonnements de la phrase trahissent un certain malaise. Malgré ses promenades dans Paris, en effet, il ne prit jamais vraiment conscience des enjeux socio-politiques de la Révolution. La vision qu’il avait de cette page violente de l’histoire était une vision idéale, relativement éthérée : jamais directement confronté à l’horreur des faits eux-mêmes, il les envisageait toujours avec une certaine distance ; il pouvait alors en oublier ou en nier la violence pour n’en garder que les aspects héroïques et romantiques. L’évocation de la place de la Bastille est à ce titre éloquente. Lorsque Wordsworth était venu y méditer, le silence y régnait. Le seul mouvement qui animait alors ce lieu ensoleillé était celui de la poussière, soulevée par le très poétique zéphyr jouant avec elle. La beauté de ce charmant tableau – en totale dissonance avec les clameurs de la foule et la violence des événements qui s’étaient produits au même endroit quelque deux ans plus tôt – toucha certainement l’esprit du poète : son plaisir esthétique dut supplanter ou, du moins, atténuer toutes les émotions liées à sa conscience de l’histoire. L’idéalisation de cette scène – décrite de manière rétrospective – s’explique aussi, en grande partie, par le travail filtrant de la mémoire, mais le détachement du poète reste symptomatique d’un processus d’esthétisation toujours à l’œuvre dans son appréhension de l’histoire.
7Lorsqu’il revint à Paris dans le courant de l’automne 1792, son comportement n’avait pas fondamentalement changé, en dépit de l’amitié qu’il avait contractée avec Michel Beaupuy, un général révolutionnaire. Au cours de leurs fréquentes conversations et de leurs longues promenades sur les bords de la Loire, ce dernier l’avait quelque peu éclairé, en lui donnant des clés pour comprendre la situation historique ; il en était cependant resté au domaine des principes et des idéaux (humanistes pour sa part) et n’avait nullement évoqué la scène parfois brutale de l’action politique. Or, en les confrontant à la réalité, Wordsworth comprit rapidement que ces principes abstraits étaient insuffisants. De retour à Paris un mois après les massacres de septembre 1792, il déambula à nouveau dans les rues de la capitale agitée et tenta de lire les bâtiments et les lieux à la lumière de ce qu’il avait appris, mais en vain ; il ne pouvait déchiffrer, encore moins comprendre, le texte qu’il avait sous les yeux car il était « écrit dans une langue qu’il ne sa[vait] pas lire » (P, X, v. 52). Plus précisément, il n’était pas en mesure d’interpréter immédiatement un spectacle qui dépassait largement le cadre de ses idées préconçues. Ce fut donc la réflexion qui lui fournit a posteriori le sens des images que ses promenades avaient contribué à inscrire dans son esprit. Sur les « pages muettes » (v. 53) de ce livre mémorable qu’était Paris, il écrivit son propre texte.
8S’il n’avait pas ressenti, sur la place du Carrousel, toute l’horreur des massacres qui y avaient été perpétrés, il la perçut, en revanche, fort bien dès lors que le calme de la nuit lui permit d’y réfléchir plus longuement. La peur s’empara de lui, le touchant jusque dans sa chair, « angoisse substantielle » s’amplifiant à mesure que de nouvelles associations – suscitées par le souvenir de « fictions tragiques » ou de « lugubres » événements historiques – venaient nourrir sa réflexion (v. 66-69). D’inspiration shakespearienne, le texte écrit par Wordsworth se révèle éminemment littéraire – autre signe venant corroborer l’idée d’une vision esthétique et distanciée de l’histoire. Une image tirée de la première scène de Comme il vous plaira (« Le cheval est plié au manège… ») exprime ainsi sa frayeur de voir se reproduire les massacres, tandis que les tourments de Macbeth viennent accentuer sa terreur, la faisant culminer dans une effroyable hallucination puisqu’il « cru[t] entendre une voix crier / À la Ville entière : “Ne dormez plus”4. »
9Particulière, sa perception de l’histoire se définissait surtout par l’idée de distance : distance temporelle, mais aussi esthétique, qu’elle fût induite par le regard (l’expérience sur la place de la Bastille) ou par la pensée (l’interprétation des événements à l’aide d’œuvres et de représentations littéraires). Les déambulations de Wordsworth dans Paris jouèrent néanmoins un rôle essentiel dans son appréhension de la Révolution. Elles contrecarrèrent sans doute ses tendances à l’abstraction, bien qu’il sût toujours garder du recul, même sur les lieux qui avaient été le théâtre d’événements fort récents. Ce qui est certain, en revanche, c’est que ses promenades lui fournirent les matériaux concrets et les images sur lesquels il put ensuite exercer sa pensée. Lorsqu’il parcourait les rues de la capitale française, il cherchait, en effet, à déchiffrer les traces laissées par l’histoire contemporaine afin de mieux la comprendre ; ses déambulations parisiennes avaient donc un caractère herméneutique et cognitif.
10En raison des circonstances singulières de son séjour, Wordsworth perçut Paris moins comme un espace urbain concret que comme la scène où se jouait le destin de la France. Sa seule expérience véritable de la ville reste par conséquent celle de Londres, où il vécut dans des conditions plus ordinaires.
Londres
11Capitale de l’Angleterre et du Royaume-Uni, et donc dépositaire de leur passé, Londres était depuis des siècles le lieu où siégeaient les hommes décidant de l’avenir du pays et où se faisait l’histoire de la nation. Pour le jeune Wordsworth cependant, Londres fut d’abord un lieu imaginaire dont le nom fascinant l’emplissait d’« émerveillement et de délices obscures » (P, VII, v. 91). S’il se plaisait à rêver sur le nom des lieux illustres ou des monuments de la capitale, il aimait surtout à imaginer de fastueux tableaux mettant en scène les gens de la noblesse ou les représentants du pouvoir. Leur autorité ou leur rôle politique lui importaient toutefois peu car il s’attachait surtout à l’extravagante magnificence associée à leur statut. Il prit cependant conscience de la place prégnante de l’histoire et du passé dans l’atmosphère londonienne lorsque, sortant du « labyrinthe des villages suburbains », il franchit un « seuil » décisif et entra pour la première fois dans « la grande cité », perché sur le toit d’un « véhicule itinérant » (P, VIII, v. 691 et suiv.). Il eut alors la sensation presque physique que l’histoire et le passé envahissaient son cœur, s’abattant sur lui de tout leur poids et de toute leur puissance :
A weight of Ages did at once descend
Upon my heart; no thought embodied, no
Distinct remembrances; but weight and power,
Power growing with the weight.5
12Aussi fugace qu’intense, l’émotion de Wordsworth resta néanmoins profondément gravée dans sa mémoire, comme l’indique très explicitement la version de 1850 : « […] a moment’s pause ; yet with Time it dwells, / And grateful memory, as a thing divine6. » Véritable épiphanie, cette expérience obscure – difficile à représenter et donc partiellement dessinée en creux (« no… no ») – possède les traits caractéristiques des expériences sublimes : l’esprit de Wordsworth fut accaparé par un sentiment unique difficilement définissable, qui, effaçant tout détail et toute particularité, suggérait une forme de transcendance, « une chose divine ». Cette interprétation est corroborée par la répétition de « power », qui rappelle l’affirmation célèbre de Burke : « Je ne connais rien de sublime qui ne soit quelque modification du pouvoir (power)7 », tout en renvoyant plus discrètement à l’essai inachevé du poète, « Le Sublime et le Beau », qui souligne que « quelque sentiment de pouvoir (power) » est toujours présent au cœur de la « sensation de sublimité » (PrW, II, p. 351). Ainsi, Londres, « grouillante de sensations fortes » avait-elle d’abord touché ses sentiments et exalté ses passions, satisfaisant pleinement ses attentes car « [il] ne cherchai[t] pas alors / Le savoir, mais convoitait le pouvoir » (« I sought not then / Knowledge, but craved for power », P, VIII, v. 752-755).
13La distinction ici établie entre « knowledge » et « power » (c’est-à-dire entre savoir et pouvoir, puissance ou force) se retrouve à la fin de l’essai accompagnant la préface de 1815 : « Tout grand poète […] doit susciter et communiquer du pouvoir. […] Créer du goût consiste à susciter et conférer du pouvoir, et l’effet en est le savoir. » (PW, II, p. 428) Mais ce fut surtout Thomas de Quincey qui formalisa l’opposition dans Lettres à un jeune homme dont l’éducation a longtemps été négligée d’abord – « la véritable antithèse du savoir, ce n’est pas le plaisir, mais le pouvoir » –, dans un célèbre passage de son essai sur la poésie d’Alexander Pope ensuite :
Il y a, premièrement, la littérature du savoir et, deuxièmement, la littérature du pouvoir. La première a pour fonction d’enseigner, la seconde d’émouvoir. […] La première s’adresse seulement à l’entendement discursif, la seconde s’adresse parfois, de façon ultime, à l’entendement supérieur, c’est-à-dire à la raison, mais toujours par le truchement du plaisir et de la sympathie.8
14En fait, Londres contribua autant à satisfaire le désir de connaissance (« knowledge ») que le désir de sensations fortes (« power ») de Wordsworth. En effet, bien qu’il fût peu enclin à être affecté par l’histoire, il ne pouvait ignorer le riche passé imprégnant l’atmosphère de la ville, non plus que les sentiments de puissance et de majesté qui en émanaient :
But a sense
Of what had been here done, and suffer’d here
Through ages, and was doing and suffering, still
Weighed with me, could support the test of thought,
Was like the enduring majesty and power
Of independent nature [.]9
15L’idée de poids et d’accumulation se retrouve dans ces vers ; elle est marquée, au niveau stylistique, par la répétition de verbes, employés successivement au past perfect et au prétérit – procédé qui donne au lecteur une impression de densité et de pesanteur semblable à celle que dut ressentir le poète devant la somme d’actions et de souffrances passées ou présentes.
16Pour lui, l’idée de poids allait de pair avec celle de solidité et de fermeté (« support the test… », « enduring »), deux qualités essentielles qui lui permirent de ne point se laisser totalement happer par l’incessant tourbillon d’apparences et le séduisant spectacle de la vie londonienne. Dans sa conscience de l’histoire (perçue moins comme un ensemble de faits se rapportant à la nation entière que comme la somme des histoires individuelles), il trouva une base solide pour son imagination, un matériau consistant sur lequel elle put s’exercer, lui communiquant ainsi des « pensées transcendantes sur la nature humaine » (P, VIII, v. 797-802). Au milieu de spectacles touchant ses passions, Wordsworth acquit donc du savoir et des connaissances ; le jeu de son imagination contribua « à hâter la marche autrement trop scrupuleuse de la raison10 », si bien que son apprentissage fut moins austère et plus plaisant. L’effet de Londres sur Wordsworth s’apparente donc à celui de la « littérature du pouvoir » telle que l’a décrite de Quincey, puisqu’au bout du compte, cette « grave Préceptrice » (v. 678) parla « à [son] entendement supérieur, c’est-à-dire à [s]a raison, mais par le truchement du plaisir et de la sympathie » et la leçon qu’il reçut lui permit de progresser encore davantage sur la route le menant de l’amour de la nature à celui de l’homme.
17Apparemment absente de cette formation, la marche y joua cependant un rôle non négligeable. Si les derniers vers du livre VIII ne font aucune allusion aux déambulations urbaines de Wordsworth, une grande partie du livre VII y est, en revanche, consacrée. Or ce fut certainement grâce à ses promenades qu’il put sentir avec autant d’acuité la présence de tout un passé dont les rues et les monuments de Londres gardaient la mémoire.
2. Déambulations londoniennes : découverte de la ville, découverte des hommes
18Dans le livre VII du Prélude : « Résidence à Londres », Wordsworth s’est contenté d’effleurer sa première visite, au cours de l’automne 1788. Il n’était alors qu’un « visiteur de passage » (v. 74), « un Voyageur venu de nos collines pastorales » (v. 414), qui s’était plu à arpenter les rues interminables de la ville. Au début de l’année 1791, en revanche, il vint s’y installer, mais de manière temporaire, comme l’indiquent d’emblée les vers introduisant le récit de son séjour londonien : « [I] pitch’d my vagrant tent, / […] among / The unfenc’d regions of society11. » L’image que Wordsworth donne de lui-même – au moment où il quittait définitivement Cambridge et le monde universitaire – est celle d’un voyageur, d’un homme sans réelles attaches, libre de s’installer provisoirement là où il l’entend. Il précise d’ailleurs, quelques vers plus loin : « And now it pleas’d me my abode to fix / Single in the wide waste12. » Peu lui importait, au fond, sa demeure car il cherchait moins un véritable foyer (« home », v. 77) qu’un toit où loger (« house », v. 76) pour profiter de la capitale et de son activité débordante. Bien que résidant à Londres, Wordsworth ne s’y sentit jamais vraiment chez lui et ce fut toujours avec un regard quelque peu extérieur qu’il perçut et représenta la ville.
Perception ambulatoire de la ville
19Dans les vers 145 à 243 du livre VII du Prélude, se dessine une plaisante fresque des différents quartiers de Londres. Véritable kaléidoscope d’images qui se suivent en se télescopant, ce foisonnant tableau bigarré – « that motley imagery » (v. 150) – trouve sa logique et son organisation dans les déplacements du poète. Convié par le jeu des pronoms à le suivre (« nous tournons », v. 185 ; « nous avançons », v. 215), le lecteur parcourt lui aussi les rues de Londres, sous la houlette d’un cicérone enclin à lui en faire découvrir les particularités : les déictiques (« ici », v. 176, 209 ; « là », v. 179) et les impératifs (« regardez », v. 216 ; « voyez », v. 228) l’invitent ainsi à tourner son regard vers un objet ou un lieu déterminé. La progression des deux compagnons est clairement soulignée dans la description, le passage dans un nouveau quartier étant généralement signalé par un changement de verse-paragraph. Partis des bruyantes avenues, ils explorent ensuite des quartiers plus calmes – celui des Inns of Court notamment, véritable havre de paix au milieu du tumulte ambiant – avant de rejoindre la foule et de suivre son mouvement jusqu’aux confins de la ville, vers Marble Arch, dans une zone moins fréquentée, balayée par les vents des faubourgs, pour enfin revenir vers le centre dans un brouhaha grandissant.
20Si, dans sa forme, l’évocation est structurée par la géographie londonienne, elle s’attache toutefois moins aux spécificités spatiales ou architecturales des différents quartiers (seulement suggérées à grands traits) qu’à leur animation. Wordsworth offre tout d’abord une image générale de la ville, celle qui, la première, frappe le nouveau venu à Londres. Longue énumération de vignettes typiques, sa description ne comporte qu’une seule phrase qui se déploie largement sur trente vers. Son tableau se met en place progressivement, par petites touches, à l’aide d’images concrètes qui sont autant de variations sur un double motif fort bien résumé aux vers 156-157 : « the quick dance / Of colours, lights and forms ; the Babel din » (« ballet rapide / De couleurs, de lumières et de formes ; tumulte digne de Babel »). Source d’images bigarrées et d’une rumeur ininterrompue se transformant parfois en brouhaha assourdissant, ce tourbillon d’activités est habilement suggéré par la succession de groupes nominaux plus ou moins développés, comme dans les vers suivants :
The endless stream of men, and moving things,
From hour to hour the illimitable walk
Still among the Streets with clouds and sky above,
The wealth, the bustle and the eagerness,
The glittering Chariots with their pamper’d Steeds,
Stalls, Barrows, Porters [.]13
21« Quick dance », « endless stream », « moving things », « bustle », « eagerness » – autant de termes qui évoquent une ville bruissante d’activité, une « monstrueuse fourmilière » pour reprendre l’image de 1850. Le flot de la foule y est incessant, à tel point qu’aux yeux d’un observateur extérieur, il en devient statique, comme l’exprime l’oxymore : « the illimitable walk / Still among the Streets14 ». Cette perception particulière, où l’immobilité globale de la foule supplante les mouvements de chaque individu, n’est possible qu’à distance ; dès lors que l’observateur se glisse lui-même dans la masse, il ne peut en ignorer les remous :
Here, there, and everywhere a weary Throng
The Comers and Goers face to face,
Face after face; the string of dazzling Wares,
Shop after shop, with Symbols, blazon’d Names,
And all the Tradesman’s honours overhead.15
22De tous côtés défilent les visages qui se succèdent rapidement, comme l’illustre l’insistante répétition de « face ». Restant relativement impersonnelle (« we » n’apparaît qu’une dizaine de vers plus loin), la description prend déjà le caractère résolument dynamique qu’elle gardera dans les verse-paragraphs suivants. « Face after face », « shop after shop », « the string of dazzling wares » : renvoyant à l’idée de succession, ces expressions introduisent, dans la description, une forme de temporalité totalement absente des vers précédents ; « d’heure en heure » y apparaît certes, mais en soulignant la constance d’un phénomène, la notation revient, en somme, à nier le passage du temps. En donnant à l’évocation une épaisseur temporelle, elles lui confèrent également une épaisseur spatiale : d’un tableau sans profondeur – où s’accumulent des éléments disparates sans que soient explicitées leurs positions respectives –, on passe progressivement à un espace intégrant, pour ainsi dire, la troisième dimension. Les expressions citées suggèrent, en outre, un paysage en mouvement, changeant, tel que le perçoivent les piétons. Au verse-paragraph suivant, la perspective devient d’ailleurs ouvertement celle d’un marcheur, ou plutôt de deux marcheurs, « we » étant en ses diverses positions le foyer organisateur de la description.
23Les pas des deux promeneurs les ont conduits à l’écart de la cohue, dans quelque retraite privilégiée où ils ne subissent plus l’assaut incessant des sons et des images – « a sequestered nook » (un coin retiré), pour reprendre la formule de Wordsworth, elle-même empruntée à Comus de Milton (v. 449). Arrêtons-nous un instant sur ce plaisant intermède :
At leisure thence, through tracts of thin resort,
And sights and sounds that come at intervals,
We take our way: a raree-show is here
With Children gather’d round, another Street
Presents a company of dancing Dogs,
Or Dromedary, with an antic pair
Of Monkies on his back, a minstrel Band
Of Savoyards, or, single and alone,
An English Ballad-singer. Private Courts,
Gloomy as Coffins, and unsightly Lanes
Thrill’d by some female Vender’s scream, belike
The very shrillest of all London Cries,
May then entangle us awhile,
Conducted through those labyrinths unawares
To privileg’d Regions and inviolate,
Where from their airy lodges studious Lawyers
Look out on waters, walks, and gardens green.16
24Après avoir baguenaudé dans des rues animées par des tours d’animaux savants et des ritournelles de chanteurs ambulants, les deux promeneurs se retrouvent dans un écheveau de sombres et sinistres ruelles qui débouchent sur le quartier privilégié des Inns of Court. Adroitement modulée, l’évocation poétique rend bien le tempo variable d’un tel parcours. Permettant à Wordsworth d’associer les éléments de sa description en un mouvement fluide qui reflète la perception spécifique des marcheurs, le blank verse lui offre également, par sa grande flexibilité, la possibilité de varier la cadence de ses phrases pour l’harmoniser avec le rythme changeant de la promenade.
25Dans un premier temps (v. 188-196), les deux flâneurs avancent tranquillement ; le style est fluide, la syntaxe extrêmement simple et l’évocation glisse aisément d’un spectacle de rue à l’autre, dans un mouvement sans entrave que ne perturbe nullement la division des vers grâce au jeu des enjambements ; en fin de phrase, la légère rupture rythmique due à l’apposition du doublet d’adjectifs « single and alone » fait ressortir l’animation correspondant sûrement le mieux au goût du poète : celle du baladin anglais. Dans un deuxième temps (v. 196-201), les promeneurs sont pris dans un dédale de rues qui les contraint à serpenter ; la phrase devient alors plus sinueuse et sa progression plus lente car elle s’offre des détours pour explorer ou définir plus avant les réalités qu’elle présente. L’évocation du cri strident de la vendeuse donne ainsi la sensation d’une pause dans le déroulement de la description. Le vers 200, surtout, est remarquable puisqu’il s’agit d’un tétramètre : l’omission d’un pied sur ce vers précis se révèle significative car la rupture du schéma métrique advient au moment où Wordsworth dépeint une progression contrariée. Rétablissant le mètre : « May then entangle our impatient steps » (« Peuvent alors entraver nos pas impatients »), la version de 1850 suggère, par un hypallage discret, l’état d’esprit des promeneurs, forcés de se soumettre au tortueux tracé des rues qui retarde leurs pas. Du dédale, ils débouchent finalement dans des lieux merveilleusement calmes et plaisants (v. 202-204), des lieux presque sacrés (« inviolate ») qui se méritent : rétrospectivement, le labyrinthe obscur apparaît comme un passage obligé, une sorte d’épreuve que les flâneurs doivent franchir pour apprécier les charmes de cette douce retraite nichée au cœur de Londres. La tranquillité de l’endroit et la sensation d’apaisement qui s’en dégage inclinent les marcheurs à ralentir spontanément leur allure, et le rythme de la phrase se fait lui aussi plus lent et harmonieux : « Look out on waters, walks, and gardens green17. » La promenade ne s’arrête pourtant pas sur les bords de la Tamise et le retour dans l’agitation de la foule est annoncé dès le vers suivant (qui ouvre un nouveau verse-paragraph), mais nous laisserons là notre guide.
26L’originalité de la description de Londres par Wordsworth tient surtout au point de vue qu’il adopta, l’un des premiers parmi les écrivains anglais : celui d’un marcheur dont la vision est par principe limitée et pour qui le paysage, jamais donné dans sa totalité, se découvre au fur et à mesure de ses déplacements. Dans l’esprit de Wordsworth, ce point de vue restreint était le seul légitime s’il voulait rendre la vérité de son expérience ; c’est ce que suggèrent par contraste ses précautions rhétoriques à l’orée des vers dépeignant la vision cauchemardesque des masses rassemblées à l’occasion de la foire de la Saint-Barthélemy :
For once the Muse’s help will we implore,
And she shall lodge us, wafted on her wings,
Above the press and danger of the Crowd,
Upon some Showman’s platform: what a hell
For eyes and ears! What anarchy and din
Barbarian and infernal! ’tis a dream
Monstrous in colour, motion, shape, sight, sound.18
27Pour Wordsworth, donc, la perspective surplombante était factice. Il s’octroya néanmoins cette licence car elle lui permettait de représenter, avec plus de vigueur encore, l’épouvantable chaos londonien : elle servait magistralement le dessein sous-tendant l’ensemble du livre VII puisque le tableau cauchemardesque alors dépeint – qui trouverait une légende adéquate dans ce vers de Shelley, tiré du très satirique Peter Bell the Third : « L’enfer est une ville fort semblable à Londres » (v. 147) – jouait pleinement son rôle de repoussoir, faisant ressortir par contraste le calme, la beauté et la grandiose simplicité de la nature, particulièrement manifestes dans les paysages de la région des Lacs, « le Paradis où [Wordsworth] fu[t] élévé » (P, VIII, v. 144-145).
28Purement descriptifs, les longs passages évoquant la géographie londonienne sont représentatifs du livre VII, mais non du Prélude dans son ensemble, car Wordsworth s’intéressait généralement peu aux objets extérieurs ou aux paysages en eux-mêmes, s’appliquant plutôt à mettre en avant leur interaction avec son esprit. Cette différence de stratégie poétique s’explique sans doute par le thème du livre VII : l’évocation d’un enfer urbain dont le kaléidoscope d’images séduisantes ne l’affecta finalement pas en profondeur. Herbert Lindenberger juge très sévèrement le style inhabituel du livre VII ; parfois, dit-il, « le poète ressemble curieusement à un guide touristique. Dans l’ensemble du livre, sa technique est, en fait, descriptive, ses vers se résumant souvent à un catalogue d’images et de sons » ; puis il ajoute, contestant le choix du blank verse : « On peut imaginer qu’avec sa tradition bien établie de variations métriques et syntaxiques, le distique rimé (couplet) aurait pu fournir à Wordsworth un moyen plus subtil et plus approprié pour exprimer sa vision du monde extérieur. » (1963, p. 236) Il compare alors défavorablement le tableau de Wordsworth avec « London » (1738) de Samuel Johnson, une satire spirituelle à la Juvénal, dans laquelle le poète néoclassique utilise toutes les ressources du distique rimé, notamment sa force épigrammatique. Lindenberger aurait tout aussi bien pu citer un autre exemple de la même période : « Trivia : or, the Art of Walking the Streets of London » (1716), l’églogue urbaine de John Gay, remarquable par l’esprit (wit) et le mordant de ses notations. Si les remarques de Lindenberger sont pertinentes, sa démarche reste néanmoins douteuse. En partant d’une citation du Table Talk (datée du 21 juillet 1832) où Coleridge révèle que, pour Le Reclus, Wordsworth avait envisagé d’évoquer la ville « dans un esprit proche de celui de Juvénal », il s’est attaché à rechercher la satire chez le poète, tout en reconnaissant qu’il s’agissait d’un mode peu adapté à sa perception des choses et à sa tournure d’esprit (p. 238). Par ailleurs, Wordsworth fut sans doute trop submergé par l’effervescence londonienne pour pouvoir adopter le détachement nécessaire à la posture satirique. Assez peu fructueux, le parti-pris de Lindenberger biaise en outre sa lecture du livre VII. Ainsi, le blank verse nous semble parfaitement adapté au projet d’écriture du poète et à la présentation particulière qu’il souhaitait faire de Londres. S’il n’a pas la force épigrammatique du couplet, le blank verse possède, en revanche, un précieux avantage, déjà souligné : une extrême souplesse, qui lui permet d’adhérer au mieux aux déambulations urbaines du poète et favorise la création d’un rythme ambulatoire (pedestrian rhythm) apte à évoquer l’expérience pédestre et le mode de perception singulier qu’elle implique.
29Par les choix poétiques qui sous-tendaient l’écriture du livre VII (utilisation du blank verse et organisation de la description autour d’un foyer mobile), Wordsworth s’inscrivait donc moins dans la lignée de ses prédécesseurs qu’il ne s’en écartait, créant une rupture et ouvrant une voie originale qui devait mener à la modernité.
Wordsworth, flâneur ?
30Ses déambulations dans Londres ne peuvent manquer d’évoquer une figure centrale de Charles Baudelaire : le flâneur, cet homme qui prend plaisir à baguenauder au milieu de la foule et à l’observer à son insu. Mêlé à la masse des gens mais ne s’y perdant pas, il garde son identité tout en jouissant du privilège de pouvoir la quitter à loisir pour en revêtir une autre ; Baudelaire décrit ainsi la « singulière ivresse » à laquelle s’abandonne le flâneur dans la foule : « Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun19. » Sur ce point particulier, Wordsworth diffère fondamentalement de Baudelaire. Au milieu de la cohue londonienne, il luttait pour défendre et préserver son individualité : il ne s’identifiait pas aux autres ni ne se projetait en eux. Ne s’abandonnant jamais à la foule, même lorsqu’il y était physiquement immergé, il maintenait au contraire la position de « Spectator ab extra » que Coleridge considérait comme la seule lui convenant (Table Talk, 21 juillet 1832). Par peur de se perdre, sans doute, il se comportait moins en flâneur baudelairien qu’en égoïste, son opposé : « Celui-là qui épouse la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. » (1975, vol. I, p. 291) La distinction de Baudelaire rappelle celle, plus radicale, établie par John Keats entre « le sublime wordsworthien ou égotiste » et « le poète caméléon » (dont Shakespeare est le modèle par excellence) :
Quant au Caractère poétique lui-même (j’entends de l’espèce à laquelle, pour autant que je relève d’aucune, j’appartiens ; cette espèce qui se distingue du sublime wordsworthien ou égotiste, laquelle est une chose per se et tout à fait à part) il n’est pas lui-même – il n’a pas de moi – il est tout et rien – (Lettres, p. 207)
31Baudelaire ne va pas aussi loin que Keats : sans être « une chose per se », le flâneur – ou le poète – possède bien une identité propre, mais il peut s’en défaire à son gré. Ainsi, la vision de Wordsworth n’était généralement pas celle de « l’homme des foules » ; il n’était pas flâneur au sens baudelairien du terme : « Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. » (1975, vol. II, p. 691) Rien ne paraît plus éloigné des plaisirs de Wordsworth que cette jouissance : il aimait la solitude et fuyait le nombre ; il recherchait la stabilité et se méfiait des mouvements désordonnés qui ne s’articulaient autour d’aucun point fixe. Pourtant, malgré ces divergences, la position de Wordsworth demeure ambiguë. Au cours de son étude sur le flâneur, Walter Benjamin distingue deux points de vue possibles sur la foule : celui de l’homme qui l’observe installé dans sa demeure et celui de l’homme qui, au contraire, plonge en son cœur ; les regards sont bien entendu différents :
D’un côté, une multitude de petites scènes de genre qui, rassemblées, font un album de vignettes colorées ; de l’autre une silhouette qui aurait pu inspirer un grand graveur ; une foule innombrable où personne n’est tout à fait lisible pour son voisin et personne n’est tout à fait indéchiffrable.20
32Ces deux approches semblent constituer les deux facettes principales de la perception complexe de la foule chez Wordsworth : tantôt ses vers tendent au lecteur « un album de vignettes colorées », tantôt ils présentent la foule – et au-delà, l’homme – comme une entité mystérieuse, presque insondable.
Foule et perception de l’homme
33Au cours de ses déambulations dans la capitale, Wordsworth croisa une multitude de gens qui lui firent prendre conscience de la diversité de la nation anglaise. Sur une quinzaine de vers du livre VII, le lecteur est convié à observer un défilé de différents types, principalement nationaux ; les trois premiers (l’Italien, le juif et le Turc) sont chacun caractérisés par une démarche ou un attribut distinctif mais, comme le signale l’emploi de l’article défini, Wordsworth vise moins les individus particuliers que les diverses classes auxquelles ils appartiennent (v. 227- 232). Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il poursuive sa généralisation encore davantage, allant jusqu’à affirmer que la foule renferme « tous les spécimens de l’Homme, / Et toutes les couleurs que le soleil confère, / Et tout type de forme et de visage » (« all specimens of Man / Through all the colours which the sun bestows, / And every character of form and face », v. 236-238). Véritable macrocosme, Londres semble concentrer en son sein toute la variété de la race humaine ; fortement suggérée par l’emploi des quantifieurs « all » et « every », porteurs de la notion d’intégralité, l’exhaustivité de l’échantillonnage londonien se trouve confirmée dans les vers suivants où l’énumération conduit le lecteur aux quatre coins de la planète :
The Swede, the Russian; from the genial South,
The Frenchman and the Spaniard; from remote
America, the Hunter-Indian; Moors,
Malays, Lascars, the Tartar and Chinese,
And Negro Ladies in white muslin gowns.21
34Alors que rien ne paraît devoir arrêter l’évocation, Wordsworth la conclut tout en délicatesse : un peu avant la fin de la période, le rythme ralentit progressivement – sous l’effet notamment de la succession des accents sur le groupe « white muslin » – et la liste très abstraite se referme sur une image plus précise, élégamment contrastée (« Negro » et « white ») et empreinte de légèreté (« muslin »).
35Dans l’économie du livre VII, la présentation des différentes nationalités fait suite à une autre typologie : celle des citadins anglais, distingués en fonction de leurs occupations et de leurs démarches. À mesure que la description se déroule – à mesure, donc, que l’on se rapproche des quartiers résidentiels –, les marcheurs rencontrés semblent jouir d’une oisiveté grandissante. À la progression de la lecture correspond une montée graduelle dans l’échelle sociale : au mendiant cul-de-jatte et à cet autre « en habit de marin », succèdent, en effet, « la nourrice […], le célibataire qui aime à prendre le soleil, / L’oisif militaire et la Dame, / Qui, d’un pas décent, va se promener aux champs » (v. 219- 226). Symptomatique d’un processus de généralisation, la présence de l’article défini révèle qu’une nouvelle fois, le désir d’ordonner des observations multiples et variées a pris le pas sur celui d’en présenter les particularités. À l’image d’Honoré de Balzac, mais de manière beaucoup moins rationnelle et délibérée, Wordsworth paraît avoir improvisé dans ces vers une petite « théorie de la démarche22 ».
36Passablement abstraite – jamais il ne s’arrêtait sur l’individu en tant que tel – et plutôt pittoresque – il s’en tenait généralement aux apparences extérieures –, sa vision des hommes dans la foule se situait aux antipodes de celle, résolument sociale, de William Blake. « London » (1794) offre ainsi une perspective bien différente sur la capitale britannique, dénonçant avec virulence, par le biais d’un rythme lancinant et d’effets sonores remarquables, la misère et l’oppression accablant tous les habitants de Londres. À l’image de Wordsworth quelques années plus tard, Blake s’y représente arpentant les rues de la capitale mais, loin de se livrer à une lecture géographique de l’espace, il s’attache pour sa part à déchiffrer avec compassion les visages profondément marqués par la souffrance et à interpréter les cris de détresse qui l’interpellent au cours de ses déambulations. La conscience sociale et la violente dénonciation des malheurs de l’homme en ville qui transparaissent dans cette Song of Experience évoquent plus les romans de Charles Dickens ou « The Cry of the Children » (1843) d’Elizabeth Barrett Browning que les textes de Wordsworth. De fait lorsque la vision de ce dernier quittait le pittoresque pour se faire plus profonde, elle restait alors fondamentalement personnelle et subjective, se définissant surtout en termes de perception et d’identité.
37Si Wordsworth appréhendait parfois les hommes qu’il croisait comme une collection de types, il percevait surtout la foule londonienne comme un ensemble confus où les gens se côtoyaient sans se connaître, vivaient à proximité les uns des autres tout en restant étrangers (VII, v. 117-120). Ce mode de vie le déstabilisait dans la mesure où il ne correspondait nullement à l’image de l’homme et des relations humaines qu’il s’était faite au cours de sa jeunesse dans la région des Lacs. Déjà lors de son premier passage à Londres, il avait été ébranlé en entendant une prostituée jurer ; les paroles de cette femme avaient sérieusement entamé sa conception d’une humanité pleine de dignité et universellement bonne, provoquant même dans son esprit une division de la race humaine, rendue ici concrète par l’image de la barrière :
A barrier seem’d at once
Thrown in, that from humanity divorced
The human Form, splitting the race of Man
In twain, yet leaving the same outward shape.23
38Sans doute la radicale nouveauté de l’événement pour un homme comme lui, habitué à une vie plutôt protégée dans les espaces ruraux, l’avait-elle ébranlé. À la fin du dix-huitième siècle cependant, l’expérience de la ville comportait pour tous une part d’inédit car les espaces urbains se transformaient en profondeur. Face à cet inconnu, deux types de réactions étaient possibles selon Raymond Williams :
Cette expérience pouvait clairement prendre l’une ou l’autre direction, et déboucher soit sur l’affirmation d’une humanité commune, par-delà les barrières de l’étrangeté de la foule, soit sur une conscience aiguë de l’isolement, du mystère – sentiment ordinaire qui peut devenir une terreur. Wordsworth a exploré ces deux types de réponse et la littérature du dix-neuvième siècle a prolongé cette exploration, dans les deux directions.24
39L’intuition d’une commune humanité n’est nullement formulée par Wordsworth dans le livre VII du Prélude, presque entièrement consacré aux aspects négatifs de Londres, véritable enfer urbain, lieu de tous les vices. Dans le livre VIII, en revanche, où il s’applique à souligner les côtés positifs de son séjour londonien, il exprime sa foi en « l’unité de l’homme » (v. 827). Comme le signalent les vers 831 à 836, la sensation de cette intense unité, marquée par le doublet « union et communion » au vers 833, ravit l’âme et la transporte d’une joie sublime : transcendant l’unité de l’homme, l’âme en fait l’image de son union avec Dieu, prenant ainsi conscience de sa haute origine et de sa nature foncièrement spirituelle. Quasi extatique, l’expérience vécue par Wordsworth en pareil cas fait toutefois figure d’exception ; beaucoup plus souvent, ses déambulations dans Londres lui permettaient de mesurer le profond isolement des individus : « Il est vraiment seul, […] l’homme emmuré dans la vaste métropole », a-t-il écrit dans Home at Grasmere (v. 593, 597).
40Seul au milieu de la foule, en effet, à la foire de la Saint-Barthélemy ou dans les rues de Londres, l’homme perd son identité propre. Fondu dans la masse, péjorativement décrite comme un grouillant « essaim », il se retrouve privé de toutes les particularités qui définissent son individualité. Écrasées par la « vaine confusion » régnant dans la capitale, les différences entre les hommes deviennent aussi triviales et insignifiantes que les objets qui les entourent, n’étant d’aucun secours pour enrayer un mouvement d’uniformisation partout à l’œuvre :
An undistinguishable world of men,
[…] melted and reduced
To one identity, by differences
That have no law, no meaning, and no end.25
41Wordsworth s’en prend ici à la foule, la rendant responsable de son incapacité à distinguer les hommes entre eux. Plus profondément, cependant, il perçut dans les rues surpeuplées de Londres qu’indépendamment de sa présence dans la multitude, tout homme est un mystère :
Thus have I look’d, nor ceased to look, oppress’d
By thoughts of what, whither, when and how,
Until the shapes before my eyes became
A second-sight procession, such as glides
Over still mountains, or appears in dreams;
And all the ballast of familiar life,
The present, the past; hope, fear; all stays,
All laws of acting, thinking, speaking man
Went from me, neither knowing, nor known.26
42Sans cesse confronté à un cortège de passants dont il ne savait rien, il ne pouvait percer les apparences de son regard et leur étrangeté restait irréductible. À force de les scruter (voir l’insistante répétition au vers 598 : « I look’d, nor ceas’d to look »), il finissait même par leur ôter une partie de leur substance. Inédite, cette angoissante expérience dépassait son entendement et le privait de ses repères, le laissant profondément désemparé, dans un état de totale ignorance souligné par le polyptote « neither knowing, nor known ». Ce n’était pas faute, pourtant, d’avoir tenté de se raccrocher à tout ce qui aurait pu lui offrir une certaine stabilité. C’est ce que suggèrent du moins les vers 603 à 606 où il semble s’appliquer à reconstruire au niveau stylistique « le lest de la vie courante » : la présentation balancée d’opposés (« the present, the past », « hope, fear ») et l’énumération ternaire (« acting, thinking, speaking man ») donnent une impression d’équilibre, tandis que la succession de sept accents (de « past » à « laws ») témoigne de sa volonté d’ancrage dans un monde solide, plus substantiel que celui des rêves (v. 602). Comme l’a justement remarqué Raymond Williams, les incertitudes de Wordsworth sur son identité résultaient directement de la mise en échec de la perception entendue comme facteur de sens et d’explication :
Wordsworth voyait l’étrangeté, la perte de lien, non d’abord sur un plan social, mais sur un plan perceptuel : une mise en échec de l’identité dans une foule étrangère, qui entraînait en retour une perte d’identité du moi, puis, par conséquent, une perte de la société elle-même, vaincue et remplacée par une procession d’images : la « valse des couleurs, des lumières et des formes », « visage après visage », et il n’y a pas d’autres lois. Il n’y a pas eu par la suite, dans la littérature de la ville, d’expérience plus centrale. (1973, p. 150)
43Si les vers 592 à 606 constituent un passage crucial en soi, ils ne prennent cependant tout leur sens qu’au regard de l’expérience relatée dans les vers qui leur font suite ; à une échelle plus large, en effet, ils semblent avoir pour fonction d’exposer les circonstances qui rendirent le poète particulièrement réceptif à une révélation inattendue.
44Alors qu’il avançait dans la foule, totalement dérouté et dépourvu de certitude, Wordsworth vit soudain un mendiant aveugle portant un écriteau où était résumée sa vie. Ce morceau de papier ne contenait sans doute que des indications assez banales (son nom, son origine, ses besoins), mais Wordsworth les interpréta en termes existentiels, faisant ainsi d’un spectacle familier le lieu d’une étonnante vision :
And once, far-travell’d in such mood, beyond
The reach of common indication, lost
Amid the moving pageant, ’twas my chance
Abruptly to be smitten with the view
Of a blind Beggar, who, with upright face,
Stood propp’d against a Wall, upon his Chest
Wearing a written paper, to explain
The story of the Man, and who he was.
My mind did at this spectacle turn round
As with the might of waters, and it seem’d
To me that in this Label was a type,
Or emblem, of the utmost that we know,
Both of ourselves and of the universe;
And, on the shape of the unmoving man,
His fixèd face and sightless eyes, I look’d
As if admonish’d from another world.27
45Outre sa cécité, la caractéristique principale du mendiant était son immobilité, qui en faisait un point fixe au milieu de la valse des passants. Cette absence de mouvement (« Stood propp’d against a Wall », « unmoving », « fixèd ») affectait même ses yeux puisque son regard était figé : « sightless ». Un tel spectacle bouleversa profondément Wordsworth (v. 615-616) : libéré du charme exercé sur lui par la foule tourbillonnante, il put modifier la direction de son regard et – désormais tourné vers son intériorité – se recentrer sur l’essentiel. Être de la marge, le mendiant paraissait, en effet, incarner quelque vérité venue d’ailleurs et en déchiffrant l’écriteau, le poète le transforma en « un type, un emblème », porteur d’un message transcendant. Comme souvent, liminarité sociale et liminarité ontologique allaient donc de pair. Sans doute l’efficace de ce mendiant particulier tenait-elle aussi à sa cécité, comme si le fait d’être privé de la vue lui donnait accès à la vision, ou mieux, lui donnait le pouvoir de faire accéder les autres à la vision ; le positionnement de certains mots clés, tels que « the view / Of a blind beggar » ou « His… sightless eyes, I look’d » est à cet égard significatif. Cet homme serait ainsi une illustration supplémentaire de ce que Gilbert Durand appelle les valences positives de la cécité ; en partant des analyses de Georges Dumézil sur Odhin le borgne, l’anthropologue tire les conclusions suivantes :
Le sacrifice de l’œil […] est le moyen de renforcer la vision et d’acquérir la voyance magique. […] L’extrême valorisation intellectuelle et morale de l’organe visuel entraîne son oblation, parce que l’organe charnel se sublime et qu’une seconde vue, archétypale au sens platonicien de ce terme, vient relayer la vision commune.28
46Dans cet exemple, ce fut le poète qui tira profit du sacrifice du mendiant : sa double vue lui permit de dégager un sens dont semblait dépourvu le kaléidoscope d’images quasi irréelles qui s’offrait à lui. En interpellant l’œil de son esprit (« intellectual eye ») jusqu’alors tenu en sommeil par l’activité débordante de son œil de chair (« bodily eye »), la vue du mendiant avait donc mis son imagination en branle et l’avait pour ainsi dire sauvé, l’empêchant de sombrer dans l’univers vain des apparences.
3. Le prisme de l’imagination
Au royaume de la fantaisie, le triomphe de l’imagination
47Pris dans l’animation de la capitale, Wordsworth était happé par la valse des images qui sollicitaient sans répit sa fantaisie29, faisant naître une foule de sentiments. Aussi furtifs qu’intenses, ces sentiments restaient cantonnés aux « faubourgs de son esprit30 », n’affectant nullement son imagination, logée pour sa part en son plein cœur. Cette faculté autrement plus noble était, en effet, plongée dans un état de semi-torpeur par la confusion ambiante, dont la foire de la Saint-Barthélemy constituait un bon exemple puisqu’elle offrait un spectacle propre à « endormir toutes les facultés créatrices de l’homme » (P, VII, v. 654). Cet assoupissement de l’imagination du poète s’expliquait sans doute par l’absence de matériaux propres à la stimuler31. En effet, si Coleridge différenciait les deux facultés créatrices en opposant leur mode de fonctionnement – « l’imagination, ou la faculté de façonner et de modifier ; la fantaisie, ou la faculté agrégative et associative32 » –, Wordsworth les distinguait, lui, par le but qu’elles se fixaient et la nature des objets sur lesquels elles s’exerçaient : « Le pouvoir d’agréger et d’associer, d’évoquer et de combiner, appartient aussi bien à l’imagination qu’à la fantaisie ; mais soit les matériaux évoqués et combinés sont différents ; soit ils sont associés selon une loi différente, et dans un but différent. » (PW, II, p. 441) Ainsi, tandis que l’imagination « fuit tout ce qui n’est pas plastique, flexible ou indéfini » (PW, II, p. 441), la fantaisie peut s’accommoder d’une multitude d’objets ; sans cesse stimulé par de nouvelles images, celui qui s’adonne aux plaisirs de « cette puissance frelatée » (P, VIII, v. 592) risque de se perdre dans de vains papillonnages. Possédant une influence plus durable, l’imagination est au contraire garante d’une stabilité qui inclut le mouvement ; par sa fermeté, elle impose, en effet, un ordre au tourbillon des pensées confuses engendrées par la fantaisie. Ainsi, durant son enfance, l’imagination de Wordsworth se posait comme un point fixe au centre de ses inventions fantastiques et les animait d’un mouvement contrôlé33 ; contrecarrant par là tout risque d’éparpillement, elle permettait à ses pensées de s’organiser en une solide sphère et assurait la force et l’équilibre de son esprit (P, VIII, v. 594-606). Or comme il ne manque pas de le rappeler, Wordsworth devait les fermes structures de son imagination à une enfance passée au cœur de la nature. En imprégnant son âme par leur constante présence, les formes fixes et grandioses des montagnes lui avaient donné une stabilité et une majesté durables ; la vivacité de ses pensées s’ancrait, elle, dans le spectacle toujours changeant des paysages du Cumberland, dont le visage évoluait au gré des variations atmosphériques – brumes et brouillards, douce et forte pluie ou resplendissant soleil (P, VII, v. 721- 729). Ainsi formé, Wordsworth put n’être point totalement submergé par l’agitation des rues londoniennes : en lui donnant le recul nécessaire, son imagination lui permettait de percer les apparences et de « voir les parties / Comme des parties, mais avec la conscience du tout » (« sees the parts / As parts, but with a feeling of the whole », v. 711-712). Saisissant dès lors l’ensemble du tableau, il parvenait à y cerner une réalité plus profonde et à y trouver un sens. Grâce à cet exercice intellectuel, il « avait, parmi les choses les plus insignifiantes, / Quelque intuition obscure des plus grandes » (« ha[d] among least things / An under-sense of greatest », v. 710-711), c’est-à-dire qu’en portant un regard différent, il métamorphosait radicalement ce qu’il voyait :
The Spirit of Nature was upon me here;
The Soul of Beauty and enduring life
Was present as a habit, and diffused,
Through meagre lines and colours, and the press
Of self-destroying, transitory things
Composure and ennobling Harmony.34
48Apportant ordre et harmonie à l’éphémère, cette vision proprement poétique figure le processus de transmutation à l’œuvre dans toute création artistique. Concluant le livre VII, ces vers signent donc le triomphe de l’imagination sur la fantaisie, car si celle-ci se situe du côté du divertissement, celle-là se situe du côté de l’art : « La fantaisie sert à aviver et à distraire la partie temporelle de notre nature, l’imagination à en stimuler et à en soutenir la partie éternelle. » (PW, II, p. 442)
49Grâce à la puissance de son imagination, Wordsworth ne vécut pas son expérience urbaine comme une rupture radicale, mais plutôt comme un intermède ; s’il mit alors la nature et les valeurs de la vie rurale au second plan, elles ne le quittèrent cependant jamais : il les retrouvait même parfois en plein cœur de la ville, lorsque son imagination, stimulée par un objet ou par un son, le transportait en pensée vers les espaces naturels qui lui étaient familiers. Bien cernée par l’heureuse formule de Jeffrey Robinson dans The Walk : « ruralizing imagination in London » (1989, p. 86), cette modalité particulière de l’imagination constitue le cœur de deux courts poèmes : « The Farmer of Tilsbury Vale » et « The Reverie of Poor Susan ».
« Imagination ruralisante à Londres »
50« The Farmer of Tilsbury Vale » raconte l’histoire du vieil Adam, un fermier qui, après trente années florissantes passées sur ses terres, se retrouve ruiné et contraint d’« émigrer » vers la capitale (v. 45). En parfait contraste avec sa vie passée, sa nouvelle existence est néanmoins peuplée d’images de la nature, qui se présentent souvent à lui sous forme de souvenirs involontaires. Sa mémoire est avant tout affective, stimulée dès lors que son cœur est touché : « And Nature, while through the great city he hies, / Full ten times a day takes his heart by surprise. » Irrésistiblement attiré par les chariots de paille, véritables aimants pour lui, il éprouve en les voyant de profondes émotions, qui réveillent en lui des sensations tant auditives que visuelles :
’Mid coaches and chariots, a waggon of straw,
Like a magnet, the heart of old Adam can draw;
With a thousand soft pictures his memory will teem,
And his hearing is touched with the sound of a dream.35
51Loin de faire naître en lui la moindre amertume, les souvenirs ainsi suscités l’emplissent de joie ; il n’est guère étonnant, dès lors, qu’il cherche consciemment à provoquer ces moments de bonheur en se rendant dans les endroits de Londres qui fleurent bon les odeurs de la ferme : Covent Garden, Haymarket ou encore Smithfield. Là « on peut le voir respirer le souffle des vaches / Et son cœur est, tout ce temps, dans la vallée de Tilsbury » (« The breath of the cows you may see him inhale / And his heart all the while is in Tilsbury Vale » v. 87-88). En le faisant temporairement renouer avec la splendeur passée, ces images fugaces, éclats d’un paradis perdu, égaient donc la vie de ce nouvel Adam plongé dans l’enfer londonien. Autrement plus douloureuse est l’expérience rapportée dans « The Reverie of Poor Susan ».
52Originaire de la vallée de Cheapside mais résidant à Londres, la pauvre Susan s’imagine souvent voir au milieu de la ville les paysages ruraux de son enfance, vers lesquels son esprit s’est tourné en entendant le chant de l’alouette. Ainsi, au vers 5, la description quitte les rues de Londres pour la suivre dans ses rêveries, l’articulation entre le réel et l’imaginaire se faisant autour d’une interrogation du narrateur : « ’Tis a note of enchantment ; what ails her ? She sees / A mountain ascending, a vision of trees36. » Aux vers 5, 9 et 13, les verbes relatifs à la vision donnent l’impression que les paysages champêtres se trouvent réellement sous les yeux de Susan, comme s’ils occultaient l’espace urbain en s’y superposant. À part « a vision of trees » au vers 6, nul indice dans le tableau lui-même ne vient révéler qu’il s’agit d’une projection imaginaire. La pauvre femme se laisse d’ailleurs gagner par l’illusion, imaginant avoir retrouvé le paradis perdu de son enfance, mais la réalité reprend bientôt ses droits et les scènes rendues si vivantes par sa nostalgie s’évanouissent peu à peu : « She looks, and her heart is in heaven : but they fade. » Inéluctable – comme le signale l’emploi de « will » au vers 15 : « The stream will not flow, the hill will not rise » –, la dissolution de l’image est complète avant même le dernier vers : « And the colours have all passed away from her eyes!37 »
53S’ils rappellent les limites intrinsèques de l’imagination – qui ne peut durablement substituer ses créations à la réalité –, les derniers vers ne remettent toutefois pas en cause sa puissance d’évocation, c’est-à-dire, dans le cas précis de l’« imagination ruralisante », sa faculté à importer la nature au cœur même de l’espace urbain. Mais la nature n’a parfois nul besoin de l’imagination pour s’emparer de la ville et en transformer momentanément le visage.
Esthétisation du paysage urbain
54Lorsque des circonstances particulières le révèlent sous un autre jour ou le métamorphosent en estompant ses traits négatifs ou trop agressifs à l’œil, le paysage londonien a la faculté de susciter des émotions aussi intenses que les paysages grandioses de la nature. Illustrant bien cette idée, « Saint Paul’s » et « Composed upon Westminster Bridge, Sept. 3, 1802 » décrivent deux expériences mémorables survenues chacune au petit matin, à un moment où la capitale encore dépeuplée ne vibrait pas au rythme de son agitation habituelle.
55Écrit en 1808 mais jamais publié, « Saint Paul’s » évoque « une scène visionnaire » qui frappa Wordsworth tandis qu’il marchait pensivement, tôt le matin, dans une Londres silencieuse, transfigurée par la neige. Recouvertes d’une fine pellicule blanche, les rues familières, quasiment désertes, étaient méconnaissables :
A visionary scene – a length of street
Laid open in its morning quietness,
Deep, hollow, unobstructed, vacant, smooth,
And white with winter’s purest white, as fair,
As fresh and spotless as he ever sheds
On field or mountain.38
56Suggérant une équivalence entre la ville et « les champs ou les montagnes », la comparaison « as fair, as fresh and spotless as… » vise, dans le sillage de « winter’s purest white », à transférer la pureté de la nature vers le paysage urbain. À l’image de la pellicule de neige, la phrase estompe les limites et les contours distincts, traduisant ainsi la réconciliation momentanée de deux espaces généralement opposés. Dans le même ordre d’idée, les adjectifs qualifiant la cathédrale Saint-Paul, qui constitue le cœur de la « scène visionnaire », sont habituellement réservés, chez Wordsworth, à la description de la nature dans ses aspects les plus grandioses :
Pure, silent, solemn, beautiful, was seen
The huge majestic Temple of St. Paul’s
In awful sequestration, through a veil,
Through its own sacred veil of falling snow.39
57Comme en témoignent les adjectifs à connotation religieuse « sacred » et « awful » (à entendre au sens fort « awe-full », « awe » désignant la crainte révérencielle), la majestueuse cathédrale, nimbée de son halo de neige, avait touché l’imagination du poète avec la même force qu’un paysage sublime, suscitant en lui le sentiment de quelque transcendance venue apaiser ses angoisses : « [by] Gift of Imagination’s holy power, / My soul in her uneasiness received / An anchor of stability40. »
58L’un des premiers dans la littérature anglaise, le sonnet « Composed upon Westminster Bridge, Sept. 3, 1802 » célèbre quant à lui la beauté aurorale de Londres :
Earth has not anything to show more fair:
Dull would he be of soul who could pass by
A sight so touching in its majesty:
This City now doth, like a garment, wear
The beauty of the morning; silent, bare,
Ships, towers, domes, theatres, and temples lie
Open unto the fields, and to the sky;
All bright and glittering in the smokeless air.
Never did the sun more beautifully steep
In his first splendour, valley, rock, or hill;
Ne’er saw I, never felt, a calm so deep!
The river glideth at his own sweet will:
Dear God! the very houses seem asleep;
And all that mighty heart is lying still!41
59Contemplée depuis le pont de Westminster dans la resplendissante lumière de l’aube, à une heure où l’air n’est pas encore souillé par les activités trépidantes de la journée (« the smokeless air » v. 8), Londres offre au regard du poète son auguste et paisible beauté. La splendeur exceptionnelle du tableau dépasse ses pouvoirs d’expression et il ne peut la suggérer que par la négative : « not anything… more fair », « never… more beautifully », « ne’er saw I, never felt ». Dépeuplée, la ville se résume à ses monuments et à son fleuve, mais avec « garment » et « heart », elle acquiert elle-même le statut d’une personne face à laquelle le poète se tient, comme pétrifié par la force de ses sentiments. L’émouvante beauté de ce paysage urbain est en partie due à la présence de la nature en son sein : Londres s’ouvre sur le ciel et sur les champs (v. 7), et ses édifices sont implicitement assimilés aux éléments d’un paysage naturel – l’énumération « valley, rock, or hill » (v. 10) faisant écho à celle du vers 6 : « Ships, towers, domes, theatres, and temples ». Plus remarquable encore, l’ambiguïté de la syntaxe regroupe la ville et la nature en les baignant dans la même atmosphère de brillante pureté, car « all bright » peut être apposé à « fields » et « sky » autant qu’à « ships… temples ». Totalement silencieuse, la ville n’est animée que du majestueux mouvement du fleuve, dont la lenteur est suggérée par le ralentissement du rythme sur « own sweet will » au vers 1142. Elle est en fait endormie – « asleep », « lying still » – et son sommeil est si profond (« a calm so deep ») qu’il ne peut manquer d’évoquer la mort, d’autant plus que c’est le cœur, organe de vie, qui est en repos (v. 14). Le temps semble ainsi suspendu dans le sonnet, comme si le poète arrêté sur un pont se situait au seuil de l’éternité et retrouvait dans le paysage urbain la beauté originelle de la nature. Le soleil brille d’ailleurs « in his first splendour » (v. 10, nous soulignons) et cette resplendissante lumière aurorale ne peut manquer d’évoquer la « lueur visionnaire » qui, d’après « Ode : Intimations of Immortality… », baigne le monde du jeune enfant, au matin de la vie terrestre de l’âme. « Composed Upon Westminster Bridge » décrit donc une expérience véritablement épiphanique qui, en faisant retrouver la lumière visionnaire de l’origine, transfigure la ville de Londres.
60Témoignant chacun à sa manière de la capacité du paysage londonien à susciter un profond ravissement, « Saint Paul’s » et « Composed upon Westminster Bridge » suggèrent, en outre, les conditions bien particulières dans lesquelles peuvent se révéler la beauté ou la sublimité de la capitale : celle-ci doit non seulement être vidée de sa substance propre, c’est-à-dire de sa population et de son incessante animation, mais elle doit également être « naturalisée », à tel point que c’est finalement la nature qui se trouve une nouvelle fois célébrée dans ces poèmes consacrés à des expériences urbaines.
61La vision esthétisante à l’œuvre dans ces deux poèmes où la nature recouvre un lieu chargé d’histoire est typique de la manière dont Wordsworth appréhendait les paysages, qu’ils aient été naturels (landscapes) ou urbains (cityscapes) : dans sa perception de l’espace, la lecture politique – s’attachant à déceler la marque de l’homme et de l’histoire dans les paysages – occupait une place négligeable par rapport à la lecture esthétique – centrée sur la beauté d’une nature perçue comme intemporelle. Le poème « View from the Top of Black Comb » mêle les deux approches. Dominant ce qui est considéré comme le plus grand panorama de Grande-Bretagne, Wordsworth l’interprète d’abord de manière générale, comme le symbole des dons de la nature à l’homme, puis l’appréhende de manière particulière, comme une partie du territoire britannique reflétant la prospérité nationale :
– Of Nature’s works,
In earth, and air, and earth-embracing sea,
A revelation infinite it seems;
Display august of man’s inheritance,
Of Britain’s calm felicity and power!43
62La plupart du temps, toutefois, il se limitait à une lecture esthétique de l’espace, chassant l’histoire des paysages comme il s’efforçait de la chasser de son existence ou de son développement poétique.
63De même, bien qu’il s’enquît de la situation particulière des hommes et des femmes qu’il croisait sur son chemin, il ne s’attardait guère sur leur singularité véritable mais s’appliquait plutôt à approfondir sa connaissance de l’homme en général ou à tirer parti de la rencontre pour enrichir son propre esprit. Ainsi, la découverte de son pays ou de ses habitants n’était nullement la finalité première de ses nombreuses promenades ; elle en était, pour ainsi dire, une conséquence incidente. Les bénéfices qu’il espérait retirer de la marche se situaient surtout dans le domaine existentiel et, partant, artistique. Avant d’être un acte de désobéissance ou de nivellement social, avant d’être un moyen d’acquérir un savoir politique ou social, la marche était pour Wordsworth une activité particulière qui lui permettait d’établir un rapport privilégié au monde et à lui-même, et de nourrir, ce faisant, son art.
Notes de bas de page
1 « Par Paris passait mon chemin le plus direct / Et j’y séjournai quelques jours, visitant / En hâte tous les lieux célèbres du passé et du présent, / Ces derniers principalement, depuis le Champ-de-Mars / Jusqu’au Faubourg Saint-Antoine, / Et de Montmartre jusqu’au Dôme / De Sainte-Geneviève, plus au sud. » (P, IX, v. 40-46)
2 « Je cherchai quelque chose que je ne pouvais trouver, / Affectant plus d’émotion que je n’en ressentais. » (P, IX, v. 70-71)
3 « Là où les zéphyrs silencieux jouaient avec la poussière / De la Bastille, je m’assis au soleil, / Et je ramassai une pierre parmi les débris, / Et je mis dans ma poche la relique, à la manière / D’un Enthousiaste mais, en vérité, / Non sans de vifs émois. » (P, IX, v. 63-68)
4 « The horse is taught his manage » (v. 70) et « I seem’d to hear a voice that cried, / To the whole City, “Sleep no more.” » (v. 76-77, qui font écho à Macbeth, II, II, v. 34-40)
5 « Le poids des Siècles descendit d’un coup / Sur mon cœur : nulle pensée incarnée, nul / Souvenir distinct ; mais un poids et une force, / Une force grandissant avec le poids. » (P, VIII, v. 703-706)
6 « Un court moment de pause ; mais il demeure dans le Temps, / Et ma mémoire reconnaissante, comme une chose divine. » (P, 1850, VIII, v. 556, 559)
7 Edmund Burke, APhilosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, éd. A. Phillips, Oxford, Oxford University Press, [1756] 1998, p. 59.
8 Voir Thomas de Quincey, Collected Writings, 14 vol., éd. David Masson, Édimbourg, Adam and Charles Black, 1889-1890 : Letters to a Young Man… (1823), vol. X, p. 48 ; « Alexander Pope » (1848, révisé en 1858), vol. XI, p. 54. Comme la plupart de ses idées concernant la littérature et la poésie, de Quincey reconnaissait devoir cette antithèse à des conversations qu’il avait eues avec Wordsworth (vol. X, p. 48).
9 « Mais le sentiment / De ce qui avait été fait ici, et souffert ici / À travers les âges, et qui continuait à être fait et souffert, avait néanmoins / Du poids pour moi, pouvait supporter le test de la pensée, / Était semblable à la majesté, la force persistantes / De la nature indépendante. » (P, VIII, v 781-786)
10 « To forward reason’s else too scrupulous march » (P, 1850, VIII, v. 643).
11 « [Je] plantai ma tente vagabonde dans des régions non encloses de la société. » (P, VII, v. 60-62)
12 « Et il me plut alors de fixer ma demeure / Seul dans cet immense désert. » (v. 75-76) L’expression « fix… in the wide waste » semble offrir un bon résumé de l’entreprise poétique de Wordsworth. Visant précisément à stabiliser ce qui était mobile, son écriture lui permettait, en effet, de fixer des repères et de jalonner son territoire afin de lui donner un sens.
13 « Flot incessant d’hommes et d’objets mouvants, / D’heure en heure, procession sans limites / Immobile dans les Rues, sous les nuages et sous le ciel, / Richesse, agitation, et impatience, / Chariots rutilants avec leurs Destriers pomponnés, / Étals, Boutiques, Éventaires. » (P, VII, v. 158-163)
14 L’oxymore n’existe que dans la mesure où l’on considère « still » comme un adjectif : immobile, et non comme un adverbe : encore, toujours (dans ce cas, « still » servirait à renforcer l’idée de permanence et de constance déjà marquée par « endless », « illimitable » ou encore « from hour to hour »).
15 « Ici, là, et partout, une Foule lasse, / Ceux qui vont, ceux qui viennent, face à face, / Face après face ; file de Produits éblouissants, / Boutique après boutique, avec Emblèmes, Noms blasonnés, / Et tous les honneurs du Commerçant suspendus au-dessus des têtes. » (P, VII, v. 171-175)
16 « De là, à loisir, par des endroits peu fréquentés / Où images et sons arrivent par intervalles, / Nous cheminons : là, on trouve un montreur ambulant / Entouré d’Enfants ; une autre Rue / Présente une troupe de Chiens dansants / Ou un Dromadaire, avec un couple grimaçant / De Singes sur le dos, un Groupe de ménestrels / Savoyards, ou, seul, dans son coin, / Un Baladin anglais. Des Cours privées, / Sombres comme des Cercueils, et des Ruelles disgracieuses / Vibrant du cri aigu de quelque Vendeuse, sans doute / Le plus strident de tous les Cris de Londres, / Peuvent alors nous entraver un moment, / Dans ces labyrinthes qui nous conduisent sans le savoir / Vers des Régions privilégiées et inviolées, / Où, depuis leurs loges aériennes, les studieux Juristes / Regardent les eaux du fleuve, des promenades, de verts jardins. » (P, VII, v. 188-204)
17 La lenteur, ou du moins le ralentissement, du rythme est surtout le fait de la succession de voyelles longues ([ɔ : ], [ɑ : ], [i : ]) ; le jeu des répétitions sonores – syllabiques : walks, waters, ou allitératives : garden, green – contribue, lui, au sentiment d’harmonie et d’équilibre.
18 « Pour une fois, nous implorerons l’aide de la Muse, / Et elle nous placera, portés sur ses ailes / Par-dessus la cohue et le danger de la Foule, / Sur l’estrade de quelque Forain : quel enfer / Pour les oreilles et pour les yeux ! Quelle anarchie, quel vacarme / Barbare et infernal ! C’est un rêve / Où couleur, mouvement, forme, image et son sont monstrueux. » (P, VII, v. 655-661)
19 Charles Baudelaire, « Les Foules », Le Spleen de Paris, XII, dans Baudelaire. Œuvres complètes, vol. I, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 291.
20 Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 74.
21 « Le Suédois, le Russe ; du Sud clément, / Le Français et l’Espagnol ; de la lointaine / Amérique, l’Indien chasseur ; Maures, / Malais, Lascars, le Tartare et le Chinois, / Et Négresses en robes de blanche mousseline » (P, VII, v. 239-243).
22 Honoré de Balzac, Théorie de la démarche et autres textes, éd. J. Bonnet, Paris, Pandora, 1978 ; « Théorie de la démarche » (1833), p. 7-85.
23 « Une barrière parut soudain / Jetée, qui séparait de l’humanité / La Forme humaine, divisant la race des Hommes / En deux, tout en leur laissant la même silhouette. » (P, VII, v. 423-426)
24 Raymond Williams, The Country and the City, Londres, Chatto & Windus, 1973, p. 234.
25 « Un monde indistinct d’hommes, / […] Fondus et réduits / À une seule identité, par des différences / Qui n’ont ni loi, ni sens, ni fin » (P, VII, v. 699, 702-704)
26 « Ainsi, j’ai regardé, je n’ai cessé de regarder, oppressé / Par ces pensées : quoi ? où ? quand ? comment ?, / Jusqu’à ce que les formes devant mes yeux devinssent / Une procession en vision revue, comme celles qui glissent / Sur les montagnes silencieuses, ou apparaissent dans les rêves ; / Et tout le lest de la vie courante / Le passé, le présent ; l’espoir, la peur ; tous les étais, / Toutes les lois de l’homme agissant, pensant et parlant / Me quittèrent, sans que je le susse, sans que les autres le sussent. » (P, VII, v. 598-606)
27 « Et une fois, alors que j’étais entraîné dans cette humeur, au-delà / De tout repère ordinaire, perdu / Au milieu du spectacle mouvant, je fus, de manière fortuite, / Abruptement frappé par la vue / D’un Mendiant aveugle qui, le visage droit, / Se tenait appuyé contre un Mur, sur sa Poitrine / Portant un écriteau expliquant / L’histoire de cet Homme, et qui il était. / À ce spectacle, mon esprit se retourna, / Comme par la force des eaux, et il me sembla / Que cette Étiquette était un type, / Un emblème de tout ce que nous pouvons savoir / Sur nous-mêmes et sur l’univers ; / Et je fixai la forme de l’homme immobile, / Son visage figé et ses yeux sans vue, / Comme admonesté d’un autre monde. » (P, VII, v. 607-622)
28 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, [1969] 1992, p. 172.
29 Dans une acception ancienne, « fantaisie » désigne l’imagination ; pris dans son sens suranné, le terme sert ici à rendre le concept, souvent débattu par les romantiques, de « fancy ».
30 « The suburbs of the mind » (VII, v. 507) fait écho à un passage de Julius Caesar de Shakespeare (Portia à Brutus) : « Dwell I but in the suburbs / Of your good pleasure ? » (« Vis-je seulement aux faubourgs de votre bon plaisir ? », II, I, v. 284-285).
31 Comme vu supra, il faut excepter de cette remarque le passé et l’histoire de Londres ; ils ne s’offraient toutefois pas immédiatement à sa vue et leur perception exigeait un certain travail de réflexion.
32 S. T. Coleridge, Biographia Literaria, éd. N. Leask, Londres, J. M. Dent, 1997, p. 167 (chapitre 12).
33 Au cœur de l’opposition entre ces deux facultés, se trouve la tension – centrale chez les poètes romantiques – entre mouvement centripète et mouvement centrifuge. Dans la vie comme dans l’écriture, toute la difficulté consiste à trouver un équilibre satisfaisant entre monde intérieur et monde extérieur, concentration et expansion, ou encore recueillement et diffusion. Sur ce point, voir les éclairantes analyses de Georges Poulet dans Les Métamorphoses du cercle, Paris, Flammarion, 1979, en particulier le chapitre 4 : « Le Romantisme » (p. 171-209).
34 « L’Esprit de la Nature était alors sur moi ; / L’Âme de la Beauté et de la vie durable / Était présente, par habitude, et diffusait, / À travers les maigres lignes et couleurs, et la foule / Des objets transitoires et éphémères, / Le calme et l’Harmonie ennoblissante. » (P, VII, v. 735-740)
35 Respectivement, « Et la Nature, pendant qu’il se hâte par les rues de la grande ville, / Dix bonnes fois par jour prend son cœur par surprise. » (v. 63-64) et « Parmi les chars et les carrosses, un chariot de paille, / Tel un aimant, peut attirer le cœur du vieil Adam ; / De mille images douces sa mémoire s’emplit, / À ses oreilles, le son d’un rêve retentit. » (v. 77-80)
36 « C’est une note enchanteresse ; mais qu’a-t-elle ? Elle voit / Une montagne qui s’élève, une vision d’arbres. » (v. 5-6)
37 Respectivement, « Elle regarde et son cœur est au paradis, mais elles s’effacent » (v. 13) ; « La rivière ne veut plus couler, ni la colline s’élever » (v. 15) ; « Et toutes les couleurs ont disparu de ses yeux. » (v. 16)
38 « Une scène visionnaire – une longue rue, / Déserte dans sa quiétude matinale, / Grave, vide, dégagée, libre, lisse, / Et blanche, du blanc le plus pur de l’hiver, aussi beau, / Aussi frais et immaculé que celui qu’il répand / Sur les champs ou les montagnes. » (v. 15-20)
39 « Pur, silencieux, solennel, beau, s’élevait / L’immense Temple majestueux de Saint-Paul / Dans un isolement auguste, derrière un voile, / Derrière son propre voile sacré, fait de flocons de neige. » (v. 25-29)
40 « Le pouvoir sacré de l’Imagination / Fit don à mon âme inquiète / D’une ancre de stabilité. » (v. 9-11)
41 « La Terre n’a rien de plus beau à montrer : / Il serait d’âme triste celui que point ne n’arrêterait / Un spectacle d’une majesté si émouvante : / La Ville porte maintenant, tel un vêtement, / La beauté du matin ; silencieux et nus, / Bateaux, tours, dômes, théâtres et temples / S’ouvrent sur les champs ainsi que sur le ciel ; / Tous brillants et scintillants dans l’air sans fumée. / Jamais le soleil n’a plus joliment baigné / De sa splendeur première vallée, roc ou colline ; / Jamais je n’ai vu, jamais ressenti de calme aussi profond ! / Le fleuve coule au gré de son humeur tranquille : / Mon Dieu ! Les maisons mêmes semblent endormies ; / Et tout ce cœur puissant est immobile ! »
42 Le ralentissement sur « own sweet will » est dû à la présence de trois accents successifs qui augmentent l’ampleur de la diphtongue [әʊ] et de la voyelle longue [i : ], tout en renforçant l’effet d’allongement du [ɪ] produit par la proximité de la liquide : [l].
43 « Les œuvres de la Nature, / Sur terre, dans l’air, et dans la mer qui embrasse la terre, / Semblaient se révéler à l’infini ; / Auguste déploiement du patrimoine de l’homme, / De la puissance et de la félicité tranquilles de la Grande-Bretagne ! » (v. 30-34)
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