Chapitre 3. La naissance de l’orientalisme
p. 65-84
Texte intégral
The proper study of Mankind is Man.
Alexander Pope1
Si l’on demande quels seront les objets de nos recherches dans une carrière aussi vaste, nous répondrons : l’homme et la nature ; tout ce qui est exécuté par l’un, ou produit par l’autre.
William Jones
(RA, t. I, p. xx)
1Le 12 août 1765, l’empereur moghol de l’Inde, Shah Alam II, faisait de l’East India Company son diwan pour les provinces du Bengale, du Bihar et de l’Orissa ; son diwan, c’est-à-dire son vassal et le maître effectif des provinces. Le passage de la Compagnie du négoce à la gestion politique devait changer à tout jamais le cours de l’histoire de l’Inde. Les nouveaux maîtres des provinces de l’Est reconnurent tacitement leur changement de rôle en acceptant de nommer pour premier gouverneur général un homme qui n’était ni un commerçant ni un soldat, mais un intellectuel qui avait derrière lui une longue carrière en Inde et une grande connaissance du pays : Warren Hastings. Nous nous proposons d’examiner dans ce chapitre l’aventure intellectuelle qui caractérise la période où celui-ci fut maître de la région – une époque tournée vers la sincère recherche d’un syncrétisme alliant les cultures britanniques et indiennes, comme le pratiquaient Hastings et son grand allié, sir William Jones.
2Il est hors de doute que la vision syncrétique promue par Hastings a joué un rôle déterminant dans la remise en cause de la grille culturelle d’analyse de l’Inde prévalant depuis la Renaissance en Europe. Les vastes travaux entrepris par la Société asiatique du Bengale (Asiatick Society of Bengal) dans les années 1780 permirent d’ouvrir la porte sur un univers culturel insoupçonné et d’une extraordinaire richesse. Le mot « oriental », qui ne désignait guère jusqu’ici que la littérature en hébreu, va désormais prendre un tout autre sens aux yeux des Européens. Les érudits, hommes de lettres et artistes membres de cette Société asiatique n’hésitèrent pas à proclamer que la littérature de l’Inde ancienne, son architecture, son art pictural et sa sculpture avaient été portés à un degré de perfection qui ne pouvait se comparer qu’à celui atteint par les arts dans la Grèce ancienne, référence de toutes les références, plongeant ainsi dans la stupeur les intellectuels occidentaux et les laissant fascinés par ces découvertes.
3Pour apprécier à sa juste portée le changement produit par les études des érudits qui gravitaient autour d’Hastings, sur la manière de voir l’Inde en Europe, un bref retour sur l’époque précédente est indispensable. Prenons, par exemple, un passage d’une tonalité assez commune à l’époque, écrit par Robert Orme sur la religion en 1763, vingt ans avant l’arrivée de Jones en Inde :
Les histoires racontées sur ces dieux ne sont qu’un fatras d’absurdités. Eswara a-t-il tordu le cou à Bram ; est-ce le soleil qui perd toutes ses dents dans la bataille et la lune qui se retrouve avec le visage battu et plein de bleus lors d’un banquet […] ils disent que le soleil et la lune en portent encore les marques sur leur visage. (Orme, p. 3)
4Comparons maintenant le ton adopté par Orme et les remarques délivrées par Jones dans son dernier discours anniversaire, en 1794, dans lequel il proclame l’unité de doctrine de toutes les grandes religions. Après avoir remarqué à propos du vedanta que « rien ne peut être plus éloigné de l’impiété qu’un système entièrement bâti sur la plus pure dévotion » (Works, t. III, p. 239), Jones presse les missionnaires protestants d’être extrêmement rigoureux dans leur enseignement du Gospel, s’ils doivent jamais entreprendre la conversion des pandits et des maulavis :
[…] car les premiers ne manqueront pas d’évoquer le magnifique couplet Arya, écrit au moins trois siècles avant notre ère, qui fixe pour devoir à l’homme de bien, même à l’heure de sa mort, non seulement le pardon, mais le désir de louer son destructeur, comme le bois de santal exhale son parfum sur la hache du bûcheron ; et les seconds de citer les vers de Sa’di, qui présentent le retour du bien pour le bien comme une simple réciprocité, mais enjoignent l’homme vertueux à rendre le bien pour le mal. (ibid., p. 243-244)
5Cette approche essentiellement syncrétique, qui est la marque du groupe de savants éclairés réunis autour d’Hastings, se retrouve sous la plume même de ce dernier dans sa préface à la traduction de la Bhagawad-Gita, par Wilkins, mettant l’œuvre au même niveau que l’Iliade et l’Odyssée, et le Paradis perdu de Milton, et considéraient « sans la moindre réserve, la Bhagawad-Gita comme un texte d’une grande originalité, d’une conception, d’un développement et d’une écriture vraiment sublimes et quasiment inégalés » (Marshall, 1970, p. 187). Hastings ajoute que la philosophie de la Bhagawad-Gita correspond exactement au message du christianisme. Cette ouverture d’esprit et de tolérance se retrouve d’une manière récurrente dans la correspondance personnelle de William Jones, dont on peut citer un exemple frappant. En 1787, il écrit à son ami intime, le deuxième earl Spencer : « Je ne suis pas hindou, mais je considère la doctrine hindouiste, quant à la vie future, infiniment plus rationnelle, plus pieuse et plus à même d’éloigner les hommes du vice, que l’horrible notion chrétienne de damnation éternelle » (Letters, t. II, p. 766). On ne sera pas surpris que son premier biographe, l’évangéliste lord Teignmouth, ait choisi d’ignorer cette profession de foi.
6Outre son aspect syncrétique, l’approche scientifique et raisonnée des membres du groupe réuni autour d’Hastings apparaît clairement si l’on se réfère aux travaux précédents, par exemple ceux de John Z. Holwell. Celui-ci croyait détenir la plus pure source de l’hindouisme, seulement, comme l’explique Marshall, il s’agissait de manuscrits apocryphes, qu’il a d’ailleurs perdu lors du saccage de Calcutta en 1756, et qu’il appelait le Shastah. Il était convaincu que son Shastah datait d’au moins 4 866 ans, et il y voyait le plus ancien document connu au monde sur une croyance religieuse (Marshall, 1970, p. 18). Chose évidemment impossible. Holwell n’a pas non plus réalisé que le mot shastra est tout simplement le terme générique pour « livre ». Qui plus est, il a finalement une lecture du texte qui le pose en théiste dépeignant l’hindouisme dans une perspective biblique :
Dieu n’est pas seulement le créateur des anges et des hommes, mais également le créateur de la matière, et il pouvait les rendre parfaits, s’il l’avait voulu. Que Dieu puisse se satisfaire de la perfection de ses créatures, ou créer le bien dépourvu de tout notion du mal, là n’est pas la question […] mais la question est de savoir si Dieu pouvait créer des êtres doués d’une totale liberté, auquel cas, le péché est une possibilité intrinsèque à l’être. (ibid., p. 70)
7Dans ces lignes, on reconnaît aisément les préoccupations de théologiens chrétiens bien plus que la philosophie hindoue.
8L’œuvre prend, à mesure qu’elle se développe, un ton miltonien, avec Raven dans le rôle de Lucifer et Brahma dans celui de Dieu. Néanmoins, Holwell était très lu en Europe. Voltaire lui vouait une grande admiration et les erreurs du premier se retrouvent dans les écrits sur l’Inde du second. Comme l’observe Raymond Schwab, le tableau brossé par Holwell de la philosophie hindouiste est plein de suppositions et d’erreurs :
Une fois de plus, tout le savoir provient de conversations avec les brahmanes. Le volume consacré aux doctrines ne connaît qu’un petit nombre d’articles, où prédominent fâcheusement les rites et la cosmogonie : l’intarissable des mythes sur les « anges », leur lutte et leur « chute », se retrouvera chez Voltaire et passera pour l’essentiel. (Schwab, p. 162)
9Holwell ne parlait pas le sanskrit, et son livre est une simple dissertation théologique, sans valeur documentaire, que lui a donnée un brahmane. Mais ceci n’est qu’un exemple de la profonde confusion qui régnait en Europe au sujet des écrits hindous, avant la fondation de la Société asiatique et la naissance du mouvement orientaliste.
Dans le sillage de l’ouverture prônée par Hastings
10La politique d’ouverture de Warren Hastings, succédant aux méthodes prédatrices de Clive, qui avait mis le Bengale à genoux, modifia à nouveau la nature des relations entre la Grande-Bretagne et l’Inde. Homme d’une grande culture, parlant couramment le bengali, l’ourdou et le persan, Hastings a présidé à la naissance du mouvement orientaliste. Il était d’avis que pour régner efficacement, il faut aimer l’Inde ; pour aimer l’Inde, il faut pouvoir communiquer avec ses habitants ; et pour communiquer avec ses habitants, il faut parler leurs langues (Kopf, 1969, p. 21). Cette philosophie, remise en cause plus tard par lord Macaulay et le mouvement angliciste (voir, plus avant, le chapitre 7), devait donner le ton des relations indo-européennes pendant plusieurs générations. Les orientalistes étaient des enfants du siècle des Lumières et suivaient Voltaire dans sa conviction qu’aucune religion, ni aucune civilisation, ne pouvaient prétendre détenir le monopole de la vérité.
11Hastings a disséminé dans son administration des gens qu’il avait lui-même choisis pour leur esprit d’ouverture et leurs connaissances culturelles et scientifiques. David Kopf décrit l’état d’esprit du groupe d’intellectuels réunis autour de cet homme : classicistes plus que « progressistes » dans leur appréhension de l’histoire, cosmopolites plus que nationalistes quant à leur regard sur les autres cultures, et rationalistes plutôt que romantiques dans leur quête de principes « universels et constants » exprimant l’unité de la nature humaine. Ce qui faisait d’eux un terreau fertile pour l’expérience d’interaction culturelle menée par Hastings était l’idée partagée de tolérance, ressort principal de leur relativisme historique et culturel. L’idée même de la tolérance devait être capitale pour les orientalistes britanniques dans leur tentative de s’ouvrir à une culture étrangère. Une haute estime intellectuelle pour les cultures des peuples non européens, voire primitifs, semble avoir été autant une dominante dans les années 1700 qu’elle devait devenir rare dans les années 1800 (ibid., p. 22-25).
12En application de sa conviction qu’il fallait connaître les langues et la culture de l’Inde pour y régner, Hastings plaida pour la création d’une chaire de langue persane à Oxford2 (1765-1769), et proposa de rendre obligatoire l’étude du persan et du sanskrit pour tous les futurs employés de la Compagnie en Inde. Almeida et Gilpin analysent le climat culturel créé par Hastings et notent qu’il a encouragé des artistes anglais, de l’envergure de William Hodges et de Johan Zoffany, à voyager et à travailler en Inde, allant même jusqu’à dégager des subventions financières de la part de la Compagnie pour le premier d’entre eux. Tillie Kettle avait brossé un premier aperçu fantasmagorique de l’Inde au travers de ses portraits, mais c’est Hodges qui a donné les premières peintures réalistes des paysages de ce nouvel Éden. Avec les œuvres de Hodges et Zoffany, la représentation dans les œuvres picturales de la flore, de la faune et des peuples de l’Inde devait désormais tendre à devoir moins à l’imagination de l’artiste qu’à des observations sur le terrain. Hodges, comme Jones, rompt avec la tendance néoclassique à considérer les cultures grecque et latine comme l’apogée universel des efforts de l’homme. D’autant plus qu’une telle doctrine implique qu’il n’y ait nulle espérance de perfectionnement. Hodges spécule que les motifs décoratifs observés sur les antiques monuments indiens pourraient avoir été conçus avant ou même être la source de la très admirée architecture grecque et romaine (Almeida et Gilpin, p. 110-122).
Un nouveau climat
13Les représentations de l’Inde ont beaucoup évolué par rapport au tableau des Devadasis de Coromandel évoqué précédemment. De la même manière, l’imagination et l’émotion cèdent la place, dans les relations de voyage, aux observations scientifiques. Nous allons nous pencher sur deux textes où dominent ce nouveau regard et le désir de mettre un terme à l’imagerie fantaisiste – les récits de voyage du comte Modave et ceux de George Forster. Dans les Mémoires (1773-1776) du comte Modave, le sensationnel exotique a presque disparu. L’auteur a défini lui-même l’esprit de son enquête : substituer aux fables ridicules colportées par de nombreux voyageurs des faits certains pouvant donner une idée juste du pays. Jean Deloche, qui a découvert et publié le manuscrit oublié du comte, remarque que celui-ci était déterminé à tenir la bride à son imagination. Il prenait son voyage en Inde très au sérieux et était conscient des limites de l’exercice : « Ce serait s’ôter tout crédit que de prétendre qu’on a bien connu ce grand État dans le peu de séjour qu’on y a fait. » (Modave, p. 13.)
14Dans sa présentation, Deloche souligne :
[Modave] a d’ailleurs préparé soigneusement son aventure. Peu de voyageurs, en effet, débarquant en Inde, furent aussi bien informés que lui. Esprit encyclopédique, il avait des lumières sur tout. Il cite Arrien, Quinte, Curce, les voyageurs du xviie siècle, Montesquieu, Voltaire, l’abbé Guyon, le colonel Dow. (ibid., p. 14)
15Néanmoins, avertit Deloche, Modave ne base pas toujours ses observations sur des documents éprouvés, et ses sources proviennent parfois de « commérages de bazar » et parfois de gens cultivés qui avaient peu le sens chronologique, ou bien encore des « premiers manuels d’histoire de l’Inde écrits par les Européens et qui fourmillent d’erreurs » qu’il a souvent corrigées (ibid., p. 31).
16Cela étant, on trouve dans les écrits du compte Modave de nombreuses et intéressantes observations sur les usages et coutumes dans l’Inde de son temps, bien que ses notes portent la marque de l’observateur extérieur. Après avoir observé que les Européens d’alors ne connaissent par la religion hindoue, en dépit des écrits d’Holwell, de l’abbé Guyon, de Dow et d’Abraham Rogerius, il se promet d’examiner la chose avec circonspection, d’observer et de s’instruire dans les limites de ses possibilités. Mais ses commentaires restent superficiels et s’appliquent plus au fonctionnement de la religion comme institution sociale qu’à la religion elle-même. Ayant été témoin de la cupidité des brahmanes et de la crédulité du peuple, il conclut très négativement : « Somme toute, la religion des Hindous est un amas d’opinions monstrueuses et ses dogmes et ses ministres sont une preuve de la misère de l’esprit humain. » (ibid., p. 299.)
17Modave est plus à l’aise dans son analyse, intéressante et précise, du fonctionnement de l’administration du gouverneur général Hastings. Ses commentaires sur la société indienne sont d’autant plus pertinents, qu’en tant que Français dans le territoire britannique son regard n’est pas coloré par les visées du colonisateur. On apprend avec étonnement que ses écrits ont finalement été publiés en… 1971, près de deux siècles plus tard. Florence D’Souza explique que son journal de voyage resta oublié fond d’un tiroir de la bibliothèque de Versailles jusqu’à ce que Jean Deloche le découvre et le tire de l’oubli en le publiant sous l’égide de l’École française d’Extrême-Orient (D’Souza, p. 83).
18Le Sketches of the Mythology and Customs of the Hindoos de George Forster, publié en 1785 et lu par Jones en 1787, est une étude dépouillée des ornements de l’imagination, comme les écrits du comte Modave, mais appuyé sur une documentation plus fournie. En phase avec le nouveau climat intellectuel prévalant, Foster parlait le maharati et connaissait un peu de sanskrit. S’il ne peut éviter que quelques confusions se glissent dans son exposé – il confond, par exemple, le trio formé par Vishnou, son épouse Lakshmi et le serpent Sheshnag avec le Trimurti3 (la trinité) composée de Brahma, Vishnou et Shiva –, il donne par ailleurs beaucoup de savantes et précises explications. Il a perçu le monisme fondamental de l’hindouisme qui échappa à Bernier. Il explique : « Les Hindous croient en un Dieu, sans commencement ni fin, auquel ils appliquent pour décrire ses pouvoirs une variété d’épithètes. » (Forster, p. 10.)
19Il expose clairement et de façon cohérente, la mythologie hindoue, le système des castes, le cycle des réincarnations. Mais si ses commentaires sur l’hindouisme sont intéressants, ses observations sur la société indienne du xviiie siècle le sont bien moins. On voit poindre chez Forster la stratégie intellectuelle qui devait justifier la présence des Britanniques en Inde. En effet, c’est l’Inde antique – de l’âge d’or des Hindous – qui l’intéresse. Pour dépeindre celle-ci, il s’appuie sur Nathaniel B. Halhed et note qu’il ressort à la lecture du code traduit par ce dernier, qu’un ensemble ingénieux de règles régissait le comportement des Hindous, punissant le crime et assurant la sécurité de la propriété. Le voyageur pouvait se déplacer dans ce vaste empire avec une facilité et en toute sécurité, inconnues en tout autre pays (ibid., p. 43-44). Il décrit les routes bien ombragées, les haltes, la police et ainsi de suite, brossant le tableau d’un pays bien géré et quasi idyllique.
20Forster marche dans les pas de Wilkins, Halhed et Hodges, et affiche un sincère respect des cultures indigènes. Il écrit :
Quand l’on se penche sur cet empire, sur ses populations policées, quand l’on considère et l’on réfléchit sur les progrès réalisés par elles dans les domaines des arts et des sciences, alors qu’un regard en arrière montre que dans le même temps les États d’Europe étaient encore plongés ou émergeaient à peine de l’ignorance et de la barbarie, on doit regarder l’Hindoustan avec admiration et respect, et l’on peut dire que, bien que les nations européennes aient largement dépassé les descendants de Brimah en matière de progrès et de raffinement, il est indéniable que dans les temps anciens, ils possédaient d’utiles et profondes connaissances philosophiques et de science pratique. (ibid., p. 44-45)
21Ces considérations annoncent en quelque sorte les travaux de Jones, tout à la fois dans l’accent mis sur le syncrétisme et sur la tendance à porter aux nues « l’âge d’or » hindou. Comme ce dernier devait le faire, Forster impute la décadence de l’Inde du xviiie siècle aux envahisseurs musulmans : « Un peuple vaincu, gémissant sous le poids de l’oppression, et démoralisé par les cruautés qui lui sont infligées, doit rapidement avoir perdu l’esprit d’entreprise qui nourrit les sciences et l’usage de son propre génie. » (ibid., p. 48.) À l’instar de Jones, il pose un regard idéalisé sur l’Inde : les brahmanes sont les instructeurs habiles et savants de la jeunesse, les jeunes femmes sont chastes et, grâce à la rigidité du code social, les jeunes danseuses (des temples) ont un rôle social et ne font donc l’objet d’aucune stigmatisation4 (ibid., p. 64). Observations qui différent très sensiblement de celles du comte Modave sur la cupidité des brahmanes et la crédulité du peuple5.
22Forster fait du brahmanisme le point central de toute sa recherche sur la culture de l’Inde. C’est le cas pour la plupart des travaux des érudits réunis autour d’Hastings. Cette primauté donnée à un aspect d’une des religions de l’Inde – pays multireligieux par excellence – devait avoir des conséquences très graves pour la société indienne par la suite. Mais pour le moment, l’heure est à l’euphorie au fur et à mesure que l’Occident découvre les trésors de l’Orient. Pandits et brahmanes érudits sont sollicités pour traduire du sanskrit des textes de loi et des textes religieux. Nathaniel B. Halhed publie un traité de grammaire bengali et traduit le code de loi des pandits hindous6. De son côté, Charles Wilkins7 traduit la Bhagawad-Gita. À côté d’eux, les hommes qui formaient l’entourage intellectuel de Hastings étaient notamment sir John Shore – lord Teignmouth, gouverneur général de l’Inde de 1793 à 1797 et futur premier biographe de Jones –, Francis Gladwin, auteur de Institutes of the Emperor Akbar8, John Carnac9, Jonathan Duncan et William Chambers – qui figurent parmi les pères fondateurs de la Société asiatique.
23Bien que des travaux importants aient été réalisés avant l’arrivée de Jones, il s’agissait de travaux individuels. Il y avait peu de contacts entre ces érudits et aucune instance permettant la confrontation de leurs recherches. Ils travaillaient dans des conditions très difficiles ; ils manquaient de livres, de manuscrits, devaient embrasser un domaine immense avec peu de moyens et peu de temps. Ils n’avaient pas non plus la possibilité de faire connaître les résultats de leurs recherches aux lettrés. De telle sorte que l’environnement intellectuel trouvé par Jones à son arrivée était riche et passionnant, mais dispersé et sans centre de gravité.
The Asiatick Society
24Comprenant rapidement qu’il fallait fédérer toutes ces recherches en cours et faire connaître ces travaux en Europe, Jones fonda la Société asiatique du Bengale (The Asiatick Society of Bengal) le 15 janvier 1784. Les retombées devaient en être très importantes. Comme le remarque un universitaire indien, Moni Bagchee, en 1984, deux cents ans après la création de la Société à Calcutta, nulle autre institution ne peut se prévaloir d’un aussi long service dédié à la connaissance de l’Inde et peut en toute justice être considérée comme le berceau de la renaissance indienne (Bagchee, p. vii).
25Bagchee aurait même pu, sans exagération, saluer la contribution de la Société à la connaissance de l’Orient dans le monde entier, le modèle ayant rapidement fait des émules. La voie ouverte par Jones devait entraîner la naissance de la Société asiatique de Paris (fondation en 1821 sous la présidence de Silvestre de Sacy) et de celle de Londres deux ans plus tard, pour ne nommer que les deux premières. La naissance de la Société asiatique devint un événement déterminant dans l’histoire des études de l’Orient. La masse des informations nouvelles qu’elle devait générer provoqua également une sorte de seconde Renaissance en Europe, dont nous allons mesurer la portée plus loin.
26La contribution de Jones ne s’est pas limitée à la création de la Société asiatique, mais il en fut l’âme. Pendant les dix premières années de l’existence de la Société, alors qu’il en était le président, il dut se battre pour lui insuffler de l’énergie, voire, simplement, la maintenir en vie. Les adhésions de membres passèrent de 30 en 1784 à 110 en 1792. Mais la participation aux réunions ordinaires ne dépassait pas une quinzaine de membres et, le plus souvent, il n’y en avait guère plus que sept ou huit. Bien que la Société jouisse d’une reconnaissance et d’un appui officiel, ses activités ne soulevaient guère d’enthousiasme dans la communauté britannique de Calcutta. La reconnaissance officielle ne suffisait pas pour la faire vivre. Il lui fallait des travaux, des communications, des débats. C’est pourquoi la Société fit rapidement appel aux brahmanes et aux érudits musulmans. Des manuscrits devaient être obtenus, rendant nécessaires des déplacements en de nombreux endroits de l’Inde, comme à Bénarès (Varanasi). Il y avait aussi le problème de la reconnaissance de l’intérêt des travaux de la Société, qui pour cela devaient être connus en Europe. Toutes tâches qui reposaient sur Jones (Mukherjee, p. 84-85).
27Au grand plaisir de ses membres, la première publication de la Société, premier volume des Asiatick Researches, rencontra un grand succès. Le Gentleman’s Magazine, revue londonienne prestigieuse la salua en ces termes : « On peut s’attendre à une mine d’informations sur la littérature orientale, les arts et l’archéologie. C’est une publication très vivante et intéressante dans son ensemble. » (Cannon, 1990, p. 206.) Le stock d’exemplaires en vente fut bientôt épuisé et une édition pirate était imprimée à Londres pour répondre à la demande. L’opuscule fut traduit en d’autres langues européennes, consacrant ainsi la naissance des études orientalistes.
28Le spécialiste américain Robert D. King considère que les premiers volumes de l’Asiatick Researches fournissent de la façon la plus patente la démonstration d’une collaboration intellectuelle entre les Anglais et les Indiens pour les premiers pas de l’indianisme et donnent une idée plus claire de la façon dont les Européens appréhendaient les connaissances des érudits indiens et les sciences et philosophies de l’Inde, que ce que l’on a pu voir plus tard, lorsque les points de vue se sont durcis. King poursuit par la singulière remarque suivante : la création de ces sociétés (orientalistes) a certainement quelque chose à voir avec l’étrange fascination que l’Orient a toujours exercée sur les Anglais. Il s’agit d’une variante à l’exportation de la traditionnelle excentricité britannique. La Société asiatique et sa progéniture ont largement contribué « à la naissance de ce petit groupe d’hommes et de femmes britanniques qui naissent avec le sentiment d’un vide dans leur vie, des attentes, une nostalgie, que seuls les déserts de l’Orient peuvent apaiser ». On a du mal à imaginer que des personnages comme Richard Burton et T. E. Lawrence auraient pu exister si William Jones ne leur avait pas ouvert la voie10 (King, p. 59).
29Que l’on souscrive ou non à sa présentation provocante, il n’en reste pas moins que pour la première fois depuis que des Européens commercent directement avec l’Inde11, un travail sérieux d’investigation est à la base d’une présentation des us, coutumes et religions de ce pays par des Occidentaux. Recherche véritable et, ce qui est peut-être plus important, sincère respect des cultures indigènes caractérisent donc les travaux de la Société asiatique en général et de Jones en particulier.
William Jones : l’ouverture au syncrétisme
30Jones, au-delà de son respect pour la culture indigène, peut être considéré comme un syncrétiste. C’est un état d’esprit, une force d’ouverture qui lui a permis d’explorer en profondeur son sujet, en brillant et profond érudit, ouvrant ainsi une nouvelle dimension à la culture. Ses dispositions intellectuelles étaient telles que la bigoterie lui était odieuse et que ses connaissances et sa religion ne l’empêchèrent jamais de déceler ce qu’il pouvait y avoir de plus élevé dans les autres cultures et civilisations. Son esprit toujours en alerte finit par le porter vers une sorte de déisme incorporant les différents éléments qui le frappaient dans les diverses religions qu’il étudiait. Ses opinions sur la religion sont ouvertement exprimées dans ses lettres à son ami intime et ancien élève, le second earl Spencer, mais ont été écartées par son premier biographe, lord Teignmouth.
31Son sentiment envers le christianisme se dépeint par l’admiration qu’il professe envers le pasteur dissident Richard Price12, auquel il écrivit plusieurs lettres pour le féliciter de ses publications, et notamment de son ouvrage Sermons on the Christian Doctrine (1787), un ouvrage qui conteste plusieurs concepts de l’Église traditionnelle, notamment la notion du péché originel et du châtiment.
32Le non-conformisme de Jones apparaît clairement dans sa lettre du 26 août 1787 au second earl Spencer, où il déclare souscrire à la thèse du Dr Price et observe que « tous ceux qui croient dans les principes essentiels de la religion et se conforment à ceux de la vertu, doivent être heureux ». Il ajoute qu’après cette publication (Sermons on the Christian Doctrine) :
[…] l’Église d’Angleterre (the Church of England), comme on l’appelle, devrait inévitablement s’effondrer, et la Religion of the Gospel prendre sa place, s’il n’était dans l’intérêt de tant de milliers qui professent leur foi par des superstitions pour jouir d’un presbytère, d’un évêché et des prébendes qui vont avec. (Letters, t. II, p. 758)
33Dans une autre lettre au second earl Spencer écrite quelques jours plus tard, Jones revient sur le rejet par le Dr Price de la théorie de la damnation éternelle, et la compare, à son désavantage, à la conception hindoue. Il écrit :
Selon ma conception, l’opinion contraire [à celle du Dr Price] est si horrible, blasphématoire et si outrageante envers la justice divine, que je renoncerais à ma foi dans les Écritures plutôt que de m’y plier. Une souffrance éternelle, si éternelle signifie sans fin, ne peut qu’être disproportionnée quelle que soit l’offense et par là même injuste. (lettre du 1er au 11 septembre 1787, ibid., p. 765)
34Replacées dans le contexte du xviiie siècle, ces remarques sont surprenantes. Elles révèlent un esprit original capable de s’écarter des dogmes.
35Jones brosse ensuite pour lord Spencer un tableau des croyances hindoues en matière de métempsycose – qui professent que les récompenses et les punitions sont proportionnelles au mal et au bien accomplis par une âme. Jones explique qu’aussitôt que l’âme s’est séparée du corps, le juge des âmes pèse ses bonnes et mauvaises actions. Si les bonnes sont dominantes, l’âme monte au firmament où elle jouit d’une exquise félicité pour un temps proportionné à ses bonnes actions. Après quoi elle renaît dans une forme terrestre animée, en punition de ses fautes. Mais si les mauvaises actions sont supérieures aux bonnes, l’âme est expédiée en enfer et suit alors un parcours inverse pour travailler à son salut. Ainsi, conclut Jones, selon cette doctrine, l’âme avance de réincarnation en réincarnation, progressant, chutant, jusqu’à ce qu’elle soit libre de toute tâche et monte au plus haut des cieux, où elle se fond dans la divinité, comme dans une fontaine d’où elle aurait initialement pris sa source (ibid., p. 765-766).
36Il ajoute :
Je ne suis pas hindou, mais il me paraît que leur doctrine concernant le devenir de l’âme est incomparablement plus rationnelle, plus pieuse et plus à même d’éloigner les hommes du vice que l’horrible croyance des chrétiens à une punition sans fin. (ibid.)
37Lord Teignmouth, sans surprise, choisit d’ignorer le contenu de cette lettre. Trouvant sans doute aux opinions de Jones un parfum iconoclaste, il se donna beaucoup de peine pour éliminer tout ce qui aurait paru diminuer ou ternir sa foi chrétienne – foi bien vivante mais exempte de dogmatisme. Le regard porté par Jones sur les autres religions – son syncrétisme – était tout à fait incompréhensible pour l’évangéliste.
38Quatre ans plus tard, dans un téméraire commentaire de la poésie mystique orientale, dans son traité sur la poésie mystique des Perses et des Hindous présenté en 1791, la vision syncrétique de Jones le pousse à transcender la forme pour commenter le sentiment religieux sur le fond. Il écarte les critiques européennes qui reprochent à cette poésie d’être trop profane, voire sensuelle, et l’on pourrait paraphraser son discours par le trait appliqué par d’autres au Cantique des Cantiques, où le charnel est spirituel et le spirituel charnel. Il explique que c’est l’enthousiasme sans borne de l’amour mystique qui teinte cette poésie orientale des emportements de l’imagination. La nature première de l’homme, étrangère à toute dépravation, exprime une piété si pleine de gratitude envers la divinité qu’elle peut se rapprocher en toute innocence de l’amour profane dans ses excès, à travers des métaphores et des allégories pour ainsi dire charnelles, assure-t-il (Works, t. IV, p. 212).
39Pour remettre cette poésie mystique en perspective, Jones la compare à des textes religieux du théologien Isaac Barrow13 et de l’ancien ministre des Finances de Louis XVI et commentateur religieux Jacques Necker14. Il professe y retrouver les mêmes images d’amour et de transport de l’âme, de désir et de possession, de jouissance et de dépit, et presque de jalousie. Se référant à un texte de Barrow qu’il analyse, il remarque qu’il ne diffère de la théologie mystique des sufis et des yogis que comme les fruits et les fleurs de l’Europe, en parfum et en saveur, des fruits et des fleurs de l’Asie, ou comme l’éloquence européenne diffère de l’éloquence asiatique (ibid., p. 212-215). Et il cite Necker qui écrit que l’amour est le plus brillant ornement de notre nature, enchanteur et sublime, qu’il nous extrait de nous-mêmes, nous transporte au-delà de nos limites, premier pas dans notre marche vers une radieuse immortalité (ibid., p. 218-219).
40De ces textes, il conclut que s’ils étaient traduits en sanskrit ou en perse, les Vedantis et les sufis les reconnaîtraient comme l’expression de leur propre foi, parce qu’ils montrent l’homme comme une infime parcelle de Dieu et ce dernier comme la vérité et la beauté parfaite. De là, dans les deux cas, conclut Jones, l’usage d’une profusion de métaphores et de figures poétiques qui ont la mêmes signification en substance mais diffèrent dans leur expression (ibid., p. 212-221).
41Jones termine son essai par des remarques sur la Gita-Govinda15 :
Les amours de Krishna et Radha, ou l’attraction réciproque entre le divin et l’âme humaine, sont décrites en détail dans le livre dixième de la Bhagawad, et ils sont le sujet d’un petit drame pastoral, sous le titre de la Gita-Govinda ; œuvre de Jayadeva, qui a vécu, dit-on, avant Calidas.
42Livre qu’il traduit avec un plaisir non dissimulé et admire autant pour ses aspects théologiques que pour son esthétique poétique – notant qu’il n’a abandonné que « les seuls passages trop fleuris et audacieux pour le goût européen et l’ode préliminaire sur les dix incarnations de Vishnou » (ibid., p. 234-235). La tonalité érotique dominante de la Gita-Govinda en fait une parfaite illustration des remarques de Jones sur la poésie mystique orientale (voir, plus avant, p. 220 et suiv.).
Un orientaliste épanoui
43Ce qui ressort comme une évidence des lettres et des travaux de Jones, c’est son bonheur d’être en Inde, le plaisir qu’il prend à se familiariser avec la culture indienne, les arts, la littérature, la philosophie, qu’il apprécie énormément. Plaisir à la fois personnel et professionnel. Cannon observe que sa magistrature lui apporte les satisfactions qu’il recherchait. Son salaire élevé lui permettait une vie familiale sans problèmes matériels et lui garantissait l’indépendance à laquelle il avait longtemps aspiré. Son métier lui conférait également de grandes responsabilités professionnelles, ce qu’il souhaitait, n’étant pas homme à s’engager sur de seules considérations salariales. Il était enfin à même de se mettre au service de l’humanité, un objectif qui passait par un retour aux études orientales. Ces études lui firent produire des travaux considérables et lui valoir reconnaissance et célébrité à mesure qu’il s’imposait comme le grand connaisseur de la civilisation indienne et de son message (Cannon, 1990, p. 195). Et c’est ce bonheur, pressenti en voyant du navire la côte indienne se profiler à l’horizon, qui ressort des premières pages de son « Discours préliminaire ».
44Jones a arpenté avec succès ce vaste territoire culturel, déchiffrant, révélant, analysant. Ses plus grandes satisfactions étaient d’ordre intellectuel. L’atmosphère créée par Hastings lui convenait parfaitement. Du fait de la création de la Société asiatique, il était en contact constant avec les plus brillants érudits dans la sphère des études indiennes, aussi passionnés que lui. Il découvrit les trésors de la littérature sanskrite au travers de traductions faites par Charles Wilkins, que ce dernier lui avait envoyées : « Mon cher monsieur, j’ai dévoré votre Bhagawad-Gita et je me suis fait un festin de votre Hitopadesa [version remaniée et élargie des Panchatantra], ce dont je vous remercie bien sincèrement. » (Lettre à Charles Wilkins du 27 février 1789, Letters, t. II, p. 827.) Il loue dans la même lettre l’habileté de Wilkins, premier Européen à maîtriser le sanskrit. Le plaisir partagé de Jones et Wilkins à discuter de leurs découvertes est apparent dans leur correspondance.
45Jones avait lu la Bhagawad-Gita dans une traduction en persan avant que Wilkins lui remettre sa traduction. Il donne ses premières impressions de cette lecture dans une lettre à John Hyde :
Je me suis diverti au-delà de toute expression en lisant une traduction en persan d’un vieil ouvrage sanskrit, appelé Siry Bhagwat, qui résume toute la religion hindoue et contient la vie et les hauts faits de Crishen ; c’est de loin le livre le plus passionnant que j’ai lu, de par sa nouveauté et de son étrangeté. (lettre du 14 mai 1784, ibid., p. 649)
46Ravi de faire usage de sa connaissance des langues orientales, il écrit joyeusement au second earl Spencer :
J’ai le plaisir de voir que mes études vont de pair avec mes fonctions, étant donné que du fait que je lis maintenant le sanskrit et l’arabe […] je converse couramment en arabe avec les maulavis, en sanskrit avec les pandits et en persan avec les nobles du pays. (lettre du 22 juillet 1787, ibid., p. 742)
47Jones parlait couramment toutes ces langues, ce qui lui permettait de converser avec les descendants des sages dans leur ancien langage. Lesquels étaient ébahis de ses progrès, ignorant tout des affinités du sanskrit avec le grec et le latin, qui lui furent d’un grand secours. Jones aimait l’Inde et son intégration culturelle – on pourrait dire acculturation – était telle qu’il s’en vantait gentiment auprès du second earl Spencer : « Ils me qualifient d’Hindou de la tribu des militaires16, ce qui vient juste derrière les brahmanes [dans la hiérarchie des castes]. » (Lettre du 13 août 1787, ibid., t. II, p. 748.) Ses biographes ne retiendront évidemment pas cette distinction et ne le classeront pas parmi les guerriers, mais sa lettre donne une mesure de sa satisfaction d’être en Inde et de son admiration pour la culture indienne.
48Les commentaires de Jones sur ses études littéraires indiennes vibrent d’enthousiasme. Dans une lettre au second earl Spencer, il compare la découverte de la culture indienne à celle de l’Antiquité grecque lors de la Renaissance :
À quoi puis-je comparer mes découvertes littéraires en Inde ? Imagine la littérature classique grecque connue en Grèce moderne seule, et uniquement des seuls prêtres et philosophe ; imagine qu’ils vénèrent toujours Jupiter et Apollon ; imagine que les Grecs ont subi les invasions successives des Goths, Huns, Vandales, Tartares, et vu arriver dernièrement les Anglais ; et imagine alors que le Parlement britannique mande l’établissement d’une cour judiciaire à Athènes. Imagine la nomination d’un Anglais lettré et curieux ; imagine qu’il y apprenne le grec, qu’aucun de ses coreligionnaires ne possède, et découvre Homère, Pindare et Platon, dont aucun Européen n’a jamais entendu parler. Ainsi suis-je dans ce pays ; remplaçons le grec par le sanskrit, substituons les brahmanes aux prêtres de Jupiter et Valmic [premier grand poète de l’Inde antique], Vyasa [auteur supposé des Védas] et Kalidasa [auteur de Shakuntala] à Homère, Pindare et Platon. Ai-je besoin de dire quel fut mon intense plaisir de découvrir des œuvres de ce calibre, d’auteurs qui sont les pairs de Pythagore, Thèses et Solon [philosophe et homme politique], et avec l’avantage sur les voyageurs en Grèce que je n’ai pas besoin d’un interprète. (lettre du 4 au 30 août 1787, ibid., p. 755-756)
49Il a également beaucoup de bonheur dans sa vie domestique. Son épouse, Anna Maria, suit avec intérêt ses études, et ils partagent une passion pour la botanique. Le couple Jones mène une vie tranquille, ne se mêlant guère à la brillante vie sociale de la communauté britannique à Calcutta, restreignant ses ambitions à un groupe d’amis. Un de ceux-ci décrit un dîner chez les Jones où William était vêtu de blanc, à l’indienne (vraisemblablement d’un kurta-pyjama). Joyeux et accueillant, il lança un appel d’une voix mesurée : « Othello ! », à la suite de quoi une grosse tortue rampa jusqu’à sa chaise et reçut son dîner (Cannon, 1990, p. 267). La même note enjouée résonne dans une lettre à Charles Chapman :
Nous avons une façon de vivre très campagnarde, dans ce coin retiré ; de tous nos animaux domestiques, mes favoris sont deux grands moutons britanniques, qui sont venus avec nous depuis Spithead, après avoir manqué de peu de finir sous le couteau du boucher, et qui sont destinés à vivre avec nous aussi longtemps et aussi tranquillement que possible ; ils nous suivent pour qu’on leur donne du pain et sont parfaitement domestiqués. Nous nous endormons bercés littéralement par le chant des rossignols, et avons cessé de nous étonner que le bulbul [nom du rossignol en persan] aux mille histoires soit une telle figure centrale de la poésie orientale. (lettre du 26 avril 1784, Letters, t. II, p. 648)
50Sa joie de vivre en Inde n’a fait qu’augmenter avec le passage des années, obscurcie seulement par la mauvaise santé de son épouse. Il écrit à Thomas Cadecott, le 27 septembre 1787 :
Je n’ai jamais été malheureux en Angleterre ; il n’est pas dans ma nature de l’être ; mais je n’ai jamais été heureux avant de m’établir en Inde. Ma constitution résiste bien au climat auquel je me suis adapté et si je pouvais dire la même chose de mon épouse bien-aimée, je serais l’homme le plus heureux de la terre ; mais elle est continuellement malade et, naturellement, je m’inquiète perpétuellement à ce sujet. (ibid., p. 777)
51Il exprime sa joie d’être en Inde, de la même façon, dans une autre lettre adressée cette fois au second earl Spencer : « N’était son état de santé [de lady Jones], souvent mauvais, toujours précaire, je serais le plus heureux des hommes et je prononcerais le Bengale un paradis. » (Lettre du 4 au 30 août 1787, ibid., p. 743.)
Un pionnier
52Jones était un pionnier, un innovateur dans le domaine de la culture. Comme on l’a vu précédemment, son approche cosmopolite, doublée d’un sincère enthousiasme pour les langues et les cultures orientales, lui a permis de rompre avec le point de vue traditionnel et les préjugés. Dès 1771, dans sa Dissertation sur la litterature orientale, il fustige l’insularité – « L’absurdité du vulgaire de traiter avec mépris des nations éclairées parce qu’il ignore leur mérite, est semblable à celle de supposer que la lumière cesserait au-delà de notre petit horizon » (Works, t. XII, p. 274) – et l’eurocentrisme – « Les Européens, pour l’ordinaire, traitent les Orientaux en sauvages ignorants et grossiers, dont la poésie n’est que fougue et dérèglement, et dont les écrits sont dépourvus de grâces, de délicatesse, et d’élégance » (ibid., p. 280).
53Lorsque Robert Orme écrit à Jones que, à son avis, la mythologie indienne ne pouvait pas générer des idées aussi subtiles que celles inventées par le génie grec, ce dernier répond sans ambiguïté que, pour lui, les Indiens et les Arabes étaient parfaitement originaux et que, à son avis, « leurs œuvres atteignent un haut degré de beauté et de perfection » (lettre du 12 octobre 1786, Letters, t. II, p. 716). Cette capacité à regarder au-delà des frontières dressées par le néoclassicisme européen et sa grande curiosité intellectuelle ont conduit Jones à placer l’Inde au centre d’un nouveau, et par ailleurs antique, monde Asiatick qui recouvre les cultures indiennes, arabes, tartares, perses et chinoises – vision devenue centrale pour la philosophie du romantisme allemand et, de là, pour la littérature romantique britannique.
54Javed Majeed souligne que, d’une certaine façon, le syncrétisme de Jones s’inscrivait dans une longue tradition. Ce qui est important dans la théorie développée par ce dernier sur la famille de langues indo-européennes, c’est qu’elle permet la comparaison entre les cultures sur des bases beaucoup plus solides que précédemment. Il s’est servi de sa thèse linguistique des langues indo-européennes pour étayer la conception d’une origine unique de l’humanité. Il a plus tard désigné l’Iran comme le centre à partir duquel toute la race humaine s’est dispersée (Majeed, p. 14-15).
*
55Ainsi est née une ère nouvelle pour les études orientales. Comme le remarque Jules Mohl, avant Jones, « l’étude des lettres orientales dans toute l’Europe n’était encore qu’un auxiliaire de la théologie, et l’on n’y attachait d’autre importance que celle qui dépendait de l’usage qu’on pouvait en faire pour l’interprétation de la Bible ». Mohl continue : « [Jones fut le premier] à traiter les littératures orientales comme un objet d’étude pour elles-mêmes, comme ayant leur valeur à elles, tout à fait indépendant de toute application à la théologie. » (Mohl, t. I, p. 137.) En effet, Jones fut le premier à considérer la littérature orientale comme un vaste domaine culturel ayant vocation à servir de base à une histoire de l’humanité, et dont toutes les parties s’éclaireraient les unes les autres. Ainsi, le nouveau climat intellectuel instauré par Hastings et converti en termes d’études par Jones et la Société asiatique a permis que l’Europe porte un nouveau regard sur l’Inde et sur l’Orient.
56Le travail de Jones pour comprendre l’Inde et transmettre son savoir a eu, comme nous pourrons le voir dans les chapitres suivants, des aspects positifs et négatifs, mais l’on ne peut nier la sincérité, la qualité et l’importance de son œuvre. Concluons ce chapitre en cédant la parole à Amartya Sen17, qui a rendu noblement hommage à Jones dans un article titré « India and the West » (1993). L’économiste range les tentatives pour comprendre l’Inde de l’extérieur et interpréter ses traditions en trois catégories distinctes : l’exotique, la magistrale et l’investigatrice. Il explique que l’approche exotique se concentre sur les aspects merveilleux de l’Inde dont nous avons parlé au premier chapitre, c’est-à-dire les écrits qui se focalisent sur l’insolite, sur ce qui est étrange. La seconde approche, qu’il qualifie de magistrale, serait la visée colonisatrice, l’Inde comme territoire d’empire, grand théâtre de l’action britannique, par exemple Dow, Macaulay et James Mill. La troisième, et la seule valable à ses yeux, serait l’approche investigatrice. Cette dernière recouvre toutes « les tentatives pour comprendre la culture et les traditions indiennes de l’extérieur, sans se focaliser sur l’insolite et sans subir le poids du pouvoir » (Sen, p. 2). Pour Sen, il n’y a aucun doute que William Jones appartient à cette troisième catégorie, et qu’il aura été « la personnalité dominante dans cette transmission intellectuelle » (ibid., p. 9).
Notes de bas de page
1 « L’homme est la seule étude à l’homme nécessaire. » (An Essay on Man, épître II, v. 2.)
2 Le persan était la langue officielle de la cour en Inde.
3 « Mon attention a été attirée par le fait que les Hindous vénèrent une trinité. Ce sont Sree Mun Narrain, Mhah Lechimy (une belle femme) et un Serpent, qui représentent la force, l’amour et la sagesse. » (Forster, p. 11.)
4 Foster écrit « any opprobrious stigma » (« libre de tout opprobre »). Rappelons que les devadâsî – servantes de la divinité – étaient des jeunes filles consacrées au temple. Considérées comme des épouses de la divinité, elles recevaient une éducation et apprenaient la danse sacrée, qui est à l’origine de la bharata natyam (danse classique extrêmement codifiée). Les devadâsî jouissaient de certains privilèges et avaient des rapports sexuels contre des offrandes en argent. Le statut de courtisane sacrée a été aboli par l’Empire colonial britannique en 1925.
5 « Elle [la superstition] a donné à un certain nombre de brahmanes des privilèges inouïs. Il y en a qui ont le droit de se choisir une épouse dans chaque famille où ils trouvent une femme à leur gré. […] La nouvelle brahmine reste chez ses parens qui ont soin de pourvoir à tous ses besoins et qui la traitent avec un respect religieux comme l’épouse d’un homme divin. Elle reçoit de temps en temps la visite de son époux. » (Modave, p. 296.)
6 Nathaniel B. Halhed : Gentoo Code (1776), Grammar of the Bengal Language (1778).
7 Charles Wilkins : Bhagavad Gita (1784), Hitopadesha (1787).
8 Version abrégée des œuvres d’Abul Fazl.
9 Brigadier général, commandant des forces britanniques en Inde.
10 Le capitaine sir Francis Richard Burton (1821-1890), militaire, explorateur, linguiste, orientaliste, ethnologue, diplomate, a été le premier visiteur européen (déguisé) à La Mecque. Il a servi en Inde et en Afrique. Thomas Edward Lawrence (Lawrence d’Arabie), officier, archéologue et écrivain. Ils sont tous les deux regardés comme des aventuriers.
11 C’est-à-dire, grossièrement, dans le sillage de Vasco de Gama (premier Européen à atteindre l’Inde par mer, le 20 mai 1498, et mort à Cochin, en Inde, en 1524).
12 Les dissidents étaient des chrétiens qui avaient quitté l’Église anglicane. Ils étaient opposés à l’intervention de l’État dans les questions religieuses et ils ont fondé leurs propres communautés aux xvie, xviie et xviiie siècles. Le terme dissenters fait référence aux dénominations de l’Église protestante : presbytériens, baptistes, quakers, congrégationalistes et autres, qui apparurent en Angleterre au xvie siècle, prirent leur essor dans les années précédant la guerre civile de mi-1600, et leur rejet par l’Église anglicane devait inciter certains à émigrer en Amérique du Nord pour y fonder des communautés selon leur religion.
13 Isaac Barrow (1630-1677), ecclésiastique et érudit anglais.
14 Jacques Necker (1732-1804), financier genevois, ministre des Finances de Louis XVI.
15 L’un des plus célèbres poèmes lyriques de la littérature sanskrite, attribué à un brahmane bengali, Jayadeva, vivant au xiie siècle. Comme métaphore à l’infini et à la complexité de l’amour divin, il raconte les transports d’amour du dieu Krishna et d’une bergère, Radha, avec une brûlante sensualité. Ce chant brahmanique en l’honneur de Krishna est d’une ardeur mystique qui peut se comparer à celle du Cantique des Cantiques. La détresse de Radha attendant Krishna, c’est l’appel de l’âme en quête du divin.
16 Ksatriya : les guerriers.
17 Amartya Kumar Sen, économiste indien, a été lauréat du prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur les mécanismes fondamentaux de la pauvreté et sur le libéralisme économique.
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