Introduction. Un critique littéraire ?
p. 7-20
Texte intégral
1Pourquoi une étude sur la critique littéraire de Walter Pater, plus connu pour ses écrits sur l’art ? Pour son public encore restreint en France mais nombreux dans le monde anglophone, il est avant tout le rédacteur inspiré de The Renaissance (La Renaissance, 1873) ou l’auteur de portraits imaginaires, qu’il s’agisse du recueil éponyme (Imaginary Portraits, 1887) ou de Marius the Epicurean (Marius l’Épicurien, 1885). Cependant, la littérature traverse son œuvre romanesque et critique puisque de nombreux textes lui sont consacrés et se partagent entre des textes théoriques (« On Style », « Postscript »), des portraits littéraires (« Wordsworth », « Coleridge », « Pascal ») et des études plus spécialisées portant sur des œuvres (« Measure for Measure », « Love’s Labours’Lost »). Malgré l’importance des analyses de l’art de La Renaissance, il est nécessaire de rappeler que Pater a commencé sa carrière d’essayiste par une réflexion sur Coleridge1 et que son dernier travail concerne Pascal dont il loue le style autant que la philosophie (1894). Durant les quelque 30 années de sa carrière (1864-1894), son intérêt pour le champ littéraire a été constant. Il n’est pas une étude sur l’art qui ne mentionne un texte en guise d’écho ou de comparaison à l’œuvre picturale ou à la sculpture. « Coleridge’s Writings » (« Les écrits de Coleridge ») de 1866 ignore superbement le poète, mais « Aesthetic Poetry » (« La poésie esthétique »), originairement intitulé « Poems by William Morris2 » (« Poèmes de William Morris », 1868), relie les poèmes de Morris à ceux de Wordsworth et Chaucer. Dans La Renaissance, le chapitre « The Poetry of Michelangelo » (« La poésie de Michel-Ange ») est centré sur l’analyse des effets des sonnets du maître tandis que « Joachim du Bellay » est structuré autour de lectures inspirées de l’École de la Pléiade. « Two Early French Stories » (« Deux vieilles histoires françaises »), chapitre introductif à La Renaissance, oppose la littérature provençale illustrée par Aucassin et Nicolette et la littérature en langue d’oïl de Li Amitiez d’Amis et d’Amile ; le très long chapitre consacré à Winckelmann se conclut par une réflexion sur Goethe et Hugo. Son intérêt pour l’histoire des arts depuis l’Antiquité jusqu’à son époque conduit Pater à une méditation sur la modernité qu’ils incarnent, perçue comme une époque où la transcendance a disparu et où la figure d’un dieu organisateur et seul détenteur de la cause des hommes s’évanouit doucement3. L’existence apparaît alors comme l’effet de lois complexes et interdépendantes qui arraisonnent l’homme :
For us, necessity is not, as of old, a sort of mythological personage without us, with whom we can do warfare: it is a magic web woven through and through us, like that magnetic system of which modern science speaks, penetrating us with a network, subtler than our subtlest nerves, yet bearing in it the central forces of the world4. (Ren 148)
2Soumis au joug d’une nécessité d’autant plus opaque qu’elle est diffractée, l’homme moderne a plus que jamais besoin de liberté : « de quoi l’esprit a-t-il besoin pour faire face à la vie moderne ? Du sentiment de sa liberté. » (R 355 ; Ren 148) Dans cette perspective, la littérature a pour charge de faire entendre cette complexité et cette revendication à travers les textes de Goethe et Hugo :
Can art represent men and women in these bewildering toils so as to give the spirit at least an equivalent for the sense of freedom? Certainly, in Goethe’s romances, and even more in the romances of Victor Hugo, we have high examples of modern art dealing thus with modern life, regarding that life as the modern mind must regard it, yet reflecting upon blitheness and repose5. (Ren 148)
3Goethe et Hugo offrent tout à la fois une analyse de la nécessité moderne en même temps que de la liberté nécessaire dans un monde d’autant plus complexe qu’il échappe à la domination de l’homme. La littérature est un lieu de retrait et de retour sur soi, une scansion dans l’ordre de l’expérience qui confère au sujet le sentiment d’un principe apaisant (« blitheness and repose6 ») où il trouve sa liberté.
4La littérature, qu’il s’agisse de théâtre7, de prose ou de poésie, a toujours intéressé Pater qui lui consacrera de nombreux articles dans les années 1870 avant leur recueil en 1889 dans Appreciations (Appréciations)8. Wordsworth le « passionné » (« impassioned ») y voisine avec Coleridge, essayiste malheureux et poète raté, Shakespeare côtoie Charles Lamb et Thomas Browne, l’Angleterre fait écho à la France, la Renaissance jouxte le xviie siècle et la modernité. Appreciations marque une scansion dans la pensée patérienne, une volonté de présentation synthétique d’auteurs choisis, sans pour autant marquer la fin de l’intérêt patérien pour la littérature : nous aurions tort d’oublier le « Prosper Mérimée » de 1890, fruit d’une conférence au Taylor Institute à Londres puis à Oxford et publié la même année. En 1893 dans Plato and Platonism (Platon et le platonisme), Pater loue l’essai9 et retrace sa généalogie à partir du dialogue socratique, après avoir consacré un brillant portrait littéraire au philosophe. Dans « Pascal », son dernier texte resté inachevé, le philosophe français est présenté comme « un maître du style » (TE 11 ; MS 67), illustrant le génie de la langue mais également comme « l’inversion de […] la “vie esthétique” » (TE 134 ; MS 80). Les Essays from The Guardian, collection de comptes rendus de lecture parus dans la revue britannique éponyme entre 1886 et 1890, méritent également notre attention (ils furent anonymes). Plus courts que les portraits littéraires, ils permettent à Pater d’exprimer des vues de façon très synthétique et se relient à ses textes théoriques : ils les complètent, ils les annoncent parfois et contribuent à l’étude de la littérature telle qu’il la conçoit. Nous aurions tort de négliger l’ensemble des textes romanesques, que des réflexions ou des analyses littéraires viennent illuminer. Comment passer sous silence les chapitres de Marius consacrés au Livre d’or que lisent Flavien et Marius et à l’analyse de la Décadence latine, miroir de la Décadente anglaise encore balbutiante ? Comment négliger les portraits de Ronsard et de Montaigne dans Gaston de Latour qui nous montrent un Pater dégagé de la fascination de la Renaissance décadente (la « belle décadence » Ren xxxii) et s’interrogeant sur l’éthique de la poésie ? L’École de la Pléiade, « une constellation » (GdeL 36), offre une poésie vouée peut-être à illustrer son temps et qui révèle de façon exotérique le monde visible : « une nouvelle religion, ou, du moins, un nouveau culte qui soutenait et qui affirmait une seule appréhension impressionnante » (GdeL 36). Cette poésie qui prend la forme d’un culte10 du monde visible soulève la question de son « incompatibilité » avec la religion établie. La religion des « fleurs du mal » (sic) est : « un culte profane » (GdeL 36) qui consacre le mal en lui conférant la beauté de la sainteté11, c’est-à-dire qui abolit la limite entre le bien et le mal : « Le bien et le mal étaient plutôt des distinctions inapplicables au fur et à mesure que ces nouveaux intérêts devenaient sensibles » (GdeL 37). L’homme est alors écartelé entre deux idéaux, deux amours12, au risque de voir le second supplanter le premier et devenir la seule règle de vie13. Au risque de voir disparaître la différence éthique et esthétique lorsque le mal est élevé à la dignité du beau. Se profile une esthétique de l’indifférence à laquelle Pater se consacre dans les années 1890 après avoir défendu la commune origine et de l’esthétique et de l’éthique et la nécessité de les considérer toutes deux sans les confondre ou rejeter l’éthique au profit d’un sensualisme exacerbé, comme le faisaient certains de ses proches et plus largement nombre de ses contemporains.
5La littérature a été un intérêt constant pour Pater et mérite d’être étudiée en elle-même. Ses thèses ont suscité l’attention de René Wellek14 qui inaugure Victorian Studies, la grande revue universitaire, par leur analyse. Quelques années auparavant, Albert Farmer avait consacré sa thèse complémentaire à Appreciations, preuve d’une reconnaissance de la critique littéraire patérienne en France dans la première moitié du xxe siècle. Cependant, le retour en grâce de sa critique d’art dans le monde anglophone à partir des années 1960 a eu pour effet paradoxal la quasi-disparition des études sur ses textes littéraires, comme s’il fallait choisir entre un Pater critique d’art et un Pater critique littéraire. Semblable choix n’a pas été le nôtre et nous considérons l’ensemble de son œuvre comme relevant d’une même pensée, d’un même « Dict », selon le terme d’Heidegger15. Cependant, l’absence d’études récentes suscite en quelque sorte les pages qui suivent et qui traitent essentiellement de sa critique littéraire car nous pensons que Pater mérite plus que les rares essais qui lui sont consacrés ou la réduction des analyses à « Style ». La littérature a chez lui la particularité de recouvrir à la fois des textes théoriques et des portraits littéraires, étant entendu que le portrait littéraire est aussi un texte théorique et que les textes dits théoriques s’appuient sur des auteurs et des exemples littéraires. Cette division apparente a guidé notre travail puisque nous avons retenu les textes « théoriques » consacrés au romantisme (« Post-scriptum ») et au style (« Style ») et les portraits littéraires de Coleridge, Wordsworth, et Rossetti sans que nous nous refusions des incursions dans d’autres textes où Pater médite sur des questions littéraires telle celle de l’énonciation ou du portrait dans ses portraits de Lamb et Mérimée. S’il n’est pas reconnu comme théoricien de la littérature, appellation qu’il aurait été le premier à contester, on peut cependant dégager les principes qui guident ses analyses littéraires, des thèmes sur lesquels s’exerce un jugement certain, servi par une érudition sans faille et un amour du « mot juste » qui rend parfois sa prose difficile d’accès mais toujours gratifiante et stimulante.
6 Appreciations s’ouvre avec « Style » et s’achève avec « Post-scriptum ». Le premier est en partie consacré à Flaubert (1888), le second, rédigé en 1876, était un compte rendu de L’Histoire du romantisme de Gautier (1872) qui se vit adjoindre deux paragraphes finaux en 1889, exhortant les écrivains anglais à privilégier la langue. « Style », texte programmatique des Décadents et de la modernité, est un essai de définition du style en littérature, « Post-scriptum », une méditation sur l’histoire littéraire à travers les notions de classicisme et de romantisme. Par le biais de la notion de romance (à comprendre ici comme fiction romanesque), Pater s’intéresse à l’évolution littéraire, à travers ses réflexions sur le style, il met en tension « l’âme » (« soul ») et « l’intellect » (« mind ») qui sont à l’œuvre dans le style d’un auteur, c’est-à-dire ce qui lui est le plus propre, son rapport au langage. Ces textes nous rappellent également que des notions semble-t-il « dépassées » aujourd’hui comme celles du créateur ou de l’œuvre ne sont pas purement rhétoriques. Les Victoriens les ont héritées de l’Idéalisme allemand, du romantisme anglais, de Coleridge ou de Carlyle et ont poursuivi la réflexion sur les hommes et les œuvres. Le style, notion clé du xixe siècle, caractérise la singularité d’une écriture, référée à un artiste reconnu comme tel – justement par son style, mais pose également la question de la définition de cet homme qui est tout sauf une entité monolithique, réduit au génie ou à la conscience percevante. La définition du romantisme a donné lieu à un débat tout au long du siècle, qui l’a souvent opposé au classicisme pendant que le mouvement romantique se transformait peu à peu à travers l’Esthétisme puis la Décadence. Un minimum de recontextualisation nous semble nécessaire si nous ne voulons pas plaquer les catégories contemporaines sur les catégories victoriennes, si nous voulons poser la question littéraire chez Pater sans la réduire à un stade antérieur, prélogique, que la modernité serait venue éveiller et faire progresser. Les Victoriens ont remis en cause les notions de sujet et de littérature, dans le temps où les catégories romantiques du créateur et de style se diffusaient largement, ils ont apporté leurs propres questions. Examiner l’art littéraire chez Pater, c’est définir avec lui les concepts dont il use dans ses écrits théoriques et ses portraits et qui lui servent à élaborer sa propre théorie littéraire qui, n’en déplaise à René Wellek, ne se résume ni à une critique « impressionniste », « subjectiviste », ni à une annonce des thèses structuralistes ou déconstructionnistes16. John Conlon rappelle fort à propos que Pater est avant tout l’héritier anglais d’une tradition critique française à laquelle il se réfère pour aborder les œuvres littéraires17. La France est à la fois le lieu où l’histoire littéraire se pense dans son inscription temporelle et dans son aspect subjectif, un pays où la critique fait l’objet d’un système et pose le plus précisément la question du style18. Négliger cette filiation, c’est s’interdire la juste compréhension des analyses littéraires patériennes. Le style caractérise la singularité d’une écriture, l’intellect s’adresse à la composition et à la logique littéraire, l’âme relève de l’inanalysable d’une voix, le romantisme annonce la renaissance littéraire, la romance désigne l’avènement d’une nouveauté toujours à reprendre, au risque de la répétition, afin qu’apparaisse l’événement dont la répétition constitue quant à elle ce que l’on nomme le classique.
7Penser la littérature chez Pater et avec Pater n’est pas se cantonner à Appreciations mais parcourir l’ensemble de son œuvre. La littérature est : « un fil de pure lumière blanche que l’on peut défaire de la richesse tumultueuse de [sa] nature » (MS 253), comme il le dit de Goethe dans « Diaphanéité », intervention orale faite en 1864 et dont Charles Shadwell nous a transmis le souvenir en 1895. Pourtant, nous privilégierons les textes théoriques d’Appreciations qui traduisent une volonté d’explicitation fort utile. Souvent considéré comme l’art poétique patérien, ce recueil reçut un accueil mitigé. L’Angleterre se délecta des essais quoique certains lui aient reproché sa préciosité19 et, paradoxalement, un manque d’originalité, opinion qui ne fut pas sans conséquence sur sa fortune critique au xxe siècle lorsque les avant-gardes imposèrent la rupture (et non plus la révolution au sens de retour) comme norme esthétique.
8Nous avons également choisi de nous intéresser à certains portraits littéraires patériens qui sont des textes majeurs pour comprendre sa conception de la littérature. Hybride artistique qui met en correspondance peinture et littérature, le portrait littéraire a été justement qualifié de genre roi au xixe siècle en France et en Grande-Bretagne, tout particulièrement durant la seconde moitié du siècle. Dans une étude consacrée au genre en France20, Hélène Dufour examine sa renaissance (le portrait littéraire remonte à l’Antiquité) et la relie au développement de la presse et à la démocratisation culturelle21. Au xixe siècle, le portrait littéraire est une manière inédite de promotion de l’écrivain et donc une nouvelle forme de relation critique où le portraitiste par son art, l’abondance de sa documentation, crée le personnage de l’artiste. Dans un siècle qui verra la naissance du Dictionary of National Biography en Grande-Bretagne, fondé sur la vie des Grands Hommes, le portrait peut refléter une conception de la subjectivité ramenée au causalisme des origines, avant que les thèses darwiniennes, les études sur l’hérédité et la pensée de Taine ne viennent faire de l’homme le produit d’une race, d’un lieu et d’un moment : les nombreuses informations biographiques qu’il contient expriment l’absence de hasard dans la destinée de l’artiste qui semble n’avoir vécu que pour se consommer dans l’art. L’homme s’égale à l’œuvre22 et cette coalescence trouvera sa plus belle illustration dans l’enseignement de la littérature jusqu’au structuralisme. Car le portrait permet de fonder l’histoire littéraire comme continuité, de figure en figure. Cette visée est très nette chez certains et permet de repérer les héritages et les relais, de fonder ce qu’Hélène Dufour appelle une « littérature de paternité », « liée au culte des grands hommes » (Dufour 271), dont le champion britannique fut Carlyle (On Heroes, Hero-Worship and the History, 1841). Le xixe siècle cherche à fonder l’histoire littéraire à partir des Grands Hommes, c’est-à-dire de sujets appelés à fonctionner comme types élaborés et présentés à travers une véritable composition littéraire. L’auteur devient un principe d’explication esthétique, qu’il s’agisse des « phares » de Sainte-Beuve, des classiques de Matthew Arnold23. À ce schéma, Pater va opposer le hasard comme principe explicatif des sujets portraiturés (la rencontre entre Marsile Ficin et Pic de la Mirandole24 où se nouent le destin du néoplatonisme renaissant ou, quelques années plus tard, les rires qui condamnent Mérimée à la méfiance et à l’ironie dont il ne se départit jamais25) en même temps qu’il en fait le produit à chaque fois unique de la rencontre de l’homme et des circonstances. Sans doute a-t-il été sensible à la manifestation de cette rencontre par l’intermédiaire du poète Robert Browning qu’il évoque dans La Renaissance, son premier ouvrage en 1873. Le poète victorien illustre l’art romantique entendu comme art de situation et non de personnages26 et il a l’art de présenter cette rencontre sur le mode de l’incandescence : « réalis[ant] cette situation, trouv[ant] dans une atmosphère vide et froide le foyer où des rayons en eux-mêmes pâles et impuissants s’unissent et commencent à brûler » (R 331 ; Ren 138). Ses personnages sont volontairement quelconques et tout son art consiste à les placer dans des circonstances particulières qui les élèvent à la dignité d’idéal :
The characters themselves are always of secondary importance; often they are characters in themselves of little interest; they seem to come to him by strange accidents from the ends of the world. His gift is shown by the way in which he accepts such a character, and throws it into some situation, or apprehends it in some delicate pause of life, in which for a moment it becomes ideal27. (Ren 138)
9Browning saisit ses sujets au moment d’une expérience de retournement où se révèle leur vérité profonde qui les élève à la dignité de types. La « pause » (traduit hélas par « arrêt de vie »), c’est-à-dire la scansion, est un terme clé chez Pater qui se donne pour tâche de la repérer dans ses portraits littéraires et d’exprimer la « formule »28 des artistes qu’il étudie à travers ses manifestations qui révèlent ces derniers dans leur être essentiel. Sa critique sera donc avant tout individuelle sans toutefois perdre son inscription temporelle. Aux époques définies et antagonistes, aux « divisions tranchées et absolues » (R 347 ; Ren 145), Pater oppose en effet la vision hégélienne d’une histoire incarnée sensiblement dans l’art et articulée par l’invisible ou les « sommets élevés » (R 311 ; Ren 128) constitués par les œuvres d’art, retrouvant l’intuition héraclitéenne d’une harmonie invisible plus belle29.
10Pater a commencé sa carrière par des essais30 mais il infléchit rapidement ses méditations vers le portrait littéraire tout droit hérité de Sainte-Beuve dont témoigne La Renaissance. Dans cette série de portraits, il définit la Renaissance comme une cristallisation particulière dans l’histoire humaine que les portraits permettent d’appréhender à travers la figure des artistes : « personalities, many-sided, centralised, complete31 » (Ren XXXIII), écrira Pater des hommes du xve siècle. Ces Grands Hommes ont valeur illustrative de la Renaissance entendue comme époque où se manifeste un esprit d’unification32 de tendances diverses (antinomianisme, retour à la nature, à l’Antiquité) dont chacun est un représentant, tout en étant également un sujet singulier. Comme le signale Carolyn Williams : « [Pater] “caractérise” une époque en la personnalisant, en choisissant littéralement un personnage qu’il investit d’une valeur représentative33 », en écho aux termes mêmes de Pater dans Platon et le platonisme : « l’étudiant philosophe doit certes reconstruire pour lui-même autant que possible les caractères généraux d’une époque, mais il devra de même, dans la mesure du possible, reproduire le portrait d’une personne. » (Picy 99 ; PP 112, nous soulignons). La caractérisation-personnalisation patérienne qui fait du sujet à la fois un type et un être singulier (le portrait se bâtit sur un rapport en navette entre les deux) lui permet aussi d’élargir la visée du portrait et d’inclure la dimension historique où se déroule l’existence de l’artiste, dimension inclusive des manifestations esthétiques dans lesquelles il évolue. « Wordsworth » et « Coleridge » seront à cet égard significatifs : à travers les pères fondateurs du romantisme anglais, Pater médite sur un mouvement sous l’ombre portée de laquelle s’inscrit sa pratique. S’il fallait trouver un thème unifiant la critique littéraire patérienne, ce serait assurément le romantisme, notion à la fois longuement analysée mais également incarnée par des poètes dont la vie couvre tout le xixe siècle. Le romantisme est une pratique littéraire, fruit d’un tempérament manifesté par un style. C’est aussi le symptôme et le produit d’une cassure historique, philosophique et littéraire qui a décentré l’homme, qui a littéralement fait voler en éclats son unité et son assise. De cette cassure témoignent les poètes dits romantiques mais également les prosateurs qui en poursuivent la réflexion, Lamb, Mérimée, les artistes, Dante Gabriel Rossetti, orphelins ou renégats d’un principe qui organise le monde et les lettres, d’une subjectivité qui ne connaît nulle division. C’est cette cassure, qui résonne existentiellement, qu’explore Pater dans ses portraits littéraires dès lors qu’ils traitent d’écrivains du xixe siècle34 et que nous proposons au lecteur contemporain.
11Comme Léonard de Vinci à qui il consacre un célèbre portrait, Pater est portraitiste en mots. Son projet consiste à produire des :
« faces of a modelling more skilful than has been seen before or since, embodied with a reality which almost amounts to illusion, on dark air. To take a character as it was, and delicately sound its stops, suited one so curious in observation, curious in invention35 » (Ren 71).
12Les visages léonardiens sont issus d’une observation animée par la curiosité36, c’est-à-dire le désir, et cherchent à excéder l’illusion réaliste pour atteindre la vérité du sujet à ses limites, sans hésiter à se situer du côté de l’invention, de la re-création. La « vraie vérité » (Ren 98), expression prise à Sainte-Beuve que l’on ne saurait réduire à la duplication mimétique, que Pater reprend à son compte n’est-elle pas l’objet de tous ses portraits littéraires ? Avec, en ligne de mire, la mort, c’est-à-dire le rapport des sujets portraiturés au destin. Le bon portraitiste est, à l’instar de Léonard peignant en Béatrice d’Este son trépas futur37, capable de repérer le destin du sujet et de le porter à sa manifestation esthétique. Le portrait est aussi l’investigation de la singularité absolue de son sujet, telle qu’elle s’exprime par son rapport au destin et c’est cette singularité des auteurs que nous nous proposons d’examiner dans un second temps, dans ses rapports à l’histoire littéraire, avec la fonction que lui attribue Pater : une série de scansions, d’avènements et d’événements.
13 Notre cadre critique est celui de l’analyse littéraire et de la psychanalyse freudienne et lacanienne qui vient éclairer les écrits patériens. Non qu’ils n’en aient intrinsèquement besoin, non que nous ne nous livrions à une psychanalyse de Pater. Loin d’être un fiat lux inattendu, la psychanalyse à notre sens prend le relais de ses intuitions, de ses élaborations, à la fois chronologiquement et intellectuellement38. Elle appartient à la même époque caractérisée par la division dite subjective, éprouvée ou conceptualisée ; elle relève d’un cadre intellectuel au sens large qui s’est mis en place à l’orée du xixe siècle et auquel Marcel Gauchet a donné son appellation la plus large : l’autonomisation des hommes et des sociétés qui témoigne de ce qu’il théorise comme « sortie de la religion » : « sortie d’une manière d’être de l’humanité par laquelle elle se concevait et se posait sous le signe de l’Autre », « phénomène […] qui consiste à écarter l’altérité de la définition de l’humanité. La communauté humaine en vient à se définir à partir d’elle-même : le règne de l’hétéronomie fait place au monde de l’autonomie » (Gauchet 253). L’autonomisation qui ouvre les sociétés à la dimension de l’historicité et de l’avenir ne produit toutefois pas de coïncidence des sujets avec eux-mêmes : l’altérité autrefois externe devient interne au sujet qu’elle crée39 et qui relève dès lors d’une « théorie générale de cette manière d’être inédite de l’humain […]. Qui dit sujet dit histoire du sujet. […] devenir-sujet multiforme dont le mouvement a été et demeure la source d’une surprise continue » (261). C’est dans cette perspective que l’inconscient de la psychanalyse apparaît : « L’inconscient devient concevable à un stade avancé de la désinsertion de l’esprit et des choses et de la désymbolisation tant du fonctionnement social que de la marche des phénomènes naturels » (250). Tout le xixe siècle résonne ainsi de l’intériorisation de l’altérité et c’est à sa thématisation, à son exploration que se voue l’entreprise freudienne. Nous pensons que la psychanalyse qui systématise avec le plus d’acuité la théorie du sujet, que l’on se gardera de confondre avec l’individu, trouve chez de nombreux auteurs dont Pater, une contrepartie tout aussi intéressante et digne d’une étude. La division qui caractérise un Coleridge, dont Pater fait une brillante analyse, ne relève pas de la pathologie, elle est la marque d’un divorce au cœur du sujet auquel la psychanalyse donnera l’appellation de « division subjective » et que Marcel Gauchet replace dans une époque où l’autonomisation suscite l’expérience d’une difficile liberté. C’est aussi parce qu’elle est peut-être le paradigme d’une conceptualisation et d’une pratique du sujet de l’autonomie que la psychanalyse éclaire sans l’aveugler ce que Pater exprime de la littérature avec une grande perception doublée d’une logique rigoureuse.
Notes de bas de page
1 Pater, « Coleridge’s Writings », Westminster Review n. s., n° 85, janvier 1866, p. 106-132.
2 Pater, « Poems by William Morris », Westminster Review n. s., n° 90, octobre 1868, p. 300-312. Le texte a été repris par Pater : sa conclusion est devenue une partie de la célèbre « Conclusion » à La Renaissance et l’autre fut reprise dans « Aesthetic Poetry » en 1889. Il est à noter que ce vibrant hommage à Morris disparaît de la seconde édition d’Appreciations en 1890. Pater aurait craint les réactions du public mais l’on peut penser que les thèses de 1868 sont désormais suffisamment admises. Le texte qui remplace « Aesthetic Poetry » est « Feuillet’s La Morte », compte rendu du roman éponyme qui indique un nouveau centre d’intérêt patérien : la condition de l’homme moderne au regard de la croyance.
3 « Jamais il n’aura plus ce naïf et fruste sentiment de liberté qui suppose que la volonté de l’homme ne saurait être limitée que par une volonté plus forte » (R 355).
4 « Pour nous la Nécessité n’est plus, comme autrefois, une sorte de personnalité mythologique, placée en dehors de nous et avec qui nous pouvons entrer en lutte ; c’est une trame magique tissue tout au travers de nous, comme ce système magnétique dont parle la science moderne, et qui nous pénètre d’un lacis, plus subtil que celui que nos nerfs les plus subtils, et qui cependant porte en lui les forces centrales du monde. » (355-356)
5 « L’art peut-il représenter les hommes enveloppés de ces filets inextricables de façon à donner à l’esprit au moins un équivalent du sentiment de sa liberté ? Certes, dans les romans de Goethe et, plus encore, dans ceux de Victor Hugo, il y a de grands exemples qui montrent l’art moderne aux prises ainsi avec la vie moderne, et regardant cette vie comme l’esprit moderne doit la regarder, tout en l’imprégnant de joie et de repos. » (356)
6 « de joie et de repos » (356).
7 Après sa mort en 1894, C. L. Shadwell publiera son étude « The Bacchanals of Euripides » [1880] dans Greek Studies en 1895.
8 L’ouvrage devait s’appeler « On Style / With Other Studies in Literature ». On ignore qui a trouvé ou imposé le titre final, voir Michael Levey, The Case of Walter Pater, Londres, Thames and Hudson, 1978, p. 180.
9 « la troisième forme essentielle de la littérature philosophique » (Picy 130).
10 « quelques-unes des caractéristiques de la poésie de la Pléiade prenaient un air hiératique, presque un air ecclésiastique » (36).
11 « un genre de consécration du mal qui semblait lui prêter la beauté de la sainteté » (GdeL 37).
12 « l’amour sacré et profane » (37).
13 « la suprématie exclusive de ce dernier » (37).
14 R. Wellek, « Walter Pater’s Literary Theory and Criticism », Victorian Studies, n° 1, 1957, p. 29-46.
15 Tous les poèmes de Trakl font signe « du site unique du Dit poétique, voilà qui atteste l’unité de ton de ses œuvres poétiques à partir d’un ton fondamental de son Dict », M. Heidegger, « La parole dans le poème », Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, coll. « Tel » n° 55, 1988, p. 43.
16 Voir J. Loesberg, Aestheticism and Deconstruction : Pater, Derrida and de Man, Princeton University Press, 1991 ; J. Fellows, Tombs, Despoiled and Haunted : « Under-Textures » and « After-Thoughts » in Walter Pater, Stanford University Press, 1991.
17 « une tradition romantique française en littérature, en histoire et en matière de critique que Pater a perçue, et qu’il a appliquée à des auteurs français ou étrangers, à différentes œuvres et à différentes époques », J. Conlon, Walter Pater and the French Tradition, Lewisburg (PA), Bucknell University Press, 1981, p. 12.
18 « La France représentait à ses yeux un milieu intellectuel à travers lequel le passé, y compris l’Antiquité, pouvait s’adresser au présent et auquel Pater pouvait lui-même se rapporter pour en tirer des leçons en matière d’utilisation du passé. Les Français lui procuraient une méthode critique complète et correcte, des idéaux en matière de correction stylistique et des théories d’un intérêt marqué et constant » (Conlon 162).
19 C’est le cas de J. A. Symonds écrivant : « J’ai essayé de lire les “Appréciations” de Pater aujourd’hui et je me suis trouvé à errer parmi des phrases précieuses comme si je m’étais perdu dans une plantation de canne à sucre, d’autant plus sucrée pour ce qu’on y cultive », « Lettre à Horatio Forbes Brown », 19 January 1980 (CH 228).
20 H. Dufour, Portraits, en phrases. Les recueils de portraits littéraires au xixe siècle, Paris, PUF, 1997. Ce qui suit doit beaucoup à cet excellent ouvrage.
21 L. Brake rappelle qu’en Angleterre les magazines mensuels auxquels collabore Pater favorisent les nouvelles et les portraits. Voir L. Brake, Walter Pater, Plymouth, Northcote, 1994, p. 44. Pater utilise la presse pour publier ses Imaginary Portraits dans le Macmillan’s Magazine entre 1885 et 1887 avant de les reprendre en volume (Brake 45). Il a transformé le journalisme en art et écrit à une époque où celui-ci devient l’instance de légitimation universitaire à travers les revues. Voir « The “wicked Westminster”, the Fortnightly and Walter Pater’s Renaissance », Literature in the Marketplace. Nineteenth-century British Publishing and Reading Practices, J. O. Jordan et R. L. Patten (éd.), Cambridge University Press, 1995, p. 289-305.
22 Formule traduite par l’aphorisme de Buffon : « le style est l’homme même » du Discours sur le style pour l’Académie, 1753, repris et inversé au xixe siècle.
23 Dans « The Study of Poetry », Arnold évoque les classiques ainsi définis : « il [le poète] est un véritable classique, si son œuvre appartient à cette classe des œuvres les meilleures (car tel est le seul et véritable sens du terme classique) », Essays in Criticism 1st series, Londres, Macmillan, 1865, p. 10. Les grands poètes anglais sont : Chaucer, Spenser, Shakespeare, Milton, Keats. Shakespeare, Milton et Gray sont des « classiques » (« poetical classics », 35) à l’inverse de Burns.
24 « Ils s’abandonnèrent tout de suite à un entretien singulièrement intime pour des gens qui se rencontraient pour la première fois. Au cours de cette conversation, Ficin forma le dessein de traduire Plotin » (R 83).
25 « Corrigé pour une faute puérile et sous le coup d’un accès de détresse passionnée, il entendit à la dérobée un rire apitoyé à ses dépens et décida en cet instant de ne plus jamais accorder sa confiance à quiconque, de se tenir perpétuellement sur ses gardes, et de se défier tout particulièrement de ses propres instincts. Et il est vrai qu’il ne fut plus jamais ouvert et franc. » (TE 101)
26 « Sa poésie est éminemment une poésie de situation. » (R 331-332)
27 « Les caractères n’y ont jamais qu’une importance secondaire : souvent même ils n’ont guère d’intérêt ; ils semblent venus, par quelque étrange accident, des limites du monde. Browning montre son pouvoir dans la façon dont il accepte de tels caractères, les jette dans une situation, ou les immobilise dans quelque délicat arrêt de la vie pendant lequel, pour un instant, ils deviennent idéaux. » (332)
28 « La formule de Mérimée, la voici : l’amateur enthousiaste de la force crue, rude et nue chez l’homme et la femme, où qu’elle se puisse trouver, pendant qu’il se cache toujours sous l’habit conventionnel du monde moderne qu’il porte avec une grâce infinie et condescendante, comme s’il s’agissait d’une fin en soi. » (TE 101)
29 « L’Harmonie invisible plus belle que la visible », « Fragment LIV », Les Écoles présocratiques, J.-P. Dumont (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1991, p. 78.
30 « Winckelmann » est à l’origine un compte rendu paru dans la Westminster Review en 1867 d’une biographie sur le père de l’histoire de l’art : Biographische Aufsätze d’Otto Jahn (1866) et d’une traduction par G. H. Lodge de Geschichte des Kunst des Altertums (1850).
31 « des personnalités unies, complexes et complètes », nous traduisons.
32 « [des ères] plus favorable[s] où les pensées des hommes se rapprochent plus que de rigueur, où les mille intérêts du monde intellectuel s’unissent pour former une civilisation générale plus complète. » (R 33)
33 C. Williams, Transfigured World. Walter Pater’s Aesthetic Historicism, Ithaca – Londres, Cornell University Press, 1990, p. 203.
34 A contrario, Pater renforce sa démonstration par un portrait de Thomas Browne, médecin, antiquaire et prosateur du xviie siècle dont les « conditions spirituelles » diffèrent des auteurs modernes.
35 « des visages modelés avec plus de science qu’il ne s’en est jamais trouvé avant ou après lui, et empreints d’une vérité qui devient presque une illusion. Prendre un caractère tel qu’il le trouvait et le sonder délicatement jusqu’au tréfonds, c’était là une occupation passionnante pour un esprit si curieux d’observation et si avide d’invention ! » (R 187)
36 Au sens patérien de la « Conclusion » à La Renaissance : « Il faut que, sans cesse, avec une inlassable curiosité, nous essayions de nouvelles opinions, nous recherchions de nouvelles impressions et que nous ne nous contentions jamais de telle ou telle facile orthodoxie » (363).
37 « le portrait de Béatrice d’Este […] Léonard semble y avoir mis comme le pressentiment d’une mort prochaine, car il l’a représentée précise et grave, les traits amincis par la mort, parée de tristes vêtements couleur de terre et garnis de pâles pierreries. » (187)
38 Avec M. Gauchet, nous pensons que l’émergence de la psychanalyse ne peut être comprise comme « une invention pure, du dehors de l’histoire », La Condition historique, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2005, p. 235. Plus largement, on se reportera à « Fin de la religion » [1984] rééd. dans La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel » n° 317, 2004, p. 27-66 et Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion [1985], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2005.
39 Le philosophe rappelle que la subjectivité est le résultat spécifique de la sortie de la religion, elle est le « mode de fonctionnement qui naît avec la recomposition du monde humain sous le signe de l’autonomie » (M. Gauchet, Le Désenchantement du monde…, p. 258).
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