I. Changements culturels et valorisation de la marche
p. 23-62
Texte intégral
Chez Wordsworth et chez les romantiques, et, de façon générale, dans les voyages modernes, le voyage se trouve dissocié des éléments auxquels il avait été inextricablement lié dans les conceptions anciennes. En se différenciant de la douleur, le voyage commença à être considéré comme un plaisir intellectuel.1
1. Travel/travail
Une dissociation relative
1Étymologiquement, travail et travel sont liés, et l’évolution de la notion de voyage peut se lire à travers la dissociation de ces deux termes. Dérivés de l’ancien français travail (provenant lui-même du latin trepalium, dénommant un instrument de torture), travail et travel servaient originellement à désigner un dur labeur, physique ou mental, souvent pénible ou oppressant ; une souffrance ou un effort ; et, par extension, un voyage ou l’acte de voyager. Les deux formes se dissocièrent vers la fin du dix-septième siècle : travel fut spécifiquement réservé aux sens relatifs à la notion de voyage, tandis que les significations premières restèrent un temps désignées par travail, qui devint cependant bientôt obsolète. L’Oxford English Dictionary (OED) indique que, contrairement à l’évolution lexicale française, la forme travail n’a pas développé en anglais le simple sens d’activité humaine faite en vue de produire quelque chose, et ce, en raison de la présence et de la persistance du mot work, issu de l’ancien anglais, qui avait déjà cette acception. On peut toutefois supposer que sans la concurrence de son doublet, c’est travail qui aurait porté ce sens. Il paraît possible, sans prétendre néanmoins aller à l’encontre de l’histoire de la langue anglaise, de considérer qu’en raison de leur étymologie, travail et travel possèdent, enfoui en eux, un résidu des acceptions de work.
2Un tel détour par l’étymologie se justifie par la constatation suivante : dans une langue, les modifications ou les spécialisations sémantiques n’obéissent pas seulement à des règles morphologiques ou phonétiques, mais s’ancrent aussi dans la réalité ; les changements linguistiques reflètent donc parfois des évolutions culturelles et, dans un système stable et bien établi, les variations, lentes et rares, sont d’autant plus significatives. Ce qui nous semble être le cas pour la dissociation du doublet travail / travel. Lorsque, vers la fin du dix-septième siècle, les deux termes cessèrent d’être indifféremment utilisés, les connotations de labeur et d’effort se séparèrent de l’idée de voyage – dans l’usage, du moins. Il n’est pas anodin que ce changement soit advenu à une époque où, le Grand Tour et la multiplication de déplacements à visée non commerciale aidant, les voyages étaient de plus en plus souvent envisagés en termes de formation ou de plaisir culturel. Dans cette nouvelle conception du voyage, où venait encore se greffer l’idée de travail, désormais intellectuel, les sens originels de travel étaient donc plus modifiés que totalement absents. Le Grand Tour, notamment, constituait une étape essentielle dans l’éducation des jeunes gentilshommes et, de manière générale, les voyages étaient perçus comme contribuant au développement de l’esprit, grâce aux connaissances empiriques qu’ils permettaient d’acquérir. Samuel Johnson affirmait ainsi : « L’intérêt des voyages, c’est de réguler l’imagination par la réalité, et de voir les choses telles qu’elles sont plutôt que d’imaginer comment elles pourraient être2. »
3Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle et au tournant du siècle suivant, la recherche de plaisir esthétique et d’expériences « authentiques » remplaça la visée explicitement éducative du Grand Tour. Que l’on ne s’y trompe pas cependant ; la rupture n’était pas totale car, quelle que soit sa forme, tout périple possède des vertus formatrices. Les nouveaux voyageurs entendaient eux aussi élargir leur esprit, mais de manière en apparence plus personnelle, loin des cadres définis par la tradition ; ils choisissaient donc, de façon privilégiée, des lieux peu marqués par la culture, des lieux « sauvages » laissés à la nature, où ils pourraient, estimaient-ils, vivre une expérience vraiment singulière. Pour juger de l’originalité de cette démarche, il faut se souvenir que dès la fin du dix-septième siècle, la traversée des Alpes constituait l’une des étapes du Grand Tour de certains gentilshommes : Thomas Burnet (en 1671), Shaftesbury (en 1686), John Dennis (en 1688), ou encore Joseph Addison (en 1699), pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus célèbres. La découverte des montagnes alpines et des terrifiantes images de désordre et de chaos qu’elles présentaient procura à ces hommes une expérience particulièrement intense, proprement sublime, le spectacle grandiose suscitant en eux ce sentiment quasi religieux de crainte révérencielle mêlée d’effroi désigné par le substantif anglais awe. Les écrits où ils évoquèrent leurs émotions furent d’une importance capitale dans les domaines esthétique et culturel. Ils contribuèrent, en effet, à mettre en place la catégorie du sublime, telle que devait la théoriser plus tard Edmund Burke dans Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1756). Élargissant cette notion, à l’origine rhétorique, ils l’étendirent au monde naturel et l’analysèrent en termes psychologiques (perspective totalement étrangère au Traité du sublime attribué à Longin) ; ils définirent également le sublime par opposition au beau, établissant une distinction qui servit pendant longtemps de cadre à l’approche esthétique des paysages. À la suite de La Théorie sacrée de la Terre de Burnet, les écrits de Dennis, d’Addison ou de Shaftesbury contribuèrent à développer « the Aesthetics of the Infinite » (l’esthétique de l’infini), dont Marjorie Hope Nicolson décrit ainsi le processus, à la lumière d’un passage des Plaisirs de l’imagination (1712) d’Addison : « Du Dieu infini à l’âme de l’homme en passant par la nature immense ; et de l’âme de l’homme au Dieu infini en passant par la nature immense3. »
4Loin d’être une véritable nouveauté, donc, l’engouement des voyageurs pour les régions sauvages dans les dernières décennies du dix-huitième siècle était le point d’orgue d’une lente (r) évolution culturelle, qui avait progressivement transformé des paysages craints et redoutés en paysages attrayants et désirés. Les peintres jouèrent un rôle capital dans ce changement de mentalités ; en habituant l’œil de leurs contemporains aux spectacles d’éléments déchaînés ou de montagnes torturées, ils contribuèrent à faire entrer ces images dans leur schéma mental et à faire naître, au lieu de l’angoisse, le désir de confronter ces manifestations de puissance dans la nature. Que l’on songe aux sauvages paysages, souvent orageux et nocturnes, des tableaux de Salvator Rosa (1615-1673), dont les gentilshommes effectuant le Grand Tour rapportèrent nombre de copies ou de gravures qui les rendirent familiers des élites, de l’élite anglaise notamment. Traversant les Alpes en 1739, Horace Walpole écrivit à un ami : « Précipices, montagnes, torrents, loups, grondements – Salvator Rosa…4 », comme si le fait de nommer le peintre suffisait à évoquer les paysages alpestres et l’effroyable terreur qu’ils suscitaient.
5Revenons aux voyageurs de la fin du dix-huitième siècle. Certains d’entre eux se démarquèrent donc de la tradition du Grand Tour en omettant délibérément de leurs itinéraires toute visite culturelle, pour se consacrer exclusivement à la découverte de paysages sublimes ou beaux. Les premiers voyageurs à faire ce choix, souvent des marcheurs, adoptèrent une position originale, qui les plaçait hors des courants culturels dominants de leur époque. Mais cette originalité n’eut qu’un temps car, tout atypique qu’elle était, leur attitude était vouée à devenir progressivement normale et à engendrer une nouvelle tradition culturelle. Dans la conception du voyage qui commençait à se dégager au tournant du dix-neuvième siècle, la notion d’effort physique ressurgissait, par le biais, notamment, d’une pratique accrue de la marche.
6Inscrit dans la langue, le lien entre travail et travel semble donc ne jamais disparaître totalement, mais bien plutôt évoluer : si, après la spécialisation de chacun des deux termes, la relation ne fut plus aussi transparente, la notion de travail n’en resta et n’en reste toujours pas moins associée à celle de voyage. D’où la présence, dans les lettres ou les récits de certains voyageurs, de termes comme labour ou work, qui en viennent parfois à transformer le périple évoqué en un véritable travail. Pour qu’un voyage soit ainsi envisagé cependant, la part d’aventure paraît devoir y être limitée – c’est du moins ce qui ressort des témoignages de William Wordsworth sur ses propres expériences.
Voyage et travail poétique chez Wordsworth
7Jamais l’idée de labeur n’apparut sous sa plume lorsqu’il rédigeait les descriptions de son grisant voyage de 1790 dans les Alpes ; en revanche, d’après les lettres envoyées à sa famille en 1837, c’était principalement en termes de tâche à accomplir qu’il voyait son périple en Italie. La lettre du 19 mai décrit, par exemple, les deux besognes (« labours ») qu’en bon touriste, il lui incombait d’effectuer, à savoir la visite culturelle de Rome à travers ses monuments, anciens ou récents, et la découverte de la campagne environnante :
Depuis ma dernière lettre, j’ai travaillé dur pour voir les choses les plus remarquables de Rome et de ses environs immédiats – Églises, Palais, Villas, Ruines, Éminences […] et tout cela, avec un immense plaisir, et un seul inconvénient – la preuve constante que je suis un peu trop vieux pour ce genre d’efforts démesurés. (LY, III, p. 401)
8Si la fatigue physique éprouvée par Wordsworth (alors âgé de 67 ans) sous-tend cette association explicite entre voyage et travail, sa source première réside plutôt dans l’idée de récompense :
Les lacs d’Iseo et de Garde valaient bien le temps que nous leur avons accordé ; nous avons passé une journée entière en amont de ce dernier, et j’ai consacré huit heures à me promener au milieu des sommets alpins. Le paysage est magnifique, et mon travail a été amplement récompensé. (LY, III, p. 418)
9Le glissement semble donc s’effectuer à partir de l’idée selon laquelle toute récompense se mérite par un travail, de même que tout travail mérite récompense ; si contempler un magnifique paysage est perçu comme une récompense, alors ce qui permet de l’atteindre (l’effort physique demandé par la marche) peut être envisagé comme un travail. En employant des termes à forte consonance économique, Wordsworth donne d’ailleurs l’impression de jauger son activité de touriste en unité de comptes, mettant dans la balance son salaire (le paysage) et sa peine (la marche), pour voir s’ils s’équilibrent ou non. La raison de cette attitude réside peut-être dans le fait que l’activité poétique de Wordsworth était très fortement liée à ses voyages, puisqu’il existe chez lui une correspondance frappante entre déplacements et productivité artistique. Dans ce contexte, « travail » acquiert une résonance particulière, car en voyageant, le poète travaillait effectivement…
10La découverte d’un pays ou d’un lieu inconnu – cette expérience particulière grâce à laquelle l’esprit, mi-réceptif, mi-actif, s’ouvre à une foule d’impressions – semblait, chez Wordsworth, toucher aux ressorts de la création et constituer un moment essentiel dans son travail de poète. Commentant le recueil Memorials of a Tour in Italy, 1837, Henry Crabb Robinson écrivit : « Très peu de vers – voire aucun – furent écrits durant le voyage. Des graines furent mises en terre, et elles prirent lentement racine. » (PW, III, p. 490n) Les images gravées en Wordsworth au cours de ses voyages, les émotions nouvelles alors ressenties formaient en quelque sorte le matériau dont s’emparaient son imagination et sa mémoire, pour les métamorphoser dans l’alchimie verbale d’où naissaient ses poèmes. D’ailleurs, lui-même ne s’y trompait pas. Dans des lettres de 1833 où il évoque son activité poétique, une série de formules laissent entendre que ses voyages – ses randonnées poétiques, « poetic rambles », pour reprendre l’une de ses expressions (LY, II, p. 440) – étaient les producteurs directs des poèmes qu’ils suscitaient : « L’été dernier, j’ai passé quinze jours à visiter l’île de Man, Staffa et Iona, et mon voyage a produit entre 30 et 40 sonnets, dont certains vous plairont sans doute. » (LY, II, p. 665) Liant explicitement la création et le voyage, cette remarque signale, en outre, la persistance implicite de l’association entre travel et travail. Avec « produire », en effet, travel se trouve doté de connotations proches de celle de travail, qui sert à désigner la parturition et les douleurs de l’enfantement, et possédait également, en moyen anglais, un sens devenu obsolète : la production d’une œuvre littéraire.
11Même lorsqu’il n’employait pas d’expressions aussi transparentes, Wordsworth se montrait conscient de l’enrichissement que lui apportaient ses expériences de voyage, dans lesquelles il savait puiser la substance de ses futurs poèmes. Dans la lettre du 5 juillet 1837, envoyée d’Italie à sa famille, Wordsworth exprimait ainsi ses regrets de ne plus avoir l’énergie suffisante pour enchâsser dans des vers toutes les impressions reçues :
Je dois cependant regretter de ne pas avoir fait ce voyage quelques années plus tôt – le regretter, je veux dire, en tant que Poète ; car mon esprit a été enrichi par d’innombrables images que j’aurais pu mettre à profit dans mes vers et vivifier par des sentiments qui, dans ma jeunesse, auraient servi de nobles ambitions, ce qui semble peu probable maintenant. (LY, III, p. 423)
12On entend ici la voix d’un poète qui, arrivé à la fin de sa carrière, pouvait, en se retournant sur son passé, décrire les mécanismes de sa création artistique. Dès 1790, cependant, sans alors oser exprimer les implications de son intuition pour une carrière poétique qui n’était encore qu’un rêve, Wordsworth avait senti que les bénéfices tirés de son voyage dans les Alpes se prolongeraient bien au-delà de son retour en Angleterre, et que ses souvenirs seraient une source de joie intarissable pour le restant de sa vie : « En ce moment, alors que nombre de ces paysages flottent dans mon esprit, je ressens une joie intense à l’idée qu’il ne s’écoulera peut-être aucun jour dans ma vie sans que ces images ne me procurent quelque bonheur. » (EY, p. 36) Nulle notion de labeur ne transparaît dans les évocations de ce voyage, entrepris consciemment par Wordsworth au détriment de son éducation à Cambridge. Et pourtant, à l’aube de sa carrière poétique, il avait accompli, plus ou moins à son insu, un travail qui porterait plus tard ses fruits, car les graines de poèmes futurs avaient été plantées dans son esprit5.
2. Voyager au Royaume-Uni : les routes du pittoresque
L’émergence du tourisme
13Prônés, à l’origine, par des personnes avides de voyager mais ne disposant ni de la fortune ni du temps libre nécessaires pour s’embarquer dans le Grand Tour, les périples à l’intérieur du Royaume-Uni connurent une forte expansion dans le dernier quart du dix-huitième siècle. Les circonstances historiques, qui mirent un frein considérable aux voyages outre-Manche, renforcèrent cette tendance : dans les années 1790, les événements révolutionnaires incitèrent les Anglais à rester tranquillement dans leur île et ensuite, de 1802 à 1815, les guerres napoléoniennes leur fermèrent virtuellement les portes du « Continent ». Les voyages au sein même du territoire national furent facilités, et encouragés, par les progrès techniques réalisés dans le domaine des transports : l’augmentation – relative – de la vitesse et du confort des diligences ou des équipages ; et, surtout, le développement du réseau routier. À partir de 1750, l’état des routes s’améliora progressivement, grâce, notamment, à la multiplication des barrières de péage, puisque par ce biais, l’entretien des voies de communication – plus ou moins bien assuré par les paroisses depuis le Highway Act de 1555 – revenait désormais à la charge des usagers. Les changements observables sur le réseau routier résultaient de la volonté politique d’hommes tels que William Pitt ou Arthur Young qui, dans les années 1760, avaient souhaité rendre l’ensemble du territoire « accessible » aux voyageurs, dans le double sens du terme : ils espéraient que les mesures qu’ils prenaient pour désenclaver les régions et ouvrir le pays fourniraient à leurs concitoyens les moyens d’en acquérir une meilleure connaissance. S’il fallut attendre de longues années avant que les effets de la révolution dans les transports devinssent véritablement remarquables, les changements étaient tout de même perceptibles et donnaient le sentiment que les distances se réduisaient.
14L’importance croissante accordée aux voies de communication affectait nécessairement la représentation que les Anglais avaient de leur pays ; pour accorder leurs travaux à cette nouvelle image, les cartographes modifièrent les conventions alors en usage. Ainsi, dans son ouvrage A New and Accurate Description of all the Direct and Principal Cross Roads in Great Britain (paru en 1771 et maintes fois réédité), Daniel Paterson développa un type de carte particulier : les strip-maps, dont l’objectif principal était d’indiquer les routes reliant les divers points les uns aux autres ; sur ces cartes, les voies de communication étaient mises en valeur, au détriment des éléments que la tradition cartographique précédente avait privilégiés : les particularités naturelles de la région représentée et ses traits physiques les plus importants.
15Parallèlement à ces strip-maps et aux autres cartes scientifiques gravitant autour des distances et de leurs mesures, des cartes plus personnelles commencèrent à se dessiner dans la seconde moitié du dix-huitième siècle : celles tracées non sur du papier, mais dans l’imaginaire des hommes, à partir des itinéraires empruntés par les premiers voyageurs. Grâce à l’évolution des infrastructures décrite plus haut, les menaces et les incertitudes attenantes aux voyages disparaissaient progressivement, et ainsi s’ouvrait, à ceux qui partaient à l’aventure, un espace de liberté plus grand. Moins contraints de suivre les voies habituelles, plus enclins à accepter les imprévus (qui n’étaient plus, désormais, synonymes de danger potentiel), les voyageurs vivaient une expérience de plus en plus personnelle, que nombre d’entre eux éprouvaient ensuite l’envie de relater. Les récits de voyage qui apparurent alors oscillaient entre objectivité et subjectivité, les voyageurs s’attachant autant à souligner le caractère éminemment singulier de leur expérience – qui les particularisait en tant qu’individus, et semblait parfois même définir leur être –, qu’à fournir des indications destinées à ceux qui voudraient suivre leurs pas6. Dans A Tour in Scotland, MDCCLXIX (1771), Thomas Pennant établit ainsi un itinéraire pittoresque généralement connu sous le nom de « Short Tour » (Petit Tour), par opposition au Grand Tour. Ce « Petit Tour » s’inscrivit de façon durable dans le paysage culturel anglais grâce, notamment, à l’influence de William Gilpin qui, l’ayant suivi et apprécié, le décrivit lui aussi dans Observations Relative Chiefly to Picturesque Beauty, Made in the Year 1776, on Several Parts of Great-Britain, Particularly the High-Lands of Scotland (1789). En témoigne notamment une lettre de Wordsworth, où il se sert de cet itinéraire standard, imparfait à ses yeux, pour décrire son propre parcours en Écosse durant l’été 1803 : « Bien qu’il ait été particulièrement délectable, notre voyage fut fort imparfait car il se résumait à ce que l’on appelle communément le Petit Tour, avec, néanmoins, d’importants détours. » (EY, p. 453) Les récits de voyage qui traçaient et retraçaient de tels itinéraires se mirent à proliférer de façon extraordinaire : dès 1782, John Byng, auteur de The Torrington Diaries, remarquait : « La littérature de voyage fait fureur de nos jours. » (Ousby, 1990, p. 12) La tendance ne devait aller qu’en s’accentuant dans les années et les décennies suivantes, à tel point qu’en 1823, Dorothy Wordsworth caractérisait son époque en ces termes éloquents : « Cette époque d’écriture et de publication de livres (d’écriture et de publication de livres de voyage en particulier) » (LY, I, p. 181).
16À une échelle souvent limitée, mais de manière signifiante, la langue reflète, on le sait, les évolutions culturelles. Précisément, la nouvelle mode des voyages faits pour le plaisir – mode qui ne touchait pas seulement les classes fortunées, mais aussi les classes moyennes et éduquées – entraîna l’apparition de nouveaux termes dans le vocabulaire anglais. Tourist fut ainsi formé pour désigner celui qui s’adonne aux voyages récréatifs : l’OED, citant une phrase de Samuel Pegge tirée d’Anecdotes of the English Language (1814), date de 1800 la première occurrence écrite du mot : « A Traveller is now-a-days called a Tour-ist. » (« Un voyageur s’appelle de nos jours un tour-iste. ») L’OED aurait tout aussi bien pu citer en exemple le premier vers de « The Brothers », poème composé et publié en 1800 par Wordsworth, qui s’ouvre sur l’exclamation : « These Tourists, heaven preserve us ! » (« Ces touristes, Dieu nous préserve ! ») Peut-être la phrase de Pegge fut-elle préférée parce qu’elle signalait à la fois la nouveauté du terme et le mécanisme de sa formation par suffixation (ce que pointent les italiques). Le même procédé contribua à la création du mot servant à désigner l’activité elle-même : tourism, dont la première occurrence attestée dans l’OED date de 1811 : « Sublime Cockey Tourism » (dans le Sporting Magazine, XXXVIII : « Tourisme prétentieux dans les régions sublimes »). Ce terme avait des connotations négatives car si le touriste découvrait son pays en le parcourant, il n’en avait souvent qu’une connaissance réductrice et superficielle. Dans une lettre de 1804, Wordsworth a insisté sur ce point : les trésors cachés des paysages échappent aux touristes empressés et ne se révèlent qu’à ceux qui habitent les lieux : « Je n’ai nul besoin d’exprimer le plaisir que j’aurai à vous voir, et à vous montrer les merveilles cachées et les petits boudoirs de notre Paradis – que les voyageurs filant à vive allure ne soupçonnent point. » (EY, p. 456) Les « premiers » touristes paraissaient donc ne pas prendre le temps de flâner dans les régions qu’ils traversaient, sans doute poussés par la soif et le désir d’en découvrir toujours davantage. Toutefois, même si les touristes ne faisaient que passer, les habitants avaient souvent le sentiment qu’ils faisaient intrusion dans « leur » territoire : il leur semblait que les voyageurs créaient une sorte de rupture ou de distorsion dans leur cadre de vie habituel, détruisant quelque peu le caractère local de leur région.
17Fort de ces idées, Wordsworth eut toujours une attitude assez méprisante à l’égard des touristes. En témoigne, par exemple, dans les premiers vers de « The Brothers », le regard ironique et amusé du pasteur sur les touristes oisifs, nouveaux venus dans sa région. En témoigne encore une lettre de 1825, où il évoquait son projet d’écrire un livre sur le pays de Galles, non pas un guide, qu’il jugeait déjà fort nombreux, mais un ouvrage didactique, à l’intention du « Touring World » (le monde du tourisme). Il était loin d’imaginer que le chemin de fer (apparu justement cette année-là avec l’ouverture de la ligne entre Stockton et Darlington) allait encore l’élargir davantage, mais déjà sa réticence vis-à-vis du tourisme se faisait sentir, ne serait-ce que par le choix d’une expression aux consonances aussi péjoratives que « Touring World » ; déjà aussi, sa préférence pour des touristes cultivés, dont il entendait se charger de l’éducation esthétique : « Mon désir étant d’apprendre au Monde du Tourisme, qui regroupe maintenant beaucoup de gens, à regarder avec l’œil clair de l’entendement aussi bien qu’avec l’œil brumeux de la Sensibilité. » (LY, I, p. 303) Formulée avec plus de mesure, la conception élitiste du tourisme farouchement défendue par Wordsworth en 1844 se trouve déjà ici en germe.
18Cette année-là, il lutta avec véhémence contre la construction d’une ligne de chemin de fer entre Kendal et Windermere, exprimant son opposition au projet dans deux lettres au Morning Post (datées du 9 et du 17 décembre), ainsi que dans le sonnet « On the projected Kendal and Windermere Railway » qui s’ouvre sur l’interrogation indignée : « Is then no nook in English ground secure / From rash assault ? » (« N’existe-t-il donc, sur le sol anglais, nulle retraite qui soit à l’abri / D’un impétueux assaut ? ») L’impétueux assaut donne une image concrète et dynamique de l’agression physique que représenterait le passage d’une locomotive dans un paysage aussi sauvage que celui de la région des Lacs, dont la beauté particulière s’enracine dans sa solitude et sa tranquillité. Mais, dans l’esprit du poète, cet assaut évoquait certainement aussi le déversement des masses que provoquerait, dans sa région, l’extension prévue de la ligne ferroviaire. Wordsworth, se plaisait-il lui-même à souligner, ne luttait pas contre la présence dans le Lake District de touristes esthétiquement cultivés, et dès lors capables d’être sensibles aux charmes des lieux, mais contre celle des « classes imparfaitement éduquées » : « Les couches les plus humbles de la société ne sont pas, et ne peuvent être, en mesure de tirer le moindre profit matériel d’un accès plus rapide à cette belle région. » (PrW, III, p. 349)
19La vive réaction de Wordsworth semble être celle d’un homme socialement installé, rempli de préjugés, déniant aux classes sociales inférieures la possibilité d’adopter une attitude qu’il avait pourtant lui-même, dans une certaine mesure, contribué à promouvoir : en décrivant dans ses poèmes les bénéfices qu’il avait retirés de son contact régulier avec la nature, Wordsworth avait dû susciter chez certains de ses contemporains le désir de l’imiter, à leur échelle et avec leurs moyens, compte tenu de leur situation personnelle (géographique, sociale et professionnelle). Vers la fin de sa carrière, son attitude face à la nature n’était donc plus une véritable exception : elle s’inscrivait dans un mouvement général, qui poussait les gens à quitter un moment leur environnement urbain et son rythme inhumain, pour se plonger dans la nature et s’y restaurer. Grâce à son génie cependant, Wordsworth approfondissait de façon singulière et originale ce phénomène culturel que, de manière rétrospective, il paraît incarner.
Les régions pittoresques
20La magnificence et la beauté des paysages du Lake District – que Wordsworth n’eut de cesse de chanter, dans les premiers livres du Prélude et dans son Guide to the Lakes notamment – avaient fait de cette région l’une des destinations privilégiées à la fin du dix-huitième siècle7. En effet, les voyageurs affectionnaient particulièrement alors les itinéraires qui les conduisaient sur des sites pittoresques. Le pittoresque, catégorie esthétique apparue vers la fin des années 1760, fut introduit par William Gilpin dans l’optique d’abolir la division, arbitraire à ses yeux, entre beauté et sublimité. En raison de la large diffusion de ses ouvrages, situés à mi-chemin entre récit de voyage descriptif et traité esthétique, Gilpin eut une influence déterminante dans l’établissement de la « carte » des régions les plus susceptibles de combler les attentes des voyageurs en quête d’émotions esthétiques. Les régions à l’aura desquelles il contribua se situaient toutes sur les marges du territoire britannique : celle des Lacs, déjà évoquée, le pays de Galles et enfin l’Écosse, notamment les Highlands. L’Écosse, où se côtoient beauté pastorale et sublimes montagnes, ne pouvait manquer d’offrir d’infinis plaisirs aux adeptes du pittoresque. Par ailleurs, en dépit de l’Acte d’Union de 1707, l’Écosse avait encore un statut ambigu à la fin du dix-huitième siècle : conservant sa propre identité légale et revendiquant la spécificité de son héritage culturel – à travers la pérennité de ses coutumes et la persistance du gaélique dans les régions les plus reculées –, elle incarnait l’altérité aux yeux de nombreux touristes anglais qui pouvaient dès lors, au sein même du territoire britannique, goûter aux charmes de l’exotisme8.
21Ce ne fut qu’à partir des années 1750 que l’étrangeté de l’Écosse commença à être ressentie comme attrayante. Elle avait auparavant été perçue comme un danger ou une menace, et avait inspiré des sentiments de peur et de défiance envers un pays en outre marqué par sa forte instabilité politique. Pacifiée, ou plutôt soumise, dans la violence des répressions qui suivirent le soulèvement de 1745, l’Écosse allait donc, dans la seconde moitié du siècle, devenir un objet de désir pour les Anglais – évolution dont témoigne bien le premier roman de Walter Scott, Waverley ; or, ’Tis Sixty Years Since (1814). Au dix-neuvième siècle encore, elle restait pour eux le domaine de l’altérité par excellence à l’intérieur du Royaume-Uni, mais son essentielle différence surpassait parfois leurs attentes et pouvait les surprendre. Parcourant l’Écosse, en 1818, en compagnie de John Keats, Charles Brown évoqua ainsi leur étonnement : « Nous ne nous attendions, ni l’un ni l’autre, à remarquer beaucoup de différences entre les villes anglaises et écossaises, en général, mais nous eûmes le sentiment d’être passés dans un pays étranger9. » Relative proximité, fascinante étrangeté et variété des paysages, autant d’éléments dont la combinaison explique le fort pouvoir d’attraction que l’Écosse exerçait, au tournant du dix-neuvième siècle, sur l’esprit des voyageurs en général, sur celui de Wordsworth en particulier : « Il me tarde beaucoup de découvrir davantage l’Écosse, le Nord comme le Sud ; c’est (sans excepter les Alpes) le Pays le plus poétique que j’aie jamais visité. » (EY, p. 641)
22Que la destination choisie ait été le Lake District, le pays de Galles ou l’Écosse, la vogue des voyages à l’intérieur des frontières du Royaume-Uni s’établit durablement, devenant, dès les premières années du dix-neuvième siècle, l’un des traits majeurs du paysage culturel anglais. C’est ce dont témoignent notamment les commentaires faits par J. A. de Gourbillon, un gentilhomme « vendéen » exilé en Angleterre, qui observait, avec un regard quelque peu extérieur, ce qu’il appelait la « démangeaison nationale », à laquelle il se sentait lui aussi tenu de se conformer : « Cette manie des sites romantiques est devenue, pour ainsi dire, un nouveau sens chez les Anglais ; car, ni la manie ni le sens, ne semblent avoir été connus de leurs pères : ce qui n’empêche pas, toutefois, que l’étranger ne soit forcé, en quelque sorte, de se conformer à l’une, et de paraître partager l’autre. » Annonçant alors qu’il se « dispose donc à partir pour les lacs », il précise le mode de ses déplacements :
Nous prendrons d’abord la voie des diligences pour parcourir les provinces les moins intéressantes ; et une fois rendus dans le pays des lacs, nous voyagerons à pied, avec le havresac sur le dos. Je vois d’ici votre étonnement, à l’égard de cette manière de voyager ; mais c’est la seule convenable, dans un pays de montagnes, pour celui qui veut observer et voir.10
23Ce témoignage d’époque est particulièrement intéressant car il présente la marche comme le meilleur moyen d’appréhender certains paysages, ceux qui, justement, étaient les plus recherchés par les nouveaux voyageurs d’alors. Le besoin qu’éprouvait Gourbillon de prévenir la surprise que le choix de la marche pourrait engendrer chez son lecteur laisse clairement entendre qu’à l’époque, un tel choix n’allait pas de soi. Si marcher pour découvrir au mieux une région ou un pays paraît aujourd’hui banal, il en était tout autrement au début du dix-neuvième siècle. Phénomène à l’époque nouveau, la pratique volontaire et récréative de la marche mit, en effet, longtemps avant d’être totalement acceptée dans les mentalités, car elle s’inscrivait à contre-courant de l’image négative jusqu’alors associée au fait même de marcher.
3. Oser marcher : prémices d’un changement culturel
La marche, indice de pauvreté et de criminalité
24Avant la toute fin du dix-huitième siècle, la marche restait une activité fort négativement connotée, sauf lorsqu’elle était pratiquée dans le cadre d’un pèlerinage : par l’abaissement et les efforts qu’elle impliquait, la marche du pèlerin était une preuve de son humilité devant Dieu et figurait sa volonté de faire pénitence ; exercice spirituel autant que physique, elle trouvait, dans la transcendance de sa signification première, sa justification et sa légitimation aux yeux de la société. Dans un contexte quelque peu différent, l’idée de la marche rédemptrice, ou du moins expiatoire, se retrouve à la fin de The Borderers ; A Tragedy, la pièce de Wordsworth composée en 1795-1796. L’action se déroule au treizième siècle, sous le règne de Henry III, dans les « Borders », la zone frontalière séparant l’Angleterre et l’Écosse. Dans cette tragédie, Marmaduke, victime d’un sombre stratagème, se rend indirectement responsable de la mort du père aveugle de la jeune femme qu’il aime. Indirectement responsable, dans la mesure où il ne porte nullement la main sur le vieillard pour le tuer, mais l’abandonne et le laisse affronter seul la rude épreuve des mornes terres désolées. Reconnaissant sa culpabilité, Marmaduke annonce avec solennité, dans les tout derniers vers de la pièce, le destin qui l’attend : il ne choisira pas, comme certains, de devenir ermite ou de se suicider, mais, errant indéfiniment dans le plus grand silence, il portera avec lui le poids de son crime pour tenter de l’expier, en attendant de pouvoir mourir : « They had their choice : a wanderer must I go, / […] over waste and wild, / In search of nothing that this earth can give, / But expiation, will I wander on11. » Le tableau final de cet homme errant en quête de rédemption vient s’inscrire dans un cadre religieux progressivement mis en place au cours de la tragédie, par le biais d’allusions faites aux croisades, mais aussi par la présence intermittente et fugitive de pèlerins se rendant à l’abbaye de Saint-Cuthbert. La pièce s’achève donc sur l’idée d’une corrélation radicale entre l’errance et le mal, plaçant ainsi Marmaduke dans la lignée des marcheurs maudits de la tradition biblique, tels Caïn ou le Juif errant.
25Peuplée de mendiants et de brigands vagabondant dans une vaste zone désolée sans autre loi que celle des passions, la scène de The Borderers illustre magistralement le fait que, pendant longtemps, la marche fut un indice de pauvreté et de criminalité. Cette image tenace ne se modifia guère jusqu’à la seconde moitié du dix-huitième siècle. La plupart de ceux qui marchaient alors faisaient bien partie des plus démunis, et certains avaient des intentions malfaisantes ; mais à côté de ces chemineaux, d’autres personnes marchaient également en vertu de leur profession : colporteurs, saltimbanques, troupes de théâtre itinérantes… Indépendamment de leur nature, cependant, tous s’attiraient la méfiance de ceux qui ne marchaient pas, car ils étaient vus comme des sources de danger potentielles.
Une hostilité ambiante à l’égard des marcheurs
26Un passage du livre VII de L’Excursion (v. 79-110) offre un éclairage intéressant sur cette situation ; le narrateur y évoque l’arrivée du pasteur et de sa famille dans le vallon retiré où il venait exercer son ministère. À l’époque, c’est-à-dire dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, les routes accidentées rendaient les déplacements difficiles. Aucun chariot ne pouvait pénétrer dans le vallon et c’était à pied ou à cheval qu’il fallait s’y rendre. Venant des collines de Northumbrie, le pasteur fit effectivement le voyage à pied, marchant aux côtés des chevaux et des ânes qui transportaient ses biens ; ses deux enfants étaient, eux, installés dans des paniers accrochés sur les flancs d’un âne, tandis que sa femme était à cheval (ou à dos d’âne…) – une jolie troupe qui offrait un spectacle sûrement pittoresque, inhabituel en tout cas ; et un tel cortège souleva de nombreuses questions sur son passage, attisant la suspicion ou la curiosité des gens.
27Cibles de conjectures assez peu obligeantes sur leur identité – étaient-ils des bohémiens ? des comédiens ? – ; enjoints de répondre aux interrogations comminatoires des gardiens de la paix publique – en vertu des lois restreignant les déplacements des pauvres en dehors d’un périmètre souvent limité à une paroisse – ; objets de la curiosité des voyageurs : le pasteur et sa famille ne cessèrent, durant leur trajet, d’être harcelés par des regards, assaillis par des paroles. Les adjectifs, en particulier, signalent cette agressivité à leur égard : « uncouth surmise » (hypothèse grossière, v. 84), « staring countenance » (mine ébahie, v. 96), « stern looks » (regards sévères, v. 100), « authoritative tone » (ton autoritaire, v. 101), « suspicious wisdom » (sagesse soupçonneuse, v. 104), ou encore « blunt demand » (demande brutale, v. 105). Leur voyage fut néanmoins joyeux car leur « humour inventif » (v. 101) leur avait permis de se distancier de ces attaques et d’en tourner les auteurs en dérision. Ainsi, dans les vers 95-97, cette déflexion s’opère principalement à partir de « staring » : « such conjectures […] seen / On many a staring countenance portrayed / Of boor or burgher » (« de telles conjectures […] visibles / Sur bien des mines affichées / Par butors ou bourgeois ébahis »). Déjà, il y a quelque impertinence dans l’indifférence désinvolte du « or », qui place butors et bourgeois sur un pied d’égalité, les faisant presque paraître interchangeables, et ce, d’autant plus aisément que la consonne initiale des deux mots est la même. L’effet d’ensemble de la phrase, cependant, dépend principalement de « staring » et du sens qu’on lui attribue, selon que l’on tienne plus ou moins compte de son origine verbale. Si « staring » est vu comme une forme gérondive, les visages décrits sont scrutateurs, menaçants ; si, en revanche, le terme est un véritable adjectif, les mines sont plutôt ridicules. Dans le premier cas, le regard va des habitants au pasteur et à sa famille, qui se font dévisager ; dans le second cas, le vecteur s’inverse : le pasteur et sa famille jettent un regard amusé sur des habitants ébahis par le cortège, et ce sont eux – et non plus la joyeuse troupe itinérante – qui peuvent être pris pour des acteurs offrant un divertissant spectacle, comme le suggère en particulier « portrayed » (v. 96).
28Tempérée par l’humour, l’image d’un environnement hostile aux voyageurs se dégage donc de ce passage, au livre VII de L’Excursion12. Dans le dernier quart du dix-huitième siècle, cette inimitié ambiante affecta tout particulièrement les pionniers de la marche délibérée, à cause des connotations négatives en outre associées à leur mode de déplacement. Parmi ces premiers marcheurs volontaires, en effet, rares sont ceux qui n’en firent pas état dans leurs mémoires ou dans leurs récits. Ainsi, Carl Philip Moritz, un gentilhomme allemand qui parcourut une partie de l’Angleterre en 1782, ressentit cruellement l’opprobre qui frappait tous les marcheurs sans distinction :
Mes doutes étaient maintenant confirmés : toute personne qui, en Angleterre, entreprend de faire un voyage aussi long à pied, ne peut manquer d’être considérée et jugée soit comme un mendiant ou un vagabond, soit comme quelque pauvre diable nécessiteux – personnage guère plus apprécié que les gredins […]. On accorde même difficilement aux pauvres péripatéticiens l’humble mérite d’être honnêtes. (Jarvis, 1997, p. 24)
29Dans son Cahier rouge, l’écrivain français Benjamin Constant raconte les mésaventures qui lui advinrent lors de son escapade en Angleterre de 1787, notamment ses déboires dans les auberges, lorsqu’il y arrivait à pied. Pour les expliquer, il invoque l’amalgame que les gens faisaient entre marcheurs et mendiants ou, pire, entre marcheurs et footpads, ces trimardeurs commettant leurs déprédations à pied et réputés pour être les plus dangereux des brigands : n’ayant pas de cheval pour s’enfuir le cas échéant, ils ne réfléchissaient généralement pas à deux fois avant de tuer ceux qui leur résistaient. Voici ce qu’il dit :
On me reçut indignement à l’auberge parce qu’on me vit arriver à pied et qu’il n’y a en Angleterre que les mendiants et la plus mauvaise espèce de voleurs, nommés Footpads, qui cheminent de cette manière. On me donna un mauvais lit, dans lequel j’eus beaucoup de peine à obtenir des draps blancs ; j’y dormis cependant très bien, et à force de me plaindre et de me donner des airs, je parvins le matin à me faire traiter comme un gentleman, et à payer en conséquence. (Gury [éd.], 1999, p. 47)
30Tout était donc affaire de statut et d’opinions solidement ancrées dans les mentalités. Plus que l’apparence extérieure des voyageurs, c’étaient en fait les connotations véhiculées par le mode de déplacement choisi qui conditionnaient l’attitude des gens rencontrés, notamment celle des aubergistes. Constant l’apprit plus tard, une fois qu’il commença à se déplacer sur un « mauvais petit cheval blanc » : « Ma monture était si chétive que je trouvais que je n’avais pas l’air plus riche, ni plus gentlemanlike que lorsque je voyageais à pied, et je me souvenais de la mauvaise réception que j’avais éprouvée en cheminant de la sorte. Mais je découvris bientôt qu’il y avait pour l’opinion une immense différence entre un voyageur à pied et un voyageur à cheval. » (Gury [éd.], 1999, p. 50)
31Les commentaires de Constant, comme ceux de Moritz, sont éloquents ; mais dans quelle mesure leur nationalité étrangère influença-telle le tableau qu’ils dressèrent de la situation en Angleterre ? On peut supposer qu’étant étrangers au pays, ils tinrent sur lui un discours sans fard, fidèle à la réalité, car nul sentiment de fierté nationale ne venait les inciter à en embellir le portrait ; à moins qu’un certain attachement à leur pays d’origine n’ait d’emblée biaisé leur point de vue, les poussant à présenter un tableau plus sombre qu’il ne l’était réellement ; difficile de trancher. En tout cas, quelles que soient l’honnêteté et l’objectivité de leur discours, il est hautement probable que leur statut d’étranger – sujet de méfiance supplémentaire – ajouta à leurs difficultés. En fait, si différence il y avait entre la situation des marcheurs anglais et celle des marcheurs étrangers, elle s’exprimait uniquement en termes de degrés. Les témoignages laissés par les marcheurs anglais montrent bien, en effet, qu’ils subissaient des préjudices semblables à ceux décrits par Moritz ou Constant. Ainsi, à une date aussi tardive que 1802 – tardive, relativement aux premières expéditions à pied, qui eurent lieu dans les années 1780 –, Dorothy et William Wordsworth eurent à essuyer les dédains de l’aubergiste de Thirsk dès l’instant où celle-ci comprit que leur dessein était de marcher. Dorothy rapporte l’anecdote dans ses Grasmere Journals : « Nous fûmes très bien traités, mais lorsque la Patronne comprit que nous allions repartir à pied, en laissant nos bagages, elle laissa échapper quelques paroles impertinentes, en s’arrangeant pour que nous les entendîmes. » (DWJ, I, p. 170) Ils se rendaient alors de Grasmere à Brompton, pour le mariage de William avec Mary Hutchinson, et ces marques de désobligeance avaient suffisamment marqué Dorothy pour qu’elle prît la peine de noter qu’au retour, un peu moins de deux mois plus tard, « la Patronne fut fort aimable. Elle ne reconnut pas les marcheurs méprisés. » (DWJ, I, p. 179)
32Cet exemple montre clairement que si les valeurs négatives associées à la marche tendaient à s’estomper au début du dix-neuvième siècle, grâce à une pratique accrue de déplacements et randonnées pédestres, il n’en subsistait pas moins une dose de défiance et d’hostilité à l’égard des marcheurs. L’image péjorative de la marche était profondément inscrite dans les esprits, et la modification de cette représentation séculaire ne se fit que lentement. Ce qui ne saurait surprendre, dans la mesure où, pendant longtemps, l’idée avait été ancrée dans une solide réalité. Les premiers marcheurs s’exposaient à des dangers effectifs, et ils le savaient. Eux-mêmes se montraient donc fort soupçonneux vis-à-vis des autres marcheurs qu’ils rencontraient, comme l’illustrent bien deux strophes écrites par Wordsworth en face des vers 676 à 680 sur le manuscrit MS. 2 de « PETER BELL. A Tale ». Dans ces strophes, qui ne furent pas intégrées au texte publié, le poète évoque sa rencontre avec le rétameur qui servit de « modèle » à Peter Bell, le « vagabond des régions boisées et sauvages » (« wild and woodland rover », v. 206) du poème éponyme. C’était en 1793, près de la frontière du pays de Galles, et Wordsworth, marcheur volontaire qui venait de traverser la plaine de Salisbury, croisait sur sa route un homme qui, pour sa part, était itinérant en raison de son métier. Ils parcoururent un bout de chemin ensemble, dans une atmosphère de suspicion réciproque :
Now Peter do I call to mind
That eventide when thou and I
Over ditch and over stile
Were fellow travellers many a mile
Near Builth on the banks of Wye.
Oh Peter who could now forget
That both hung back in murderer’s guize?
’Twas thou that wast afraid of me
And I that was afraid of thee.
We’d each of us a hundred eyes.13
33Leur méfiance réciproque les poussait à ne point se quitter du regard. L’image hyperbolique des cent yeux symbolise la surveillance constante que tous deux exerçaient et explique sans doute la récurrence frappante du son [aɪ] dans la première strophe : s’il n’y a point « a hundred eyes [aɪz] », les occurrences de la diphtongue sont suffisamment nombreuses pour que, phonétiquement, les regards inquiets et répétés des deux hommes viennent s’inscrire dans la texture même des vers décrivant les circonstances auxquelles ils se rattachent. À l’origine de la peur ainsi éprouvée se trouve l’association traditionnelle de la marche et de la criminalité : « That both hung back in murderer’s guize. » Le ralentissement rythmique provoqué par la présence de trois accents successifs (sur « both », « hung » et « back ») semble figurer le mouvement de repli des deux hommes sur eux-mêmes, ou du moins leur hésitation à avancer vers l’autre. Dans « in murderer’s guize », « guize » peut être interprété soit d’un point de vue subjectif : chacun agit à la manière d’un meurtrier, soit d’un point de vue objectif : chacun a l’apparence extérieure d’un meurtrier. Cette légère ambiguïté permet d’exprimer l’essentielle réciprocité des sentiments des deux hommes, clairement décrite dans les deux vers suivants. La crainte de Peter est la première évoquée, mais le chiasme créé par le jeu des pronoms – « thou », « me », « I », « thee » – reporte l’accent sur la terreur du poète : au niveau syntaxique, les pronoms le représentant sont encerclés, ce qui rend bien sa probable impression d’être à la merci du rétameur inconnu.
34Les premiers marcheurs volontaires se savaient donc exposés aussi bien à des dangers réels qu’à l’opprobre et au mépris de leurs contemporains. Et pourtant, ils décidaient délibérement de voyager à pied. Ainsi pratiquée – par choix, et non plus par nécessité –, la marche – ou, plus précisément, une certaine forme de marche – se détachait de facto de la pauvreté et de la criminalité. Il devenait dès lors possible qu’elle revêtît des valeurs positives. Une fois dépassé le blocage psychologique qu’avaient créé les représentations traditionnelles de la marche, nombreux furent ceux qui, au début du dix-neuvième siècle, reconnurent et se mirent à rechercher les avantages qu’elle offrait : liberté de mouvement et proximité avec la nature notamment. Une fois encore, l’entrée de termes dans le vocabulaire anglais signale l’apparition d’un nouveau trait dans le paysage culturel. La première occurrence de l’adjectif pedestrian (pédestre) est ainsi datée de 1791 par l’OED, qui cite un extrait d’une lettre écrite par Wordsworth : « Your wish to have employed your vacation in a pedestrian tour » (« votre désir de faire un voyage à pied pendant vos vacances », EY, p. 55). Le substantif dérivé, pedestrian, est pour sa part attesté à partir de 1793, année où parut The Observant Pedestrian, qui raconte un voyage sentimental effectué à pied. Enfin, plus tardivement, un nom particulier fut attribué à l’activité elle-même : pedestrianism, utilisé pour la première fois en 1809 par le Sporting Magazine (n° XXIV). Nouveaux à l’époque, les pedestrian tours de la fin du dix-huitième siècle avaient des allures d’expédition et permettaient aux marcheurs de se dégager – pour un temps – des cadres culturels dominants ; ceux qui s’embarquaient dans de telles aventures entendaient donc souvent affirmer leur indépendance et leur autonomie. Aussi les significations sociales de la marche pouvaient-elles être mises au service d’un engagement politique, notamment dans le cas de radicaux comme William Frend ou John Thelwall (auteur, entre autres, de The Peripatetic). Sans nous attarder sur les implications politiques de la pratique de la marche par les radicaux, remarquons, avec Robin Jarvis, qu’il existe « un élément de non-conformisme social délibéré, d’opposition revendiquée, dans les expéditions des tout premiers marcheurs, qui s’abaissaient volontairement » (1997, p. 27) – ce qu’illustre parfaitement le voyage de Wordsworth dans les Alpes, en 1790.
4. Parcourir les régions sauvages des Alpes à pied : entre quête et sacralisation
L’appel des Alpes
35En 1790, animé par un désir ardent de découvrir de ses propres yeux les sublimes montagnes du Continent dont il n’avait alors qu’une connaissance livresque, Wordsworth brava les menaces créées par les circonstances historiques (à savoir, les tensions apparues dans le sillage de la Révolution française) et alla marcher dans les Alpes pendant environ deux mois en compagnie de Robert Jones, son ami gallois. Il avait déjà passé les deux étés précédents à parcourir des paysages montagneux : dans les environs de Hawkshead en 1788 ; dans les environs de Penrith en 1789, en compagnie, cette fois, de sa sœur Dorothy et de Mary Hutchinson. Mais il avait vécu dans la région vallonnée du Lake District depuis son enfance : les montagnes relativement modestes du nord de l’Angleterre ne pouvaient assouvir sa soif d’émotions sublimes, et c’était vers les paysages terrifiants et torturés des Alpes – « les ruines d’un monde détruit », selon l’expression de Thomas Burnet dans La Théorie sacrée de la Terre – que ses regards se tournaient. Les impressions que chacun reçoit de la contemplation d’un paysage dépendent en grande partie de son expérience passée, et il en va de même des espérances que l’on forme avant de découvrir les lieux imaginés. Ainsi, les montagnes du Lake District qui ne procuraient pas – plus ? – à Wordsworth les sentiments intenses qu’il recherchait marquèrent très fortement l’esprit de John Keats lors de son voyage de 1818 car c’étaient là les premières véritables montagnes qu’il découvrait. Voici un extrait de la lettre qu’il envoya d’Écosse à son ami Benjamin Bailey :
Je ne me serai pas accordé ces quatre mois de marche dans les Highlands si je n’avais cru par là élargir mon expérience, effacer plus de préjugés, m’habituer davantage aux rigueurs, appréhender de plus beaux paysages, me rassasier de Montagnes plus grandioses et étendre plus vigoureusement la portée de ma Poésie, qu’en restant chez moi parmi mes Livres fût-ce avec Homère à la main. (1993, p. 183)
36Où le lien entre marche, nouveaux paysages et poésie est clairement souligné…
37Les Alpes fascinaient donc Wordsworth, et l’exemple de William Frend, ce professeur de Cambridge qui parcourut une partie de la Savoie et des Alpes suisses et françaises en 1789, ne fit qu’aviver son désir, déjà longtemps nourri par ses lectures. Les lettres dans lesquelles Thomas Gray décrit son Grand Tour de 1739 avec Horace Walpole eurent ainsi une influence certaine sur lui. Gray y évoque largement les dangers des Alpes, mais il insiste aussi sur la beauté des lieux, notamment celle des environs du couvent de la Grande Chartreuse, dont l’approche est à ses yeux « l’un des spectacles les plus solennels, les plus romantiques et les plus étonnants qu’[il] ai[t] jamais vus14 ». Un tel témoignage incita sûrement Wordsworth à inscrire le monastère en bonne place dans son parcours. Son envie de se rendre, par ailleurs, sur les bords du lac de Genève était peut-être à mettre au compte de l’influence des écrits de Rousseau, Les Confessions ou Les Rêveries du promeneur solitaire notamment, conjointement publiées dans l’édition française qu’il possédait. Certains lieux l’attiraient donc en vertu de leur association avec des écrivains, mais ce fut surtout en examinant des cartes et en lisant divers récits de voyage qu’il avait scrupuleusement préparé le parcours que Jones et lui-même suivirent.
38Laissant peu de place au hasard, il avait planifié leurs déplacements en s’inspirant de l’ouvrage de William Coxe : Sketches of the Natural, Civil and Political State of Swisserland : In a Series of Letters to William Melmoth Esq. Leur itinéraire correspondit parfaitement à celui décrit par Coxe, à la seule différence qu’ils le firent en sens inverse. Il est difficile d’évaluer au juste la part de commodité et la part d’originalité dans cette décision. Toutefois dans l’effervescence de la préparation, Wordsworth aurait certainement fait peu de cas d’obstacles ou de contraintes d’ordre pratique qui l’eussent obligé à inverser son trajet : voyager dans la France révolutionnaire était, en soi, une bien plus grande gageure. Son choix fut donc, à notre sens, parfaitement délibéré : ayant dû s’en remettre à ses prédécesseurs pour élaborer un itinéraire dans des régions qui lui étaient inconnues, il avait sans doute voulu, en faisant le circuit de Coxe à l’envers, y mettre sa touche personnelle et, partant, s’affirmer.
39La réalisation de son voyage était déjà en elle-même un geste de défi et de désobéissance vis-à-vis des membres de sa famille, à l’insu desquels il était parti. Seule Dorothy avait été mise dans le secret. Wordsworth savait, en effet, qu’il contrarierait ses proches puisque, par son escapade, il compromettait ses études et son avenir professionnel. Rejetant l’éducation universitaire classique, Wordsworth souhaitait néanmoins élargir son esprit… mais par d’autres moyens, moins conventionnels. Peut-être était-ce pour insister sur le caractère formateur de son aventure que sa lettre de septembre 1790 à Dorothy contient des termes explicitement relatifs au domaine de l’éducation :
Il n’a jamais existé de meilleure école pour apprendre la frugalité que celle où nous recevons actuellement notre instruction. […] La finalité des voyages, c’est l’élargissement de l’esprit par la découverte d’Idées nouvelles. (EY, p. 32)
40À l’image de certains autres voyages de l’époque, et à l’instar des pérégrinations de Yorick dans ASentimental Journey (1768) de Laurence Sterne notamment, le périple de Wordsworth et Jones semble avoir pris le contre-pied du Grand Tour : délaissant les villes culturelles en France ou en Italie, les deux amis se lancèrent à la conquête des régions sauvages des Alpes. La rapidité avec laquelle ils effectuèrent le trajet pour atteindre, depuis Calais, les paysages convoités ne laisse aucun doute sur ce point. Par ailleurs, bien qu’ils eussent débarqué en France, le 13 juillet 1790, à la veille de la Fête de la Fédération, ils se montrèrent peu sensibles aux festivités organisées pour célébrer le premier anniversaire de la prise de la Bastille. Les considérations historiques pesaient bien peu par rapport au puissant charme qu’exerçait sur eux la nature :
Mais la Nature était alors souveraine en mon cœur,
Et, en s’emparant de ma fantaisie juvénile, des formes majestueuses
Avaient donné une charte à des espoirs désordonnés.15
41Leur voyage se démarquait essentiellement de l’éthique du Grand Tour sur un autre point : il fut effectué à pied. La dédicace de Descriptive Sketches – dont une partie éloquente du sous-titre est : « Faits au cours d’un voyage à pied dans le pays des Grisons et dans les Alpes italiennes, suisses et savoyardes » – souligne l’immense contraste existant entre deux voyageurs cheminant pas à pas sur les routes, liés par une véritable communion de cœur, et deux compagnons se prélassant tranquillement dans une chaise de poste, mais ne semblant guère partager qu’un espace commun. Quelques années plus tôt, Oliver Goldsmith avait évoqué le même contraste, mais en insistant davantage sur la différence de perception ainsi induite : « Les pays présentent des visages très différents aux voyageurs de conditions différentes. Un homme traversant l’Europe à vive allure dans une chaise de poste et un pèlerin effectuant le Grand Tour à pied ne peuvent manquer de tirer des conclusions différentes16. »
42Wordsworth partageait cette conviction : s’il effectua, à un âge plus avancé des voyages pouvant se rapprocher de la tradition du Grand Tour – par les lieux visités sinon par la durée –, il garda néanmoins toujours une nette préférence pour la marche, éprouvant une profonde aversion à l’idée de devoir traverser de belles régions enfermé dans une diligence. Une lettre de juin 1836 où il entretenait sa famille de son projet de voyage en Italie avec H. C. Robinson énonce clairement sa position :
Je vous le promets : je ne me servirai jamais de mes jambes pour épargner ma bourse – mais je regrette un peu que Mr Robinson aime tant les diligences, pour des raisons d’économie et pour le plaisir des commérages. Je lui ai dit que je ne traverserai jamais de belle région dans une diligence ou de nuit ; je l’ai stipulé expressément. (LY, III, p. 263)
Entre pays et paysage : deux approches de la nature
43Au cours de leur expédition pédestre, Wordsworth et Jones ne passèrent pas inaperçus ; ils se firent sans doute remarquer, comme tous les rares voyageurs de l’époque, par leur simple présence, mais, baluchon sur la tête et bâton à la main, ils avaient, en outre, une apparence fort singulière qui faisait sourire les gens des villages qu’ils traversaient. La curiosité des habitants venait sans doute aussi de leur surprise, voire de leur incompréhension, face aux motivations de ces jeunes gens qui arpentaient par plaisir des régions sauvages, parfois escarpées, dans lesquelles ils s’efforçaient, pour leur part, de vivre au mieux leur existence laborieuse, en faisant face à des circonstances parfois très rigoureuses. Ils portaient sur les paysages environnants un regard bien différent de celui des touristes : ce n’étaient pas les qualités esthétiques des lieux qui leur importaient, mais bien plutôt les conditions de vie, plus ou moins faciles, qu’ils offraient en fonction de la fertilité des sols, du relief, ou encore du climat auxquels ils étaient soumis. Reflétant bien le contraste traditionnel entre negotium et otium, cette différence de vision semble également recouper l’opposition entre pays et paysage souvent signalée par Alain Roger, qui l’emprunte lui-même à René-Louis de Girardin, jardinier-paysagiste du dix-huitième siècle, ami de Rousseau et créateur d’Ermenonville : « Le long des grands chemins, et même dans les tableaux des Artistes médiocres, on ne voit que du pays ; mais un paysage, une scène Poétique, est une situation choisie ou créée par le goût et le sentiment17. » Les sites naturels (pays) peuvent devenir paysages dès lors qu’ils sont perçus esthétiquement ; tout paysage procède donc d’une « artialisation de la nature18 ». Ainsi tandis que Wordsworth et Jones appréhendaient les espaces naturels comme des paysages, les autochtones ne voyaient pour leur part que du pays. Un passage de la Critique de la faculté de juger de Kant lie cette différence radicale de vision au degré de culture esthétique des personnes : « Ce que, préparés par la culture, nous nommons sublime, n’apparaîtra qu’effrayant à l’homme inculte. […] Aussi bien le bon paysan savoyard (comme le rapporte M. de Saussure), qui était d’ailleurs plein de bon sens, traitait sans scrupule de fous tous les amateurs de glaciers19. »
44La distinction entre pays et paysage n’est pas seulement opératoire dans les régions montagneuses, mais fonctionne dans toute région sauvage ou reculée. Ainsi en 1803, ce fut à la grande stupéfaction des habitants que Samuel Taylor Coleridge, Dorothy et William Wordsworth parcoururent à pied la région des Trossachs. Les Trossachs étaient alors l’un des coins les plus solitaires des Highlands et les rares voyageurs qui s’y aventuraient ne trouvaient aucune auberge où loger. Fascinés par le caractère isolé et totalement sauvage des Trossachs, les trois amis entreprirent de les explorer pendant quelques jours, en dépit de difficultés pratiques évidentes. Un instant découragés par le morne paysage, ils retrouvèrent leur enthousiasme après avoir rencontré un Highlander de pure souche qui leur apprit qu’ils pouvaient compter sur l’hospitalité de deux gentilshommes vivant non loin. Quand ils arrivèrent près de la ferme de l’un d’eux, Wordsworth alla raconter leur histoire. À sa simple vue, toute la maisonnée fut ébahie ; mais lorsqu’il donna la raison de leur présence, à savoir qu’ils visitaient la région par plaisir, tous éclatèrent de rire tant cette attitude leur paraissait inconcevable :
Un rire illumina tous les visages lorsque W. dit que nous étions venus voir les Trossachs ; ils pensaient sans nul doute que nous aurions mieux fait de rester chez nous. W. s’efforça de faire paraître cela moins totalement ridicule en les informant que c’était un lieu très célèbre en Angleterre, même si eux ne l’estimaient peut-être guère, et que le seul point sur lequel nous divergions de nombre de nos compatriotes, c’était que nous étions arrivés par le mauvais chemin, par suite d’une indication erronée. (VE, p. 98-99)
45Cet exemple est fort probant, mais il ne faudrait pas céder à la tentation de schématiser la situation et de la ramener à des équations aussi simplistes que voyageurs ⬄ paysage, habitants ⬄ pays. En effet, le goût ne se cultive pas seulement par le biais de normes esthétiques, culturellement établies ; il peut être beaucoup plus spontané, et se former grâce à un contact régulier avec la nature. Il en était ainsi du goût d’un batelier écossais que Dorothy et William Wordsworth rencontrèrent, en 1803 également. Cet homme, en effet, leur donna la joie de découvrir les plus beaux endroits du loch Ketterine, qu’il sélectionnait avec plus d’habileté que tous les prétendus spécialistes du paysage, en ne se fiant, pourtant, qu’à son propre goût :
Je crois qu’il était attaché à ce lac par quelque sentiment de fierté, comme à son propre domaine (son bateau étant quasiment le seul à y circuler), ce qui le poussait, voyant que nous étions bon public, à se donner beaucoup plus de mal qu’un batelier ordinaire ; il disait souvent, après avoir dépassé le coude d’une pointe : « C’est un joli endroit », et il choisissait toujours les plus jolis, avec plus d’adresse que nos chasseurs de paysage et « voyageurs du pittoresque » ; des endroits protégés du vent – c’était le premier point ; le reste suivait naturellement – arbres en pleine croissance plus épanouis, rochers, berges, et courbes dont l’œil se délecte. (VE, p. 106)
46Certains habitants des régions sublimes ou pittoresques avaient donc une appréciation à la fois pratique (utilitaire) et esthétique des espaces naturels qui les entouraient, mais de façon générale, au dix-neuvième siècle, rares étaient ceux qui, croisant inopinément un voyageur, ne marquaient pas leur surprise. C’est ainsi que « Stepping Westward », le poème de Wordsworth, trouve son origine dans l’interpellation étonnée que leur avait lancée, un soir, une femme rencontrée sur les bords de ce même loch Ketterine :
“What, you are stepping westward?” – “Yea.”
– ’Twould be a wildish destiny,
If we, who thus together roam
In a strange Land, and far from home,
Were in this place the guests of Chance.20
47En fait, Dorothy et William Wordsworth n’étaient pas totalement étrangers dans la région, car ils se rendaient chez le batelier qui les avait déjà cordialement reçus une fois au cours de leurs pérégrinations. Toutefois, même en dehors de ces circonstances particulières, la beauté du ciel rougeoyant au couchant aurait donné ardeur et courage à tout homme, quel qu’il fût (v. 6-8). Dans ces conditions, la salutation perdit rapidement son ancrage dans le contexte précis de la rencontre pour devenir, aux yeux de Wordsworth, une parole d’autorité, lui donnant le « droit spirituel » de poursuivre son chemin vers l’ouest, vers la région lumineuse encore si attrayante :
I liked the greeting; ’twas a sound
Of something without place or bound;
And seemed to give me spiritual right
To travel through that region bright.21
48Si la douce voix de la femme éveilla celle du poète, en l’incitant à inscrire dans le vers poétique les réflexions et les intenses émotions qu’elle avait fait jaillir, elle transforma aussi les lieux eux-mêmes dans le regard de Wordsworth, les imprégnant d’une aura quasi religieuse22. Ainsi, « stepping westward seemed to be / A kind of heavenly destiny » (« Et marcher vers l’ouest semblait être / Une sorte de destinée céleste », v. 11-12). En raison de la salutation de la femme, Wordsworth sacralisa donc l’endroit sauvage où il se trouvait, un endroit particulièrement beau dans la rouge lueur crépusculaire. Souligné par Wordsworth, le glissement de « wildish destiny » à « heavenly destiny » suggère l’existence, dans son esprit, d’un lien privilégié entre ce qui est sauvage et ce qui est céleste, ou mieux sacré.
49Cette relation est encore plus évidente à la lumière de « Walking, or the Wild » (1862) de Henry David Thoreau. Dans l’introduction à la conférence sur « The Wild » qui servit de base à l’essai, l’écrivain américain citait Wordsworth, en faisant explicitement allusion à ce poème : l’expression « stepping westward » résumait bien, pensait-il, le sens de son discours. Or la vision qui conclut l’essai de Thoreau suggère que le but ultime de la marche, au-delà des promenades particulières, est la Cité éternelle, située à l’ouest, à la source de la lumière dorée du couchant. Cette vision finale n’arrive pas de façon inattendue puisque des connotations religieuses, généralement associées à la marche, parsèment l’ensemble du texte. Ainsi, selon l’une des étymologies proposées, « sauntering » dériverait de « Sainte Terre », et les croisés du Moyen Âge auraient été appelés les « Sainte-Terrer[s] » ; d’où l’équation « a Saunterer – a Holy Lander23 ». En dépit de cette origine, c’est l’idée de marche comme quête, plutôt que celle de la marche comme pèlerinage, qui domine l’essai de Thoreau. Chez Wordsworth, les deux dimensions sont présentes, le pèlerinage – redéfini – n’étant souvent qu’une forme voilée de la quête, plus personnelle.
À la recherche du sacré
50Dans les vers relatifs au voyage de 1790, Wordsworth et Jones sont parfois présentés comme des pèlerins, et leur périple dans son ensemble, comme un véritable pèlerinage24. Non seulement ils se déplacèrent, selon une formule de Wordsworth, « d’une humble manière évangélique ; à savoir, à pied25 », mais leurs efforts physiques furent tellement intenses que, vue de l’extérieur, leur expédition possède toutes les apparences d’une véritable épreuve d’endurance et de persévérance. « De par son rythme soutenu, ce fut une marche militaire », reconnut plus tard Wordsworth (P, VI, v. 428). De fait, ils parcoururent entre trente-cinq et quarante-cinq kilomètres par jour, soit un total de quelque trois mille deux cents kilomètres (deux mille miles). Pourtant, si l’on en croit la lettre de septembre 1790 à Dorothy, ils s’étaient aguerris à ce rythme soutenu et n’en souffraient plus particulièrement. Sans doute Wordsworth minimisa-t-il les aspects éprouvants de son aventure pour mieux souligner le plaisir et les bénéfices qu’il en retirait : leur lente avancée pas à pas valait moins en elle-même, qu’en tant que support et symbole d’une démarche intellectuelle, ou plutôt spirituelle. Il est révélateur, à cet égard, que les seuls lieux culturels de son parcours aient été deux monastères perdus au plein cœur des montagnes : celui de la Grande Chartreuse en France, celui d’Einsiedeln en Suisse. Que l’on ne s’y trompe pas cependant. Si ces monastères, celui de la Grande Chartreuse en particulier, l’impressionnèrent fort, leur caractère sacré tenait sans doute moins à leurs connotations spécifiquement religieuses qu’à leur isolement. Pour lui, en effet, comme pour beaucoup d’autres voyageurs, le sacré – domaine de l’altérité ou de la différence radicale – était logé au sein même de la nature, dans des régions sauvages encore vierges, non marquées par la présence humaine, ou alors seulement habitées par des hommes considérés comme primitifs, « primeval » selon le terme du poète (DS, v. 529). La marche trouvait naturellement sa place dans la recherche du sacré ainsi défini puisqu’elle permettait d’atteindre des lieux retirés qui n’auraient été accessibles par aucun autre moyen et qui, de ce fait, revêtaient une aura particulière.
51De nombreux passages de Descriptive Sketches témoignent de l’attirance de Wordsworth pour les endroits non foulés par l’homme (« untrodden ») ; ainsi, les vers décrivant le paysage autour du lac d’Uri :
From such romantic dream, my soul, awake!
To sterner pleasure, where, by Uri’s lake,
In Nature’s pristine majesty outspread,
Winds neither road nor path to tread.26
52Alors que la version de 1793 se contentait de souligner l’absence de sentier – par le biais, notamment, d’un adjectif remarquable : « unpathway’d margin » (v. 285)27 –, la version de 1849 suggère un lien entre cette particularité et la majesté de cet endroit. Plus loin dans le poème, la description quelque peu extravagante du chasseur de chamois amène Wordsworth à formuler encore plus clairement l’idée selon laquelle les espaces isolés ou désolés (comme le paysage minéral des hautes montagnes) sont des lieux sacrés : « la demeure solennelle d’Esprits ailés » (v. 371).
53Cette idée de la présence d’esprits dans les lieux sauvages est reprise quelques vers plus loin, mais à la place des créatures ailées – dignes de La Reine des fées de Spenser, et d’ailleurs supprimées de la version de 1849 –, ce sont les esprits des lieux, « the native Genii » (v. 419), qui sont évoqués. Il poursuit alors :
– And sure there is a secret Power that reigns
Here, where no trace of man the spot profanes,
[…]
How still! no irreligious sound or sight
Rouzes the soul from her severe delight.
An idle voice the sabbath region fills
Of Deep that calls to Deep across the hills,
Broke only by the melancholy sound
Of drowsy bells for ever tinkling round.28
54Par essence indicible, le sacré se définit souvent par la négative, comme au vers 425 : « No trace of the man the spot profanes. » Wordsworth emploie aussi au vers 430 un autre procédé, caractéristique de son écriture poétique en général : la double négation – « no irreligious sound or sight » –, qui lui permet d’intensifier l’idée de sacré et de la suggérer par contraste, sans l’enfermer dans une définition stricte – « religious » –, qui serait trop limitative. À la fin du passage, l’atmosphère religieuse, ou sacrée, mise en place est solennellement sanctionnée par l’écho au verset 7 du Psaume XLI : « Deep calleth unto deep at the noise of thy waterspouts » (l’abîme appelant l’abîme à la voix de tes cataractes) – qui caractérise justement l’écho des montagnes, en un jeu littéraire plus ou moins conscient.
55Idéalement, pour Wordsworth, le sacré aurait résidé dans une nature parfaitement vierge (« pristine », « untrodden ») ; à défaut, comme le suggèrent les vers cités ci-dessus, il intégrait à sa vision des lieux la présence humaine, effective ou perceptible par le biais de traces, mais il l’interprétait de manière hautement subjective, en lui donnant un sens qui la rendait conciliable avec ses désirs de retour à une nature originelle. Ainsi, troupeaux, bergers, chalets ou habitations éparses ne le troublaient guère dès lors qu’il envisageait les habitants de ces régions comme des hommes paisibles, profondément attachés à leur environnement naturel, et restés proches d’un état primitif. Les régions alpestres reculées étaient « ces demeures sanctifiées de l’homme pacifique » (« those sanctified abodes of peaceful man », P, VI, v. 445) qu’il avait ardemment brûlé de connaître, et la première des vallées qu’il vit lui procura une joie intense, physiquement ressentie dans le tressaillement de son cœur :
My heart leap’d up when first did I look down
On that which was first seen of those deep haunts,
A green recess, an aboriginal vale.29
56Plusieurs textes antérieurs, connus de Wordsworth, insistaient déjà sur le caractère remarquable des Alpes – au premier chef, des Alpes suisses – et de leurs habitants : le poème « Liberty » de James Thomson ; les Sketches… de William Coxe, qui véhiculaient le mythe de l’âge d’or en Suisse ; ou encore, « The Peasant of the Alps » de Charlotte Smith, paru en juillet 1791 dans European Magazine and London Review. Dans Descriptive Sketches, Wordsworth dresse lui-même un portrait du « pastoral Swiss » (le Suisse pastoral), fort révélateur des valeurs qu’il avait projetées sur les hommes rencontrés lors de son voyage. Le Suisse pastoral était, à ses yeux, l’une des meilleures images sur terre de l’homme primitif ou originel, qui jouissait d’une totale liberté et menait une vie parfaitement équilibrée (v. 525-535). Dans les vers suivants, Wordsworth rapporte que, grâce à la mémoire des lieux, le Suisse pastoral entre souvent en communion avec ses ancêtres morts au combat, en défendant la liberté de leur patrie contre les attaques des Autrichiens. Se projetant dans le passé, il éprouve une émotion intense qui le mène au-delà de l’endroit qu’il contemple :
For images of other worlds are there,
Awful the light, and holy is the air.
Uncertain thro’ his fierce uncultur’d soul
Like lighted tempests troubled transports roll;
To viewless realms his Spirit towers amain,
Beyond the senses and their little reign.30
57Comme l’indique en particulier la mention de « viewless realms », il s’agit là d’une véritable vision affectant une âme primitive (« uncultur’d »). Dans la version de 1849, l’allusion explicite à des royaumes invisibles est effacée ; en revanche, la fulgurance de la vision et l’exaltation du Suisse sont clairement décrites :
Fitfully, and in flashes, through his soul,
Like sun-lit tempests, troubled transports roll;
His bosom heaves, his Spirit towers amain,
Beyond the senses and their little reign.31
58« Awful » (à entendre au sens fort de : « awe-full »), « holy », « Spirit » (et non « mind ») – ces termes soulignent l’atmosphère religieuse enveloppant la vision et préparent les vers suivants, où sont évoquées les relations intimes que le Suisse entretient avec Dieu, par le biais des manifestations exceptionnelles de la nature :
And oft, when pass’d that solemn vision by,
He holds with God communion high,
When the dread peal of swelling torrents fills
The sky-roof ’d temple of the eternal hills,
And savage Nature humbly joins the rite,
While flash her upward eyes severe delight.32
59Temple de la vénération, la nature participe également à la ferveur du Suisse, qu’elle renforce. Éprouvant alors « une grande joie domptée par l’horreur » – vivant, en d’autres termes, une expérience sublime33 –, celui-ci rencontre le divin au cœur même de la région sauvage et montagneuse qu’il habite. Il parvient donc à percevoir les lignes immuables du paysage comme des représentations de l’éternité (« eternal hills ») et à lire les phénomènes naturels comme des manifestations du sacré. En se rendant à pied dans les Alpes, Wordsworth espérait y vivre des expériences similaires et y connaître de pareils transports : il espérait retrouver le contact privilégié de l’homme originel avec la nature et le divin. Comme le remarque Alan Liu, « dans le modèle de Wordsworth, un touriste est un homme historique qui, dès qu’il aperçoit un paysage, s’imagine primitif et originel34 ».
60Les vers extraits de Descriptive Sketches tout juste cités ne figurent pas parmi les meilleurs de Wordsworth. Ils possèdent une certaine lourdeur et l’expression y est maladroite ou convenue – comme dans la plupart des passages du poème. Au prix, parfois, d’une insistance assez pesante, surtout dans la version non remaniée de 1793, ces vers de jeunesse (1791-1792) ont le mérite d’articuler très clairement des idées qui, dans les poèmes postérieurs, furent évoquées avec beaucoup plus de subtilité et qui, en se raffinant, continuèrent à sous-tendre durablement l’attitude de Wordsworth face aux paysages. En effet, il n’eut de cesse de rechercher, dans ses relations avec la nature, une certaine forme de transcendance, qu’il eut parfois l’impression de toucher grâce à des expériences privilégiées, sources d’élévation spirituelle. En fait, dans ses expériences les plus fortes, Wordsworth ne se contentait pas de trouver le sacré ou l’éternité dans les apparences naturelles : il les dépassait, pour découvrir, au-delà d’elles, le sens profond qu’il poursuivait.
61Par la place qu’y tenait la recherche du sacré, le périple de Wordsworth pouvait s’apparenter à un pèlerinage. Les critiques ont souvent rapproché tourisme et pèlerinage, insistant sur le fait que ces deux activités hautement symboliques fonctionnent selon des schémas analogues : touristes et pèlerins quittent leur environnement familier pour se rendre dans des endroits éloignés, investis de valeurs particulières et perçus comme sacrés, qu’ils approchent dans la plus grande révérence et où ils vivent quelque expérience exaltante. Comme nous l’avons vu dans le cas de Wordsworth, les sanctuaires des touristes ne sont généralement plus des édifices ou des lieux consacrés par la religion, mais des sanctuaires naturels, où ils espèrent revigorer leur esprit en vivant une expérience « authentique », c’est-à-dire en découvrant une forme d’altérité essentielle. L’« effet d’authenticité » recherché s’articule, selon James Buzzard, autour de quatre composantes essentielles : « stillness », le calme et la solitude qui permettent de ressentir pleinement le pouvoir particulier d’un lieu ; « picturesqueness », le caractère pittoresque qui procure du plaisir esthétique ; « non-utility », la gratuité qui situe nettement l’expérience en dehors de la sphère habituelle de l’existence ; et « saturation » : l’endroit est chargé de sens et de significations qui se révèlent à tout homme suffisamment attentif et réceptif35. Ce qui amène à envisager le tourisme comme une forme sécularisée de pèlerinage.
62Wordsworth se démarque quelque peu du tourisme ainsi conçu puisque sa démarche comportait une dimension religieuse. De fait, au cours de son périple, il n’éprouva pas seulement le sentiment d’être en contact avec une forme d’authenticité ; il fut également habité par la pensée du divin, comme le souligne un passage de sa lettre de septembre 1790 à Dorothy : « Au milieu des paysages les plus terrifiants des Alpes, je ne pensais nullement à l’homme, ni à la moindre créature ; mon âme était tout entière tournée vers celui qui avait produit la terrible majesté que je contemplais. » (EY, p. 34) Que ce Dieu fût ou non le Dieu de sa religion importait peu : le sacré que Wordsworth avait le sentiment d’approcher était relié à une transcendance. En reprenant une distinction suggérée par Jean-Claude Pinson dans son ouvrage Habiter en poète, on pourrait dire que sa position était « théophanique » car pour lui, le sacré ouvrait sur l’éternité divine, alors que la position de la plupart des touristes est « herméneutique » : pour eux, le sacré amorce un mouvement de transcendance mais ne mène pas au divin36.
63La dimension religieuse (au sens large) du voyage de 1790 souligne donc la pertinence qu’il peut y avoir à le considérer, pour des raisons plus profondes qu’une simple homologie de structure, comme un pèlerinage. Il semble néanmoins plus juste de l’envisager comme une quête, c’est-à-dire comme une poursuite beaucoup plus personnelle de valeurs ou de qualités jugées idéales, qui ne sont pas situées dans un lieu précis, défini par la culture, mais répandues de manière diffuse dans certains types d’endroits, des paysages sauvages en l’occurrence. La notion de quête correspond beaucoup mieux que celle de pèlerinage à un homme comme Wordsworth, qui, ne se satisfaisant pas de suivre l’exemple des autres, n’eut de cesse de revendiquer et de démontrer son originalité. Au fil de ses écrits et avec le passage du temps, sa quête devait se révéler éminemment subjective, son objet n’étant autre que son esprit et son identité mêmes. En 1790, il n’avait sans doute pas été conscient de toutes les implications de son périple ; il les saisit par la suite, de manière rétrospective. La remémoration de ses souvenirs lui offrait, en effet, la possibilité de refaire son voyage et il percevait alors souvent, dans des expériences ou des événements marquants, les significations latentes qui lui avaient échappé sur le moment. Dès 1790, en revanche, il avait mesuré le caractère tout à fait remarquable de son aventure, véritable test de courage et de résistance. Il s’enorgueillissait d’avoir réussi une telle prouesse et d’avoir démenti les pessimistes prédictions de ses camarades de Cambridge, aux yeux desquels son projet était « fou et irréaliste » (EY, p. 37).
64Cette expédition pédestre constitua une étape essentielle pour Wordsworth, dans sa vie d’homme, mais aussi, et surtout, dans sa vie de poète. Kenneth Johnston considère ainsi que l’acte de désobéissance qui le poussa à partir marcher dans les Alpes au lieu de se consacrer à ses études marqua le début de sa carrière poétique, car son exploit lui apporta la confiance nécessaire pour croire en ses projets et les mener à bien, en dépit de circonstances a priori défavorables37. Ce voyage lui fournit en tout cas des images et des sensations qui restèrent gravées en lui et qu’il retravailla ensuite, dans l’écriture de certains de ses poèmes.
Le voyage de 1820 ou la volonté de renouer avec le passé
65Lorsqu’il entreprit, trente ans plus tard, un nouveau voyage outre-Manche, à travers certaines régions de Suisse, d’Italie et de France, Wordsworth était sans doute poussé par le désir de revenir sur les lieux parcourus dans sa jeunesse et animé par l’espoir de faire revivre ou de recréer une partie de son expérience passée. Dorothy Wordsworth partageait ce désir : contemplant les paysages alpestres à travers le prisme de l’aventure de son frère en 1790, elle se plaisait à effectuer d’incessants rapprochements – parallèles ou contrastes – entre les deux voyages. Son Journal d’un voyage sur le Continent, 1820, qu’elle écrivit à son retour, comporte ainsi de multiples références au périple de 1790, et l’expression « thirty years ago » (« il y a trente ans ») y est récurrente. Les circonstances entourant chacun des deux voyages étaient pourtant bien différentes. En 1820, les participants furent plus nombreux ; outre Wordsworth, y prirent part : sa femme Mary, sa sœur Dorothy, Thomas Monkhouse et sa toute jeune épouse, la sœur de celle-ci et leur servante ; Henry Crabb Robinson les rejoignit, comme convenu, à Lucerne. Les époux Monkhouse effectuaient là leur voyage de noces, précision qui suffit à mesurer l’ampleur des changements intervenus entre 1790 et 1820. Leur itinéraire fut à peu près le même que celui emprunté par Wordsworth et Jones, mais il fut effectué en sens inverse… c’est-à-dire qu’ils retombaient sur le parcours classique, voire conventionnel, décrit par William Coxe. Divers moyens de transport furent utilisés, notamment des calèches ou des chars à bancs, mais ils marchèrent durant les nombreux jours passés dans les Alpes, le cœur de leur voyage. En 1820, Wordsworth n’était plus le jeune étudiant rebelle, l’aventurier fougueux de 1790, mais un poète reconnu et respecté, que d’autres voyageurs étaient avides de rencontrer.
66Les Wordsworth croisèrent, en effet, de nombreux autres touristes : les Alpes étaient alors beaucoup plus fréquentées. Les déplacements y avaient été grandement facilités par la construction de nouvelles routes, sur l’ordre de Napoléon notamment, qui pensait, par ce biais, pouvoir mener plus aisément à bien ses ambitions militaires. Ainsi, le passage du col du Simplon (près de la frontière entre la Suisse et l’Italie), ne s’effectuait plus sur le petit sentier muletier tributaire des irrégularités du terrain, mais sur une large route faisant fi des contraintes naturelles. Manifestant la domination de l’homme sur la nature, cette nouvelle route était certes commode, puisque, par ses amples lacets parfois creusés dans la roche ou flirtant audacieusement avec le précipice, elle permettait d’atténuer la difficulté de rudes montées. Elle n’en restait toutefois pas moins, selon Dorothy, « la moins agréable qui fût pour les marcheurs » (DWJ, II, p. 256). Ce ne fut donc qu’à grand regret que Wordsworth l’emprunta pour passer le col du Simplon. Il y ressentit néanmoins d’intenses émotions, mais celles-ci s’ancraient non pas dans le présent, mais dans le passé : elles avaient été induites par la vue de l’ancien chemin, dépositaire, aux yeux de Wordsworth, des émotions de sa jeunesse : « Il m’est impossible de dire à quel point il fut ému lorsqu’il découvrit que c’était celui-là même qui l’avait tenté dans sa jeunesse. Les sentiments de cette époque lui revinrent, aussi frais que s’ils avaient été de la veille, mais néanmoins mêlés à la vision imprécise de trente années vécues dans l’intervalle. » (DWJ, II, p. 260)
67Contrairement à Wordsworth, la plupart des voyageurs n’avaient pas de souvenirs pour aviver leurs sensations présentes ; s’ils empruntaient la nouvelle route, ils devaient se contenter de sentiments modérés, car son tracé les éloignait des éléments naturels les plus aptes à susciter en eux des émotions esthétiques intenses : les torrents et les précipices, en particulier. De manière générale, en désenclavant des régions jusqu’alors inaccessibles, les nouvelles routes leur avaient fait perdre leur caractère primitif et sauvage et, par conséquent, une partie de leur faculté à susciter des émotions sublimes – ce que Wordsworth déplorait38. Il restait toutefois une solution aux marcheurs pour tenter d’établir un contact intime avec la nature : s’écarter des nouvelles voies et emprunter les anciens sentiers muletiers, comme le firent, pour leur plus grand plaisir, Wordsworth et ses amis juste après le col du Simplon. Ainsi plongés au cœur de la nature, ils renouaient avec des lieux aussi vierges que ceux traversés par Wordsworth en 1790 et, échappant pour un temps au tumulte importun des voitures, ils retrouvaient le calme seyant aux espaces montagneux. Le désagrément causé par l’amélioration des voies de communication était effectivement double : non seulement le caractère sauvage de certaines régions disparaissait, mais leur solitude et leur tranquillité étaient brisées par le passage de nouveaux touristes dont la nature, tout autant que la présence, gênait Wordsworth : « Au lieu de voyageurs prenant le temps d’observer et de sentir en chemin, on trouvait des pèlerins de la mode transportés à vive allure dans leurs voitures, certains discutant des mérites du “tout dernier roman”, d’autres parcourant les pages de leur guide, d’autres encore, complètement endormis. » (DWJ, II, p. 354)
68Loin d’être de tels pèlerins de la mode (« pilgrims of fashion »), Wordsworth et ses amis étaient – ou croyaient être – des pèlerins de la nature primitive, « Rude Nature’s Pilgrims », pour reprendre une expression du poème « Elegiac Stanzas ». Pèlerins, ils l’étaient certainement, mais de la nature primitive, sans doute un peu moins… Leur pèlerinage semblait, en effet, s’effectuer non pas tant sur des sites naturels appréciés pour leurs qualités intrinsèques, que sur les sites naturels marquants de la jeunesse de Wordsworth. Lui-même avait une attitude bien différente de celle, enthousiaste et passionnée, de 1790. Ainsi, si le col du Simplon avait alors symbolisé le moment tant attendu où il devait traverser les Alpes, il ne représentait plus en 1820 que le point géographique (lui aussi désiré) à partir duquel ses pas cessaient de le conduire vers de nouveaux paysages, pour le ramener vers son pays d’origine39. Au cours de son voyage, Wordsworth ne s’était donc pas totalement détaché de l’Angleterre ; la « déterritorialisation » – pour employer métaphoriquement un terme deleuzien – ne s’était donc pas véritablement accomplie. En 1820, il n’avait pas eu la même audace que trente ans plus tôt, et son désir d’aller de l’avant pour explorer de nouveaux territoires n’avait pas été aussi fort. Ce changement d’attitude trouve son pendant dans l’évolution de son écriture poétique. Les vers que lui inspira son voyage de 1820 diffèrent, en effet, essentiellement de ceux du livre VI du Prélude, tirés de son expérience de 1790. Beaucoup moins personnelle, davantage tournée vers les coutumes et l’histoire, la poésie de 1820 est une poésie commémorative, comme l’annonce d’emblée le titre du recueil : Memorials… Alors que le livre VI du Prélude – qui culmine dans le passage glorifiant l’imagination – est éminemment subjectif, entièrement centré sur les expériences et les émotions du poète lui-même, les Memorials se situent, pour leur part, à la frontière du public et du privé ; de ce fait, ils ne possèdent pas la puissance des vers où Wordsworth laisse s’exprimer sa voix dans toute son originalité en suivant son imagination sur ses terrains favoris : sa psyché et les mouvements de son esprit dans l’exercice de la pensée ou de la mémoire40.
69Brossant à grands traits les évolutions du paysage socio-culturel anglais au tournant du dix-neuvième siècle, ce chapitre a permis de mettre en perspective l’émergence de la marche comme loisir et de commencer à en souligner les implications. Lentement apparue pendant la période de mutations marquant les débuts de la modernisation du Royaume-Uni, la marche ainsi conçue devint bientôt un instrument privilégié pour les voyageurs cherchant à vivre des expériences authentiques. Facilitant leur proximité avec les autochtones, elle favorisait, en effet, les rencontres véritables et les échanges ; les conduisant en outre au cœur même de la nature, elle les rendait plus sensibles à ses charmes, renforçant ainsi la faculté des paysages sauvages à susciter de vives émotions esthétiques, voire sacrées.
70Remarquable par sa nouveauté, cette modalité de la marche ne doit cependant pas occulter d’autres pratiques plus anciennes. Outre les touristes, en effet, bon nombre de gens arpentaient les sentiers et les routes britanniques au tournant du dix-neuvième siècle. Qui étaient-ils ? Pourquoi marchaient-ils ? La typologie « poétique » proposée au chapitre suivant s’efforce précisément de répondre à ces questions.
Notes de bas de page
1 Eric J. Leed, The Mind of the Traveler : From Gilgamesh to Global Tourism, New York, Basic Books, 1991, p. 13-14.
2 Cité dans Ian Ousby, The Englishman’s England. Taste, Travel and the Rise of Tourism, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 9.
3 Marjorie Hope Nicolson, Mountain Gloom and Mountain Glory : The Development of the Aesthetics of the Infinite, Ithaca, Cornell University Press, 1959, p. 315.
4 Cité dans Malcolm Andrews, Landscape and Western Art, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 130 (chapitre 6 : « “Astonished beyond Expression”. Landscape, the Sublime and the Unpresentable »).
5 Une lecture rétrospective, au regard de l’œuvre de Wordsworth, de ces quelques lignes, ne peut manquer d’y repérer une prémonition d’ordre poétique : la joie dérivée de ces images sera également celle du créateur, qui n’aura de cesse de les rappeler et de les transformer, dans l’écriture et les révisions de Descriptive Sketches ou du livre VI du Prélude notamment.
6 De là, sans doute, vient l’élargissement du sens du mot guide dans la seconde moitié du dix-huitième siècle : auparavant réservé pour désigner des personnes, le terme s’appliqua alors aussi à des ouvrages ; ensuite, vers le début du dix-neuvième siècle, la forme guide-book fut créée pour marquer ce sens spécialisé.
7 Voir à cet égard Malcolm Andrews, The Search for the Picturesque : Landscape Aesthetics and Tourism in Britain, 1760-1800, Stanford, Stanford University Press, 1989, en particulier le chapitre 7 : « The Tour to the Lakes » (p. 153-195).
8 Sur l’évolution de l’image et des représentations littéraires de l’Écosse à cette période, voir John Glendening, The High Road : Romantic Tourism, Scotland and Literature, 1720-1820, Basingstoke-Londres, Macmillan, 1997, p. 14.
9 Charles Brown’s Walks in the North, dans H. E. Rollins (éd.), The Letters of John Keats : 1814- 1821, 2 vol., Cambridge, Harvard University Press, vol. I, p. 435.
10 Gourbillon et Dickinson, L’Angleterre et les Anglais (1817), dans Jacques Gury (éd.), Le Voyage Outre-Manche ; Anthologie de voyageurs français de Voltaire à Mac Orlan, du xviiie au xxe siècle, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 359.
11 « Ils ont choisi ; je dois, pour ma part, me faire errant, / [Et] sur des terres désolées et sauvages, / Ne recherchant rien de ce que ce monde peut offrir, / Mais l’expiation, je ne cesserai d’errer. » (v. 2344, 2348-2350)
12 Simultanément, par le jeu de renversements décrit plus haut, l’image d’un environnement autre appartenant spécifiquement aux marcheurs se dessine. En modifiant le regard et le rapport à l’espace, la marche semble en effet définir pour Wordsworth un autre monde – un monde différent, du moins, de celui perçu ordinairement.
13 « Maintenant, Peter, je me rappelle / Ce soir où toi et moi, / Enjambant échaliers et fossés, / Parcourûmes ensemble plusieurs milles / Près de Builth, sur les rives de la Wye. // Oh, Peter, qui pourrait maintenant oublier / Que, tels des meurtriers, nous gardâmes nos distances ? / Toi, tu avais peur de moi, / Et moi, j’avais peur de toi. / Nous avions chacun une centaine d’yeux. » (PW, II, p. 530n)
14 P. Toynbee et L. Whitbley (éd.), The Correspondence of Thomas Gray, 3 vol., Oxford, Clarendon Press, 1971, vol. I, p. 122.
15 « But Nature was then sovereign in my heart, / And mighty forms seizing a youthful Fancy / Had given a charter to irregular hopes. » (P, VI, 346-348).
16 An Enquiry into the Present State of Polite Learning, dans Collected Works of Oliver Goldsmith, éd. A. Friedman, Oxford, Clarendon Press, 1966, vol. I, p. 331.
17 René-Louis de Girardin, De la composition des paysages (Paris, Champ urbain, 1979, p. 55), cité par Alain Roger, « Ut Pictura Hortus. Introduction à l’art de jardins », dans François Dagognet (éd.), Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1982, p. 97.
18 Alain Roger, « Ut Pictura Hortus… », art. cit., p. 96. Dans son ouvrage qui retrace la longue histoire de la notion de paysage, Anne Cauquelin parle, elle, de « ces figures de la nature, nommées “paysages” » (L’Invention du paysage, Paris, Plon, 1989, p. 88).
19 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1965, p. 102-103 (§ 29 : « De la modalité du jugement sur le sublime de la nature »).
20 « “ – Comment ! vous marchez vers l’ouest ? – Ouais.” / – Ce serait une destinée plutôt sauvage / Si nous, qui errons ainsi ensemble / Dans un Pays étranger, et loin de chez nous, / Étions dans cet endroit les hôtes du Hasard. » (v. 1-5).
21 « J’aimai la salutation, c’était le son / De quelque chose sans limites ni lieu ; / Et qui semblait me donner droit spirituel / De voyager dans cette splendide région. » (v. 13-16).
22 Permettant des découvertes dans la réalité, la marche offre donc de surcroît au poète la possibilité de basculer dans l’espace de l’imagination. Le tiret au vers 2 semble justement marquer l’articulation entre le domaine du réel (les propos rapportés au style direct) et celui de l’imaginaire (ses réflexions : « ’Twould be… »), qui sont ainsi à la fois liés et différenciés.
23 Will H. Dircks (éd.), Essays and Other Writings of Henry David Thoreau, Londres, Walter Scott Limited, 1895, p. 1. Thoreau semble s’être inspiré de l’ouvrage : A Collection of English Words Not Generally Used, dans lequel John Ray, l’auteur, établit un lien similaire (d’après un passage cité dans l’OED à l’article « saunter »). Dérivant de la proximité phonétique entre « saunter » et « Sainte Terre », ce jeu de mots se révèle intraduisible en français ; signalons simplement que « saunter » signifie « se balader, flâner » et que « Holy Land » désigne la Terre Sainte.
24 Voir, notamment, P, VI, v. 478, v. 690 et X, v. 451, ou encore DS, v. 720.
25 EY, p. 168 ; « à pied » : souligné, et en français dans le texte.
26 « Réveille-toi, mon âme, de ce rêve romantique ! / Et va vers un plaisir plus austère, sur les bords du lac d’Uri, / Étendu dans la majesté de la Nature virginale, / Là où ne serpente ni route ni sentier. » (DS, 1849, v. 226-229).
27 Formé à partir du substantif « pathway » (sentier) et du préfixe privatif un-, cet adjectif semble avoir été inventé par Wordsworth lui-même puisque l’OED cite, comme première occurrence, des vers extraits d’un de ses poèmes plus tardifs, The Waggoner (1805, Canto IV, v. 24).
28 « Quelque Puissance secrète règne sûrement / En ce lieu, que nulle trace humaine ne profane […] / Quel calme ! Aucune image, aucun son irréligieux / Ne tirent l’âme de sa sévère délectation. / Une voix immatérielle emplit la région consacrée, / Celle de l’Abîme appelant l’Abîme à travers les collines, / Seulement entrecoupée par le tintement mélancolique / De clochettes assoupies résonnant continuellement alentour. » (DS, v. 424-425, 430-435).
29 « Mon cœur tressaillit quand, pour la première fois, je découvris / L’un de ces refuges profonds en contrebas, / Asile verdoyant, vallée originelle. » (P, VI, v. 456-458).
30 « Car des images d’autres mondes sont là, / Auguste est la lumière, et saint l’air. / Tels des orages illuminés, des transports agités traversent, / Incertains, son âme ardente et primitive ; / Son Esprit s’élève vers des royaumes invisibles, / Au-delà des sens et de leur petit empire. » (DS, v. 544-549).
31 « Soudainement, et par éclairs, des transports agités, / Tels des orages ensoleillés, roulent dans son âme ; / Son cœur se soulève, son Esprit s’élève, / Au-delà des sens et de leur petit empire. » (DS, 1849, v. 457-460)
32 « Et souvent, une fois passée cette vision solennelle, / Il entre en sublime communion avec Dieu, / Tandis que le grondement terrible des torrents qui enflent emplit, / Jusqu’à sa voûte céleste, le temple des collines éternelles, / Et que la Nature sauvage s’associe humblement au rite, / Ses yeux levés lançant des éclairs d’austère délectation. » (DS, v. 550-555).
33 « Great joy by horror tam’d », au vers 460, apparaît en effet comme une variante de la « delightful horror » (l’horreur délicieuse) caractéristique du sublime selon Burke.
34 Alan Liu, Wordsworth : The Sense of History, Stanford, Stanford University Press, 1989, p. 12.
35 James Buzzard, The Beaten Track : European Tourism, Literature, and the Ways to “Culture”, 1800-1918, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 172-192.
36 Voir Jean-Claude Pinson, Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine, Paris, Champ Vallon, 1995, « De la hiérophanie à la théophanie », p. 129-132. Pinson s’inspire lui-même des analyses de Jean-Jacques Wunenberger dans Le Sacré, Paris, PUF, 1990.
37 Kenneth R. Johnston, The Hidden Wordsworth : Poet, Lover, Rebel, Spy, New York-Londres, Norton, 1998, p. 188-189, notamment.
38 Dans sa lettre du 17 décembre 1844 au Morning Post notamment, il s’attarde longuement sur la manière dont la construction des routes militaires « a porté préjudice à la beauté et, plus encore, à la sublimité de nombreux Cols des Alpes » (PrW, III, p. 354).
39 Voir « Stanzas, composed in the Simplon Pass » (v. 17-20 et v. 29-30, tout particulièrement).
40 Profondément originale, la poésie de Wordsworth immédiatement postérieure à 1790 semble dessiner un espace nouveau dans le champ de la littérature anglaise ; à ce titre et de façon métaphorique, on pourrait dire qu’elle est elle-même « déterritorialisation ».
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