II. Typologie poétique : les marcheurs dans l’œuvre de Wordsworth
p. 63-91
Texte intégral
1Au tournant du dix-neuvième siècle, la marche s’élargit à un nombre croissant de personnes issues des milieux les plus variés : des oisifs indolents aux vagabonds miséreux, le spectre était large. Ces catégories de marcheurs ne se côtoyaient pas toujours dans la réalité, mais l’œuvre poétique de Wordsworth les rassemble en son sein et, à partir des figures mises en scène ou évoquées, il est possible d’en dresser une typologie relativement complète. Loin d’offrir une image figée et objective, cette typologie « poétique » prend en compte les changements et les évolutions affectant chaque classe de marcheurs ; elle met également en lumière le sens et la valeur que Wordsworth leur accordait et, ce faisant, elle esquisse un tableau, partiel certes, mais original, de la société de l’époque.
1. Les oisifs marcheurs
2À la fin du dix-huitième siècle, la modification progressive des valeurs associées à la marche entraîna l’apparition d’un nouveau type de marcheur : le marcheur oisif, souvent un touriste, qui se promène à pied par plaisir, pour faire un peu d’exercice, méditer tranquillement ou découvrir les endroits plus ou moins reculés d’une région. Le premier exemple en est Wordsworth lui-même, dans son existence mais aussi dans ses poèmes. Dans une œuvre véritablement hantée par les marcheurs, en effet, celui que les lecteurs rencontrent le plus souvent n’est autre que le poète lui-même, qui apparaît généralement sous ses propres traits, parfois sous ceux d’un autre personnage jouant le rôle de double poétique (le narrateur de « The Thorn », par exemple). Grand adepte de la flânerie et de la déambulation, Wordsworth n’eut de cesse de se différencier des autres touristes, sans doute pour éviter d’être taxé, comme eux, de paresse et d’indolence.
3Nouvelles figures dans le paysage culturel, les oisifs marcheurs ou les touristes autres que Wordsworth lui-même n’occupent pas une place très importante dans ses poèmes. Amateurs du pittoresque, voyageurs pensifs ou peintres en quête d’inspiration y apparaissent néanmoins de manière furtive. Rarement décrits pour eux-mêmes, ils sont généralement présentés à travers le regard amusé ou désapprobateur des habitants des régions qu’ils parcourent. « The Brothers » s’ouvre ainsi abruptement sur des remarques acerbes dirigées à leur encontre.
4Observant, depuis la porte de son cottage, un homme pensif qui s’attarde dans le cimetière, le pasteur le prend – à tort – pour un touriste et tient ces propos véhéments :
These Tourists, heaven preserve us! needs must live
A profitable life: some glance along,
Rapid and gay, as if the earth were air,
And they were butterflies to wheel about
Long as the summer lasted: some, as wise,
Perched on the forehead of a jutting crag,
Pencil in hand and book upon the knee,
Will look and scribble, scribble on and look,
Until a man might travel twelve stout miles,
Or reap an acre of his neighbour’s corn.
But, for that moping Son of Idleness,
Why can he tarry yonder ?1
5Qu’ils virevoltent gaiement et s’étourdissent dans leurs vains papillonnages ou qu’ils restent immobiles des heures durant à regarder le paysage et à gribouiller perchés au sommet d’une montagne, tous les touristes se caractérisent à ses yeux par la même insouciance et la même oisiveté : ils gaspillent le précieux temps dont ils disposent. À leur occupation inutile, le pasteur oppose deux types d’activité : le fauchage du champ du voisin (v. 10) et un long déplacement à pied, exigeant effort et endurance – la présence de trois accents successifs (« twelve stout miles ») à la fin du vers 9 suggère, par le ralentissement rythmique qu’elle implique, le poids de la fatigue accablant peu à peu le marcheur. La philosophie qui sous-tend sa diatribe est donc celle du monde rural, qui valorise la persévérance et le labeur. Le pasteur illustre lui-même les idées dont il se fait le défenseur puisqu’en « cette soirée de juillet » (v. 17), il accomplit une « tâche hivernale » (v. 20), aidant sa femme et sa fille à filer de la laine – petite scène de la vie rurale qui fait ressortir par contraste le désœuvrement total de « ce Fils de l’Oisiveté », perdu dans ses pensées au milieu du cimetière. À elle seule, cette caractérisation extrêmement péjorative cristallise toute la condescendance que le pasteur éprouve à l’égard des frivoles touristes, qu’il nomme « sages » au vers 5 par antiphrase. Les premiers vers de « The Brothers » ressemblent donc à une étrange variation sur la fable de « La Cigale et la Fourmi » de Jean de La Fontaine, mais le parallèle ne fonctionne qu’un temps, car la fourmi quitte rapidement sa tâche. Piqué par sa curiosité et son désir d’élucider l’attitude « anormale » de l’inconnu, le pasteur se rend à l’entrée du cimetière et reste un long moment à l’examiner, se perdant dans des conjectures fort peu obligeantes, avec la suffisance d’un homme persuadé de sa supériorité et de la justesse de sa position :
Ay, thought the Vicar, smiling to himself,
’Tis one of those who needs must leave the path
Of the world’s business to go wild alone:
His arms have a perpetual holiday;
The happy man will creep about the fields,
Following his fancies by the hour, to bring
Tears down his cheek, or solitary smiles
Into his face, until the setting sun
Write fool upon his forehead.2
6Comme le signalent « one of those » ou « will creep », qui indique la prévisibilité du comportement, le pasteur décrit ici un type : le touriste romantique, dont il décline tous les clichés. Oisif perpétuel, un tel homme éprouve le besoin de s’échapper du monde, de sortir des sentiers battus pour se retrouver seul au milieu de la nature, où il peut épancher son moi au gré de ses humeurs. Tantôt gai, tantôt mélancolique, il laisse sa sensibilité s’exprimer, ne retenant ni le sourire ni les larmes que peuvent susciter ses propres pensées ou la beauté d’un paysage. Un comportement aussi singulier, aussi étranger à l’univers et aux valeurs du pasteur, ne peut que susciter sa désapprobation : pour lui, tout homme s’adonnant à ces plaisirs mérite le titre de « fool » (inévitable pendant à l’ironique « wise »), un titre que lui décerne d’ailleurs le soleil couchant lui-même. Avec cette image finale, le pasteur légitime sa propre opinion en l’assimilant à celle de la nature.
7Un portrait très critique des touristes – voilà donc ce que contient, entre autres, le début de « The Brothers ». Constatation fort simple, certes, mais qui ne peut manquer de soulever des interrogations. Quelles raisons poussèrent donc Wordsworth à accorder pareille place à des remarques finalement peu utiles dans l’économie générale du texte ? L’attitude quelque peu méprisante du pasteur semble porter en germe celle que Wordsworth lui-même adopta, une quarantaine d’années plus tard, dans ses lettres au Morning Post. En 1800, toutefois, année où il composa « The Brothers », Wordsworth n’avait pas encore acquis sa réputation de poète, et son mode de vie, que les habitants des environs de Grasmere considéraient sans doute comme oisif et improductif, l’exposait potentiellement à des commentaires aussi désobligeants que ceux du pasteur. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il force le trait dans sa description du comportement ordinaire des touristes : ne partageant pas leurs extravagances sentimentales, il se différenciait donc au moins d’eux par son attitude, et cette conviction devait calmer une partie de son angoisse. Sans doute ; mais le message profond du passage introductif de « The Brothers » semble en réalité plus subtil. Tous les commentaires du pasteur se fondent en fait sur une méprise. Le jeune homme qui s’attarde pensivement devant les tombes n’est nullement un touriste, mais un certain Leonard qui revient dans sa vallée natale après douze années passées en mer pour tenter de gagner un peu d’argent. Le pasteur ne le reconnaît pas et, sans savoir à qui il s’adresse, lui raconte l’histoire de sa propre famille. Il lui apprend ainsi la mort de son jeune frère James, tombé dans un précipice pendant une crise de somnambulisme. Troublé par cette triste nouvelle, Leonard n’a pas le courage de révéler son identité au pasteur ; les derniers vers du poème précisent seulement qu’il la lui dévoile plus tard, par le biais d’une lettre (v. 429-433). Or, dès le deuxième verse-paragraph3 (v. 38 et suiv.), le narrateur informe ses lecteurs de la véritable identité de Leonard. Ainsi, s’ils peuvent facilement acquiescer aux idées impétueusement exprimées par le pasteur dans les tous premiers vers, ils jugent, en revanche, d’un œil plus critique les pensées rapportées dans le quatrième verse-paragraph (v. 104-112) car ils savent alors que cet homme qui prétend détenir la vérité se trompe sur la nature même de son futur interlocuteur, cible de son dédain. Par l’ironie de cette situation, Wordsworth invite ses lecteurs à prendre du recul par rapport à la description simplificatrice du pasteur. Ce faisant, il montre qu’il y a quelque danger à énoncer ou à épouser des jugements trop hâtifs n’ayant d’autre fondement que les apparences extérieures. Après tout, selon une idée mise en avant par Shakespeare dans nombre de ses pièces, les idiots ou les fous sont parfois plus sages qu’il n’y paraît. Dans l’esprit du pasteur, le travail est avant tout une activité manuelle – c’est du moins ce que suggère le vers 107 : « Ses bras ont un congé perpétuel. » Il ne peut par conséquent voir dans la flânerie ou l’indolence que des manifestations de la paresse. Une vision tranchée, donc, qui ne retient que les côtés négatifs de l’indolence ; une vision limitée aussi, comme Wordsworth se plaît à le souligner par le biais d’une ironie presque dramatique.
8Aveuglé par sa vision pragmatique des choses, le pasteur ne parvient pas à envisager que l’indolence et l’oisiveté puissent être créatrices, « productives » à leur manière. En évoquant, aux vers 49-65, les hallucinations de Leonard scrutant les eaux marines depuis le pont de son bateau encalminé (comme celui du vieux marin de Coleridge) dans la zone équatoriale, Wordsworth fournit une brève illustration des pouvoirs combinés de l’œil et de l’imagination dans les moments d’indolence. Même s’il s’agit là d’une re-création plus que d’une véritable création (il revoit les paysages et les scènes de son enfance), l’exemple vient néanmoins contrebalancer le sévère discours du pasteur sur l’oisiveté. Sous ses critiques perce donc la voix de l’auteur, qui vient quelque peu modifier les significations premières et suggérer, de manière voilée, que les relations entre loisir et labeur, gratuité et utilité, sont plus complexes qu’il n’y paraît, surtout dans le cas des artistes4. Contre le pasteur d’Ennerdale et ses vues par trop restrictives, Wordsworth prêchait donc pour sa « paroisse », s’appliquant à justifier son existence de marcheur en apparence oisif.
2. Les marcheurs de la vie rurale
9Durant son enfance, Wordsworth parcourut la campagne et les montagnes du Cumberland, sa région natale, au gré de ses promenades. S’il était alors surtout attiré par la nature et les plaisirs qu’elle offrait, ses errances lui donnèrent aussi l’occasion de rencontrer les acteurs de la vie rurale et de développer son intérêt, puis son amour, pour l’homme. Parmi ces gens, il en était certains dont l’occupation impliquait la pratique régulière de la marche. Partie intégrante de leur travail, elle était pour eux une activité bien différente de celle des touristes oisifs : sa visée première n’était pas récréative, ce qui n’empêchait cependant pas les ruraux d’éprouver du plaisir à arpenter leur territoire. Parmi ces types de marcheurs, certains – le berger et le colporteur, notamment – frappèrent l’imagination de Wordsworth et l’influencèrent durablement. Aussi, en revenant s’installer à Grasmere, non loin des lieux de sa jeunesse, en décembre 1799, avait-il sans doute espéré renouer avec ces figures marquantes. En fait, le mouvement de modernisation et d’industrialisation qui touchait l’Angleterre et affectait profondément la société rurale tendait à les faire progressivement disparaître du paysage social et, partant, du paysage tout court… Il y a donc souvent une pointe de nostalgie dans les passages où Wordsworth les dépeint.
Le berger, ou la vie pastorale selon Wordsworth
10Évoquant les bergers de son enfance, le livre VIII du Prélude : « Retour en arrière – L’amour de la nature menant à l’amour de l’humanité » s’ouvre sur l’évocation d’une fête estivale : la foire annuellement tenue dans l’une des vallées dominées par le Helvellyn. Cet événement apparemment contemporain de la composition des vers replongea Wordsworth dans son passé. En portant un regard rétrospectif sur son enfance, il prit conscience du caractère paradisiaque de sa région natale, bénie par les « dons primitifs de la Nature » et habitée par des hommes parfaitement libres – « L’homme libre, l’homme travaillant pour lui-même, avec le choix / Du temps, du lieu, et de l’objet » –, dépositaires de valeurs essentielles à ses yeux : « la simplicité, / La beauté, et la grâce inévitable5 ». Plus qu’à tous les autres, il attribuait ces vertus aux bergers et son affection s’attacha d’abord à eux, imperceptiblement. Si ces hommes gagnèrent le cœur de Wordsworth, ce fut sans doute parce qu’ils vivaient en communion avec cette nature que lui-même appréciait tant. Leur vie entière était inscrite dans le paysage, et les collines ou les champs étaient, pour eux, comme autant de pages d’un livre où étaient conservées les traces de leur existence ; d’où leur proximité avec la nature et leur fort attachement aux lieux qu’ils fréquentaient quotidiennement6. Ce fut sans nul doute à leur contact que Wordsworth contracta l’habitude de lire les paysages et de chercher à déchiffrer les signes de la nature. La révision d’un passage du livre VIII révèle, à cet égard, un changement d’optique intéressant ; Wordsworth y évoque la manière dont les histoires tragiques qui lui avaient été contées l’accompagnaient dans ses promenades. Dans la version de 1805, ces histoires restaient présentes à sa mémoire et il les apportait lui-même dans la nature : « tales […] which in my walks / I carried with me among crags and woods / And mountains » ; dans la version de 1850, en revanche, c’étaient les objets de la nature qui témoignaient des divers incidents : « tales […] of which the rocks / Immutable and everflowing streams, / Where’er I roamed, were speaking monuments7 ». De même, au dire du narrateur dans les premiers vers de « Michael », l’histoire racontée dans son poème est tout entière contenue dans l’un de ces « monuments parlants » : « a straggling heap of unhewn stones » (« un tas informe de pierres brutes », v. 17), vestige d’une bergerie qui ne fut jamais achevée et, par là, symbole d’un rêve et d’un espoir déçus.
11Revenons aux bergers. Qui étaient donc ces hommes que Wordsworth appréciait par amour pour leur occupation et pour les lieux qu’ils habitaient ? Avant tout des hommes libres, arpentant les montagnes par plaisir autant que par devoir, à l’image de celui décrit aux vers 381 et suivants :
He feels himself
In those vast regions where his service is
A Freeman; wedded to his life of hope
And hazard, and hard labour interchang’d
With that majestic indolence so dear
To native Man.8
12Ce qui ennoblit ce berger, c’est le sentiment de liberté qu’il éprouve ou que, plus exactement, le poète projette sur lui. Bien que la description soit au présent (et renvoie ainsi au moment de l’écriture), c’est surtout dans le passé, alors que Wordsworth n’était encore qu’un « écolier vagabond » (v. 390), qu’un tel spectacle avait acquis pour lui son sens. La figure du berger – vivant en si parfaite harmonie avec son territoire – était entourée d’une telle aura dans son esprit qu’il en faisait même l’incarnation de l’esprit du lieu, le représentant visible de la puissance à l’œuvre dans ce monde : « une Puissance, un Génie, régnant sous l’autorité de la Nature, de Dieu » (v. 393-395). Il lui prêtait d’ailleurs une influence considérable dans la formation de son esprit, affirmant que ce fut grâce à elle que s’effectua le passage crucial qui le mena de l’amour de la nature à celui, d’abord inconscient, de l’humanité (v. 410-416). Les exemples donnés dans ces vers semblent, en effet, moins mettre en scène un ou des bergers particuliers que différentes images de la figure du berger : bien qu’entre les versions de 1805 et de 1850 l’objet de l’amour de Wordsworth devienne un peu moins général – dans le titre, « Amour de l’humanité (Mankind) » est remplacé par « Amour de l’homme (Man) » –, il n’en demeure pas moins abstrait ; la source de son amour pour l’Homme (et non les hommes, « men ») est elle-même un type : le Berger. Or les vers de Wordsworth masquent partiellement le statut imaginaire de cette figure, qui paraît être une émanation directe de ses observations de pasteurs arpentant les montagnes du Cumberland. Elle est en fait le fruit d’un processus d’idéalisation, en partie rétrospective ; mais un enfant qui devait parfois saisir un mur pour sortir de « l’abîme d’idéalisme » où il était tombé pouvait sans doute jeter un regard aussi abstrait sur les hommes bien réels rencontrés au cours de ses promenades9.
13De façon symptomatique, ce furent les bergers solitaires, croisés inopinément, qui frappèrent le plus l’imagination de Wordsworth. En général, il les découvrait soudainement, dans des circonstances assez exceptionnelles pour qu’il les perçût comme des manifestations quasi surnaturelles. Une fois, alors que brumes et brouillards enveloppaient le paysage, un berger et son chien étaient soudain apparus dans une percée ensoleillée, qui semblait ménager une ouverture sur un tout autre monde. Immédiatement saisis comme les « habitants d’une île aérienne » paraissant flotter au gré du vent (v. 97-98), ils relevaient en apparence moins de la réalité que de la sphère imaginaire, l’indice le plus évident de ce basculement imperceptible étant, en vertu de sa double signification (dans l’air et immatériel), l’adjectif « aerial » (aérien). Parfois, en allant dénicher des oiseaux ou en revenant de la pêche, Wordsworth faisait des rencontres tout aussi saisissantes. Tantôt, c’était un géant qui avançait à grandes enjambées dans le brouillard. Tantôt, apparaissant avec la fulgurance d’un éclair, c’était une silhouette toute nimbée de la lumière dorée du couchant. Tantôt enfin, c’était « un objet solitaire et sublime » (v. 407) se détachant sur le ciel – un homme marchant au sommet d’une montagne, mais figé au regard par la distance, et ainsi semblable à une croix aérienne : « like an aerial Cross », avec les nuances de sens évoquées plus haut (v. 408). Comme le signale l’emploi du present perfect dans les vers 397 à 410 qui renferment ces évocations, toutes ces images semblent avoir été construites à partir de plusieurs expériences dont Wordsworth aurait tiré la substance en en dégageant les constantes, ce qui était déjà un premier pas vers l’abstraction. Dans ce processus, la distance jouait un rôle essentiel. En raison de la séparation spatiale, le berger solitaire restait pour Wordsworth un inconnu, simple « forme » (v. 406) ou « objet » dans le paysage (v. 407). En effaçant les particularités et les contours trop nets, la distance conférait une certaine irréalité aux paysages et aux bergers observés ; les brumes et les brouillards ou la profonde lumière du soleil couchant avaient la même fonction. Grâce au flou et à l’imprécision relative flottant sur les différentes scènes qui s’offraient à son regard, Wordsworth pouvait laisser libre cours à son imagination. Il put ainsi construire sa figure idéale du Berger et projeter sur elle les valeurs qui lui tenaient à cœur. Dans ce processus, abstraction et sacralisation allaient de pair. Ainsi, les vers 397 à 410 – qui culminent dans l’assimilation du berger à une croix dressée au sommet d’une montagne – comportent de nombreux termes à connotation religieuse. L’image du berger prenant des proportions colossales pour atteindre la taille d’un géant est celle d’une véritable magnification, à la fois agrandissement et glorification. La deuxième évocation ressemble à une apparition religieuse, la figure y étant d’ailleurs « glorifiée » (v. 404). Enfin, le berger sublime et solitaire paraît se transformer en un objet digne de « vénération » (v. 410) : « une croix aérienne », ultime station, peut-être, d’un chemin de croix (voir « stationed », v. 409). L’image de la croix, qui couronne la sacralisation du berger, semble pouvoir porter une autre interprétation : pour Wordsworth, l’une des vertus les plus inestimables de la vie des bergers était leur communion harmonieuse avec la nature ; en assimilant le berger à une croix en bois – un matériau naturel –, il a peut-être voulu suggérer la réalisation d’un rêve de proximité totale, de fusion, avec la nature.
14Dans certains passages du livre VII, Wordsworth se plaît à souligner la rudesse de la vie de « ses » bergers, pour bien les distinguer des héros des œuvres pastorales (qu’elles aient été de la période classique ou de la période élisabéthaine) ou de ces heureux bergers qu’il observa lui-même dans une vallée près de Goslar en Allemagne et qui passaient leurs journées « en un plaisir exempt de labeur, sans tâche / Plus pénible que celle de tailler une coupe en bois de hêtre / Pour l’eau des sources ou des fontaines » (v. 343-345). Cependant, sans être idyllique, la description de Wordsworth n’en demeure pas moins idéale et fictive, comme l’a indiqué Herbert Lindenberger : « Malgré tout ce qu’il en dit, la pastorale sincère que Wordsworth pensait avoir substitué à celle de l’artifice littéraire était elle-même un artifice, bien que d’un genre audacieusement original10. » La remarque est intéressante mais ne rend pas totalement justice au poète. S’il brouillait un peu les pistes, Wordsworth reconnaissait tout de même la part d’artifice que comportait sa description. Il ne se méprenait pas sur la double nature de « ses » bergers ; loin de son regard transformateur, il le savait, ces hommes menaient une existence toute ordinaire, mais dès que son imagination s’emparait d’eux, ses « modèles » quittaient la vie réelle et devenaient de pures constructions mentales (v. 417-424). Wordsworth devait néanmoins se douter que son portrait du berger l’exposait à de potentielles critiques et, pour se prémunir contre ses éventuels détracteurs, il les devança, attaquant le premier : si certains considéraient que sa représentation n’était qu’une « illusion », c’est qu’ils étaient « nourris de la lettre morte, et non de l’esprit des choses », et que leur vérité, dépourvue de vitalité, n’était qu’une « image de cire », une idole construite de leurs propres mains (v. 428-436). Le trait décoché est net, sans doute un peu trop. Sous la véhémence de l’attaque, l’embarras de Wordsworth est perceptible. À certains égards, en effet, la vérité du poète pouvait elle aussi sembler se résumer à une « image de cire » qu’il avait lui-même fabriquée et qu’il adorait : à un moment où la société rurale subissait de considérables changements, Wordsworth avait sans doute voulu fixer, dans l’écrin de ses vers, l’image de cette figure qui subsistait intacte dans sa mémoire, nimbée de l’aura des souvenirs d’enfance. En outre, pour que les bergers pussent jouer le rôle crucial qu’il leur assignait dans la formation de son esprit, il fallait que Wordsworth n’en retînt que les traits pertinents. La description quelque peu édulcorée des bergers dans Le Prélude n’est d’ailleurs pas représentative de l’ensemble de son œuvre. Dans des pièces plus courtes, en effet, dans lesquelles son projet poétique était différent, Wordsworth a dépeint avec plus de réalisme une société rurale confrontée à maintes difficultés.
15« Accablé par les cautions, / Les intérêts et les hypothèques11 », Walter Ewbank (dans « The Brothers ») et Michael furent les derniers propriétaires de domaines ancestraux, vendus à leur mort ; les troupeaux disparurent de leurs terres, laissant place à la charrue (dans le cas de Michael, du moins), et les héritiers durent quitter leur région natale pour aller gagner leur vie ailleurs : Leonard, le petit-fils de Walter, se fit marin, tandis que Luke, le fils de Michael, mena une existence dissolue en ville avant de s’exiler « au-delà des mers » (v. 447). Pire encore fut la situation décrite dans « The Female Vagrant », ballade lyrique dont Wordsworth intégra plus tard la substance à « Guilt and Sorrow ». Victimes de l’égoïste convoitise d’un grand propriétaire qui, une fois sa fière demeure construite, avait entrepris de s’approprier les terres et les cottages environnants, la Vagabonde et son vieux père furent, en effet, contraints de quitter le domaine familial auquel ils étaient sentimentalement attachés. Le vieil homme avait bien tenté de résister à l’expansion rapide de son riche voisin, mais en vain : leurs biens ayant été saisis à la suite de préjudices de tous ordres, ils se retrouvèrent totalement destitués et furent expropriés.
16Au tournant du dix-neuvième siècle, un certain nombre de paysans et de bergers subirent un sort semblable. Le mouvement de modernisation qui touchait alors l’ensemble de l’Angleterre ne pouvait, en effet, manquer d’affecter la société rurale et son organisation. Le paysage reflétait lui-même ces changements car des enclosures de plus en plus nombreuses venaient le transformer durablement. Le phénomène n’était pas nouveau, seulement plus visible et plus intense. Entre 1775 et 1825, la période des « enclosures parlementaires », près de quatre mille lois furent votées, conduisant à l’appropriation d’environ deux millions et demi d’hectares. Dans ses nombreuses promenades, Wordsworth pouvait à loisir observer les modifications du paysage et y lire l’évolution de sa nation, soumise à un pouvoir de plus en plus centralisé, concentré dans les mains de députés siégeant au Parlement, loin des régions concernées par leurs lois. Il regrettait parfois pour son propre compte le mouvement d’expansion des enclosures car elles défiguraient des lieux qu’il appréciait, le privant de plaisir esthétique. Mais il les condamnait surtout à cause des transformations qu’elles impliquaient dans le monde rural ; en fait, Wordsworth déplorait de façon générale la modernisation de l’Angleterre qui, entre autres conséquences fâcheuses, entraînait la mécanisation des hommes – tel ce pauvre gaillard croisé près de Grasmere, qui semblait avoir été « transformé en machine à travailler » (DWJ, I, p. 108) – ou encore leur exploitation éhontée dans des usines, « temple[s], où l’on offre / Au Profit, l’idole maîtresse du royaume / Un sacrifice perpétuel » (E, VIII, v. 183-185).
17Face à ces évolutions, les bergers majestueux arpentant fièrement leurs collines semblaient être les derniers dépositaires de la simplicité et de la pureté. Dans la lamentation élégiaque du narrateur de L’Excursion, la voix de Wordsworth lui-même se devine aisément :
Oh! where is now the character of peace,
Sobriety, and order, and chaste love,
And honest dealing, and untainted speech,
And pure good-will, and hospitable cheer;
That made the very thought of country-life
A thought of refuge, for a mind detained
Reluctantly amid the bustling crowd ?12
18Tout en détachant chacun des éléments énumérés (pour en souligner l’importance individuelle, portée notamment par les adjectifs), la pesante répétition de la conjonction « and » donne au lecteur un sentiment d’accumulation suggérant toute la richesse du mode de vie que le narrateur craint de perdre. En corrigeant sa réponse à première vue sans appel, l’Errant (the Wanderer) ouvre une brèche où l’espoir peut s’engouffrer :
“Fled!” was the Wanderer’s passionate response,
“Fled utterly! or only to be traced
In a few fortunate retreats like this.”13
19Malgré tous les changements, certains endroits privilégiés continuaient à préserver les coutumes du passé. C’était à ces poches de stabilité que se rattachaient Wordsworth et tous ceux qui se plaisaient à imaginer la campagne comme un espace préservé permettant un véritable ressourcement. Ann Bermingham a judicieusement remarqué que
cette coïncidence entre la transformation sociale de la campagne et la naissance d’un idéal esthético-culturel de la campagne reprend le schéma familier de la perte réelle et de la récupération imaginaire. Au moment où la campagne – ou, du moins, de larges portions de celle-ci – devenait méconnaissable et profondément marquée par les changements historiques, elle était présentée comme l’image de la simplicité, de la stabilité et de la non-historicité.14
20Relativement reculée, la région rurale où vécut Wordsworth après 1800 avait été plutôt épargnée par le mouvement de modernisation et l’image dorée qu’il s’était faite des bergers et de la campagne dans son enfance ne reçut pas trop d’atteintes : quoique moins nombreux, les bergers continuaient à parcourir les verts pâturages de la région des Lacs et à suivre le mode de vie de leurs ancêtres. Le poète eut donc le privilège de conserver son idéal et même de retrouver, dans ses fréquentes promenades autour de Grasmere, toutes les sensations qui l’avaient poussé à le construire.
Le dernier de sa race ? Benjamin, le roulier (« The Waggoner »)
21Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre du poème, « The Waggoner » (« Le Roulier ») – « chanson aventureuse » (IV, v. 198) que Wordsworth hésita longtemps à publier – présente un autre type de marcheur lié à la vie rurale. C’était à pied, en effet, marchant à côté du chariot où étaient entassées les marchandises, que Benjamin parcourait laborieusement les routes de la région des Lacs. Or le poème raconte la disparition de cette figure qui rythmait la vie de la vallée où résidait le narrateur. Le dernier trajet de Benjamin et la « faute » qui conduisit à son renvoi y sont décrits en détail. Ayant croisé sur son chemin un ancien marin et sa famille, Benjamin les accueillit généreusement dans son chariot ; un peu plus tard, se laissant séduire par de joyeuses rumeurs, les deux hommes entrèrent dans une auberge où ils passèrent la nuit à boire et à discuter. Cette agréable soirée retarda considérablement Benjamin dans son travail et son maître, estimant qu’il avait failli à sa tâche, le renvoya. Personne ne parvint à le remplacer, même si plusieurs hommes s’y essayèrent, et « huit pauvres petites charrettes » prirent la place de « son majestueux Chariot » ; comme le note tristement le narrateur, avec le renvoi de Benjamin, « Deux pertes dûmes-nous subir : / Nous perdîmes et le Roulier et son Chariot15 ! ».
22La perte subie par le roulier lui-même ne semblait guère concerner le narrateur, qui s’attachait surtout à la sienne propre. L’intérêt nostalgique qu’il portait à l’histoire de Benjamin tenait donc moins à la personne particulière du roulier (à un moment, il le qualifie même d’automate : « machine », IV, v. 217) qu’à ce qu’il représentait pour lui. Tout d’abord, en traversant le val de Grasmere à intervalles plus ou moins réguliers, Benjamin permettait à ses habitants de différencier les jours et d’enregistrer le passage du temps – fonction résumée dans un couplet (distique rimé) où l’assimilation du roulier à un calendrier est étrangement organisée autour d’un chiasme : « A living almanack had we ; / We had a speaking diary. » (« C’était un almanach vivant que nous avions ; / Nous avions un agenda parlant », IV, v. 220-221) Benjamin était aussi pour eux un symbole ; n’arrêtant jamais de marcher, même dans les pires conditions, il incarnait à leurs yeux la persévérance :
– Yes, I, and all about me here,
Through all the changes of the year,
Had seen him through the mountains go,
In pomp of mist or pomp of snow,
Majestically huge and slow.16
23Le balancement du vers 228 (où « pomp » est répété) et la présence de « majestically » (adverbe d’origine latine, qui occupe la moitié du vers 229) témoignent bien du statut emblématique de la figure du roulier. Symbole d’effort et de ténacité, Benjamin pouvait aussi, plus modestement, jouer le rôle d’ornement dans le paysage – ornement à la fois auditif et visuel, que la nature s’évertuait à reproduire pour le plus grand plaisir du narrateur, doublant son image (mouvante et émouvante) par un reflet dans le lac de Grasmere et amplifiant le bruit de ses pas par le jeu des échos :
Or, with a milder grace adorning
The landscape of a summer’s morning;
While Grasmere smoothed her liquid plain
The moving image to detain;
And mighty Fairfield, with a chime
Of echoes, to his march kept time.17
24Les vers concluant le poème ajoutent une tonalité élégiaque à ces évocations nostalgiques, en révélant que si l’infatigable marcheur qu’était Benjamin avait autant marqué l’esprit et l’imagination du narrateur, c’était pour avoir été le dernier de sa race.
Le portrait de l’Errant : un vibrant hommage au métier de colporteur
25S’il était un autre acteur de la société rurale dont l’activité était liée à la marche, c’était bien le colporteur. Mais au début du dix-neuvième siècle, ce type d’homme était en passe de disparaître de la scène officielle, victime des avancées de la technique et de la science. Marqué et séduit par cette figure dans son enfance, Wordsworth en dressa un portrait nostalgique et élogieux à travers l’exemple de l’Errant (the Wanderer), personnage central de L’Excursion. Curieux choix, a-t-on pu penser à l’époque, que celui de louanger ainsi une profession qui, de l’extérieur, semblait se résumer à une pénible et avilissante besogne – « an irksome drudgery » (I, v. 322). Mais Wordsworth savait qu’il en était tout autrement ; il entendait donc réhabiliter une tâche qui, loin d’être ingrate, procurait du plaisir aux colporteurs et surtout rappeler le rôle essentiel de ces hommes dans le passé :
And their hard service, deemed debasing now,
Gained merited respect in simpler times;
When squire, and priest, and they who round them dwelt
In rustic sequestration – all dependent
Upon the PEDLAR’s toil – supplied their wants,
Or pleased their fancies, with the wares he brought.18
26Par ses déplacements, le colporteur brisait la solitude des communautés rurales, établissant pour elles un lien avec le monde extérieur. Rythmant leur existence, ses passages paraissaient même leur donner vie, comme s’ils les irriguaient ; le colporteur remplissait ainsi une fonction essentielle au sein de ce monde perçu, dans l’imaginaire nostalgique de Wordsworth, comme un véritable corps – social, économique, culturel et moral. Son rôle ne se limitait donc pas à subvenir aux besoins matériels ou spirituels des gens, comme le souligne d’ailleurs Robert Heron dans son Journal in Scotland, dont Wordsworth cite un long extrait dans sa note au vers 341 du livre I : par la « grande vivacité de leur esprit et la finesse de leur jugement », ces êtres doués des « attentions les plus obligeantes » et passés maîtres dans la connaissance des hommes contribuaient au « raffinement des gens parmi lesquels ils circul[ai]ent ». Wordsworth s’est largement inspiré de ces remarques pour décrire, à son tour, tous les bienfaits du colporteur envers les autres hommes. À part le facétieux parallèle entre colporteurs et chevaliers errants (sa touche personnelle), les propos tenus par le Solitaire au début du livre VIII de L’Excursion se présentent comme une reformulation des idées de Heron. Au risque de troubler le repos du chevalier devant la tombe duquel il se trouve, le Solitaire se plaît à rapprocher « la vocation raffinée de la lance et de l’épée / Et les frustes visées et le dur labeur de cette pauvre confrérie / De gens qui, courbant le dos, parcourent la terre / En suscitant la pitié et, lorsqu’ils ne sont pas connus, le mépris19 ». Totalement différentes en apparence, ces deux activités se rejoignent néanmoins sur un point, l’errance :
Yet, by the good Knight’s leave, the two estates
Are graced with some resemblance. Errant those,
Exiles and Wanderers – and the like are these;
Who, with their burthen, traverse hill and dale,
Carrying relief for nature’s simple wants.20
27En outre, par ce que leur profession leur permet d’être et de faire (« to be and to perform », v. 53), les colporteurs méritent le respect de tous. Par leur exemple et la culture que dispensent les arts qu’ils véhiculent (surtout la littérature), les colporteurs contribuent au raffinement de la société et aux progrès de l’intellect – au triomphe, en bref, de l’urbanité sur la barbarie et la rusticité. De plus, ayant gagné l’estime et la confiance des gens par leur affabilité et leur bonne connaissance de la nature humaine, ils peuvent leur servir de conseillers ou arbitrer les conflits qui les opposent. Dispensateurs de nombreux bienfaits et auteurs de louables exploits, ces héros de la vie rurale rivalisent donc sans peine avec les hauts faits des preux chevaliers (v. 62-81).
28Vibrant hommage que celui rendu par le Solitaire, mais derrière son discours enthousiaste pointent les accents nostalgiques d’un homme « qui déplore les changements accomplis, ou redoute des changements pressentis » (v. 38-39). Lu rétrospectivement, à la lumière des paroles de l’Errant qui lui font suite, ce portrait se transforme en véritable élégie à la gloire d’un métier, mais aussi d’une société, en train de disparaître. Pleine de lucidité, la sentence de l’Errant a le tranchant d’une évidence irrémédiable :
“Happy”, rejoined the Wanderer, “they who gain
A panegyric from your generous tongue!
But, if to these Wayfarers once pertained
Aught of romantic interest, it is gone.
Their purer service, in this realm at least,
Is past for ever.”21
29« Inventive » (v. 87), leur époque était, en effet, le théâtre d’avancées et de changements dans de multiples domaines. Nul autre ne pouvait mieux le noter que l’Errant parcourant inlassablement son pays. Dans un long passage du livre VIII, il expose les évolutions dont il était témoin, insistant particulièrement sur le développement du réseau routier, qui le concernait au premier chef. Les images de dévoration et de violation – viol et profanation tout à la fois – que contient sa description disent toute la violence perpétrée contre la nature :
The foot-path faintly marked, the horse-track wild,
And formidable length of plashy lane,
(Prized avenues ere others had been shaped
Or easier links connecting place with place)
Have vanished – swallowed up by stately roads
Easy and bold, that penetrate the gloom
Of Britain’s farthest glens.22
30Brutale expansion, donc, qui était la cause directe de la mort annoncée du colportage, déjà plus ou moins tombé en désuétude. Si l’évolution de la société enlevait à l’Errant son métier ainsi que son rôle social dans la communauté, elle ne pouvait cependant ni le priver du plaisir qu’il retirait de ses promenades dans la nature ni lui enlever ce qu’elles lui avaient donné de plus précieux : son esprit contemplatif et réfléchi, sa généreuse ouverture au monde et aux autres, biens ô combien estimables que Wordsworth n’eut de cesse de rechercher ou d’entretenir par sa pratique régulière de la marche.
3. La marche ou la marge : Wordsworth et les chemineaux
Mendiants et vagabonds dans l’œuvre de Wordsworth
31Comme le souligne explicitement le titre de certains poèmes – « The Beggars » (Les Mendiants), « The Old Cumberland Beggar » (Le Vieux Mendiant du Cumberland), « The Female Vagrant » (La Vagabonde) ou encore « Gipsies » (Bohémiens) –, une multitude de vagabonds et de mendiants errent dans l’œuvre de Wordsworth. Les circonstances historiques et l’intérêt « social » du poète au début de sa carrière expliquent en grande partie leur présence dans ses vers. La guerre et les mauvaises récoltes de 1793-1794, ainsi que la pénurie de pain et la montée des prix qui s’ensuivirent, eurent pour effet de jeter dans la misère un nombre croissant de gens ; ceux-ci allaient rejoindre les rangs des pauvres hères qui pouvaient seulement compter sur l’aumône et la charité pour survivre. L’augmentation rapide du nombre de mendiants conduisit à la remise en cause d’un système institué depuis des siècles par les Poor Laws (lois sur les pauvres) qui remettaient à la charge des paroisses la subsistance de tous leurs membres, les plus riches aidant les plus pauvres. De nouvelles règles furent fixées avec la loi de 179723 et, progressivement, les pauvres perdirent la protection que les lois leur avaient auparavant garantie. Wordsworth jugeait ces nouvelles dispositions inhumaines et il exprima son indignation dans « The Old Cumberland Beggar », poème composé en 1797 (en réaction immédiate au projet d’amendement des Poor Laws) et publié ensuite dans le second volume de Ballades lyriques (1800). Les remarques mises en exergue ne laissent aucun doute sur la brûlante actualité du sujet puisqu’elles annoncent la fin du système de charité traditionnel dans lequel les mendiants (généralement infirmes et âgés) faisaient une tournée régulière, chacun de leurs voisins leur donnant l’aumône (argent ou nourriture) un jour fixé de la semaine. Le poème lui-même contient une apostrophe agressive adressée à tous les hommes d’État sans discrimination – une simplification abusive seulement justifiée par l’intensité de l’indignation du poète face à des mesures aussi barbares que celles prévoyant l’enfermement des pauvres dans quelque « maison, improprement nommée d’industrie » (v. 179). Désireux de « débarrasser le monde de ses fardeaux » (v. 70), ces hommes sont ainsi présentés armés de balais (v. 69), image volontairement peu flatteuse destinée à stigmatiser la détestable présomption qui les poussait à s’ériger en juges de la valeur des autres hommes et à édicter des lois allant à l’encontre de la loi naturelle (« Nature’s law », v. 73). Aux considérations égoïstes qui semblaient fonder la loi de 1797, Wordsworth opposait deux idées principales : premièrement, tout être vivant possède une âme et est intrinsèquement doté du sens du bien (v. 77-79) ; ensuite, et fondamentalement : « We have all of us one human heart » (« Nous avons tous un cœur humain »), au vers 153, dont la structure rythmique incite le lecteur à donner tout le poids qu’il mérite au terme crucial : « one » (placé après la césure, « one » est également porteur du premier accent d’un spondée qui ralentit le rythme de la phrase, invitant le lecteur à concentrer son attention sur le segment le plus important : « one human »). Outre la valeur intrinsèque qu’il possédait comme tout homme, le vieux mendiant du Cumberland jouait, sans doute inconsciemment, un rôle essentiel pour la communauté. « Il continue à avancer, pauvre homme solitaire » : en effectuant presque mécaniquement sa tournée habituelle, apparemment mu par son instinct plus que par une décision volontaire24, le vieillard, « incitateur silencieux » (v. 123), rappelait, en effet, à chacune des personnes croisées ses devoirs de charité et de généreuse compassion envers ses prochains. En catalysant ainsi les meilleurs sentiments de ses bienfaiteurs, il était le garant des liens universels unissant les hommes les uns aux autres. Paradoxalement, donc, c’était le mendiant, situé en marge de la communauté, qui lui servait de ciment, d’autant plus que le cercle symbolique tracé autour d’elle par sa marche renforçait encore son unité.
32Dans le houleux débat soulevé par la loi de 1797, tous les mendiants n’étaient pas logés à la même enseigne. Certains réformateurs estimaient, de fait, que seuls les mendiants rattachés à une paroisse (comme le vieux mendiant du Cumberland) méritaient d’être aidés et soutenus ; les véritables vagabonds, ceux qui n’avaient pas la moindre attache, n’avaient qu’à se débrouiller. Wordsworth ne partageait certainement pas cette position et se montrait généralement généreux envers les nécessiteux qui venaient frapper à sa porte ou qu’il croisait au hasard de ses promenades. Même si les conclusions des réformateurs évoqués ci-dessus étaient douteuses, leur distinction était, en soi, pertinente : les « nouveaux » vagabonds différaient beaucoup des anciens. Alors que ceux-ci se cantonnaient à un circuit limité et passaient régulièrement aux mêmes endroits, ceux-là ne restreignaient pas leurs mouvements, parcourant « la terre dédaléenne25 » et accostant les inconnus pour obtenir quelque argent. Certains d’entre eux, comme ceux décrits dans « The Beggars », n’hésitaient pas à exagérer leurs maux ou à en inventer pour émouvoir ceux qu’ils sollicitaient. Mais la duperie ne fonctionnait pas toujours. Ainsi le narrateur du poème souligne bien qu’il ne s’était laissé abuser ni par la longue plainte de la femme (v. 15-16) ni par le mensonge de ses enfants – qui avaient interrompu leurs jeux espiègles pour venir prétendre auprès de lui qu’ils étaient de pauvres orphelins (v. 41-42). Refusant d’accéder aux demandes des garçons, il avait pourtant accordé une aumône à la femme, moins par compassion, cependant, que pour la remercier du plaisir esthétique procuré par son étonnante beauté : « And yet a boon I gave her, for the creature / Was beautiful to see – a weed of glorious feature26! » À défaut de toucher son cœur, elle avait touché son imagination : le narrateur ne nous dit rien de son infortune, parlant seulement de « supplication plaintive » (v. 14), mais il consacre deux strophes entières à l’évocation de son apparence altière et gracieuse. La perspective de ce poème composé en 1802 semble diamétralement opposée à celle de « The Female Vagrant », ballade lyrique écrite, elle, en 1793 ou 1794, dans laquelle la pauvre femme, jamais décrite, raconte tous ses malheurs. Un même thème et deux approches totalement différentes à une dizaine d’années d’intervalle : ces deux poèmes manifestent l’évolution de la pensée et du regard de Wordsworth. Objets de préoccupation sociale dans les « années radicales » du poète, les vagabonds devinrent, après 1797, objets de contemplation esthétique, investis de valeurs purement subjectives. Pour mieux percevoir la transformation, revenons aux textes écrits au début des années 1790.
33Au fil de l’évocation de la Vagabonde contant son triste sort, s’enchaînent les divers maux qui, comme beaucoup d’autres, la frappèrent successivement. Victime dans sa jeunesse d’une expropriation qui l’avait contrainte à quitter le domaine familial avec son père, cette femme et sa famille connurent quelques années plus tard le manque et la pénurie. Voyant dans la carrière de soldat le seul moyen d’assurer la survie des siens, son mari s’engagea dans les rangs de l’armée pour aller combattre en Amérique ; la traversée fut éprouvante, mais pas autant que « l’existence maudite » (v. 126) qui fut ensuite la leur. Le terrible exil de la Vagabonde fut relativement bref car toute sa famille périt en moins d’une année. Quittant l’horreur et les carnages de la guerre, elle rentra alors en Angleterre, où elle se retrouva seule, dans le dénuement le plus total : « And homeless near a thousand homes I stood, / And near a thousand tables pined, and wanted food27. » Le chiasme signale le statut marginal de cette femme qui n’était définie que par le manque : située, au mieux, dans les interstices de la société anglaise (ce que suggère « I stood », qui s’immisce entre « a thousand homes » et « a thousand tables »), elle n’y participait de toute façon pas et la position des termes la caractérisant donne une illustration concrète, au niveau de la phrase, du rejet dont elle était victime. Pour elle, le seul moyen de survivre était de mendier, mais elle ne put d’abord s’y résoudre. Tombant alors d’inanition, elle fut conduite dans un hôpital dont elle s’échappa rapidement. Recueillie par des bohémiens, elle ne resta pas longtemps en leur compagnie car elle n’appréciait guère les actes malhonnêtes qu’ils perpétraient la nuit. Les vers 217 à 243 donnent des bohémiens une image peu flatteuse car leur comportement y est foncièrement duplice :
Semblance, with straw and panniered ass, they made
Of potters wandering on from door to door:
But life of happier sort to me pourtrayed,
And other joys my fancy to allure.28
34Il n’est pas anodin que, parmi les professions itinérantes, Wordsworth ait choisi pour eux celle de « potter ». Mot dialectal, « potter » désigne – d’après la note du poète au vers 201 de « Peter Bell » – un vendeur d’objets de poterie (« hawker of earthenware »). Or, dans le contexte de la description, le substantif se charge des connotations du verbe homophone : « to potter », qui signifie mener une vie tranquille ou aller son petit bonhomme de chemin, et s’applique donc particulièrement bien au « bien-être vagabond » (« vagrant ease », v. 219) dont se vantent les bohémiens auprès de la mendiante. Indice de fourberie dans ce passage, « potter » semble aussi l’être dans « Peter Bell ». Le héros du conte, personnage sournois et impudent, était lui aussi vendeur de poterie (v. 201) ; or son comportement était souvent malhonnête, comme l’attestait d’ailleurs sa démarche « sombre et oblique » (v. 306). Son attitude n’égalait toutefois nullement l’hypocrisie des bohémiens, qui endossaient leur habit de potter dans le seul but d’assurer leur tranquillité et de ne pas éveiller trop de suspicions. De fait, indépendamment de leurs déprédations, ils étaient souvent perçus comme une menace par les gens de l’époque car, contrairement aux pauvres hères jetés sur les routes par des circonstances adverses, ils semblaient avoir embrassé leur condition de plein gré. Or leur vie d’errance et d’oisiveté allait à l’encontre des valeurs centrales de la société, notamment du culte du travail. De telles convictions sous-tendent certainement le portrait tout aussi négatif que Wordsworth dresse d’eux dans « Gipsies », une courte pièce qui leur est entièrement consacrée. Le poète y stigmatise leur paresse et leur inertie, prenant soin de les différencier de sa propre indolence créatrice, en insistant sur leur totale indifférence et leur absence de sensibilité à la beauté des spectacles de la nature.
35Revenons au récit de la Vagabonde. Après avoir quitté la troupe des bohémiens, elle se retrouve à nouveau seule, totalement dépendante, pour sa survie, des bontés de la nature ou de l’aumône des gens. Enfermée dans une situation dont elle ne peut sortir, cette femme condamnée à l’errance affirme ressentir les souffrances morales dues à sa condition plus cruellement encore que les souffrances physiques car, ayant « corrompu son être intérieur », elle a irrémédiablement perdu la paix intérieure.
36Publiée en 1798, la ballade lyrique « The Female Vagrant » fut plus tard intégrée, avec quelques révisions, aux versions successives d’un poème plus vaste dont Wordsworth trouva l’inspiration dans sa traversée de la plaine de Salisbury en juillet 1793 : « Salisbury Plain » (ou « A Night on Salisbury Plain »), puis « Adventures on Salisbury Plain » et enfin « Guilt and Sorrow, or Incidents upon Salisbury Plain », la version « définitive », celle retenue, du moins, par Wordsworth pour l’édition de ses œuvres complètes en 1842. Seulement suggérées dans la ballade lyrique, les errances solitaires de la mendiante sont explicitement décrites dans « Guilt and Sorrow » : « The roads I paced, I loitered through the fields. » Incessants, ses déplacements sont de véritables errances dans la mesure où ils n’ont pas de but déterminé : « “Three years a wanderer now my course I bend – / Oh ! tell me whither – for no earthly friend / Have I29.” » L’absence de destination caractérise aussi les déplacements de son interlocuteur, cet autre chemineau déguenillé dépeint à l’ouverture du poème : « A Traveller on the skirt of Sarum’s Plain / Pursued his vagrant way, with feet half bare. » Sans direction précise, sa marche mécanique le mène où vont les routes : « On he must pace, perchance till night descend, / Where’er the dreary roads their bare white lines extend30. »
37Cette errance – au sens fort – constitue l’une des modalités particulières de la marche en général, de la marche des pauvres en particulier. Elle se différencie, on l’a vu, des mouvements restreints des mendiants attachés à une paroisse, qui se limitaient à leur itinéraire habituel ; elle se différencie également des déplacements des marins ou des soldats démobilisés qui rentraient chez eux après avoir servi la cause de leur pays et avaient donc un but précis. Toujours plus nombreux, les déplacements de ces vétérans n’étaient libres qu’en apparence, surtout après juin 1803, date à laquelle le Parlement vota une loi destinée à réguler leurs mouvements, dans l’espoir d’enrayer la menace et le danger qu’ils représentaient. Cette loi, qui reconnaissait la nécessité dans laquelle se trouvaient les vétérans de recourir à la mendicité, ne la légitimait toutefois qu’à certaines conditions : les hommes démobilisés, tel le discharged soldier (le vétéran) du livre IV du Prélude, devaient regagner leur domicile en un temps et à une vitesse donnés sous peine d’être considérés comme des vagabonds ordinaires31.
38De « The Old Cumberland Beggar » à l’épisode du vétéran, en passant par « The Female Vagrant » et « Gipsies », les poèmes de Wordsworth offrent un tableau varié et relativement complet des mendiants et vagabonds de son époque. Comment expliquer la place étonnamment importante de tous ces marginaux ?
L’expérience de la marge
39Les circonstances historiques – qui conduisirent à l’augmentation massive du nombre de chemineaux et mirent le problème des pauvres au centre de la scène politique – expliquent en partie seulement la place accordée par Wordsworth à ce type de personnes. Manifeste dans sa poésie, son intérêt s’inscrivait certes dans le contexte de regain d’attention général à leur égard, mais était, semble-t-il, plus profond que celui de la plupart de ses contemporains, car ancré dans des préoccupations plus personnelles. En effet, toutes les fois où, dans sa jeunesse, il avait décidé de parcourir une partie de son pays à pied, Wordsworth s’était temporairement retrouvé en marge – au ban, presque – de la société et avait pu en découvrir par lui-même les franges. Sa position momentanément périphérique lui avait donc permis d’acquérir une connaissance directe de situations qu’il n’aurait pas forcément perçues s’il était resté sur les grands axes, et que les données officielles avaient tendance à présenter de façon incomplète ou quelque peu biaisée. Sa traversée solitaire des vastes étendues désolées de la plaine de Salisbury lui permit ainsi de mesurer les conséquences désastreuses de la guerre et des injustices sociales. Les vers écrits à la suite de cette expérience (« Adventures on Salisbury Plain », plus tard transformé en « Guilt and Sorrow ») sont ceux qui, dans son œuvre, illustrent le mieux les idées radicales embrassées dans ses jeunes années, sous l’influence, notamment, de William Godwin. Son expérience de l’été 1793 possède d’ailleurs la plupart des traits que Robin Jarvis présente comme caractéristiques du « radical walking » (la marche radicale), une modalité particulière de la marche interprétée à la lumière des analyses de Victor W. Turner dans Le Phénomène rituel : Structure et contre-structure32. Dans les rites de passage, l’anthropologue distingue trois phases : la « séparation » – qui marque le détachement de l’individu par rapport à sa position habituelle dans la structure sociale ou par rapport à un ensemble de valeurs culturelles – ; la « liminarité » – période de la marge ou du seuil (limen) au cours de laquelle les caractéristiques du sujet rituel sont ambivalentes – ; et enfin, la « réagrégation » – le passage est consommé et l’individu se réinsère dans la société, à un niveau différent (p. 95-96). Les caractéristiques des sujets liminaires – absence de statut, de propriété ou d’insignes, humilité, abaissement, grand esprit de camaraderie et d’égalitarisme – correspondent assez bien à celles que présentaient, au cours de leurs pérégrinations, les marcheurs radicaux ou libéraux de la fin du dix-huitième siècle. D’où la position de Jarvis : « Pour les jeunes romantiques aux idées libérales ou radicales, les voyages à pied constituaient un rite de passage particulièrement satisfaisant. » (1997, p. 38)
40Dans le cas précis de Wordsworth, une telle analogie ne fonctionne que pour l’expédition de 1790 dans les Alpes et la traversée de la plaine de Salisbury en 1793. L’intérêt est donc certain, mais relativement limité. Un autre aspect des analyses de Turner semble, en revanche, plus pertinent : le statut symbolique des personnes ou des situations liminaires. Cette nouvelle optique permet une interprétation se fondant moins sur les expériences de jeunesse de Wordsworth (qui font finalement figure d’exception), que sur le comportement qu’il adopta par la suite. De façon générale, il n’entrait pas lui-même dans la liminarité, mais se contentait d’en approcher les confins et d’observer à distance ceux qui s’y trouvaient. Ce n’était donc pas en la vivant à titre personnel qu’il tirait les leçons de l’expérience de la marge, mais en déchiffrant le sens dont étaient porteurs les êtres structuralement inférieurs ou marginaux, à savoir, dans la société anglaise, les mendiants et les pauvres. Il en faisait d’ailleurs souvent les dépositaires ou les symboles de valeurs dont il regrettait l’absence dans le système social et culturel, suivant en cela une attitude typique selon Turner : « Dans des sociétés fermées ou structurées, c’est souvent celui qui est marginal ou “inférieur” ou “du dehors” qui en vient à symboliser ce que David Hume a appelé “le sentiment d’humanité”, qui à son tour renvoie au modèle que nous avons désigné par “communitas” » (p. 110). Ces remarques pourraient servir de commentaire à certains poèmes de Wordsworth, « The Old Cumberland Beggar » notamment. Mais les êtres de la marge n’ont pas pour seule fonction symbolique de renvoyer à un modèle social autre. En effet, note Turner, « les situations et les rôles liminaires sont presque partout doués de propriétés magico-religieuses », en raison de croyances concernant « les “pouvoirs du faible” ou, en d’autres termes, les attributs sacrés, de façon permanente ou transitoire, du bas statut ou de la basse position » (p. 108). Entre autres illustrations de cette valorisation symbolique des faibles, l’anthropologue cite la figure du « mendiant sacré », désignation qui, dans la poésie de Wordsworth, pourrait s’appliquer au pêcheur de sangsues (the leech-gatherer), au vétéran ou encore au mendiant aveugle rencontré dans les rues de Londres. En effet, la valeur des vagabonds, aux yeux du poète, tenait beaucoup plus au rôle symbolique qu’il leur attribuait qu’à leur position dans la structure sociale. Ce qui l’intéressait foncièrement, c’était leur liminarité ontologique. Dans le cas de Wordsworth, donc, le « phénomène rituel » avait des résonances existentielles et revêtait une forme particulièrement originale. Le rite lui permettait un véritable passage (et non une simple montée dans la hiérarchie sociale), dans la mesure où il lui donnait accès à un domaine de réalité supérieur : la sphère du surnaturel. Pour accomplir cette ascension spirituelle, le poète ne passait pourtant pas vraiment par la phase de l’entre-deux ; il se contentait de prendre appui sur les mendiants, transformant leur marginalité sociale et physique en liminarité ontologique, pour se l’approprier à des fins personnelles33.
41Dès les poèmes relatifs à la traversée de la plaine de Salisbury, les descriptions de Wordsworth dépassent le cadre strict de la présentation objective de la réalité sociale dont il prit alors conscience. Lors de ses trois jours de marche solitaire, il reçut, en effet, de puissantes impressions qui se gravèrent durablement en lui. Le livre XII du Prélude suggère même qu’il eut alors une sorte de révélation poétique qui lui fit sentir la force extraordinaire des pouvoirs du poète, celle de sa parole notamment. Il lui avait, en effet, suffi d’invoquer l’obscurité pour que celle-ci s’abattît sur la plaine et la fît devenir le théâtre d’une vision sublime : une scène barbare de sacrifice humain, renvoyant au passé archaïque de l’Angleterre. Une telle expérience avait conforté le sentiment qu’il avait de posséder le don particulier des poètes – « a sense / By which [they are] enabled to perceive / Something unseen before34 » – et raffermi son espoir de créer une œuvre dont la puissance fût comparable à celle des œuvres de la nature. Perspicacité intuitive et puissante imagination étaient nécessaires pour accomplir ce noble dessein. Grâce à ces facultés, en effet, il pouvait percevoir et présenter les objets ou les spectacles de la vie ordinaire sous un jour nouveau : plus qu’aux apparences elles-mêmes, il s’attachait à l’atmosphère qui les enveloppait ou à l’essence qu’elles semblaient manifester. Dès 1793 et sa traversée de la plaine de Salisbury, le regard de Wordsworth se portait au-delà des images de misère sociale qu’il voyait ; le prisme de son imagination informait déjà considérablement son appréhension puisque, comme l’avait immédiatement saisi Coleridge à la lecture des vers de « Guilt and Sorrow », il avait puisé, dans les « formes vulgaires » observées, « un ton / Une image, et un caractère que les livres / N’avaient pas jusqu’alors reflétés » (« a tone / An image, and a character, by books / Not hitherto reflected », P, XII, v. 363-365). Il avait en somme décelé en elles ce qui était implicite ou latent. Dans ce contexte, « character » a une résonance particulière désignant aussi bien un trait distinctif qu’un signe symbolique, élément d’une écriture (la proximité de « books » renforce la pertinence de ce deuxième sens). Le poète lisait donc le spectacle de la nature ou de la vie ordinaire et en dégageait le sens, à titre personnel d’abord, pour l’ensemble de ses lecteurs ensuite.
42De nature herméneutique, cette démarche reflète bien une manière de penser récurrente chez Wordsworth : partant d’un élément particulier, dont il cherchait à percevoir le sens profond, il le dépassait ensuite pour en tirer des interprétations générales, à portée souvent existentielle. De ses rencontres ponctuelles avec les vagabonds, il apprit ainsi à tirer des leçons sur l’homme en général, au-delà de ses particularités et de ses distinctions sociales. De fait, une fois surmontées sa peur et ses réticences initiales à l’égard de ces êtres de la marge, il reçut de ses déambulations une éducation singulièrement enrichissante. « Les routes solitaires étaient des écoles » qui lui enseignaient les passions humaines et l’exerçaient à voir dans les profondeurs de l’âme (P, XII, v. 153 et suiv.). Cet apprentissage lui permit de mieux saisir la dignité intrinsèque de l’homme, fondée non point sur son apparence extérieure ou sa position sociale, mais sur ses qualités de cœur. En voulant dès lors célébrer ces gens tous simples, mais pleins de richesses insoupçonnées, Wordsworth trouva le thème de sa poésie : « le cœur même de l’homme, tel qu’on le trouve chez les meilleurs de ceux qui vivent […] en présence de la Nature » (P, XII, v. 240-241, 244). Ce thème correspond parfaitement à celui des Ballades lyriques, mais l’on pourrait remarquer, en s’appuyant sur les vers 40-41 du « Prospectus » du Reclus, que le centre d’intérêt principal de Wordsworth était l’esprit, plus que le cœur, de l’homme « l’esprit de l’homme – / Mon domaine, et la région principale de mon chant ». Pour lui, toutefois, les deux termes devaient représenter deux facettes d’une même réalité ; John Keats, en tout cas, le pensait puisque, méditant ces vers du « Prospectus », il décrivit son aîné comme un poète qui « se fait le martyr du cœur humain, région principale de son chant » (Lettres, p. 133-134).
43Hantée par la figure du marcheur, l’œuvre poétique de Wordsworth offre donc une image assez complète du phénomène de la marche au tournant du dix-neuvième siècle. Lorsqu’il parcourait certaines régions de son pays, il était, comme l’Errant, attentif aux personnes qu’il croisait et il s’intéressait à leur situation sociale, même s’il la dépassait ensuite rapidement. En effet, quel qu’ait été le degré de transformation imaginaire qu’il leur faisait subir, Wordsworth les présentait toujours initialement dans les circonstances particulières qui étaient les leurs, esquissant ainsi, par touches à peine perceptibles, la fresque sociale et culturelle évoquée dans les pages précédentes. Lors de ses déplacements, Wordsworth prenait aussi conscience de ce qu’était, plus largement, la nation anglaise. Les changements qu’il pouvait observer dans le paysage apparaissaient notamment comme autant de signes de l’existence d’un pouvoir de plus en plus centralisé : les décisions étaient désormais prises à l’échelle nationale (et non plus régionale) et l’Angleterre s’organisait de plus en plus autour de la capitale, située au cœur des ramifications du réseau routier construit pour désenclaver les régions. Londres : point focal du pays condensant à lui seul la diversité de la nation ? C’est ce que Wordsworth s’appliqua lui-même à découvrir, au début des années 1790, lors de ses longues déambulations dans la ville, que l’on se propose maintenant de suivre.
Notes de bas de page
1 « Ces Touristes, Dieu nous préserve, doivent sûrement vivre / Une vie fructueuse : certains jettent des coups d’œil en passant, / Rapides et gais, comme si la terre était de l’air / Et qu’ils étaient des papillons libres de virevolter / Tout l’été durant ; d’autres, aussi sages, / Perchés sur le bord d’une falaise surplombante, / Pinceau à la main et livre sur les genoux, / Regardent et griffonnent, griffonnent et regardent, / Et pendant ce temps, un homme pourrait parcourir douze bons milles, / Ou faucher un arpent du blé de son voisin. / Mais ce Fils de l’Oisiveté, qui traîne son ennui, / Pourquoi peut-il bien s’attarder là-bas ? » (v. 1-12).
2 « Ah oui, pensa le Vicaire, souriant intérieurement, / C’est l’un de ces hommes qui doivent absolument quitter le chemin / Des affaires du monde pour aller se perdre seul dans la nature : / Ses bras ont un congé perpétuel ; / Cet homme heureux traînasse certainement dans les champs, / Suivant ses envies du moment, pour faire venir / Des larmes dans ses yeux ou des sourires solitaires / Sur son visage, jusqu’à ce que le soleil couchant / Écrive “idiot” sur son front. » (v. 104-112).
3 Évoquant une structure beaucoup plus souple que « strophe », « verse-paragraph » n’a pas de véritable équivalent en français ; le terme anglais sera donc systématiquement conservé.
4 Pour une étude de l’indolence chez les poètes romantiques, voir Willard Spiegelman, Majestic Indolence. English Romantic Poetry and the Work of Art, New York-Oxford, Oxford University Press, 1995.
5 « Nature’s primitive gifts » (v. 144), « Man free, man working for himself, with choice / Of time, and place, and object » (v. 153-154), « simplicity / And beauty, and inevitable grace » (v. 157-158).
6 Voir à cet égard les vers 62-77 de « Michael : A Pastoral ».
7 Respectivement, « contes […] que j’emportais dans mes promenades au milieu des rochers, des bois et des montagnes » (v. 216, 218-220) et « contes […] dont les roches immuables et les cours d’eau intarissables étaient, où que j’allasse, les monuments parlants » (1850, v. 168, 170-172).
8 « Il sent qu’il est, / Dans ces vastes régions où réside sa tâche, / Un Homme libre ; profondément uni à sa vie d’espoir, / De risque et de dur labeur, alternant / Avec cette majestueuse indolence, si chère / À l’Homme naturel. » (P, VIII, v. 385-390).
9 Wordsworth rapporte, en effet, qu’enfant il avait parfois le sentiment que les choses extérieures n’avaient pas d’existence réelle, mais participaient de sa « propre nature immatérielle » : ces expériences s’apparentaient à des plongées dans un « abîme d’idéalisme ». (Voir PW, IV, p. 463)
10 Herbert Lindenberger, On Wordsworth’s Prelude, Princeton, Princeton University Press, 1963, p. 249.
11 « The Brothers », v. 214-215 ; voir aussi « Michael », v. 209-216.
12 « Oh ! où est donc ce caractère de paix, / De sobriété, et d’ordre, et d’amour chaste, / Et de commerce honnête, et de parole intègre, / Et de pure bienveillance, et d’accueillante gaieté, / Qui, pour un esprit à regret détenu / Au milieu de la foule affairée, transformait / La pensée de la vie campagnarde en pensée de refuge ? » (E, VIII, v. 239-245).
13 « “Disparu !”, répondit l’Errant avec véhémence, / “Entièrement disparu ! ou seulement préservé / Dans de rares retraites heureuses comme celle-ci.” » (E, VIII, v. 252-254).
14 Ann Bermingham, Landscape and Ideology : The English Rustic Tradition, 1740-1860, Berkeley, University Press of California, 1986, p. 9.
15 Respectivement, « eight sorry carts » (IV, v. 249), « lordly Wain » (IV, v. 244) et « Two losses had we to sustain / We lost both Waggoner and Wain ! » (IV, v. 135-136).
16 « – Oui, moi-même et tout mon entourage, / Durant tous les changements de l’année, / L’avions vu aller par les montagnes, / Dans la splendeur des brumes ou la splendeur des neiges, / Majestueusement grand et lent. » (IV, v. 225-229).
17 « Ou orner d’une grâce plus douce, / Le paysage d’un matin d’été, / Tandis que Grasmere lissait sa plaine liquide / Pour retenir l’image mouvante, / Et que l’imposant Fairfield, en un carillon / D’échos, marquait la mesure de sa marche. » (IV, v. 230-235).
18 « Et leur rude service, aujourd’hui jugé dégradant, / Inspirait un respect mérité dans des temps plus simples, / Où châtelains, et prêtres, et ceux qui vivaient autour d’eux / Dans un isolement rustique – dépendant tous / Du labeur du Colporteur – subvenaient à leurs besoins / Ou satisfaisaient leurs envies avec les marchandises qu’il apportait. » (E, I, v. 327-332).
19 « The fine vocation of the sword and lance / With the gross aims and body-bending toil / Of a poor brotherhood who walk the earth / Pitied, and, where they are not known, despised » (E, VIII, v. 40-43).
20 « Pourtant, avec la permission du bon Chevalier, ces deux conditions / Sont dotées de quelque ressemblance. Errants étaient ceux-là, / Exilés et Vagabonds – et ceux-ci le sont aussi, / Qui, avec leur fardeau, parcourent collines et vallées, / Apportant du soulagement aux besoins simples de la nature. » (E, VIII, v. 44-48).
21 « “Heureux, répondit l’Errant, les hommes qui obtiennent / Un panégyrique de votre bouche généreuse ! / Mais si quelque intérêt romantique a jamais été attaché / À ces Voyageurs, il n’existe plus. / Leur service le plus pur a, dans ce royaume du moins, / Disparu à jamais.” » (E, VIII, v. 82-87).
22 « Les sentes à peine marquées, les sentiers laissés à la nature, / Et les chemins boueux d’une longueur formidable / (Avenues prisées avant que n’en soient créées d’autres, / Ou des liens reliant plus facilement les endroits entre eux) / Ont disparu – engloutis par des routes imposantes, / Faciles et audacieuses, qui pénètrent l’obscurité / Des vallons britanniques les plus reculés. » (E, VIII, v. 105-111).
23 Proposé par William Pitt, le « Bill for the better support and maintenance of the Poor » de 1797 prévoyait l’établissement, dans les paroisses, d’« écoles » ou de « maisons d’industrie » où les pauvres (adultes et enfants) devaient travailler pour obtenir une aide financière. Cette loi suscita de très vives réactions, dont celle, remarquée, de Jeremy Bentham ; c’est dans les écrits qu’il consacra à la question de l’assistance des plus démunis que se trouve l’idée d’une panoptique pour les pauvres : Poor Panopticon, « maison d’industrie » à l’architecture particulière, permettant la surveillance constante des travailleurs. (Voir M. Quinn, dir., The Collected Works of Jeremy Bentham : Writings on the Poor Laws, Oxford, Oxford University Press, 2001)
24 La répétition de cette phrase à relativement peu d’intervalle (vers 24 et 44) renforce l’impression que donne le vieillard de se déplacer de façon mécanique, quasi automatique.
25 « The daedal earth » (« Sequel to the Foregoing [i.e. « The Beggars »], composed many years after », v. 2). C’est peut-être le souvenir d’un passage de La Reine des fées de Spenser (IV, x, v. 45) qui poussa Wordsworth à utiliser ici, avec beaucoup de pertinence et pour la seule fois dans l’ensemble de son œuvre, ce mot rare, particulièrement affectionné par Percy Bysshe Shelley.
26 « Et pourtant je lui accordai une faveur, car la créature / Était belle à voir – une mauvaise plante à l’allure glorieuse ! » (v. 17-18)
27 « Et sans maison, près d’un millier de maisons, je me trouvais, / Et près d’un millier de tables je dépérissais, manquant de nourriture. » (v. 179-180)
28 « Avec de la paille et un âne bâté de paniers, ils se faisaient passer / Pour des vendeurs de poterie errant de porte en porte ; / Mais ils me dépeignirent une autre vie, plus heureuse, / Et d’autres joies pour séduire ma fantaisie. » (v. 226-229) S’ancrant sans doute dans l’expérience personnelle de Wordsworth, cette représentation des bohémiens en marchands accompagnés de leur âne ne peut manquer d’évoquer Paysage avec des bohémiens, le tableau inachevé de Thomas Gainsborough datant de 1753-1754, ou encore Les Bohémiens, sa gravure de 1758, plus largement diffusée.
29 Respectivement, « J’ai arpenté les routes, j’ai traîné dans les champs » (v. 433) et « Errante depuis trois ans, je suis ma route – / Mais dites-moi vers où – car je n’ai pas le moindre ami. » (v. 445-447)
30 Respectivement, « Un VOYAGEUR, à la lisière de la Plaine de Sarum, / Poursuivait son chemin vagabond, les pieds à demi nus. » (v. 1-2) et « Il doit poursuivre sa route, peut-être jusqu’à la nuit tombante, / Allant là où les mornes routes déroulent leurs lignes blanches et nues. » (v. 17-18)
31 Pour des extraits de ces lois, voir notamment C. Langan, 1995, p. 204-205.
32 Victor W. Turner, Le Phénomène rituel : Structure et contre-structure, trad. G. Guillet, Paris, PUF, 1990. (Voir Jarvis, 1997, p. 33-39). Les analyses de Turner ont inspiré nombre de critiques, surtout parmi les spécialistes de la littérature américaine. François Piquet s’en sert également dans son ouvrage sur le romantisme anglais, au moment où il étudie le « liminal », concept « central à l’inspiration wordsworthienne » (Le Romantisme anglais : émergence d’une poétique, Paris, PUF, 1997, p. 116).
33 Voir infra la partie du chapitre VI intitulée : « Vers des rencontres “étrangement inquiétantes” ».
34 « Un sens / Qui leur permet de percevoir / Des choses jamais vues auparavant. » (P, XII, v. 303-305)
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