« an insanity of realism1 ». Dante Gabriel Rossetti
p. 229-246
Texte intégral
1Il est surprenant à notre époque de trouver un essai consacré à la poésie de Rossetti, qui est plutôt connu comme peintre2, ce qu’il est bien évidemment, sans pour autant s’y réduire, comme le savaient ses contemporains. Pater aurait pu, quant à lui, rencontrer Rossetti dans les années 1860 à Oxford mais leur relation reste assez obscure. Ce qui l’est moins est l’importance des écrits et des tableaux rossettiens sur Pater. Le rédacteur de « L’École de Giorgione » ne pouvait qu’être sensible au poème rédigé par Rossetti sur le peintre vénitien, « For a Venetian Pastoral, by Giorgione (in the Louvre) »3. Lui-même victime de la mentalité puritaine régnant à Oxford, il sympathisait nécessairement avec un homme qui avait été la cible des attaques du critique Robert Buchanan saluant la parution des Poems by Dante Gabriel Rossetti en 1870 par un article retentissant contre « The Fleshly School of Poetry » (« L’école poétique de la chair »). Rossetti s’en était retourné au Moyen Âge à travers ses traductions de Dante, sa peinture et ses poèmes, sans pour autant succomber à la manie ou à l’erreur du revival, ce qui ne pouvait que satisfaire Pater qui partageait avec lui l’image de la demeure, « belle », ou « de vie », pour désigner l’habiter du sujet. À l’exception de l’ouvrage de Martine Lambert-Charbonnier, nulle étude documentée n’a paru sur les liens, les affinités entre ces deux éminents victoriens, et ce qui suit voudrait à tout le moins suggérer des pistes de recherches.
2Comme l’a montré Andrew Leng4, l’article de Pater, rédigé peu de temps après la mort de Rossetti, s’inscrit contre les thèses de Ruskin, d’abord soutien puis ennemi déclaré du jeune peintre5, en réaffirmant la sincérité de l’artiste. Pater fait de cette sincérité le trait définitoire de Rossetti, tout en la découplant de toute esthétique « réaliste », de tout mimétisme, pour lui donner le sens, déjà explicité dans « Wordsworth » et Marius l’Épicurien, de fidélité du dire à la pensée. C’est donc un enjeu intellectuel qui guide le rédacteur du portrait littéraire particulier où Pater, s’il connaît les principaux épisodes de la vie agitée et iconoclaste de l’artiste6, ne les mentionne pas et préfère s’en tenir à sa poésie qu’il situe dans le cadre poétique du romantisme et dans les « conditions spirituelles » du xixe siècle7.
3Rossetti apparaît dans l’« isolement mystique » (« mystic isolation », Ap 213) d’un poète ne plaisant qu’à un petit nombre de lecteurs8 d’abord conquis par ses manuscrits9, avant que cette réception singulière ne suscite une curiosité plus générale qui le conduira à publier sa poésie en 187010. Comme Botticelli auquel Pater s’intéresse à la même époque11, Rossetti est peintre et poète et rédige des poèmes qui illustrent l’esthétique du mouvement préraphaélite12, à l’instar de « The Blessed Damozel »13. Mais ses poèmes sont également le fruit d’un sujet singulier dont la principale qualité est la sincérité : « d’une signification de première importance, fut cette sincérité qu’on ressent comme un des charmes de ce premier poème – une sincérité parfaite qui tire son effet de l’utilisation délibérée de l’expression la plus directe et la plus inhabituelle pour transmettre une poésie qui ignore tous les développements conventionnels du genre […] » (214). La sincérité wordsworthienne représentait la venue à l’énonciation de la sensation originaire, la sincérité rossettienne réside dans l’usage d’un lexique et d’un rythme poétique hétérodoxe contre tout art poétique, preuve que la leçon romantique a été reçue. Cette sincérité provient d’une adaptation du mot à l’impression qu’a le poète :
[…] one new poet more, with a structure and music of verse, a vocabulary, an accent, unmistakably novel […] an accent which might rather count as the very seal of reality on one man’s own proper speech; as that speech itself was the wholly natural expression of certain wonderful things he really felt and saw14 […] (214)
4Il ne s’agit pas de forcer artificiellement l’attention du lecteur mais de se l’attacher en le dessaisissant de ses propres représentations pour leur substituer celles du poète15. Non seulement Rossetti éprouve le monde de façon très vive mais il fait le pari fou de traduire toutes ses impressions dans leur singularité : « Voici un homme qui avait un matériau si intéressant, si présent et si défini à présenter à son public, sinon d’abord à lui-même, qu’il eut pour premier propos […] de donner l’équivalent exact de ses propres données intérieures. » (214) Ces impressions se doivent d’être « traduites » en mots et cette volonté de traduction apparaît tout d’abord à travers la traduction des poètes italiens fonctionnant comme Autre discours que Rossetti se met en devoir de rendre parfaitement :
That he had this gift of transparency in language—the control of a style which did but obediently shift and shape itself to the mental motion, as a well-trained hand can follow on the tracing-paper the outline of an original drawing below it, was proved afterwards by a volume of typically perfect translations16 […] (214-215)
5Pater n’a pas tort de mentionner The Early Italian Poets, le recueil de traduction de poètes italiens médiévaux dont Dante que Rossetti publie en 1861. L’activité constante traductive du bilingue Rossetti est très importante, et la « Préface » qu’il rédige pour son recueil représente une révolution en la matière. Il y insiste sur la « fidélité » (« fidelity ») et la recréation effectuée par le traducteur17. C’est donc en toute connaissance de cause que Pater insiste à son tour sur la traduction chez et de Rossetti qui représente le cas intéressant d’un sujet chez qui la traduction de l’impression ne semble pas entravée, et dont on pourrait penser qu’il fait fi de la division freudienne entre conscient et inconscient.
6Pour Pater, cette traduction de l’impression en mot18, du sentir en dire, constitue le style, l’ipséité du sujet19, quel qu’en soit le résultat :
His own meaning was always personal and even recondite, in a certain sense learned and casuistical, sometimes complex or obscure; but the term was always, one could see, deliberately chosen from many competitors, as the just transcript of that peculiar phase of soul which he alone knew, precisely as he knew it20. (215)
7Il ne s’agit plus de connaître la chose telle qu’elle est comme chez Matthew Arnold21 mais d’énoncer aussi exactement que possible les impressions qu’elle suscite et au moment où elle les suscite. C’est ainsi que « La Demoiselle bénie » se distingue par « la précision des images sensibles que certains estimèrent presque grotesque et par-dessous tout, étrange pour un sujet si profondément visionnaire » (215). Certes, par son thème visionnaire, le poème s’inscrit dans le mouvement préraphaélite, voire préraphaélique22, et Rossetti rejoint Dante par cette précision23. Mais elle est avant tout la marque d’un rapport au dire que Pater va examiner via un parallèle avec Dante afin de cerner la singularité rossettienne.
8À l’instar de Dante, Rossetti se concentre sur la « particularisation » (« particularisation »), plutôt que sur la généralisation24, comme en témoigne sa traduction de Villon où le terme « way » est le seul capable de traduire « pays25 ». Cette traduction obéit à une nécessité rythmique, mais pour Pater, elle participe également d’une esthétique de la précision26 qui lui fait choisir un mot à l’exception de tous les autres. Nous avons vu que dans « Style », Pater faisait de tout écrivain digne d’être traduit, un traducteur sélectionnant chaque mot afin de lui faire exprimer « la couleur de son esprit » :
[…] any writer worth translating at all has winnowed and searched through his vocabulary, is conscious of the words he would select in systematic reading of a dictionary, and still more of the words he would reject were the dictionary other than Johnson’s; and doing this with his peculiar sense of the world ever in view, in search of an instrument for the adequate expression of that, he begets a vocabulary faithful to the colouring of his own spirit, and in the strictest sense original27. (Ap 11)
9La traduction est l’expression du rapport unique de l’homme au monde et l’intérêt de Rossetti est de l’avoir thématisée à travers sa propre pratique.
10La précision poétique se relie à un autre trait commun à Rossetti et Dante, la force de l’anthropomorphisation28 du monde sur leur psychisme. Leurs personnifications poétiques transforment tout signifiant en allégorie potentielle29 et c’est avec ce statut que le mot en vient à exercer un pouvoir quasi diabolique, outrepassant la raison, comme l’indiquE la comparaison à Frankenstein30. Pourtant, les vers de « Love’s Hour »31 cités par Pater où l’instant érotique est anthropomorphisé montrent qu’à peine exprimée, l’allégorie devient l’ombre d’elle-même : « dead hours ». Cette poésie qui fonctionne à partir d’une véritable incarnation signifiante obéit néanmoins à la coupure symbolique qui fait de tout signifiant l’ombre de la chose enfuie.
11La poésie relève de la manie platonicienne, dira Pater, c’est-à-dire de la possession, qui confine parfois à la folie lorsque le monde s’anthropomorphise totalement comme en témoigne la poésie rossettienne :
Poetry as a mania—one of Plato’s two higher forms of “divine” mania—has, in all its species, a mere insanity incidental to it, the “defect of its quality,” into which it may lapse in its moment of weakness; and the insanity which follows a vivid poetic anthropomorphism like that of Rossetti may be noted here and there in his work, in a forced and almost grotesque materialising of abstractions32. (217)
12À ce moment, nous ne sommes plus dans le domaine de la poésie mais dans celui de son défaut, dans le registre des abstractions grotesques, comme le montrent deux poèmes qui atteignent la « folie du réalisme33 » : « La pitié et l’amour brûleront / Sa joue pressée et ses mains caressantes / Et de l’esprit de l’amour nostalgique et consolant / Au bord de ses lèvres, / Chaque souffle viendra m’étreindre / Pour libérer mon esprit de ses fers34. » (218) Réalisme fou ou « folie du réalisme » que celui d’un verbe qui incarne toutes choses : chaînes, sentiments, baisers, esprits. Wordsworth ramenait hommes et choses à la même humilité, Rossetti semble en prendre le contrepied en exhaussant grotesquement objets, personnes et sentiments. La poétique de l’allégorie ou de l’anthropomorphisation remonte, dira Pater, à la poésie provençale dont s’inspira Dante lui-même35. Cependant, chez Rossetti, cette personnification possède un propos moral qui s’inscrit dans une volonté d’énonciation totale et sincère de l’impression (219), ce qui l’assimile à la création36 d’un discours poétique novateur : « une parole poétique réellement neuve, à l’effet unique » (219).
13Comme Wordsworth et Shelley, Rossetti semble être revenu à un stade animiste ou « mythopoétique37 » où l’univers est peuplé de présences et qu’il porte à l’expression poétique grâce à « un pouvoir pictural ou descriptif dans son traitement du monde inanimé, pouvoir qui constitue certainement aussi une bonne part du charme de son utilisation plus hermétique et étrange » (219), afin d’exprimer ses propres émotions lorsque la nature est ainsi perçue, personnifiée : « traduite à des fins supérieures dans lesquelles elle ne fait que s’incorporer à quelque phase d’émotion puissante » (220). Son animisme possède un propos éthique puisqu’il lui permet d’exprimer l’animation constante de son âme qui confine à une crise existentielle : « Pour Rossetti, il en va toujours ainsi parce qu’à chaque instant, l’existence est en crise. » (220) Exprimer la totalité des impressions ne conduit qu’à une expérience incessante de leur discontinuité et à l’expérience permanente de la division subjective. Le projet du poète s’inscrit dans le cadre d’une interrogation permanente sur l’être au monde et le rapport du sujet au langage38, qui ne peut mener qu’à la volonté de la fixer à travers cela même qui en empêche toute fixation, le signifiant, ce qui a pour effet la « crise » repérée par Pater.
14Si le poète fait l’expérience de l’impossibilité du langage à exprimer parfaitement les « données intérieures », il est également soumis à Éros. Il est significatif que ce soit à l’occasion de la relation amoureuse qui constitue la trame de « La Demoiselle bénie » que l’« insanité » du réalisme rossettien, soit sa volonté d’une énonciation totale, se manifeste, si l’on considère avec Lacan que l’amour est parfois une folie qui s’inscrit comme tentative de briser les murs de l’ipséité. L’affrontement au langage qui interdit le rapport sexuel39 (au sens de complémentarité entre les sexes) pour mettre le sujet sur les voies de l’amour40 confère à Rossetti une nouvelle voix poétique41 et Pater en veut pour preuve « Love’s Nocturn » et « The Stream’s Secret »42. Le premier possède le réalisme d’un tableau préraphaélite, le second illustre le monde des rêves, mais tous deux sont placés sous l’égide de l’Amour : « l’Amour en proie au doute – se demanderait volontiers ce qui se cache sous la surface de l’eau ou derrière le sommeil : par sa “maîtrise” puissante, le ruisseau ou le rêve sont obligés de s’exprimer et le poète leur fait prédire l’avenir et l’issue de la passion qui le consume […] » (218). C’est auprès d’Éros, soit d’un amour mis en position d’Idéal du moi et en même temps incarné que le poète s’enquiert de son destin. Rossetti affirme le pouvoir d’Éros comme pure faculté de liaison traversant le discours poétique et lui donnant, sinon sa perfection, du moins l’unité recherchée :
But throughout, it is the ideal intensity of love—of love based upon a perfect yet peculiar type of physical or material beauty—which is enthroned in the midst of those mysterious powers; Youth and Death, Destiny and Fortune, Fame, Poetic Fame, Memory, Oblivion, and the like. Rossetti is one of those who, in the words of Mérimée, se passionnent pour la passion, one of Love’s lovers43. (220)
15Sa poésie s’inscrit comme pulsion de vie dominée par un Éros personnifié.
16Sa soumission à Éros permet à Rossetti de faire fi de la division controuvée aux yeux de Pater entre l’esprit et la matière44 : « Dans notre expérience réelle, ces deux phénomènes que sont la “matière” et l’“esprit” ne se distinguent qu’imparfaitement et sont toujours inextricablement liés » (220). Le Moyen Âge le savait bien, qui avait combattu l’hérésie cathare pour affirmer l’indissolubilité du matériel et du spirituel par le truchement de Dante45 chez qui n’existe nulle division puisque tout relève du signifiant : « dans l’ardeur véhémente et passionnée de ses conceptions, le matériel et le spirituel sont fondus et confondus, et si le spirituel atteint la visibilité parfaite du cristal, le matériel perd sa terrestrialité impure. » (220) Tel est le savoir que Rossetti a retrouvé46. La poésie dantéenne était l’alchimie du matériel et du spirituel produisant non le « débris » mais le « cristal », et c’est cette parfaite fusion dont Rossetti a retrouvé le secret : « Sa beauté idéale est celle “dont la Vérité ne distingue le dire de la pensée / ni l’Amour le corps de l’âme”. Comme Dante, il ne connaît nul lieu spirituel qui ne puisse être sensuel ou matériel » (221). L’univers poétique rossettien est un savoir signifiant, et c’est ce caractère signifiant qui permet au poète de créer un autre monde à l’image de celui dont il se détache : « Le monde obscur dont il a une conscience si vive conserve encore le souvenir des chemins et des demeures, de la terre et de l’eau, de la lumière et de l’ombre, du feu et des fleurs qui ont si puissamment contribué à façonner les pouvoirs physiques et l’apparence de cette âme. » (221) Le monde élaboré en remplacement du monde des hommes n’est pas une pâle image ou un succédané mais un univers signifiant enformé par l’amour, puisque le rapport érotique, la pulsion de vie définissent la réalité du monde selon Rossetti :
[…] the great affections of persons to each other, swayed and determined, in the case of his highly pictorial genius, mainly by that so-called material loveliness, formed the great undeniable reality in things, the solid resisting substance, in a world where all beside might be but shadow47. (222)
17Aussi, sa poésie retrace-t-elle l’itinéraire de l’amour, le chemin pris par cette pulsion pour conférer au sujet son habiter : « Le sort de ces affections – du grand amour ainsi défini –, ses casuistiques, parfois ses langueurs et par-dessus tout ses chagrins, ses rencontres heureuses ou malheureuses avec les grandes questions philosophiques, la façon dont l’amour se montre au cours de l’existence, sous leur lumière ou sous leur ombre, le tout conçu avec une imagination riche et une réflexivité profonde et philosophique, voici la matière de sa poésie et plus particulièrement de ce qu’il conçut comme son œuvre principale – une œuvre qui devait s’appeler “La Demeure de vie” – dont la plupart de ses sonnets et de ses chants sont les pierres. » (222)
18Comme Pater quelques années plus tard qui s’en inspira sans doute dans « L’Enfant dans la maison »48, Rossetti se met en demeure d’élaborer l’habitation spirituelle de l’homme, celle qui en vient à représenter son vêtement dira Pater :
The dwelling-place in which one finds oneself by chance or destiny, yet can partly fashion for oneself; never properly one’s own at all, if it be changed too lightly; in which every object has its associations—the dim mirrors, the portraits, the lamps, the books, the hair-tresses of the dead and visionary magic crystals in the secret drawers, the names and words scratched on the windows, windows open upon prospects the saddest or the sweetest; the house one must quit, yet taking perhaps, how much of its quietly active light and colour along with us!—grown now to be a kind of raiment to one’s body, as the body, according to Swedenborg, is but the raiment of the soul49. (222-223)
19La « Demeure de vie » est une demeure spirituelle contenant les expériences du sujet, demeure personnelle qui lui donne accès à la temporalité, à la causalité, au monde et à l’Autre car elle est demeure de mémoire, chôra qui garde les souvenirs et les traces des expériences fondatrices, habitation dont il faut nécessairement s’exiler. C’est cette demeure que le verbe rossettien s’est donné pour tâche d’édifier à partir d’une poétisation totale du monde, c’est cette habitation dont le poète se fait l’« Interprète »50. Or se faire l’interprète de cette demeure, expliciter sa psyché, si l’on admet que la demeure de vie est une métaphore de la psyché chez Pater, et donc que la réalisation poétique exprime le rapport du sujet au langage, est peut-être un projet quelque peu fou s’il est directement entrepris. Pater en a sondé les voies sous la forme du rêve de son héros, Florian Deleal à la suite d’une rencontre inopinée qui ranime ses souvenirs d’enfance. La maison n’existe que perdue, abandonnée, et oniriquement retrouvée plus tard. Elle ne saurait être l’objet d’une appréciation, d’une reconstruction dans le temps même où y vit son seul habitant et c’est toute la leçon patérienne du premier « portrait imaginaire ». Si l’habiter est « l’être (Sein) de l’homme51 » comme le veut Heidegger, il convient de le prendre comme rapport, à la manière de Pater qui avait à l’origine intitulé son portrait « The House and the Child »52 (« L’enfant et la maison ») où le plus important est le « et » qui maintient séparés l’homme et sa demeure, qui les place dans un rapport souple de coappartenance. La situation est légèrement différente dans le cas de Rossetti, habitant d’une étrange demeure, dite « hantée53 ». L’affirmation mérite quelques explications, sauf à faire de l’artiste un représentant du genre fantastique. Car c’est l’élection d’Éros, sensible dès « La Demoiselle bénie », qui est à l’origine de cette hantise apparente, c’est la puissance de l’amour et l’affirmation de la toute-puissance du désir qui apparentent Rossetti à un partisan du mesmérisme, c’est-à-dire d’un système basé sur la toute-puissance de la pensée54, mais qui en font surtout le représentant d’une croyance à un autre monde tout aussi sensible à ses yeux : « le monde onirique et ses “fantômes matériels” qui vont et viennent dans l’ombre au service de l’amour, est un pays réel et non une simple fantaisie ou une figure de rhétorique, ce monde est une véritable expansion ou un supplément à notre vie éveillée » (223). Un autre monde purement signifiant mais qui a la particularité de se réduire aux spectres ou spectra déjà croisés chez Coleridge, aux seuls mots comme désarrimés des choses, ayant acquis une folle autonomie. Expliciter son rapport au langage, fût-ce par le truchement de la métaphore de l’habiter, n’est-il pas une tâche insensée ? Cette tâche ne peut que conduire à cette folie où l’habitant se voit destitué de ce qui le fonde, de son rapport à l’ordre signifiant, pour ne plus être que le fantôme d’une maison qui semble « rééliser » l’imaginaire. Plus sage que Rossetti, Pater exilera Florian Deleal de sa demeure, lui épargnant la tâche impossible de l’énonciation de ce qu’il est, de son habiter dans le moment où il en est un habitant.
20Parce qu’il illustre la toute-puissance du désir, l’autre monde du rêve est accueilli et élu au détriment du réel, et le poète vit alors, selon les mots célèbres de Gérard de Nerval, « l’épanchement du songe dans la vie réelle55 ». Peut-être est-ce là que Rossetti s’approche de la folie, car sa prédilection pour ce monde irréel s’accompagne d’une insomnie mortelle56. Nous avons précédemment vu avec Pater que le sommeil constituait l’expérience indispensable d’une coupure et que l’insomnie du poète avait le sens d’un symptôme, d’une impossibilité de se couper du monde comme lieu d’excitations. Ce symptôme apparaît dans la morbidité de sa poésie : « On pourrait même voir en son existence une sorte de préparation malsaine et hâtive à la mort, qui va croissant, et l’on pourrait croire que les pensées morbides et les images qui viennent sous sa plume avec une fréquence et un caractère importun excèdent même la sagesse la plus grave mais aussi la plus saine. » (223)
21Cette fois, la pulsion de mort semble prendre le dessus sur Éros, et de nouveau, le dire poétique se fait l’écho d’un rapport plus troublé puisque le dernier recueil du poète précède de peu son trépas57. On pourrait croire que l’existence de Rossetti, qui passe de l’affirmation de l’amour à la sujétion à la pulsion de mort, est un échec que traduit sa poésie. Or, il n’en est rien. Le recueil de 1881 ne marque pas une dégradation mais un sommet, selon Pater58. Perfection générique du sonnet et de la ballade59, perfection également de la raison poétique à l’œuvre en l’œuvre qu’il qualifie de « sèche raison60 ». Rossetti n’est pas devenu fou mais il est resté un homme éminemment raisonnable et apte à narrer une histoire en sachant créer des effets, c’est-à-dire en possédant l’intellect patérien (« mind ») : « Rossetti maintint la clarté sensuelle de conception du peintre dans le domaine de la réflexion et cet aspect n’est pas sans rapport avec sa capacité – largement illustrée par des ballades – de raconter magistralement quelque action passionnelle et passionnée » (224). Comme Coleridge naguère qui faillit demeurer valétudinaire, Rossetti a frôlé la sujétion à la pulsion de mort, sans doute par excès d’amour, en s’abandonnant à cet Éros qui, dira Freud dans Le Malaise dans la culture, vise à lier, à créer des unités plus grandes, rejoignant ainsi le travail de Thanatos. Comme Michel-Ange auquel Pater a consacré un chapitre en 1873, chez qui l’amertume faillit prendre le dessus sur la douceur, et qui ne trouva le chemin de la dialectalisation de la force et de la douceur qu’à travers la poésie, Rossetti a perdu le sens de la dialectique entre Éros et Thanatos, mais de nouveau c’est la pratique de la poésie qu’il n’abandonna jamais, qui le sauve, révélant sa fonction de pharmakon.
22Tout imprégné de tradition dantéenne, fondateur d’une école ouvertement tournée vers le passé mais qui révolutionna l’art victorien, Rossetti est-il un passéiste, est-il de ceux chez qui le passé tient lieu de monde idéal ? La lecture de sa poésie le laisse penser : « Le côté archaïque de son œuvre, ses préférences pour la poésie primitive, le rapprochent de ceux qui ont certainement pensé ou qui ont cru qu’ils auraient pu respirer plus librement à l’époque de Chaucer ou Ronsard » (224-225). Il semble bien que Rossetti ait élevé le passé au rang d’idéal61, à moins qu’il ne lie le temps et l’espace en situant l’action d’un de ses poèmes en Écosse, perçue comme lieu originaire où se mêlent amour et haine « ces haines, ces amours héroïques qui s’expriment si violemment » (225), et symbolisé par la reine Mary62. S’en retourner vers un moment mythique dont le passé fait métaphore, c’est aussi se poser la question du retour et du rythme. C’est peut-être pour explorer et retrouver le tenseur originel entre l’amour et la haine que Rossetti choisit l’Écosse car il est à l’œuvre dans sa poésie finale, à travers l’usage du refrain63. L’exemple de « Troie » et du « Buisson de paradis » dont le thème est « terrible64 » permet à Pater de montrer que le refrain a valeur d’adoucissement, de contrepoids devant la terreur65 et permet de rétablir la dialectique d’Éros et de Thanatos. Dans « Sister Helen », le refrain, dira-t-il, a valeur chorique, il scande l’action et lui épargne de sombrer dans l’horreur. Rossetti finira par en faire un usage très sobre dans « The White Ship » :
[…] it may fairly be questioned, whether, to the mere reader their actual effect is not that of a positive interruption and drawback, at least in pieces so lengthy; and Rossetti himself, it would seem, came to think so, for in the shortest of his later ballads, The White Ship […] he was contented with a single utterance of the refrain, “given out” like the keynote or tune of a chant66. (226)
23Dans un poème qui met en scène le thème bientôt décadent de la mort d’un jeune homme67, la seule occurrence du refrain suffit en même temps qu’elle marque le retour à l’équilibre. Comme chez Michel-Ange, comme chez Coleridge mais par d’autres voies, la poésie a une valeur restauratrice du rythme de l’homme. Sa retrouvaille permet à Rossetti de retrouver l’Autre du lectorat en s’intéressant à des thèmes plus « généraux68 », comme le montre « The King’s Tragedy »69. Ce retour à une poésie partageable car dialectisée sera la dernière œuvre d’un sujet dont Pater souligne la mort précoce70 avant d’en venir au rapport au public chez Rossetti. Car la division subjective dont témoigne le romantisme pose la question de l’adresse et du rapport à l’Autre, fût-ce celui du public. On se rappellera que Rossetti ne suit pas la voie commune de l’époque et que ses textes circulent d’abord de façon privée, qu’ils s’adressent à un petit autre élu (même multiplié) avant de s’adresser à l’Autre.
24Ce peintre-poète a vécu son activité comme réponse à une demande impérieuse qui lui était adressée : « the fulfilment of a task, plainly “given him to do71.” » (227) Demande d’un monde avec lequel il entretient un rapport sensuel passionné, demande d’autrui lorsqu’un petit groupe de lecteurs s’intéresse à ses manuscrits, demande plus générale lorsque les poèmes sont publiés, contestés ou loués, Rossetti s’installe dans une position de réceptivité totale qui informe sa poésie conçue comme transcription intégrale des impressions suscitées par le monde, création d’un monde idéal, en regard et parfois contre le monde réel, explicitation de son rapport au langage. Dans cette perspective, il est bien l’héritier de Wordsworth et Coleridge. Au premier, il reprend la passivité et l’anthropomorphisation du monde, du second, il est le fils spirituel en proie aux spectra. Appelé à être un artiste par la demande qu’il prête à l’Autre, Rossetti, qui parfois frôla l’abîme de la folie, sait rejoindre la communauté des hommes, comme le montre le dernier poème cité par Pater72, bien qu’il reste avant tout « ésotérique73 » par fidélité à un projet d’énonciation parfaite des impressions74. Ce projet oriente le destin de l’artiste, informe sa poésie lorsqu’elle devient l’explicitation de son rapport au langage, au risque de la folie. Devant semblable destin, Rossetti ne recula pas. Au risque assumé de demeurer hermétique et de ne pas tout à fait trouver la voie d’un plus grand public. Le romantisme conduit peut-être à cette fragmentation non plus interne mais externe, à cette fragmentation du public, de la « communauté inavouable ». Quel Dit poétique alors pour ces temps de séparation, d’individualisation issue de la subjectivation ? Rossetti choisit un lectorat restreint, Pater continuera de poser la question de ce qui unit les hommes par-delà la division subjective et qui apparaîtra par l’intermédiaire de la distinction entre l’« art excellent » et le « grand art » dans « Style » avant d’aller nourrir, dans Gaston de Latour, les chapitres consacrés à Montaigne, symptôme de la division moderne, et Giordano Bruno, panthéiste mais surtout partisan d’un individualisme tellement féroce qu’il en outrepasse la limite éthique. Quelle communauté pour ces temps d’autonomisation ?
25Le courage de Rossetti permet à Pater d’opposer deux projets poétiques : la révélation de l’idéal dont sont porteuses de simples choses ou la création d’un idéal singulier75, soit l’embellissement du monde ou la création d’un autre monde comme l’illustre le peintre-poète : « Rossetti accomplit quelque chose d’excellent de la première fonction de la poésie mais sa caractéristique réellement révélatrice réside dans l’ajout à la poésie d’un matériau nouveau, d’un nouvel ordre de phénomènes et dans la création d’un nouvel idéal. » (227) À partir d’un projet maintenu, Rossetti a créé un idéal unique que Pater désignera dans « Style » comme « la transcription de son appréhension du fait » (S 15). Loin d’être un imitateur moderne et inférieur de Dante, il apparaît comme un sujet qui a fait le pari de la transparence littéraire et qui a porté le projet d’un Wordsworth à son achèvement dans le cadre de l’esthétique de la représentation initiée par Coleridge. Avec lui commence la conscience thétique décadente dès lors que le rapport au langage devient l’objet de l’activité poétique. Semblable exploration est aussi le projet de la psychanalyse freudienne, et ce n’est pas un hasard. « Rossetti » nous donne à voir le crépuscule d’une pensée où la traduction n’est pas encore malé-diction. Il donne également à penser le moment où elle pose la question de la communauté qui la reçoit et la traduit à son tour.
Notes de bas de page
1 Pater, « Rossetti » (Ap 209) ; « un réalisme fou ».
2 Le portrait fut d’abord publié dans l’anthologie de T. H. Ward, The English Poets, 2e édition, Londres, Macmillan, 1883, vol. IV, p. 633-641, sous la forme d’une introduction à un choix de poèmes.
3 Rédigé en 1849 à la suite d’une visite au Louvre qui impressionna le jeune Rossetti, publié en 1850 dans The Germ, la revue de la Confrérie préraphaélite, et réédité en 1870 avec des modifications. Le Concert champêtre que Rossetti et Pater attribuent à Giorgione est attribué de nos jours au Titien.
4 Voir A. Leng, « Pater’s Aesthetic Poet : The Appropriation of Rossetti from Ruskin », The Journal of Pre-Raphaelite and Aesthetic Studies, n° 2-1, printemps 1989, p. 42-47.
5 C’est par l’intermédiaire de Ruskin que D. G. Rossetti publie sa traduction des poètes italiens, The Early Italian Poets, chez Smith et Elder, l’éditeur de Modern Painters, en 1861, qui sera publiée sous le titre Dante and his Circle en 1874.
6 D. G. Rossetti (1828-1882) a fondé la Confrérie préraphaélite en 1848 avec W. H. Hunt et J. E. Millais dont il se séparera ensuite. C’est avec le soutien de J. Ruskin qu’il fait paraître en 1861 The Early Italian Poets, traductions de Dante (dont La Vita Nuova) et des poètes médiévaux italiens, assorties d’une préface où il explique les enjeux d’une traduction. L’ouvrage aura une importance fondamentale pour la réception de la poésie italienne par les modernistes et il ne fait guère de doute que Pater a lu son recueil. En 1862 la femme de Rossetti, E. Siddall, meurt d’overdose et l’artiste enterre ses poèmes dans sa tombe avant de les déterrer en 1869 pour les faire publier en 1870 sous le titre Poems by Dante Gabriel Rossetti. Le recueil déclenche l’un de ces scandales dont l’époque victorienne a le secret : Robert Buchanan publie « The Fleshly School of Poetry » sous le pseudonyme de Thomas Maitland, dans la Contemporary Review en octobre 1871, avant de le transformer en pamphlet en 1872 sous le titre The Fleshly School of Poetry and Other Phenomena of the Day. Plus tard, Buchanan, dont l’anonymat ne dura pas, revint sur ses jugements. Rossetti songea immédiatement à répliquer en s’assurant de l’identité de son attaquant et publia sa réponse (dûment amendée par crainte d’un procès en diffamation) en décembre 1871 dans The Athenaeum. Toutefois la controverse le conduisit à retirer le sonnet « Nuptial Sleep » de l’édition de 1881 de The House of Life. Rossetti mourra isolé et malade en 1882.
7 « Le point de départ pour lire la poésie de Rossetti est l’essai de Walter Pater publié en 1883, peu de temps après la mort de celui-là », écrivent très justement les auteurs d’un site Internet très précieux, les archives Rossetti, voir <http://www.rossettiarchive.org/racs/ poems.rac.html> (consulté le 29 octobre 2009).
8 « un certain public restreint »« a special and limited audience » (Ap 205).
9 « ses poèmes avaient gagné une exquise renommée avant d’être effectivement publiés. » « some of his poems had won a kind of exquisite fame before they were in the full sense published. » (205) Effectivement, Rossetti ayant déterré ses manuscrits en 1869, il les fit circuler auprès de ses amis afin de solliciter leur avis.
10 « le recueil dont ce poème constitue l’introduction est enfin venu satisfaire une longue curiosité pour un poète dont les tableaux étaient également devenus l’objet d’un intérêt similaire. » (205)
11 « [Botticelli] est avant tout peintre-poète. Il mêle au charme sentimental de l’anecdote qui est le charme propre de la poésie, celui des lignes et des couleurs qui est propre à la peinture. » (R 103-104)
12 « Ces poèmes étaient en effet l’œuvre d’un peintre censé appartenir et même être le chef de file d’une nouvelle école dont l’étoile grandissait » (Ap 205). Il s’agit de la Confrérie préraphaélite.
13 « “La Demoiselle bénie”, rédigé lorsque Rossetti avait dix-huit ans, préfigure les caractéristiques principales de cette école, tout comme il y reconnaîtra, en proportion de ce qu’il en sait déjà, bien des traits propres à Rossetti lui-même. » (205) Ce poème fut publié dans la revue de la Confrérie préraphaélite, The Germ, avec le récit « Hand and Soul » en 1850.
14 « un nouveau poète, qui possédait un vers et une métrique, un vocabulaire et un accent immanquablement neufs, […] un accent qui apparaissait plutôt comme le sceau même de la réalité dans la parole propre d’un homme, tout comme cette parole fut elle-même l’expression totalement naturelle des merveilles que Rossetti vit et ressentit intimement. »
15 « qu’on ne ressentait pourtant pas comme un artifice adopté dans le but de forcer l’attention » (206).
16 « Qu’il ait possédé ce don de transparence langagière, cette maîtrise d’un style qui évoluait et se formait au gré des mouvements de son esprit, tout comme une main bien exercée peut suivre le contour d’un dessin original à travers un calque, voilà ce que prouva ensuite sa traduction d’une perfection exemplaire. »
17 L’ouvrage exercera une influence capitale sur Pound et Eliot. Dans ses traductions, Rossetti a cherché à conserver le mètre des poèmes italiens qu’il a traduits de 1845 à 1849, avant de reprendre ses traductions en parallèle à sa propre activité poétique.
18 Voir « Style » : « toute beauté n’est au fond, que la délicate et subtile précision de la vérité, et ce que nous appelons “expression” le plus juste accord de la parole avec la vision intérieure » (S 15). Thèse présente dès « Wordsworth ».
19 « Cette transparence était bien le secret de tout style authentique, de tout style propre à un homme. » (Ap 207)
20 « Ce que Rossetti voulait dire était toujours personnel voire obscur, dans un certain sens, érudit et particulier, parfois complexe et hermétique, mais ses mots étaient toujours délibérément choisis entre cent – comme on le constatera – et ils étaient la transcription exacte de la phase particulière de son âme qu’il était seul à connaître et telle qu’il en faisait précisément l’expérience. »
21 « L’affaire de la critique […] “dans toutes les branches de la connaissance, de la théologie, de la philosophie, de l’histoire, de l’art et de la science, consiste à voir l’objet tel qu’il est en lui-même.” » M. Arnold, « The Function of Criticism », Lectures and Essays in Criticism, dans R. H. Super (éd.), The Complete Prose Works of Matthew Arnold, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1962, p. 260.
22 « un traitement général aussi naïvement détaillé que les tableaux des peintres primitifs contemporains de Dante qui, lui-même, a montré dans sa poésie un souci similaire pour la minutie et la précision des images » (Ap 207).
23 « Cette précision du contour est en vérité l’un des nombreux traits par lesquels Rossetti ressemble le plus au grand poète italien » (207).
24 « pour Dante comme pour Rossetti, la première condition de la vision et de la présentation poétique réside dans la particularisation » (208).
25 « Dictes-moy où, n’en quel pays, / Est Flora, la belle Romaine » que Rossetti traduit ainsi : « Tell me now, in what hidden way is / Lady Flora the lovely Roman » (208).
26 « L’effet poétique immanquable du distique en anglais dépend de la précision de ce seul terme (bien que le poète l’ait accidentellement trouvé en cherchant une double rime) pour lequel un autre aurait utilisé – comme Villon lui-même – un terme plus général, un équivalent de “lieu” ou de “région”. » (208)
27 « tout écrivain qui mérite d’être traduit a passé au crible et fouillé de fond en comble son vocabulaire ; il est conscient des mots qu’il retiendrait dans la lecture systématique d’un dictionnaire, et plus encore des mots qu’il rejetterait si le dictionnaire était autre que celui de Johnson ; et ainsi, tandis qu’il effectue son choix en gardant sa vue particulière du monde toujours présente à l’esprit et en recherchant un instrument pour l’exprimer adéquatement, il crée un vocabulaire qui reproduit fidèlement les teintes de son propre esprit et qui est, dans le sens le plus strict, original. » (S 22)
28 « ce plaisir de la précision concrète s’allie chez Rossetti à cette autre ressemblance à Dante qu’est la vivacité réellement imaginative de ses personnifications » (Ap 215).
29 « La Mort, le Sommeil ou l’esprit ailé de l’Amour, par exemple, sont des créatures vivantes avec des mains, des yeux, des voix comme le sont toute une “foule” de lieux et de moments particuliers et “l’heure” même “qui aurait pu être et ne pas être.” » (217)
30 « l’emprise digne d’un Frankenstein qu’elles ont ensuite sur lui. » (217)
31 « ‘Stands it not by the door — / Love’s Hour — till she and I shall meet ; / With bodiless form and unapparent feet / That cast no shadow yet before’ […] ‘Nay, why Name the dead hours ? / I mind them well : / Their ghosts in many darkened doorways dwell / With desolate eyes to know them by’. » (217)
32 « Entendue comme mania, c’est-à-dire comme l’une des deux formes supérieures de la possession divine chez Platon, la poésie possède sous toutes ses formes une simple folie incidente, “le défaut de sa qualité”, dans laquelle il lui arrive de tomber en un moment de faiblesse, et cette folie qui découle d’un anthropomorphisme poétique vif comme celui de Rossetti, pour apparaître çà et là dans son œuvre à travers une matérialisation forcée et presque grotesque ».
33 « Dans les états d’esprit que présentent “Le Nocturne de l’amour” et “Le Secret du ruisseau” et qui s’accordent avec une certaine fébrilité de l’âme, on s’approche parfois fort près – si l’on peut dire – de cette folie du réalisme. » (218)
34 « ‘Pity and love shall burn / In her pressed cheek and cherishing hands ; / And from the living spirit of love that stands / Between her lips to soothe and yearn, / Each separate breath shall clasp me round in turn / And loose my spirit’s bands’ ».
35 « La vieille poésie provençale dont Dante s’inspira connaissait semblables artifices. » (219)
36 « Mais chez Rossetti, ils sont rachetés par un propos sérieux, une sincérité qui s’allie volontiers à une beauté grave, une exécution littéraire non dénuée de grandeur, et à un grand style. » (219)
37 « En vérité, chez Rossetti, comme en quelque renouveau de l’antique époque mythopoétique, les choses ordinaires – l’aube, le midi et la nuit – sont remplies d’expression humaine ou personnelle, pleines de sentiments. » (219)
38 « Une impressionnabilité soutenue devant le mystère du quotidien confère à tout ce qu’il écrit une gravité particulière. Aussi, les sujets qu’il traite ne deviennent jamais banals. » (220)
39 « le rapport sexuel ne peut pas s’écrire. Tout ce qui est écrit part du fait qu’il sera à jamais impossible d’écrire comme tel le rapport sexuel », J. Lacan, Le Séminaire XX. Encore [1975], Paris, Seuil, coll. « Points », 1999, p. 47. Dans la perspective psychanalytique qui est la sienne, Lacan envisage les sujets non en fonction de leur sexe anatomique mais de leur rapport à la castration, rapport différent de l’homme et de la femme, déhiscence qui interdit de les voir se compléter.
40 « Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour. » (59).
41 « Quelles fleurs poétiques exquises et neuves ! » (Ap 218)
42 « Dans l’un, quel plaisir dans la beauté naturelle de l’onde où tous les détails sont pour l’œil du peintre ; dans l’autre, comme la maîtrise imaginative des chemins secrets du sommeil et des rêves est belle et subtile ! » (210)
43 « Mais à travers son œuvre, c’est l’intensité idéale de l’amour – de l’amour basé sur un type parfait quoique singulier de beauté physique ou matérielle – qui trône au milieu de ces puissances mystérieuses que sont la Jeunesse et la Mort, le Destin et le Hasard, la Renommée, la Gloire poétique, le Souvenir et l’Oubli, etc. Rossetti est l’un de ceux qui, selon les termes de Mérimée, “se passionnent pour la passion”, un des amants de l’Amour. »
44 « En vérité, les érudits ont, pour la plupart, opposé à tort l’esprit et la matière – abstractions qui sont leur création artificielle. » (212)
45 « De façon pratique, l’Église médiévale, par son culte esthétique, son souci du rituel et sa foi réelle dans la résurrection de la chair s’était opposée à la distinction manichéenne entre l’esprit et le corps comme à ses conséquences sur la conception humaine de l’existence et c’est d’un tel esprit que Dante est le représentant central » (212).
46 « Et là encore, instinctivement, Rossetti le rejoint. » (220)
47 « les grandes affections humaines, dominées et principalement déterminées dans le cas de son génie hautement pictural par le prétendu charme matériel, formaient la grande réalité indéniable du monde, la substance pleine et entière d’un univers où toutes choses pouvaient bien n’être qu’ombre. »
48 M. Lambert-Charbonnier, Walter Pater et les « Portraits imaginaires ». Miroirs de la culture et images de soi, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 117-121.
49 « C’est la demeure où l’on se trouve par hasard ou en vertu du destin, la demeure que l’on peut pourtant façonner pour soi, qui n’est jamais réellement la sienne si l’on doit en changer d’un cœur trop léger, et dans laquelle chaque objet possède ses propres associations – les miroirs ternis, les portraits, les lampes, les livres, les tresses des morts et les boules de cristal cachées dans les tiroirs secrets, les lettres et les mots griffonnés sur les fenêtres, les croisées qui s’ouvrent sur les paysages les plus riants ou les plus tristes – c’est enfin la demeure que l’on doit quitter tout en emportant avec soi une si grande part de sa lumière et de sa couleur si pénétrante ! C’est la demeure qui est devenue une sorte de vêtement pour le corps tout comme le corps n’est que le vêtement de l’âme selon Swedenborg ».
50 « c’est sous cet aspect que l’œuvre entière de Rossetti pourrait apparaître comme une Demeure de vie dont il n’est que l’“Interprète.” » (223)
51 « Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter », M. Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988, p. 173-174.
52 Pater, « Lettre à George Grove », 17 Avril 1878 (Letters 29-30).
53 « Et c’est une maison “hantée.” » (Ap 223)
54 « Le pouvoir érotique qui défie les distances matérielles et spirituelles, le désir inexpressible qui pénètre le monde du sommeil quand bien même il serait “de plomb”, furent l’une des notes annonciatrices qui résonnent dans “La Demoiselle bénie” et dans ses œuvres ultérieures et qui font parfois ressembler Rossetti à un adepte du mesmérisme. » (223)
55 G. de Nerval, Aurélia [1855], Paris, Le Livre de Poche, 1972, p. 11.
56 « peut-être Rossetti eut-il raison de surveiller son sommeil car l’insomnie devint chez lui une maladie mortelle » (223).
57 « la publication de son second recueil, Ballades et Sonnets, survint à peine un an avant sa mort » (223-224). Ballads and Sonnets ainsi qu’une nouvelle édition des Poems parurent en 1881.
58 « Ce volume témoigne d’un pouvoir poétique total dans chacune des formes qu’il utilise – le chant, le sonnet, et la ballade. » (224)
59 « Les sonnets récemment publiés […] ont certainement progressé en clarté par rapport à leurs prédécesseurs. Rossetti atteint le sommet de son pouvoir dramatique dans la ballade » (224).
60 « un poème monumental et hermétique, “Le Devin”, atteste plus clairement encore que le “Ninive” de son premier recueil de la force de réflexion et de la sèche raison qui est toujours à l’œuvre derrière ses créations imaginaires, force qui s’est toujours alliée à une authentique structure intellectuelle. » (224)
61 « Il nous est loisible de penser que semblable époque n’a jamais existé sauf dans l’imagination des poètes, mais ce fut pour la retrouver que Rossetti s’est souvent détourné de la vie moderne pour se faire le chroniqueur du passé. » (216)
62 « Peut-être plus qu’une autre, l’histoire de l’Écosse possède en abondance ces haines, ces amours héroïques qui s’expriment si violemment, et dont la reine Mary elle-même n’est que le parfait exemple ».
63 « les ballades de ce recueil soulèvent entre autres la question de la valeur poétique du “refrain” » (225).
64 « “Troie” et “Buisson de paradis” ont un sujet terrible » (226).
65 « le refrain sert peut-être à adoucir leur but affiché qui est de susciter la terreur. De nouveau, dans “Sœur Hélène”, le refrain, dûment varié, possède un but réel et soutenu et fonctionne comme un chœur dans le déroulement de l’histoire. » (226)
66 « quel qu’en soit l’effet sur la diction, on peut honnêtement se demander si leur effet ne consiste pas à interrompre salutairement la lecture et s’il ne s’agit pas d’un désavantage, du moins pour des poèmes si longs. Il semblerait que Rossetti lui-même vint à le penser car dans “Le Bateau blanc”, […] il s’est contenté d’un seul refrain, semblable à une note dominante ou à l’air principal d’un chant. »
67 « la véritable histoire d’un jeune homme méprisable qui se jette généreusement au-devant de la mort » (226).
68 « malgré toute la concentration qu’il applique à son propos particulier, il n’ignorait nullement ces intérêts d’ordre général, extérieurs à sa conception de l’art poétique » (226).
69 « Dans “La Tragédie du Roi”, Rossetti a travaillé sur un sujet largement humain » (226).
70 « une vie plus courte que la moyenne » (226).
71 « accomplir cette tâche qu’on lui avait si clairement “donnée” ».
72 « Si l’on devait conseiller une seule de ses œuvres aux lecteurs désireux de le connaître, ce serait peut-être “La Tragédie du Roi”, ce poème si émouvant, si populairement théâtral et vivant. » (227)
73 « il nous faut concéder que son œuvre fut principalement d’ordre ésotérique encore qu’il ne s’agisse pas chez lui d’étroitesse d’esprit ou d’égotisme » (227).
74 « fidélité à sa vocation si affirmée d’être un artisan authentique » (227).
75 « la poésie a toujours exercé deux fonctions distinctes : elle peut révéler et dévoiler l’aspect idéal des choses ordinaires à la manière de Gray (bien qu’à son époque, Gray parut obscur y compris à Johnson comme on voudra bien s’en souvenir) ou bien, elle peut réellement s’ajouter à certains sujets, inhabituellement poétiques, à travers la création imaginaire d’objets originairement idéaux. » (227)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Énergie et mélancolie
Les entrelacs de l’écriture dans les Notebooks de S. T. Coleridge. Volumes 1, 2 et 3
Kimberley Page-Jones
2018
« Étrangeté, passion, couleur »
L’hellénisme de Swinburne, Pater et Symonds (1865-1880)
Charlotte Ribeyrol
2013
« The Harmony of Truth »
Sciences et poésie dans l’œuvre de Percy B. Shelley
Sophie Laniel-Musitelli
2012