Chapitre 1. L’Inde imaginaire : les représentations de l’Inde en Europe avant Jones
p. 19-44
Texte intégral
L’Orient leur est contrée lointaine, foisonnante de palmes, hantée de crocodiles, plus encore, d’esprits des ténèbres, où les habitants s’enveloppent pour dormir de leurs oreilles végétales, dont la poitrine tient lieu de tête, et dont on se demande s’ils sont assez hommes pour recevoir l’Évangile.
Jean Biès (p. 1)
1C’est empli d’enthousiasme que sir William Jones descend la passerelle de la frégate The Crocodile à Chandpal Ghat, dans le port de Calcutta, le 25 septembre 1783. Il pose pour la première fois le pied sur la terre indienne, où il va vivre une formidable aventure intellectuelle matérialisée par des travaux qui feront découvrir la culture et les langues indiennes à l’Europe intellectuelle, bouleversant au passage l’idée qu’elle se faisait de l’Inde. Car l’Inde était surtout jusque-là l’objet de tous les fantasmes. Aussi, avant de se pencher sur les travaux de Jones, est-il nécessaire de faire revivre cette image antérieure de l’Inde, telle qu’elle apparaissait dans la carte du monde (l’imago mundi) au xve siècle : terre de toutes les richesses, de toutes les merveilles et de tous les mystères. Au Moyen Âge et jusqu’au xviiie siècle, les voyageurs européens atteignant ces terres lointaines étaient très peu nombreux, compte tenu du temps et de l’argent qu’il fallait pour faire le long et difficile voyage, par terre ou par mer, de l’Europe à l’Inde. Voyageurs, aventuriers, missionnaires, commerçants, ils formaient une minuscule caste qui eut longtemps le privilège de fasciner l’Europe par le récit de ses aventures, d’ailleurs librement embellies par l’imagination, dans ces terres inconnues habitées par une autre humanité exotique.
2La place réservée à l’Inde, et même à tout l’Orient, dans la représentation du monde que se faisaient les Européens en ces temps lointains, était extrêmement modeste. Le commerce déjà important avec ces rivages lointains était indirect et passait tout entier par le Moyen-Orient, terre elle-même exotique et mystérieuse. Le brouillage de la frontière entre la réalité et la fiction dans les récits n’a certainement pas été volontaire, mais résultait en grande partie du fait que les voyageurs parlaient peu les langues des pays traversés. Le contact était difficile et l’approche scientifique, qui n’aurait pu se fonder que sur des textes consacrés, impossible. Ces voyageurs racontaient donc ce qu’ils voyaient, ou croyaient avoir vu, et l’interprétaient en fonction de leur mentalité et de leur personnalité, voire de leur degré d’imagination, dans des récits qui étaient reçus et acceptés à la lettre.
3Ainsi, loin d’être des récits objectifs et descriptifs, ces productions mêlent fantaisies, préjugés et méconnaissance, souvent au service d’objectifs propres, qu’il s’agisse de l’entreprise missionnaire, de la recherche d’une Inde idéale qui permette en contrepoint de critiquer l’Occident, ou a contrario de justifier le projet colonial par les déficiences sociales et politiques de l’Inde. Mais nombre de ceux qui ont fait le fameux voyage ont à cœur de témoigner, et ce sont leurs récits qui ont construit l’image de cette terre lointaine.
La terra incognita
4En fait, l’Orient, et l’Inde en tout premier lieu, sont terra incognita au Moyen Âge. Citons Jean Biès :
Débordement de trésors inouïs, manifestations de phénomènes supranaturels, apparition de peuples étranges, de monstres, de filles-fleurs, ascensions dans les cieux, explorations sous-marines, rien ne manque à l’Inde fabuleuse, si ce n’est l’Inde elle-même […]. (commentaires sur Le Roman d’Alexandre1, dans Biès, p. 2)
5De fait, les premières descriptions écrites de l’Inde sont hautement fantaisistes, quand bien même les narrateurs ont fait le voyage. Prenons, par exemple, l’un des premiers récits connus de voyage en Inde, celui de Mégasthènes2, rédigé après la mort d’Alexandre le Grand (324 av. J.-C.). William Robertson, historien du xviiie siècle, observe que, malheureusement, Mégasthènes était si entiché de mystère qu’il en mêlait librement à ses observations et que le récit de ses voyages est parsemé d’extravagantes fictions. Par exemple, ses récits débordent d’« hommes dotés d’oreilles si grandes qu’ils pouvaient s’envelopper dedans, d’autres n’ayant qu’un seul œil, dépourvus de bouche et de nez, avec de longs pieds aux orteils relevés vers le haut, d’êtres humains de trois mains de hauteur, d’hommes sauvages avec des têtes en forme de coins, de fourmis aussi grandes que des renards et extrayant de l’or », et de nombreuses autres histoires non moins merveilleuses (Robertson, p. 34).
6Images extravagantes de l’Inde appelées à perdurer. Lyane Guillaume note :
Jusqu’à la fin du xviiie siècle, la vision qu’avait de l’Inde l’élite cultivée était encore tributaire de Ctésias3 et de Mégasthènes : un peuple de « fakirs » nus, mi-hommes, mi-monstres, debout en plein soleil un pied dressé au-dessus de la tête… Cliché qui se perpétua en dépit des informations recueillies sur le terrain par plusieurs générations de navigateurs portugais ou vénitiens, de religieux ou de militaires et par-delà les témoignages vécus des grands voyageurs français du xviie siècle comme Bernier ou Tavernier. (Guillaume, p. 185)
7Les apports incontestés qu’ont constitués les lettres de missionnaires et les écrits de voyageurs comme Bernier, ou, beaucoup plus tôt, les relations de voyage de Marco Polo (xiiie siècle), n’ont ainsi donc pu, pendant longtemps, entamer la suprématie du merveilleux et du surnaturel, et il faut attendre l’entrée en scène de sir William Jones et de ses pairs pour que la culture et les religions de l’Inde soient étudiées en profondeur et finalement prises en compte dans le patrimoine culturel de l’humanité de façon rigoureuse, sinon totalement scientifique. De sorte que si les relations de voyage de Marco Polo avaient à tout jamais transformé l’image que l’Europe médiévale se faisait de la géographie, ouvrant la voie, pour la première fois dans l’histoire de l’homme, à la notion d’une unité du monde et de l’humanité, la route de la découverte culturelle et philosophique de cette partie du monde, de la Bibliothèque orientale (1697) de Barthélemy d’Herbelot à La Renaissance orientale (1950) de Raymond Schwab, devait être encore longue et tortueuse.
La place de l’Inde dans l’Orient de l’époque
8Dans le premier grand ouvrage érudit sur l’Orient, la Bibliothèque orientale4, de l’orientaliste Barthélemy d’Herbelot de Molainville (1625- 1695), les entrées sur l’Inde sont rares et dispersées. Les renseignements ne sont pas non plus très sûrs. Prenons, par exemple, le mot « Anbertkend », qu’Herbelot définit ainsi :
Livre des Brachmans ou Bramens, qui contient la Religion & la Philosophie des Indiens ; ce mot signifie la Cisterne (citerne) où se puise l’eau de la vie. Il est divisé en cinquante Beths ou Traitez, dont chacun a dix chapitres. Un Gioghi ou Derviche indien, nommé Anabahoumatah, qui se fit musulman, l’a traduit de l’indien en arabe sous le titre de Merat al maani. […] mais ce Livre, quoyque traduit, ne s’entend point sans le secours d’un Bramen ou Docteur indien. (Herbelot, t. I, p. 222)
9Présentation bien approximative des Védas. Mais Herbelot ne parle ni le sanskrit ni aucune autre langue indienne et tous les articles de son dictionnaire sur les sujets indo-perses sont basés sur des sources islamiques. Commentaire de Schwab :
On trouve dans d’Herbelot les meilleurs renseignements sur ce qui est arabe ou persan, sur les divers aspects de l’Islam. Mais son champ s’arrête à deux bornes : dès qu’on dépasse Bagdad, l’information cesse d’être demandée directement aux sources ; dès qu’on remonte au-delà de Mahomet, elle repose sur la tradition, la fable, ou les classiques. (Schwab, p. 30)
10Voyages et découvertes firent néanmoins, qu’à la fin du xviie siècle, l’Europe commença à ressentir le besoin d’une histoire universelle, par opposition à la vision d’un monde réduit à l’Europe et au bassin méditerranéen, bâti sur l’histoire judéo-chrétienne. Les philosophes des Lumières commencèrent à regarder vers l’est, pour puiser leur inspiration auprès d’autres civilisations. Mais ils s’intéressèrent plus à la Chine qu’à l’Inde. S. N. Mukherjee, par exemple, observe que la Chine, avec son gouvernement stable, ses gouverneurs lettrés (les mandarins) et son adhésion à la philosophie politique de Confucius, s’accordait mieux aux préoccupations des Européens que l’Inde, qui paraissait anarchique, chaotique, écrasée par la superstition et manipulée par des brahmanes prisonniers de leurs rituels (Mukerjee, p. 5-6).
11De fait, dans l’Encyclopédie de Diderot (1747-1776) comme dans l’Essai sur les mœurs de Voltaire, la place de l’Inde est faible comparée à celle de la Chine. Quelques informations intéressantes et véridiques sont données, mais elles ne semblent pas avoir beaucoup retenu l’attention des Européens. La plus grande partie des entrées est consacrée aux différentes compagnies commerciales européennes ayant à cette époque des relations avec l’Inde. Sujet relativement aride, toutefois saupoudré d’anecdotes comme celle-ci :
C’est chez les Indiens qu’a été inventé le savant & profond jeu d’échecs ; il est allégorique comme leurs fables, & fournit comme elles des leçons indirectes. Il fut imaginé pour prouver aux rois que l’amour des sujets est l’appui du trône, & qu’ils font sa force & sa puissance.
12Mais, à y bien regarder, l’auteur semble ici moins soucieux d’instruire ses lecteurs au sujet de l’Inde que de faire passer un point de vue philosophique.
13De même, à l’entrée « Gymnosophistes5 », on trouve :
C’est aux Indes que les anciens gymnosophistes vivans dans une liaison tendre de mœurs & de sentimens, s’éclairoient des Sciences, les enseignoient à la jeunesse, & jouissoient de revenus assurés, qui les laissoient étudier sans embarras. Leur imagination n’étoit subjugée, ni par l’éclat des grandeurs, ni par celui des richesses. Alexandre fut curieux de voir ces hommes rares ; ils vinrent à ses ordres ; ils refusèrent ses présens, lui dirent qu’on vivoit à peu de frais dans leurs retraites, & qu’ils étoient affligés de connoître un si grand prince, occupé de la funeste gloire de désoler le monde. (Diderot, t. VIII, p. 660)
14Là encore, l’auteur se sert surtout de l’Inde pour critiquer les mœurs de son propre pays.
15Pratique commune dans ce temps-là et nulle part ailleurs plus évidente que dans Histoire véritable, écrite entre 1723 et 1738 par Montesquieu, où l’esprit critique du xviiie apparaît avec éclat. Ce petit roman raconte l’histoire des transmigrations d’une âme. Elle débute en Inde auprès d’un yogi, voici quelques milliers d’années, pour se rapprocher de nous au fil des renaissances, traversant le temps, les mers et les continents. Cette âme a été gratifiée par un yogi, dans une vie très ancienne, du don unique de se souvenir de ses transmutations, y compris de celles qu’il fit dans le corps d’animaux ; d’où une cascade d’histoires. Les Indes comme l’Orient y sont caricaturés à souhait. Mais là n’est sans doute pas le sujet. Montesquieu s’amuse, ou plutôt le philosophe profite, de l’exotisme et du merveilleux de l’Orient, tel qu’on le conçoit à l’époque, pour dire de chez lui ce que personne n’aurait accepté d’entendre si cela n’était survenu dans de merveilleux pays lointains. La narration du long enchaînement de toutes ces vies, revêtant tant de formes, n’est pour lui qu’un prétexte pour méditer sur l’homme et sur l’humanité et dénoncer vertement les tares des uns et des autres, ne ménageant ni le roi, ni les hommes, ni la société (Montesquieu, p. 496, « Retour aux sources et délaissements »).
Voltaire à la recherche d’un modèle alternatif de civilisation
16Voltaire, comme Diderot et Montesquieu, utilise l’Inde à des fins polémiques. Jean Biès note que, conscients de ce que le zèle des missionnaires peut altérer leurs comptes-rendus, l’intention des philosophes est « d’abattre les prétentions de l’Église à la possession exclusive de la vérité, en montrant qu’il existe d’autres « révélations », que d’autres peuples ont éprouvé un sentiment religieux de valeur au moins égale à celui des chrétiens » (Biès, p. 32-33). Dans Fragments sur l’Inde et sur le général Lalli (1773), la démarche de Voltaire, qui consiste à user de ses observations sur l’Inde pour s’en prendre aux Jésuites – qu’il combattait avec constance – est évidente :
D’autres missionnaires (il le faut répéter) se sont hâtés, en arrivant dans l’Inde, d’écrire que les Brames adoraient le Diable, mais que bientôt ils seroient tous convertis à la foi. On avoue que jamais ces moines d’Europe n’ont tenté seulement de convertir un seul Brame, & que jamais aucun Indien n’adora le Diable qu’ils ne connaissaient pas. Les Brames rigides ont conçu une horreur inexprimable pour nos moines, quand ils les ont vus se nourrir de chair, boire du vin, & tenir à leurs genoux de jeunes filles dans la confession. (Voltaire, 1773, p. 45)
17Voltaire récidive dans la conclusion de son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1753), notant que les missionnaires ne rencontrent pas beaucoup de succès en Inde, en partie parce que :
Leurs usages […] révoltent les Indiens ; ils sont scandalisés de nous voir boire du vin et manger des viandes qu’ils abhorrent […] mais le plus grand [obstacle] est la différence des opinions qui divisent nos missionnaires. (Voltaire, 1990, t. I, p. 244)
18Dans cet Essai, Voltaire est visiblement à la recherche d’un autre modèle de civilisation. Il rappelle que les connaissances des Indiens en matière d’astronomie sont très anciennes, il s’attarde sur la transmutation des âmes, il proclame les Indiens doux et non-violents, à cause de la nature de leur religion et du climat du pays, et il finit pas les comparer non à des agneaux mais à des moutons (ibid., p. 59-60). Toutefois, comme Voltaire se fonde sur les travaux de l’historien Holwell (voir, plus avant, p. 41 et suiv.) et d’autres sources peu sûres sur lesquelles nous reviendrons, son discours reste sujet à caution quant aux informations rapportées. Pour le philosophe, Holwell aurait ouvert la voie de la connaissance du patrimoine culturel et littéraire en sanskrit en faisant connaître le shastra6. Ce que le spécialiste de Voltaire, René Pomeau, remet en perspective dans une note de son édition de l’Essai sur les mœurs : Holwell ne parlait pas le sanskrit et son livre est simplement une dissertation théologique qui lui a été remise par un brahmane – et qui n’a pas de valeur documentaire. Voltaire commet donc une erreur qui souligne le degré de confusion régnant alors en Europe à propos des écritures hindoues. En fait, la plupart des explications et des extrapolations du philosophe paraissent élaborées sur des sources qui ne sont pas fiables, ou même erronées. En fin de compte, le lecteur apprend dans ces ouvrages plus de choses sur les opinions et inclinations de Voltaire que sur l’Inde.
19Par exemple, dans l’Essai sur les mœurs, Voltaire, citant le géographe grec Strabon, conclut : « au fond les brachmanes n’adoraient qu’un seul Dieu » (ibid., p. 238). En réalité, en bon philosophe des Lumières, Voltaire se préoccupe surtout ici de plaider pour la tolérance : « Il est temps que nous quittions l’indigne usage de calomnier toutes les sectes, et d’insulter toutes les nations. » (ibid., p. 239.) La religion hindoue qu’il décrit est en fait très proche de son propre déisme. « L’Être suprême n’a ni corps ni figure. […] Tous ceux qui lui donnent des pieds et des mains sont insensés. » (ibid., p. 241.) Au total, les écrits de Voltaire montrent combien les études de l’Inde étaient à l’époque peu scientifiques et pouvaient prêter à confusion. Au fond, ni les religions de l’Inde, ni ses littératures, ni ses cultures n’étaient, comme nous l’avons vu, réellement étudiées pour leur valeur intrinsèque.
20La même chose peut-être dite des langues indiennes, qui étaient encore moins connues que la culture. En fait, l’apprentissage des langues orientales, au xviie siècle, était limité à l’hébreu, à l’arabe, au persan, au turc et, peut-être, à quelques bribes de chinois. Lorsque Jones faisait ses études à Oxford, le terme « langues orientales » désignait d’ailleurs les « langues sémitiques ». La confusion est telle que le mot « sanskrit » apparaît sous diverses formes, allant de samscrotum (Abraham Rogerius) à hanscrit (Bernier), en passant par sahanscrit. On a donc tout vu. Et notamment des traductions approximatives ou douteuses, comme une traduction d’un texte, l’Ezour-Vedam, qui s’est révélée une pure invention, ou le faux shastra de Holwell, qui était un authentique texte sanskrit mais non un texte sacré.
21En résumé, l’étude du sanskrit, des religions indiennes, de la civilisation, de l’histoire et de la littérature n’a tout simplement pas existé dans le champ académique comme discipline scientifique avant le xviiie siècle. Ni Dow, ni Bernier, ni Holwell ne parlaient le sanskrit. Dans les rares occasions où un auteur s’est trouvé parler le sanskrit, il a plutôt utilisé les textes pour faire progresser ses propres idées. C’est le cas de Roberto Di Nobili, un missionnaire jésuite. Il est l’auteur de l’Ezour-Vedam (cité plus haut), simple imitation des Védas, où il chante la louange du christianisme. De la sorte, malgré la présence d’Européens en Inde et de voyageurs européens en Orient, décrivant de diverses manières leurs périples dans des ouvrages, ou s’attachant à décrire la société et à en raconter l’histoire, les narrations qui en résultèrent reposaient autant sur la fantaisie que sur les faits. Chose qui devait durer jusqu’à la création de la Société asiatique du Bengale par sir William Jones en 1784.
Mythes et réalités
22Rosalind Ballaster, dans Fabulous Orients, note l’apparition en Europe, aux xviie et xviiie siècles, d’un mode de construction discursif de la réalité indienne, principalement en Angleterre et en France. Elle observe que quelques-uns des premiers Européens à écrire sur l’Inde étaient des marchands de bijoux, comme Jean Chardin et Jean-Baptiste Tavernier, qui ont dépeint l’Inde comme le pays des merveilles, riche en minéraux et en pierres précieuses, tandis que les médecins, philosophes et prêtres, tels que François Bernier et l’aumônier protestant Edward Terry, ont présenté les traditions spirituelles et mystiques de l’Inde comme un mélange de réalisme et d’onirisme (Ballaster, p. 267).
23Ce dont les œuvres de fiction se firent l’écho. Ballaster donne pour exemple Les Sultanes de Guzarate, contes moghols (1732) de Thomas-Simon Gueullette7 et les Tales of the Géni (1764) de James Ridley8, notant que malgré les caractéristiques géographiques et historiques de ces contes, rien ne permet dans le texte de conclure que Gueullette ni Ridley soient jamais allés en Inde. Elle met en avant la nature hybride de ces traductions, marquées par d’évidentes transpositions culturelles, et souligne que dans chacun des cas, c’est la culture de l’écrivain qui domine. Ballaster observe qu’en dépit de leur mise en scène orientalisante, les fables de Gueullette répondent à la morale dominante des salons littéraires français de l’époque, pour laquelle un respect plein d’adoration envers la femme est une marque du raffinement social d’une culture (ibid., p. 308). Chose fort éloignée des réalités de la scène indienne. Les œuvres littéraires de fiction de cette époque donnent au total une représentation de l’Inde qui répond plus aux attentes des lecteurs européens qu’elle ne renvoie aux réalités du pays.
24En outre, cette littérature souligne le lien entre récit et commerce. Les deux produits les plus convoités par les marchands européens faisant le commerce avec l’Inde – les riches étoffes et les pierres précieuses – apparaissent fréquemment dans ces textes, rappelant symboliquement les opportunités commerciales offertes par l’Inde, tandis que les personnages de brahmane, fakir et imam, tout comme les éléments surnaturels de la philosophie indienne et de la religion, sont présentés de telle sorte qu’ils donnent la vision d’une Inde fantastique, source de merveilleux, de magie, de moralité et en même temps de mensonge et de tromperie (ibid., p. 274-275).
25La représentation, ou plutôt le tableau fantaisiste brossé de l’Inde par les auteurs des premiers écrits littéraires sur ce sujet, trouve son reflet dans les œuvres picturales datant de cette époque. Le public anglais du xviiie siècle s’attendait à ce que les peintures, dessins ou gravures de scènes ou de paysage en Inde répondent aux notions préconçues d’une terre étrange et exotique, comme l’Orient fabuleux des Mille et Une Nuits (Almeida et Gilpin, p. 67). Ainsi, l’Inde est systématiquement redessinée par les grilles de lecture européennes. Partha Mitter, dans son ouvrage sur l’art indien, décrit l’une des premières représentations parvenues en Occident d’une scène religieuse se déroulant en Inde, les Devadasis de Coromandel, celle du Livre des Merveilles du monde9. L’artiste y peint une idole entourée de ses adoratrices. Celles-ci, les devadasis10 sont représentées sous les traits de jeunes filles blanches et probablement blondes, vêtues comme des nonnes et l’Idole, elle-même, sous les traits d’une Vierge Marie à la peau basanée (Mitter, p. 4).
26Cette illustration est basée sur la description faite par Marco Polo de la consécration de jeunes filles de la côte de Coromandel, mais seule la légende du tableau permet de savoir que la scène se déroule en Inde. Mitter relève que cette façon hybride de représenter les choses, c’est-à-dire de revêtir des sujets indiens de vêtements européens, est une constante dans les premières représentations européennes des dieux hindous. Ce n’est guère qu’avec l’approfondissement des connaissances sur l’Inde, au fil du temps, que l’on verra les représentations des dieux hindous devenir plus exactes (ibid., p. 5-6). Il suffit, en effet, de comparer le tableau Les Devadasis de Coromandel avec n’importe laquelle des illustrations d’Edward Moor dans son Hindu Pantheon (1810), qui s’appuient sur les travaux des orientalistes de la Société asiatique, et plus encore avec les représentations de danseuses dans la sculpture indienne, pour mesurer la distance à parcourir et combien l’Inde était alors peu connue.
27Prenons l’exemple de Tilly Kettle. Le premier peintre à être allé exercer son art en terre indienne s’appuie pour le choix de ses sujets sur des thèmes convenus, comme le despote oriental, toutes notations exotiques ou fantasmagoriques mises à la mode par Bernier et Dryden11. Il n’hésite pas à abonder dans le sens des goûts du public en peignant des scènes de sati – coutume par laquelle la veuve s’immole sur le bûcher de son mari – bien qu’il soit fort improbable qu’il ait jamais pu assister à aucune de ces cérémonies auxquelles les visiteurs européens étaient très rarement admis. Kettle, comme Dryden dans sa pièce de théâtre Aureng-Zebe, peint ici à l’évidence une scène imaginaire, théâtralisée, peu crédible, plus destinée à répondre à la soif d’exotisme du public européen et à son goût pour les épouvantables mises en scène de cultes païens qu’à reproduire des scènes observées. Dans l’œuvre de Kettle, l’Inde est un spectacle, une représentation théâtrale, quelque chose vu de l’extérieur, une juxtaposition de scènes rendues familières par les livres de voyages, plus exotiques que les fables orientales elles-mêmes, bien loin des réalités de la vie britannique ordinaire (Almeida et Gilpin, p. 73). La peinture de Kettle illustre la complicité entre représentation et attentes – la première se pliant complaisamment aux exigences des secondes qui la modèlent à leur propre image. Au demeurant, Kettle n’était pas dupe et il a effectivement peint des scènes de la vie indienne reflétant la réalité ; mais elles sont restées en Inde.
28Ainsi devait émerger aux yeux des Européens une Inde de l’imagination, un arrière-plan exotique reflété dans une multitude d’œuvres de fiction dont le marché commença à être inondé vers le milieu du xviiie siècle. Cette « Inde imaginaire » était entre autres construite autour des contes orientaux, très en vogue à cette époque, comme Les Fables de Pilpay12 parvenues en Europe grâce aux traductions en arabe et qui peuvent être considérées comme « indiennes », dans le sens large du terme13. Rosalind Ballaster, dans son examen des romans du xviiie siècle, conclut que jusque dans les années 1780, époque de la fondation de la Société asiatique du Bengale par William Jones, les Européens (et les Britanniques en particulier) se sont contentés de traduire les contes et fables, négligeant les œuvres majeures de la littérature indienne. Elle ajoute qu’il n’est sans doute pas exagéré de dire que jusque dans les années 1780, la connaissance de la « littérature indienne » était limitée en Europe aux fables à connotation morale, mettant en scène la plupart du temps des animaux, forgées pour l’instruction des princes (Ballaster, p. 347).
29Ainsi, au xviiie siècle, l’Inde n’est plus terra incognita en Europe. Celle-ci est même quasiment inondée de textes et d’illustrations sur ce sujet, mais le degré d’exactitude de la représentation laisse toujours beaucoup à désirer. Il manque à tous ces récits une réelle compréhension de la société indienne et de ses institutions. Cet état de fait s’explique en partie par l’ignorance des langues indiennes où se trouvaient les auteurs, à l’exception du persan, et en partie par une tendance excessive à appliquer les grilles de lecture européennes. Om Prakash Kejariwal résume la situation en observant que les écrivains auteurs des premières relations sur l’Inde ont retenu tous les aspects étranges et les ont transmis à une Europe crédule qui les a utilisés, soit pour illustrer sa propre supériorité, soit encore pour critiquer ses propres institutions face à un Orient idyllique. Les écrits sur l’Inde faisaient donc la part belle aux croyances et à la philosophie personnelles de l’auteur (Kejariwal, 1988, p. 14).
30Cette confusion entre le réel et le merveilleux devait toutefois continuer à fausser la perception européenne des réalités de l’Orient, et de l’Inde en particulier, jusqu’au xxe siècle. Dans le roman de Mulk Raj Anand, Coolie, écrit en 1936, un des personnages, W. P. England, est invité à prendre le thé chez son comptable adjoint, Babu Nathoo Ram. Chemin faisant, il se plaît à imaginer la maison de son hôte :
Sera-t-elle comme la maison de son père, à Brixton, une villa mitoyenne dans le lotissement de Hay Mill, qu’ils ont meublée à crédit […] ou bien comme la maison d’Abdul Kerim, « l’Hindoo » dans le film d’Hollywood, The Swami’s Curse, avec, dans une cour intérieure, des jets d’eau autour desquels danseront les femmes du Babu, drapées dans des étoffes légères, épousant les courbes du corps, et parées de bijoux étincelants ? (Anand, p. 39)
31Il va sans dire que la réalité indienne s’avère tout autre – aussi éloignée de Brixton que d’Hollywood.
Premières images de l’Inde vue par les Européens
Missionnaires
32En dehors des récits de voyage, les premières descriptions de l’Inde se trouvent dans les lettres et comptes-rendus écrits par les missionnaires. Bien qu’on y trouve de très nombreuses informations, celles-ci sont inévitablement teintées par les opinions, les attentes des auteurs, leur engagement de missionnaires, et souvent truffées d’erreurs. Le traité rédigé par Henry Lord, un aumônier britannique, ADisplay of two Foraigne Sects of the East Indies (1630), illustre ces différents points. D’un côté, son traité est basé sur des shastras commentés par des brahmanes rencontrés par l’auteur. Schwab observe :
Lord appelle ce code [qui rassemble les shastras] le Shaster, comme s’il eût été unique et le pendant, pour l’Inde, de l’Avesta iranien : on sait que shastra, dont c’est ici la première graphie en Europe, est un nom générique désignant quantité de traités didactiques. (Schwab, p. 147)
33De l’autre, exaspéré par l’austérité sur laquelle l’hindouisme construit sa morale, Lord dénonce l’interdiction de consommer du vin et de la viande observée par les brahmanes comme de la pure bigoterie, la consommation de l’un et de l’autre étant autorisée dans la Bible.
34Un pasteur protestant hollandais, Abraham Rogerius, en mission en Inde en 1647, a publié à son tour un ouvrage sur la question, De Open Deure (1651). L’idée s’enracinait alors que les religions d’Orient étaient des systèmes complexes et sophistiqués, méritant ou requérant des études poussées préalables à tout travail missionnaire. Rogerius observe pour sa part : « Il ne faut pas que personne pense qu’ils soient entièrement semblables aux bêtes, et qu’ils ne reconnaissent ni Dieu ni religion », passage salué comme une « jolie phrase » par Schwab (ibid., p. 150). Lequel ajoute :
Pourtant le progrès fait sur Lord est appréciable. L’exposé demeure près du fabuleux […] mais les notions confuses commencent à se classer, d’autres qui sont fondamentales font leur entrée : Roger a raison de le proclamer, il ouvre des portes. (ibid., p. 150-151)
35Ce qui nous conduit au plus important des écrits des missionnaires en matière d’observation de l’Inde : Les Lettres édifiantes et curieuses, publiées en 34 volumes par les pères jésuites français entre 1702 et 1776.
36De la coutume observée par les Jésuites de rendre compte, dans des rapports, de leurs activités à leur hiérarchie, a résulté une grande masse d’écrits sur l’Inde, sous la forme de lettres. Ces lettres, très prisées par le public, donnent des informations sur les progrès de l’action des missionnaires, mais aussi sur la situation économique et sociale observée en Inde. Les Jésuites rendent compte en grand détail de la manière dont est rendue la justice, des méthodes utilisées en agriculture, de la médecine, des techniques mises au point pour la teinture et le tissage des étoffes, au point d’ailleurs d’avoir été parfois accusés de se livrer à de l’espionnage économique.
37Dans leur zèle à obtenir des conversions, ils apprennent les langues locales et parfois le sanskrit. En outre, la congrégation des Jésuites, avec des règles plus austères que celles d’autres missions – règles liées à leur engagement militant au service du Christ, à la pratique de la méditation, à l’étude, à l’enseignement et à la propagation de la foi –, pouvait se rapprocher dans l’esprit des brahmanes des saints dévots, sannyasi et yogis hindous. D’autant qu’il semble que les Jésuites avaient renoncé en Inde à manger de la viande et à boire du vin. Certains étudiaient les textes sanskrits, afin de gagner le respect des brahmanes, et exploitaient ces connaissances pour fourbir des arguments théologiques utilisés pour les inciter à la conversion. Au surplus, les Jésuites laissaient aux convertis le droit d’observer les rites de leur caste. Mais ces méthodes étaient décriées par d’autres ordres missionnaires catholiques, qui accusaient les Jésuites d’avoir des ambitions politiques et d’intriguer. Les lettres sont utilisées en partie pour faire pièce à ces accusations et pour gagner le soutien du public. Enfin, quoi qu’il en soit, les références à ces lettres sont fréquentes dans toute la littérature du xviiie siècle, et Jones lui-même y a puisé à l’occasion (Letters, t. II, p. 833).
38Bien que leurs lettres traduisent beaucoup de zèle dans leur mission et une grande énergie, elles sont teintées de bigoterie. Les missionnaires ne parviennent pas à prendre en considération ou à apprécier d’autres cultures et religions que les leurs. Ils font de grands efforts pour comprendre la religion hindoue, mais se révèlent incapables de s’initier à la façon de penser des Hindous. Ce qui se traduit par des interventions intempestives dans leurs modes de vie. Ils n’hésitent pas à bousculer l’ordre social dans leur entreprise zélée de conversion14. Les missionnaires taxent les Hindous de superstition15, mais sont déroutés par les mêmes accusations envers le christianisme16. Dans leur effort pour comprendre la religion hindoue, ils établissent un parallèle entre judaïsme et hindouisme, qui paraît difficilement défendable. Kate Teltscher remarque :
Pour le père Bouchet, l’enseignement religieux hindou est une complexe allégorie dans laquelle apparaissent des éléments juifs et chrétiens, sous différents noms et sous différentes formes. (Teltscher, p. 99)
39Citons, pour conclure, l’opinion de Jean Biès sur les Lettres édifiantes et curieuses : celles-ci, « loin d’être négligeables […] alimenteront nos “philosophes” en renseignements multiples ».
Tandis que le père Bouchet fait dériver le Véda de la « loi de Moïse », le père Martin expose de façon cohérente le système des castes dont on ne savait presque rien. Le père Calmette prouve aux Hindous que leur croyance n’est pas différente du christianisme, mais qu’elle est entachée d’erreurs et d’inutilités ; et en un temps où beaucoup concluent à l’inexistence des Védas, lui, se met à leur recherche. (Biès, p. 25)
Récits de voyage ou guides commerciaux ?
40Comme il est dit précédemment, les missionnaires et les prêtres, bien que principalement concernés par la religion, n’ont jamais ignoré les opportunités commerciales que l’Inde pouvait offrir. Le commerce était le moteur de l’intérêt manifesté pour l’Inde, dans l’esprit des écrivains comme de leurs lecteurs, et les écrits des xviie et xviiie siècles s’apparentaient fréquemment à des guides de commerce, explorant les possibilités d’échanges avec l’Inde. Quelques-uns de ces récits ont été écrits par des marchands. Citons Annette Frémont sur l’ouvrage célèbre de Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689), Les Six Voyages de Monsieur Jean-Baptiste Tavernier en Turquie, en Perse et aux Indes :
Spécialisé dans les questions commerciales et la technique de la joaillerie, il ne se livre à aucune considération théorique philosophico-socio-culturelle. Il observe le plus objectivement possible. […] Tavernier remarque avec humour que les goûts des Orientaux rejoignent ceux des Occidentaux en ceci qu’ils préfèrent tous les perles les plus blanches, les diamants les plus clairs et les femmes au teint de lys. (Frémont, p. 29-30)
41Frémont souligne un aspect fréquemment oublié des premiers ouvrages sur l’Orient et l’Inde : l’argent constituait la préoccupation majeure de ces marchands. Ils n’étaient que des passants, et ne se souciaient guère de la civilisation du pays où ils vivaient. Ils en apprenaient rarement la langue, ils portaient des habits de drap, des chaussures fermées et des chemises à jabot ; ils se nourrissaient de viande et de vin, régime absurde dans ce pays chaud (ibid., p. 61).
42Tavernier étant lui-même un marchand, il est inévitable que ses écrits portent sur le commerce, mais même Edward Terry, aumônier – lorsque sir Thomas Row était ambassadeur auprès de la cour de l’empereur moghol Jahangir – et auteur d’un Voyage to East-India publié en 1655, présente l’Inde comme étant d’abord une terre de commerce. C’est dans la perspective d’échanges commerciaux qu’il décrit les différentes variétés de tissus, les épices, les pierres précieuses, etc. Ce faisant, il devient lyrique dans sa description des fruits exotiques que l’on y trouve, et particulièrement la mangue. Il décrit en grand détail la flore et la faune, s’attardant sur le banyan : « On y voit un très beau et très grand arbre, très particulier, auquel il croît sur les très grandes branches, des rameaux descendants qui vont à leur tour prendre racine en terre » (Terry, p. 98). Et, ce qui est plus surprenant, Terry fait preuve d’un grand enthousiasme à propos de l’eau en tant que boisson, notant même qu’« apparemment de nombreux Européens qui n’en avaient jamais bu en boivent ici » (ibid., p. 100).
43S’étant enthousiasmé, il passe aux récriminations, regrettant « que cette terre [qu’il vient] de décrire ne passe pas pour un Paradis ; elle est peuplée de nombreux animaux féroces, comme les lions, les tigres, les loups, les chacals ». Plus loin, il ajoute à son énumération les crocodiles, les serpents, les scorpions. Il n’omet pas les moustiques, les tiques, la chaleur écrasante et, par-dessus tout, la poussière « qui empoisonne tous ceux qu’elle recouvre, les aveuglant, s’insinuant dans leurs yeux, leurs oreilles, leurs narines et même dans leur bouche, s’ils n’y prennent garde » (ibid., p. 114-119). Mais, comme il le note non sans humour, pour conclure, même le jardin d’Éden abritait un serpent. Cependant, on note que Terry a beau décrire l’Inde comme le jardin d’Éden (malgré les serpents) avec ses bananes exquises et mangues merveilleuses, la bigoterie sous-tend sa narration. S’il décrit les Hindous comme industrieux, diligents, pondérés et honnêtes, par opposition aux commerçants chrétiens en Inde, qu’il juge malhonnêtes, il n’en avance pas moins de nombreux arguments théologiques pour critiquer les religions hindoue et musulmane. Il va jusqu’à dire : « Ces brahmanes […] sont une espèce très stupide, ignorante, si inconstante dans ses principes qu’ils ne connaissent presque rien de ce qu’ils assurent être la vérité. » (ibid., p. 326.) De toute façon, Terry est lui-même un bien mauvais guide. Et il donne cette incroyable explication au sikha17 : « ils rasent habituellement toute leur chevelure, à l’exception d’une touffe au haut et à l’arrière du crâne pour permettre à Mahomet de les hisser au paradis » (ibid., p. 126).
Bernier observe la cour moghole
44Les œuvres de François Bernier (Histoire de la dernière révolution des États du Grand Mogul, 1670, et Suite des Mémoires, 1671) et les écrits d’Alexander Dow (The History of Hindostan, 1770) sont probablement ceux qui ont eu le plus d’influence tout au long du xviiie siècle. François Bernier (1620-1688) a été le médecin d’Aurangzeb pendant huit ans. Il est devenu célèbre avec son récit, Voyages de François Bernier : contenant la description des États du Grand Mogol (1699).
Quand il débarqua en Inde en 1659, Bernier avait déjà 39 ans. Il n’y resta que dix ans, mais cela suffit pour qu’il se déclare « fort indianisé », le premier Français peut-être à avoir clairement pris conscience qu’on ne revient jamais indemne du « Continent de Circé18 ». (Frémont, p. 32)
Élève du philosophe Gassendi et considéré en son temps comme philosophe lui-même, Bernier reconnaît honnêtement n’avoir pas étudié le sanskrit ni lu aucun livre de philosophie hindoue. Quant à la pratique médicale hindoue, il ne la juge pas moins efficace que celle des médecins européens de son temps. (ibid., p. 34)
45Il a été donné à Bernier d’observer de près la cour d’un empereur moghol, et il brosse un tableau très détaillé et très vivant de la guerre que se livrèrent les princes pendant cinq ans, du temps de Shah Jehan, ainsi que des premières années du règne d’Aurangzeb. Les noms de chacun des acteurs dans ces grandes intrigues impériales, les princes Dara Shikho, Sultan-Sujah, Aurangzeb, Morad-Bakche, la fille de Shah Jehan, la princesse Rauchenara-Bégum et Nour Jehan-Bégum (épouse de Jehan-Guire) sont donnés avec une grande précision, ainsi que nombre d’éléments sur leur caractère. Dans sa pièce de théâtre, Aureng-Zebe, basée sur les écrits de Bernier, Dryden a toutefois choisi de prendre de grandes libertés avec les caractères, les noms et les événements.
46Néanmoins, si ses comptes-rendus de la vie de la cour sont factuels, exacts et précis, sa compréhension de la religion hindoue reste vague et limitée, sans doute parce qu’il ne parlait par le sanskrit ni ne semble avoir jamais lu de textes sacrés. Le monisme des Védas était au-delà de son horizon intellectuel. Il n’a pas compris qu’il était parfaitement possible aux brahmanes de vénérer de nombreux dieux tout en croyant en un seul créateur. Cette incompréhension l’entraîne à mettre l’accent sur les aspects exotiques de ce qu’il voyait. Il y a là une inévitable dérive du factuel au sensationnel, par exemple dans sa lettre à M. Chapelain – « touchant les Superstitions, étranges façons de faire, et Doctrine des Indous ou Gentils de l’Indoustan » (Bernier, t. I, p. 87) –, dans ses remarques sur le sati (qu’il pensait être indispensable dans un récit sur l’Inde) ou bien sur les sadhus. Sur le point du sati, l’honnête et rigoureux Anquetil-Duperron remet en perspective ce cliché, si ancré dans l’esprit des Européens à propos de l’Inde, avouant « qu’il n’avait jamais assisté à cette cruelle crémation des veuves vivantes » bien qu’il ait sillonné toute l’Inde et se soit immergé dans la population indienne19.
47Bernier ne se départ pas d’une certaine distance à l’égard de la religion hindoue. Par exemple, après avoir débattu du végétarisme et de l’hygiène corporelle observée par les Hindous, il remarque :
Quand je leur disais sur cela [les ablutions quotidiennes] que dans les pays froids il serait impossible d’observer leur loi pendant l’hiver, ce qui était un signe qu’elle n’était qu’une pure invention des hommes, ils me donnaient cette réponse assez plaisante : qu’ils ne prétendaient pas que leur loi fût universelle, que Dieu ne l’avait faite que pour eux et c’était pour cela qu’ils ne pouvaient pas recevoir un étranger dans leur religion ; qu’au reste, ils ne prétendaient point que la nôtre fût fausse, qu’il se pouvait faire qu’elle fût bonne pour nous, et que Dieu pouvait avoir fait plusieurs chemins différents pour aller au ciel ; mais ils ne veulent pas entendre que la nôtre étant générale pour toute la terre, la leur ne peut être que fable et que pure invention. (ibid., p. 125-126)
48Dans les faits, Bernier montre ici moins de tolérance que n’en ont ses interlocuteurs à son égard. Ses commentaires sur les religions indiennes (« ce grand tissu d’extravagances […] ces singeries de prières, d’ablutions, de plongements, et d’aumônes jetées dans la rivière ») sont entachés d’erreur et d’incompréhension (ibid., p. 151-152). En effet, l’analyse de Bernier de la société indienne devait en réalité beaucoup à l’avancement de ses propres objectifs, dont la défense de la propriété individuelle, l’Inde y étant mise en avant comme un exemple négatif, pays où des despotes exerçaient un pouvoir absolu sur un peuple criblé de superstitions « ridicules et extravagantes » (ibid.). Ce qui lui fait conclure de la façon suivante le mémoire qu’il a remis à Colbert :
Ainsi, je dirai en trois mots pour conclusion, qu’ôter cette propriété des terres entre les particuliers, ce serait introduire en même temps comme par une suite infaillible, la tyrannie, l’esclavage, l’injustice, la gueuserie, la barbarie, rendre les terres incultes, en faire des déserts, ouvrir le grand chemin à la ruine et à la destruction du genre humain […]. (ibid., p. 334)
Le mythe du despote oriental en Inde
49Selon Bernier, toutes les terres appartiennent au roi. Il écrit, dans sa « Lettre à Monseigneur Colbert », que toutes les terres du royaume sont en propre au Grand Moghol avec des résultats désastreux (Bernier, t. I, p. 291). Il s’étend sur les dommages qui s’ensuivent, soulignant que « les terres ne se cultivent presque que par force, et par conséquent très mal, et quantité même se gâtent et se ruinent tout à fait, ne trouvant personne qui puisse ou veuille faire la dépense à entretenir les fossés et les canaux pour écouler les eaux » (ibid., t. I, p. 316). Il estime que l’absence de propriété privée est la base de la fabuleuse richesse de l’empereur – qui se conduit comme un capricieux despote – aussi bien que la raison de la misère de la nation dans sa totalité. N’ayant nul intérêt personnel à l’essor de l’agriculture ou à l’entretien des infrastructures, l’habitant laisse tout aller ; d’autant que le tyran est toujours à la merci d’une révolte. Argument repris par Montesquieu dans De l’esprit des lois : « Mais si un pouvoir arbitraire ôte les récompenses de la nature, on reprend le dégoût pour le travail et l’inaction paraît être le seul bien. » (Livre XIII, chap. ii.)
50En fait, Bernier, très lu de Montesquieu20 à Marx, en passant par Voltaire et John Stuart Mill, usait de cet exemple pour faire avancer ses propres théories sur la propriété privée21. Montesquieu reprendra cet argument dans son exposition du gouvernement despotique, qu’il opposera aux autres, dans ses réflexions sur les « lois qui dérivent directement de la nature du gouvernement » (De l’esprit des lois, livre II, chap. i) :
Il y a trois espèces de gouvernements : le républicain, le monarchique et le despotique […] Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices. (Montesquieu, p. 532)
51Bernier a été l’un des premiers à s’étendre sur le « despotisme oriental », et ses théories sur le despote oriental et sur la propriété individuelle ont continué de colorer les représentations de l’univers politico-économique indien jusqu’au xxe siècle. Théories qui sont aujourd’hui battues en brèche par les historiens indiens contemporains en ce qui concerne l’Inde. S. N. Mukherjee et Romila Thapar, par exemple, jugent superficielles les observations de Bernier. Mukherjee observe que Bernier n’a pas saisi la nature réelle des droits établis (zemindari rights), notamment parce que ses idées sur la propriété de la terre étaient basées sur la conception de la propriété privée dominante au xviie siècle en Europe (Mukherjee, p. 12). De même, Thapar rejette tout lien entre l’absence de propriété privée et le despotisme en se fondant sur une variété d’arguments et de considérations allant des méthodes d’irrigation à l’architecture urbaine (Thapar, 1992, p. 6-20).
52Mais le « despotisme oriental » devint la notion à laquelle les Anglais se référeront sans cesse pendant la colonisation. L’historien de l’East India Company, Alexander Dow, continue de nourrir le mythe, écrivant : « La foi en Mahomet est tout particulièrement propice à l’exercice du despotisme […]. Les pouvoirs illimités conférés à chaque chef de famille par le mahométisme, sont une invitation à accepter l’esclavage22. En outre, Dow trouve les Hindous mous et paresseux, mettant en cause le climat et les chaleurs excessives, ainsi que leur religion. Mais tous les Européens n’ont pas souscrit à la thèse de Bernier et de Montesquieu sur le rapport entre la possession des terres et leur rentabilité en agriculture, et c’est le cas de Voltaire en particulier. Bien que Dow soit une de ses principales sources sur l’Inde et que le philosophe ait repris à son compte le stéréotype de l’Hindou, paresseux et passif, dans ses Fragments sur l’Inde et sur le général Lalli (1773)23, il prend le contre-pied de sa thèse sur la propriété privée et se plaint dans le même volume de la pauvreté des sources :
Nous avouons à regret qu’en voulant connaître la véritable histoire de cette nation, son gouvernement, sa religion & ses mœurs, nous n’avons trouvé aucun secours dans les compilations de nos Auteurs Français. Ni les Écrivains qui ont transcrit des fables pour des Libraires, ni nos Missionnaires, ni nos Voyageurs, ne nous ont presque jamais appris la vérité. Il y a longtemps que nous osâmes réfuter ces Auteurs sur le principal fondement du gouvernement de l’Inde : c’est un objet qui importe à toutes les nations de la terre. Ils ont cru que l’Empereur était le maître des biens de tous ses sujets, & que nul homme depuis Cachemire jusqu’au cap de Comorien, n’avait de propriété. (Voltaire, 1773, p. 34)
53Il est possible que le philosophe ait compris ou supputé que les Britanniques se serviraient du motif louable de la lutte contre le despotisme oriental pour justifier leur rôle de conquérant (et de colonisateur) après 1757. Un rôle jugé nécessaire voire bénéfique pour les populations administrées, car reposant sur l’éradication d’un système aussi arbitraire qu’inefficace. Mais ceci ne correspondait guère au rôle de modèle alternatif de civilisation que les philosophes conféraient à l’Orient. Ainsi donc, la thèse du despote oriental, bien qu’elle soit devenue la thèse hégémonique qui devait dominer la pensée européenne, a été contestée dès sa naissance et ce, dans les deux cas, pour des motifs tenant plus au débat philosophico-politique intérieur qu’à l’exactitude de la connaissance de la société indienne24.
Les historiens de la Compagnie : Holwell, Dow et Orme
54The History of Hindostan (1770) d’Alexander Dow et le Narrative of the Black Hole, Interesting historical events relative to the provinces of Bengal and the empire of Indostan (1766) de John Zephaniah Holwell étaient à l’époque les ouvrages les plus lus et prisés concernant l’histoire de l’Inde. Voltaire lui-même en fit très largement usage, assurant que « c’est surtout chez MM. Holwell et Dow qu’il faut s’instruire » (Marshall, 1970, p. 8). L’importance de Dow et d’Holwell résidait moins dans ce qu’ils ont pu apporter de nouveau sur le sujet que leur vaste audience. Les deux auteurs, Dow and Holwell, ont été employés de l’East India Company (Comptoir britannique des Indes). Ils avaient une solide connaissance du pays, et s’ils ne lisaient ni l’un ni l’autre le sanskrit, ils parlaient diverses langues asiatiques.
55Kejariwal souligne qu’Holwell a apporté une contribution majeure sur deux points : il a établi la grande ancienneté de la culture et de la littérature indiennes et mis en avant la nécessité d’appliquer à l’étude de la culture indienne d’autres critères que ceux utilisés en Europe. Il a également mis en garde contre une étude superficielle des cultures étrangères (Kejariwal, 1988, p. 18). Toutefois, Schwab trouve Holwell lui-même très superficiel et mal informé et il se désole de son influence : « Une fois de plus tout le savoir provient de conversations avec des brahmanes » (Schwab, p. 162). Schwab remarque alors avec causticité :
Toutefois, il y a, de Holwell à Dow, une amélioration : le second sait que Brahma n’est pas un prophète, que shastra n’est qu’une désignation générique, qu’il existe quatre Védas ; mais ceux-ci, il reste incapable d’y pénétrer. (ibid., p. 163)
56Dow25 parlait le persan, il était bien informé de la religion hindoue et des coutumes du fait de sa fréquentation de brahmanes cultivés, et il a été un des premiers écrivains modernes à mentionner les Védas26. Ses ouvrages ont fait référence et il a été lu par les indianistes de la première heure comme sir William Jones et le comte de Modave. Ce dernier a appuyé une grande partie de son œuvre sur les écrits de Dow. Ces derniers sont eux-mêmes une traduction de l’ouvrage Tarychki Ferichtah, écrit en persan par Ferishtah. Ce livre est à son tour un résumé des livres de divers auteurs. Comme Dow l’explique dans sa préface, son histoire couvre principalement la période de l’Empire moghol en Inde, Ferishtah et les autres historiens ne sachant pas lire le sanskrit. De fait, Ferishtah regardait la Mahabaratha (dénommée Mahabarit) comme un récit historique, notion corrigée par Dow qui l’a justement rangée dans la catégorie des légendes épiques. Il se livre à une description détaillée de l’Inde sous l’Empire moghol, consolidant au passage le mythe du despote oriental :
Le pouvoir de l’empereur est absolu et il est l’unique arbitre de toutes choses et n’a à répondre de rien. Les vies et les biens des plus grands Omrahs (premiers en noblesse) sont sous sa coupe aussi bien que la vie et les biens des plus infimes de ses sujets. (Dow, t. I, p. xii)
57Le récit historique de Dow est précédé d’une introduction, nourrie par ses observations personnelles et ses conversations avec des pandits, décrivant les manières de se comporter en société en Inde, les coutumes et la religion. Au contraire de Bernier, Dow a une vue assez claire de la religion hindoue :
Nous avons constaté que les brahmanes, contrairement à l’idée que nous en avons en Occident, croient invariablement en l’unité, l’éternité, l’omniscience et l’omnipotence de Dieu ; le polythéisme dont on les accuse n’est rien d’autre qu’un mode d’adoration symbolique des attributs de la divinité, qu’ils divisent en trois principes. (ibid., p. lxxiv)
58Dow constate que bien que l’être suprême ait un millier de noms, les Hindous considéreraient « comme une grossière impiété de le représenter sous une quelconque forme » (ibid., p. lxxv).
59Dans son chapitre consacré à la situation du Bengale sous la Compagnie britannique des Indes, Dow construit une image négative de l’Inde dans le sillage de l’affaiblissement de l’Empire moghol. Il note que l’accumulation de royaumes indépendants, surgis sur les ruines de l’Empire moghol, « a presque totalement détruit le commerce entre le Bengale et les provinces nord-ouest de l’Hindoustan. Chaque prince prélève ses droits de douanes sur toutes les marchandises traversant son territoire » (ibid., t. III, p. lxxx), justifiant ainsi de facto la conquête impériale. Au point que l’historien contemporain Dipesh Chakraberty parle d’un glissement dans la façon de relater l’histoire célébrant de façon éhontée la capacité de violence et de conquête des impérialistes (Chakraberty, p. 5). Il explique comment Dow s’emploie à dépeindre l’Inde prébritannique comme une terre de despotisme par opposition au « règne de la Loi » qui caractérise la domination britannique de l’Inde.
60Tout comme Dow, Robert Orme, auteur de AHistory of the Military Transactions of the British Nation in Indostan (1763), souligne l’effet favorable de la colonisation britannique sur l’Inde. Orme a séjourné plusieurs années en Inde où il était l’historien officiel de l’East India Company, avec un accès à ses archives. Il est la voix officielle de la Compagnie et il légitime l’intervention britannique en Inde en décrivant un empire fragmenté, dirigé par un « despote oriental sur son déclin » s’effaçant devant la supériorité militaire britannique. Orme exprime très clairement ses visées : « donner une idée exacte de la supériorité militaire européenne, opposée aux armées de l’Hindoustan, est l’un des buts principaux de ce récit » (Orme, p. 223). Ce qui donne des considérations de la nature suivante sur la supériorité des forces britanniques, confrontées à la frayeur des indigènes et à la superstition :
Le 31, il [Clive] commanda l’arrêt à dix miles d’Arcot, où les espions des forces indiennes racontèrent qu’ils avaient vu les troupes britanniques marcher avec indifférence sous un violent orage, lourd de tonnerre et d’éclairs, et sous une pluie diluvienne, et que, dans ces circonstances, selon leur notion des présages, ils donnèrent à la garnison indienne une si haute opinion de la fermeté de l’ennemi marchant vers eux qu’ils abandonnèrent le fort et que les Anglais entrèrent quelques heures plus tard dans la ville qui n’avait pas de remparts et défilèrent sous les yeux de 100 000 spectateurs qui les regardaient avec admiration et respect, puis prirent possession du fort. (Orme, p. 187)
61De la sorte, Orme ouvre littéralement la porte à la colonisation européenne.
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62Nous avons exploré dans ce chapitre la place de l’Inde dans la représentation européenne du monde et les interactions entre les récits de voyage et les œuvres de fiction, qui ont brouillé la frontière entre le réel et l’imaginaire. Depuis le Moyen Âge, les écrits des Européens sur l’Inde, qu’ils soient de fiction où des récits historiques ou de voyage, ont dépeint une entité qui n’a que peu à voir avec la réalité indienne, mais qui devait néanmoins s’affirmer et s’enraciner dans la conscience collective de l’Occident. Cette élaboration d’une Inde imaginaire résulte, comme nous l’avons vu, d’une part de la difficulté de comprendre un monde profondément étranger dont on ne parle pas les langues ni ne lit les écritures, et de l’autre d’un besoin d’exotisme et de merveilleux de la part de l’Europe, comme aussi de la tendance des auteurs à se servir de l’Inde pour leur propres desseins. L’indianisme naissant était ainsi devenu, pour citer la célèbre définition de Ronald B. Inden : « une discipline non seulement réflexive mais également agentive ; elle a façonné de toutes pièces l’espace ontologique occupé par l’Empire britannique des Indes » (Inden, 1994, p. 128).
63Au xviiie siècle, l’indianisme n’en était ainsi qu’à ses balbutiements. Avant l’entrée en scène de Jones, comme nous l’avons vu, l’Orient, sans même parler de l’Inde, n’était pour l’Europe que matière à commerce et à récits merveilleux hautement fantaisistes, et les rares auteurs à s’y intéresser dans leurs écrits s’appuyaient principalement sur les récits de voyage et sur les lettres des missionnaires. Kejariwal nous rappelle que les philosophes et historiens, comme Raynal et Voltaire, ont fait l’éloge de l’Orient, sans pour autant appeler à l’étudier davantage, ce que Jones fit quant à lui et pour la première fois (Kejariwal, 1995, p. 107).
64Dès après son arrivée en Inde (1783), sir William Jones s’est attelé à la tâche de dissiper la confusion qui régnait dans le domaine de l’indianisme. Son premier geste fut de créer la fameuse Société asiatique du Bengale, et il commença une série de lectures érudites et de traductions du sanskrit qui devaient faire évoluer de manière radicale les conceptions européennes des cultures indiennes.
Notes de bas de page
1 Le Roman d’Alexandre rassemble des récits apocryphes des hauts faits d’Alexandre, qui ont été utilisés par les historiens byzantins et les poètes persans, puis traduits et diffusés en Europe (en France au xiie siècle). La première version, rédigée en grec, remonte au ive siècle.
2 Mégasthènes (350-290 av. J.-C.) a été ambassadeur de Séleucos, roi de Syrie, à la cour de l’empereur de l’Inde, Chandragupta Maurya, à Pataliputra.
3 Ctésias, médecin grec au service d’Artaxerxés II, est l’auteur d’une histoire de l’Inde qui fait une large part à l’insolite et au merveilleux : êtres humains « cynocéphales », à tête de chien ; « martichoras », lion à visage humain, doté d’une queue de scorpion ; « sciacopes », individus aux pieds si grands qu’ils leur servent d’ombrelle ; etc. » Il est mort en 398 av. J.-C.
4 Cet immense ouvrage a été poursuivi et enrichi au fil du temps par divers spécialistes, dont Antoine Galland.
5 Nom donné par les Grecs aux sadhus, yogis et autres ascètes de l’Inde).
6 John Z. Holwell, Interesting Historical Events Relative to the Provinces of Bengal and the Empire of Indostan, 3 vol., Londres, 1765-1771, T. Becket et P. A. De Hondt.
7 Thomas-Simon Gueullette (1683-1766), érudit et homme de lettres français, auteur de contes légers.
8 James Ridley (1736-1765), écrivain, a été aumônier dans un régiment anglais durant la guerre de Sept Ans en France.
9 Le Livre des Merveilles du monde est un manuscrit enluminé du xiiie siècle qui raconte les voyages de Marco Polo.
10 Les devadasis, ou servantes de la divinité, étaient des jeunes femmes attachées aux temples dans le sud de l’Inde classique. Elles étaient retirées à leur famille dès l’enfance et éduquées pour devenir des épouses divines (le terme est parfois traduit par « esclaves de la divinité »). Les écrits sur les devadasis leur prêtent de nombreux rôles allant des arts sacrés (chanteuses et danseuses) à la prostitution.
11 John Dryden, Aureng-zebe (1676), plus avant, p. 216.
12 Les Fables de Pilpay ou Fables de Bidpaï ont été écrites en sanskrit. La source semble en être le Panchatantra, recueil de fables et de contes anciens composés aux environs de 200 après J.-C. par un brahmane érudit, Vishnu Sharma, pour l’éducation des princes.
13 Le recueil d’histoires Alf Laila wa Laila, plus connu sous le nom de Nuits d’Arabie ou Les Mille et Une Nuits, n’a jamais eu cette forme dans la littérature arabe, au contraire de ce que suppose généralement le lecteur occidental, mais se trouve être un ensemble de contes populaires transmis oralement et provenant de la culture populaire orale de l’Inde, de la Perse, de l’Irak, de la Syrie et de l’Égypte. De la sorte, il n’y eut jamais de texte définitif de Alf Laila wa Laila, mais de nombreuses variations orales. Antoine Galland écrivit Les Mille et Une Nuits à partir de divers éléments qu’il avait pu collecter (Kabbani, p. 48-49). Il les publia entre 1704 et 1717, mais si l’Inde fournit le mécanisme de l’enchaînement des contes (le sultan Schahriar et Shéhérazade), elle en est par ailleurs culturellement absente. Les contes ressortent plus des traditions perses et arabes.
14 « Disputes autour d’un cadavre : le père Barbier convertit un moribond, quitte à susciter des conflits avec des parents qui exigent des funérailles conformes à leurs croyances (Vissière, p. 95).
15 « Mais ces vérités qu’ils admettent sont tellement obscurcies par les fictions et les rêveries que l’idolâtrie y a mêlées, qu’on a peine à les tirer de cet amas confus de fables et de mensonges pour les leur faire voir telles qu’elles sont. » (Père Bouchet à M. Huet, ancien évêque d’Avranches, sans date, Vissière, p. 187.)
16 Réaction des Hindous à l’eucharistie qui équivaut pratiquement pour eux à un acte de cannibalisme.
17 Longue touffe de cheveux au sommet arrière des crânes rasés des prêtres hindous.
18 The Continent of Circe : nom de la magicienne de l’Odyssée donné à l’Inde par un auteur indien, Nirad C. Chauduri, dans un livre écrit en 1965 et dans lequel il examine la société indienne d’un point de vue sociopsychologique.
19 Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731-1805) est un indianiste et théologien français. Il voyagea en Inde de 1755 à 1762. Il raconte ses pérégrinations dans son Discours préliminaire du Zend-Avesta (1771).
20 Il est cité dans De l’esprit des lois. Les voyages de François Bernier (Voyage dans les États du Grand Mogol, 1671) figurent en outre en bonne place dans la liste dressée par Montesquieu des ouvrages qu’il a lus (Montesquieu, p. 367, dans Geographica).
21 Si la démonstration ne remet pas en cause l’absolutisme politique, elle met en évidence les dangers liés à une trop grande hégémonie de l’État, ce qui demandait beaucoup de prudence à l’époque de Louis XIV, à qui le livre des voyages est d’ailleurs dédié.
22 Essai sur les origines et la nature du despotisme dans l’Hindoustan, t. III, p. xiii-xiv.
23 « La plupart d’entre eux vivent dans une molle apathie. Leur grande maxime, tirée de leurs anciens livres, est qu’il vaut mieux s’asseoir que de marcher, se coucher que s’asseoir, dormir que de veiller, & de mourir que de vivre. » (Voltaire, 1773, p. 43.)
24 Sujet controversé dès l’origine ; l’interprétation de Voltaire a été à son tour contestée par le comte Modave : « Le principe le plus important de la jurisprudence de l’Hindoustan est que les terres appartiennent toutes au souverain. M. de Voltaire uniquement pour contredire le président de Montesquieu a nié cette loi politique des Indes, c’est-à-dire qu’il a nié le fait le plus certain et le mieux constaté. » (Modave, p. 98.)
25 Alexander Dow (1730-1779), officier écossais au service de la Compagnie des Indes orientales, est l’auteur de l’History of Hindostan (1770) traduit d’un ouvrage persan intitulé Tarychki Ferichtah. Il a aussi traduit plusieurs contes persans.
26 « A Dissertation concerning the Customs, Manners, Language, Religion and Philosophy of the Hindoos » [ « Essai sur les coutumes, les mœurs, la langue, la religion et la philosophie des Hindous »] (Dow, t. I, p. xix-lxxvi).
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