Chapitre IX. « This frail universe » : l’univers newtonien entre équilibres dynamiques et perturbations
p. 249-270
Texte intégral
1L’univers newtonien fondé sur des équilibres dynamiques précaires, des risques de collision, inspire à Shelley la crainte et la douleur, mais également la promesse de rencontres. Science newtonienne et poésie shelleyenne cherchent à mettre au jour un univers fondé sur la relation entre entités individuelles, mais également entre ce qui semblent à première vue incommensurables, à savoir l’humain et l’absolu.
Des perturbations dans la sphère de Vénus
2Cet univers de la relation ne va pas sans heurts ni collisions. Ce thème trouve une formulation humoristique dans « The Witch of Atlas » :
She had a Boat which some say Vulcan wrought
For Venus, as the chariot of her star;
But it was found too feeble to be fraught
With all the ardours in that sphere which are,
And so she sold it, […] (WA, p. 241-245)1
3Vénus vend son esquif à la Magicienne, car nul ne peut naviguer au cœur des perturbations constantes qui agitent sa sphère.
4À l’acte IV de Prometheus Unbound, la Lune est prise d’un mouvement erratique dans son ballet autour de la Terre :
Thou art speeding round the sun,
[…]
I, a most enamoured of maiden,
Whose week brain is overladen
With the pleasure of her love,
Maniac-like around thee move
(PU, acte IV, v. 457-470)2
5La relation d’un corps céleste à son satellite ne peut être exclusive, car elle est traversée par les perturbations que viennent introduire les autres corps célestes du système solaire. Dans A Refutation of Deism, Shelley rappelle que le mouvement des corps célestes ne relève jamais d’une relation réciproque simple et exclusive entre deux corps, mais d’une triangulation avec d’autres corps qui, même lorsqu’ils demeurent lointains, exercent une attraction :
Les anomalies dans les mouvements des corps célestes, leurs vitesses inégales et leurs aberrations fréquentes, sont corrigées par la loi de la gravitation, qui en est également la cause. L’illustre Laplace a montré que l’attraction de la Lune pour Terre et de la Terre pour le Soleil se résume à une simple équation irréligieuse. (dans SP, p. 132)
6Shelley fait ici référence à la théorie laplacienne selon laquelle les irrégularités dans les trajectoires elliptiques des planètes et des astres sont dues aux relations d’attractions réciproques qui les unissent :
Si les planètes n’obéissoient qu’à l’action du soleil, elles décriroient autour de lui, des orbes elliptiques ; mais elles agissent les unes sur les autres ; elles agissent également sur le soleil, et de ces attractions diverses, il résulte dans leurs mouvemens elliptiques, des perturbations que les observations font entrevoir […]. (Exposition du système du monde, p. 196)
7Shelley fait des équations laplaciennes une métaphore poétique qui exprime son refus de considérer les relations amoureuses comme exclusives et autosuffisantes.
8Epipsychidion se situe au cœur des troubles générés par la sphère de Vénus. La mesure newtonienne n’y est plus la mesure ptolémaïque en cela que l’harmonie n’est plus fondée sur un équilibre parfait des composantes de l’univers. Et si le rapport mathématique vient révéler une structure invisible qui sous-tend le réel, cette structure est désormais fondée sur une expérience de l’excès. Ainsi, dans Epipsychidion, la voix poétique révèle que l’amour est une loi de proportionnalité inverse :
If you divide suffering and dross, you may
Diminish till it is consumed away;
If you divide pleasure and love and thought,
Each part exceeds the whole; and we know not
How much, while any yet remains unshared,
Of pleasure may be gained, of sorrow spared: (E, v. 178-183)3
9Shelley fait ici l’éloge de l’amour libre, seule valeur qui ne fructifie que lorsqu’on la dépense, car en amour toute consommation devient partage : diviser son amour, le partager entre de nombreux objets du désir, c’est finalement le démultiplier.
10Les différents objets du désir et leur relation à la voix poétique sont symbolisés par les relations d’attractions multiples qui caractérisent l’univers newtonien, fondé sur la triangulation constante de l’attraction. Ainsi, la voix poétique se décrit comme placée sous l’influence conjointe de deux femmes, tout comme la Terre tisse une relation d’attraction avec le Soleil et la Lune :
Twin Spheres of light who rule this passive Earth,
This world of love, this me; and into birth
Awaken all its fruits and flowers, and dart
Magnetic might into its central heart; (E, v. 345-348)4
11Comme en témoigne l’expression « dart / Magnetic might into its central heart », le lien qui unit la Terre à ses luminaires n’est pas seulement de l’ordre de l’avènement d’une clarté, mais également de la présence d’une force en un cœur obscur.
12La Terre est engagée dans une relation gravitationnelle avec les luminaires célestes :
Thou too, O Comet beautiful and fierce,
Who drew the heart of this frail Universe
Toward thine own; till, wreckt in that convulsion,
Alternating attraction and repulsion,
Thine went astray and that was rent in twain; (E, v. 368-372)5
13Cette force instaure des liens, mais vient également les distendre voire les briser lors de l’introduction d’un élément perturbateur qui n’appartient pas pleinement au système : la comète. Laplace a montré que la masse des comètes est suffisante pour influer sur les orbites des planètes dans les systèmes qu’elles traversent :
On déterminera par des mesures précises et multipliées [...] le retour des comètes déjà observées ; les nouvelles comètes qui paroîtront ; l’apparition de celles qui, mues dans des orbes hyperboliques, doivent errer de systême en systême ; les perturbations que tous ces astres éprouvent, et qui à l’approche d’une grosse planète, peuvent changer entièrement leurs orbites ; les accidens que la proximité et même le choc de ces corps, peuvent occasionner dans les planètes et dans les satellites. (Exposition du système du monde, p. 350)
14La comète, intruse dans un système fragile, est ainsi décrite dans Queen Mab comme un véritable cavalier de l’Apocalypse, qui court à sa destruction et à celle des mondes qui l’entourent : « Some dash’d athwart with trains of flame, / Like worlds to death and ruin driven6 » (ch. I, v. 260-261). Comme l’univers de Newton puis de Laplace, Epipsychidion consiste en effet en une mise en équation de la masse des corps et de la distance qui les sépare. Laplace désigne ainsi la loi de la gravitation universelle : la force gravitationnelle est proportionnelle au produit des masses de chacun des deux corps en présence, divisé par le carré de la distance qui les sépare. Shelley fait de cette proportionnalité inverse une loi du désir, où la distance est essentielle au maintien de la relation, et le passage trop proche de la comète vient briser l’équilibre d’un frêle univers. La loi de la gravitation universelle n’est pas fondée sur une pure harmonie abstraite, mais sur la mise en relation de masses gigantesques. Elle donne forme aux liens complexes qui se tissent entre une force et une masse, entre un désir du domaine de l’eros platonicien, orienté vers le dynamisme de l’esprit, et un corps dans ce qu’il a d’inerte et de pesant.
15Dans Adonais, écrit la même année, les attaches sentimentales de l’individu sont désignées comme un nœud de forces erratiques et contradictoires qui enserrent le poète dans un filet de relations déséquilibrées entre attraction et répulsion :
Why linger, why turn back, why shrink, my Heart?
Thy hopes are gone before: from all things here
They have departed; thou shouldst now depart!
A light is past from the revolving year,
And man, and woman; and what still is dear
Attracts to crush, repels to make thee wither. (A, v. 469-474)7
16Lorsque le poète d’Adonais s’apprête à faire le choix de la mort, de la sortie du monde des illusions, un mouvement d’hésitation et de recul le saisit. À ce mouvement qui semble un temps annuler l’élan du locuteur, « linger », « turn back », « shrink », répond l’agitation erratique soulevée par les liens affectifs au dernier vers, où attraction comme répulsion ne peuvent résulter qu’en un repli des capacités créatrices de l’individu, comme le souligne « crush » et « wither ».
17On a souvent vu dans le symbolisme d’Epipsychidion une référence à la vie personnelle de Shelley8, qui refusait de voir dans le mariage une relation exclusive. On ne peut cependant limiter la portée de ce poème à la seule biographie, et Epipsychidion trouve pleinement son sens dans une lecture que Dante nomme « anagogique », voyant dans la forme des cieux une vérité d’ordre spirituel. Pour le poète italien, la conformation des cieux est en effet une représentation des états de l’âme dans son parcours vers la révélation spirituelle : la lecture anagogique consiste ainsi à « expose[r] spirituellement une écriture qui, bien que vraie au sens littéral, à travers les choses signifiées porte signification des choses supérieures de la gloire éternelle » (Dante, Le Banquet ; trad. C. Bec, p. 214). Dans cet univers tissé de correspondances, le discours scientifique sur le mouvement des astres devient le récit symbolique du trajet initiatique d’une âme à la recherche de la contemplation spirituelle. Epipsychidion pose alors la question suivante : en quoi la relation à l’autre permet-elle d’entrevoir l’absolu, mais empêche-t-elle de l’appréhender totalement parce qu’elle est amour d’un corps, avec son inertie et son opacité ?
18La métaphore maîtresse du poème, celle de la relation d’une planète aux luminaires qui l’attirent et l’éclairent est l’une des plus belles formulations poétiques de l’aporie de l’eros, recherche de l’absolu à travers l’amour de l’autre. Une magnifique formulation des apories inhérentes à l’acte de rechercher l’absolu dans l’amour pour une femme se trouve également dans l’œuvre de Blake, dans « The Crystal Cabinet » :
The Maiden caught me in the Wild,
Where I was dancing merrily;
She put me into her Cabinet
And Lock’d me up with a golden Key.
This Cabinet is formd of Gold
And Pearl & crystal shining bright,
And within it opens into a World
And a little lovely Moony Night. (v. 1-8)9
19Comme dans le poème de Shelley, la relation amoureuse est symbolisée sur le mode cosmique. Le cabinet de cristal est un cosmos miniature ; il s’agit d’un espace confiné, comme le souligne « caught » ainsi que « Lock’d me up ». Sa substance rappelle celle des sphères cristallines dans le système ptolémaïque et il s’ouvre sur la perspective d’une nuit éclairée par la Lune. Une équivalence s’instaure ainsi entre sphères célestes et corps féminin.
I strove to sieze the inmost Form,
With ardor fierce & hands of flame,
But burst the Crystal Cabinet,
And like a Weeping Babe became – (ibid., v. 21-24)10
20De la libération à la fragmentation il n’y a qu’un pas : l’énergie est trop concentrée, la Vision trop intense pour rester enfermée dans le microcosme féminin, qui ne supporte pas la pression d’un désir infini et se brise dans le néant. Il faut faire éclater le petit cosmos du bonheur érotique pour ouvrir les portes de la perception. Epipsychidion, tout comme « The Crystal Cabinet », traite des contradictions inhérentes à l’acte de rechercher l’absolu dans la beauté féminine, et la démultiplication des objets d’amour ne suffit pas à combler le désir de la voix poétique.
21Ainsi, l’union fantasmée du poète et de sa bien-aimée, mise en scène comme la fusion de deux corps célestes, scelle la mort du poème-cosmos au lieu d’être un moment de révélation :
We shall become the same, we shall be one
Spirit within two frames, oh! wherefore two?
One passion in twin-hearts, which grows and grew,
‘Till like two meteors of expanding flame,
Those spheres instinct with it become the same,
Touch, mingle, are transfigured; ever still
Burning, yet inconsumable:
In one another’s substance finding food,
Like flames too pure and light and unimbued
To nourish their bright lives with baser prey,
Which point to Heaven and cannot pass away:
One hope within two wills, one will beneath
Two overshadowing minds, one life, one death,
One Heaven, one Hell, one immortality,
And one annihilation. (E, v. 573-587)11
22L’amour absolu, conçu comme fusion complète des corps et des consciences, vient rompre l’équilibre de l’attraction et de la distance : les deux astres se fondent en un effet d’agrégation et de remise en cause des frontières que l’on retrouve dans l’entrée en collision constante de termes antithétiques. En témoignent « Burning, yet inconsumable », « pure » et « baser », mais surtout la tension constante entre « one » ou « the same » et « two ». Le poème, comme les deux étoiles qui se dévorent l’une l’autre sous l’effet d’une gravitation incontrôlée, semble atteindre une masse critique, comme le soulignent les effets d’accumulation verbale, notamment l’avalanche de termes liés par un style paratactique aux vers 585 à 587. Le passage met en scène ce que Jean Starobinski nomme le « suicide cosmique12 », ce moment où l’attraction prend le pas sur la répulsion et sonne la mort d’un système solaire dans la fusion.
23Cette apocalypse, amenée par le triomphe du principe d’attraction, est imaginée par Erasmus Darwin à partir des observations astronomiques de William Herschel :
Star after star from heaven’s high arch shall rush,
Suns sink on suns, and systems systems crush;
Headlong, extinct, to one dark centre fall,
And Death and Night and Chaos mingle all
(The Botanic Garden, t. I, ch. IV, v. 373-376)13
24Voici la note ajoutée par Erasmus Darwin pour éclairer son propos :
L’observation des espaces vides dans certaines régions des cieux ainsi que des amas d’étoiles qui les côtoient respectivement, a permis à M. Herschel de conclure que les nébuleuses, ou constellations d’étoiles fixes, s’approchent les unes des autres, et finiront par se fondre en une masse unique. (ibid., v. 375, note)
25Le récit fondateur de l’astronomie moderne, à savoir la formulation de la loi de la gravitation universelle par Isaac Newton, contient déjà en germe cette vision apocalyptique, lorsque ce dernier imagine la chute des corps célestes les uns sur les autres si la force centrifuge ne venait pas contrebalancer la force d’attraction :
Par l’application d’une force si considérable, tous les corps situés à l’intérieur, et même bien au-delà des frontières du système solaire, devraient tomber directement vers le Soleil, à moins que d’autres mouvements ne les propulsent vers d’autres régions : et notre Terre ne peut être exclue du nombre de ces corps […]. (Isaac Newton, Mathematical Principles of Natural Philosophy, p. 806)14
26La fusion des deux étoiles devrait être de l’ordre de la culmination lumineuse. Elle est définie au contraire comme l’expérience paradoxale d’une opacité : « bright » au vers 582 devient « overshadowing » au vers 585, le grand corps astral ainsi formé semblant assombrir sa propre lumière. La complétude de l’étoile se retourne en une expérience de la vacuité : « one annihilation », terme conclusif du long segment poétique. Préfiguration du trou noir de la physique contemporaine, le « corps obscur » laplacien est une étoile qui, après avoir grandi et atteint une certaine masse critique15, concentre une force gravitationnelle telle qu’elle piège la lumière au lieu de la diffuser dans l’univers. Elle devient alors un astre noir, astre mort d’avoir voulu briller d’une lumière trop intense :
Quels changements prodigieux ont dû s’opérer à la surface de ces grands corps, pour être aussi sensibles à la distance qui nous en sépare ? Combien ils doivent surpasser ceux que nous observons à la surface du soleil, et nous convaincre que la Nature est loin d’être toujours et partout la même. Tous ces corps, devenus invisibles, sont à la place où ils ont été observés, puisqu’ils n’en ont point changé durant leur apparition ; il existe donc dans l’espace céleste, des corps opaques aussi considérables, et peut-être en aussi grand nombre, que les étoiles. (Pierre Simon de Laplace, Exposition du système du monde, p. 347)
27De même, chaque image poétique vient annuler la suivante au lieu de la renforcer. L’ampleur du dernier mouvement du poème semble, aux yeux du poète, alourdir l’élan désiré, comme si le texte lui-même atteignait une masse critique et se retournait en expérience de l’opacité :
The winged words on which my soul would pierce
Into the height of love’s rare Universe,
Are chains of lead around its flight of fire (E, v. 588-590)16
28Ainsi, le dernier mouvement de la citation révèle la portée métapoétique de cette métaphore filée astrale. Le poème lui-même, à force de générer images et métaphores, lumières dérivées et simulacres, devient un « corps obscur ».
29Dans Epipsychidion tout comme dans l’univers newtonien, la clarté n’échappe pas à la loi de la gravitation et à la pesanteur des corps. Epipsychidion pose ainsi avec acuité la question de l’incarnation de la lumière dans les corps, dans le corps de l’être aimé, mais également dans le matériau poétique lui-même. La figuration poétique devient synonyme d’indirection et d’opacité. Le poème est un milieu semi-opaque qui altère la beauté originelle en tentant de la révéler.
« Ye who intelligent the third sphere move » : Shelley, Dante, et la sphère de Vénus
30Il est un astre dont le mode d’apparition duel vient hanter l’œuvre de Shelley. Il s’agit de Vénus, l’étoile du matin et du soir17. Cette étoile double est le symbole de la duplicité de l’eros dans « Prince Athanase ». Le jeune héros ne sait discerner la nature de sa bien-aimée qui, comme l’a souligné Mary Shelley dans sa note introductive au poème, d’Urania, la Vénus spirituelle, se révèle en réalité être Pandemos, la Vénus sensuelle :
Athanase recherche à travers le monde l’Unique qu’il pourra aimer. Sur le navire qui l’emmène, il rencontre une jeune femme qui lui semble incarner son idéal d’amour et de beauté. Mais elle s’avère être Pandemos, la Vénus charnelle et fade, et l’abandonne après avoir déçu ses rêves et ses espoirs les plus chers. Athanase, vaincu par le désespoir, dépérit et meure. (note de Mary Shelley sur « Prince Athanase », dans The Poems of Shelley, t. II, p. 313)
31Dans le regard de l’être aimé est alors inscrite la duplicité de la planète Vénus :
Yet when the spirit flashed there came
The light from them as when tears of delight
Double the western planet’s serene flame
( « Prince Athanase », fragment (d), v. 4-6, ibid., p. 328)18
32Son âme scintille d’un éclat double, comme Vénus contemplée à travers des larmes de plaisir. L’observateur, par son regard de chair et par ses émotions, vient troubler la clarté de Vénus, qui devient double. De même, Athanase, tout à sa quête amoureuse, introduit, par son regard, une ambiguïté, et voit Urania en Pandémos.
33Dans Epipsychidion, elle est nommée tour à tour Lucifer, pour sa manifestation matinale (« Bright as that wandering Eden Lucifer », v. 459), et Hesper, pour sa manifestation nocturne (« When it would seek in Hesper’s setting sphere / A radiant death », v. 222-223)19. Dans Le Banquet de Dante, dont Epipsychidion est le prolongement poétique, le poète italien s’interroge sur l’attirance de la rhétorique pour la sphère de Vénus :
Le ciel de Vénus peut être comparé à la Rhétorique du fait de deux propriétés : l’une est la clarté de son aspect, qui est plus suave à voir que celui de toute autre étoile ; l’autre est son apparition, le matin et le soir. (trad. C. Bec, p. 241)
34Les figures de rhétorique ont la douceur trompeuse de l’eros : comme cet amour humain pour la beauté spirituelle, le trope ne peut être qu’un mode d’appréhension partiel.
35La Beauté spirituelle ne peut être accessible que par intermittence, et de façon dérivée et indirecte, au regard du poète ; le reste du temps, elle demeure innommée, on ne peut trouver de figure qui puisse la révéler. Vénus est alors bien l’astre tutélaire de la poésie selon Shelley : elle ne se manifeste qu’un temps dans les cieux, pour ensuite demeurer invisible le reste de la journée avant de réapparaître aux limites de la nuit. Elle possède deux noms, dont aucun ne recouvre en entier ses différentes manifestations : en effet, entre le moment où elle se nomme Lucifer et le moment où elle devient Hesper, elle ne disparaît pas tout à fait, mais sa présence ténue, derrière le voile de la lumière solaire, ne correspond à aucun nom connu. Elle est le symbole de la difficulté qu’éprouve le poète à nommer une beauté spirituelle qu’il ne peut appréhender que partiellement, mais également la constance de son désir pour cette beauté.
36Epipsychidion traite de la relation indirecte et satellitaire qu’entretient le trope poétique à son objet d’amour : la beauté absolue. Le sens originel du trope est d’ailleurs astronomique, le nom désignait alors le mouvement du Soleil20. Cette représentation est directement issue de l’astronomie poétique de Dante, qui fait de la configuration du ciel l’anagogue de la relation entre l’écriture et la Beauté divine qu’elle cherche à exprimer :
De par les similitudes exposées, on peut voir qui sont les moteurs à qui je parle. Car ce sont les moteurs de la Rhétorique, à la manière de Boèce et de Cicéron (qui, par la douceur de leurs propos, comme il a été dit plus haut, me mirent sur la voie de son amour, c’est-à-dire l’étude de la très gente dame qu’est la Philosophie) grâce aux rayons de cette étoile, qui est l’écriture de celle-ci : ainsi en toute science l’écriture est-elle une étoile pleine de lumière, qui démontre cette science. (Le Banquet, trad. C. Bec, p. 247)
37Pour Dante, c’est l’écriture lumineuse de Boèce et de Cicéron qui, lui faisant aimer la Dame Philosophie, l’a éloigné de Béatrice. Il explique pourquoi il a choisi de symboliser cette écriture par la Sphère de Vénus :
La première similitude est la révolution de l’un et de l’autre autour d’un centre immobile qui lui est propre. […] De même, chaque science tourne autour de son sujet, qu’elle ne déplace pas, parce qu’aucune science ne démontre son sujet, mais le suppose. (ibid., p. 239)
38Le principe de l’épicycle est que l’étoile et sa sphère ne tournent pas autour d’un même centre, mais chacun autour d’un centre qui lui est propre. L’épicycle* était un concept astronomique qui servait à corriger partiellement les disparités entre théorie et observation dans le système astronomique de Ptolémée. De même, selon Dante, l’écriture philosophique, comme le ciel de Vénus, ne tourne pas autour du même centre que son étoile, à savoir l’objet qu’elle cherche à atteindre et à démontrer.
39L’épicycle introduit en effet une duplicité dans la transparence des signes du ciel, comme le rappelle Raphaël à Adam, qui souhaiterait pouvoir déchiffrer le plan de la Création à même les astres errants :
[…], when they come to model heaven
And calculate the stars, how they build, unbuild, contrive
To save appearances, how gird the sphere
With centric and eccentric scribbled o’er,
Cycle and epicycle, orb in orb:
(John Milton, Paradise Lost, livre VIII, v. 79-84)21
40À vouloir « sauver les apparences », à privilégier l’observation empirique sur la contemplation philosophique, les astronomes ont en réalité brouillé la connaissance astronomique. Ils ont tracé sur le dôme du ciel excentriques et épicycles qui recouvrent l’agencement des étoiles et le rendent illisible.
41Dans Epipsychidion, poème pétri de philosophie platonicienne, les noces cosmiques rêvées de la Beauté et de la Vérité se dégradent dans les perturbations d’un univers newtonien instable22. Ainsi, Epipsychidion se présente sous la forme d’un poème-cosmos à la recherche d’un centre stable dans des cieux en proie au mouvement constant : « A Star / Which moves not in the moving Heavens, alone » (v. 60-61).
42La voix poétique recherche en effet son psychidion, sa « petite âme », cette image idéale du moi que Shelley avait décrit dans Essay on Love (rédigé vers 1818) :
Nous discernons à peine, dans la part spirituelle de notre être, comme une miniature du moi, dénuée de tout ce que nous condamnons ou méprisons en nous-mêmes, prototype idéal de tout ce que nous pouvons concevoir d’excellent et d’aimable dans la nature humaine. Il s’agit non seulement du portrait de notre apparence extérieure, mais aussi d’un assemblage des plus petits détails dont notre nature est composée, miroir dont la surface ne reflète que des images pures et lumineuses : âme au sein de notre âme qui décrit un cercle autour de son propre Paradis, cercle que la douleur, le chagrin ou le mal n’osent envahir. (dans SP, p. 170)
43Dans cette étrange rêverie, l’âme humaine est symbolisée par un cercle dans lequel est pris un second cercle, le psychidion, petite âme idéale. Ces deux cercles ne sont cependant pas parfaitement concentriques : « a soul within our soul that describes a circle round its proper Paradise » dans le texte original. Le psychidion, objet d’amour pour l’âme individuelle, gravite autour d’un centre qui lui est propre. Shelley introduit ici une sorte d’épicycle symbolique entre l’âme individuelle et son objet d’amour, qui ne gravitent pas autour du même centre et se trouvent donc en décalage constant.
44Fernand Hallyn a su révéler les répercussions métaphysiques de ce petit cercle, qui rompt la relation spéculaire et fusionnelle de la Terre aux corps célestes et dont « l’utilisation […] est ressentie comme une perturbation de la relation parfaite et close entre un centre et sa circonférence » (La Structure poétique du monde, p. 154). De même, dans Epipsychidion, la relation du poète à son astre tutélaire est nimbée de mystère :
There was a Being whom my spirit oft
Met on its visioned wanderings, far aloft,
In the clear golden prime of my youth’s dawn,
[…]
Her Spirit was the harmony of truth. – (E, v. 190-216)23
45Étoile du matin, entrevue à l’aube de sa jeunesse, l’être de lumière est garant de l’harmonie de ce monde poétique dans la mesure où elle incarne les noces de la Beauté et de la Vérité, cette Intellectual Beauty que Shelley chercha toute sa vie.
46Shelley se situe de ce point de vue dans la lignée de Dante qui, dans son Banquet, s’adresse à la sphère de Vénus pour lui signifier la perte de l’objet de son amour :
Ye who intelligent the third sphere move
Hear the discourse which is within my heart
Which cannot be declared, it seems so new;
The Heaven whose course follows your power and art,
O gentle creatures that ye are, out of
The state in which I find myself, me drew,
And therefore may I dare to speak to you.
[…]
This lowly thought, which once would talk with me
Of a bright Seraph, sitting crowned on high
Found such a cruel foe, it died.
(ch. II, v. 1-29 ; trad. P.B. Shelley)24
47Il s’agit d’un extrait de la traduction par Shelley du chant II du Banquet. Ce poème, dont le premier vers est inscrit en exergue d’Epipsychidion, traite en effet d’une mauvaise conjonction astrale qui cause une souffrance d’ordre spirituel au poète : les Intelligences qui meuvent la sphère de Vénus ont, par leur force, détourné son cœur de la douce contemplation de l’âme de Béatrice, qui élevait Dante vers l’Empyrée, le rapprochait de Dieu. Pour faire comprendre la nature du mal qui le détourne de la Beauté, Dante commence par décrire la conformation malheureuse des cieux :
Sur le dos de ce cercle, dans le Ciel de Vénus, dont on traite maintenant, se trouve une petite sphère qui d’elle-même tourne dans le ciel ; son cercle est appelé épicycle par les astrologues. […] Bien que l’on ait dit qu’il y a dix cieux, selon la vérité ce nombre ne les comprend pas tous ; car celui dont on a fait mention, c’est-à-dire l’épicycle où est fixée l’étoile, est un cercle en soi, ou une sphère ; et il n’a pas la même essence que celui qui la porte, bien qu’il soit en soi par nature plus proche que les autres. (Le Banquet, trad. C. Bec, p. 219)
48La troisième sphère est caractérisée par une disjonction entre le mouvement de la sphère elle-même et le mouvement de l’astre qu’elle porte, qui tourne sur son épicycle.
49Bien qu’il choisisse une représentation newtonienne de l’univers dans Epispychidion, Shelley se place sous une conjonction astrale symbolique fort similaire. Le désir que le poète nourrit pour l’étoile est une réminiscence de l’eros platonicien, amour physique qui conduit à la Beauté spirituelle hors de la Caverne des illusions et des idoles :
Then, from the caverns of my dreamy youth
I sprang, as one sandalled with plumes of fire,
And towards the loadstar of my one desire,
I flitted, like a dizzy moth, whose flight
Is as a dead leaf ’s in the owlet light,
When it would seek in Hesper’s setting sphere
A radiant death, a fiery sepulchre,
As if it were a lamp of earthly flame. –
But She, whom prayer or tears then could not tame,
Past, like a God throned on a winged planet,
Whose burning plumes to tenfold switfness fan it,
Into the dreary cone of our night’s shade; (E, v. 217-228)25
50En une fusion symbolique déroutante seulement en apparence, l’être aimé prend la forme tour à tour de Vénus (« Hesper », v. 222) et de l’étoile du Nord (« the loadstar », v. 219) : pourchassant Vénus, le poète croit pouvoir l’atteindre en cherchant un point fixe, à la manière de l’étoile du Nord, que l’on croyait immobile dans les cieux au temps de Ptolémée (car elle se situe en réalité face à l’axe de rotation diurne de la Terre). Au contraire, Vénus ne se trouve pas là où le poète s’élance. Comme le psychidion de l’Essay on Love, elle suit une trajectoire qui lui est propre et qui est toujours quelque peu décalée par rapport à celle de l’âme individuelle qui l’aime et la désire.
51Comme le rappelle Laplace, le mouvement réel de Vénus est en effet différent de la perception spontanée que peut en avoir l’observateur terrestre : « La rétrogradation commence ou finit, quand la planète, en se rapprochant, le soir, du soleil, ou en s’en éloignant, le matin, en est distante d’environ trente-deux degrés. » (Exposition du système du monde, p. 33) Du fait de ses rétrogradations, que l’on expliquait du temps de Dante grâce aux épicycles, l’observateur terrestre ne peut prévoir la position de l’étoile, qui se met à reculer au crépuscule, c’est-à-dire au moment de son coucher (« Hesper’s setting sphere »). La représentation d’un observateur au point de vue troublé, cherchant l’étoile à l’aveuglette, est prégnante dans le poème de Shelley, grâce à la référence au jeune hibou (« the owlet ») et à la phalène (« a dizzy moth »). Comme dans Le Banquet, le poète exprime sur le mode astronomique le décalage constant entre l’objet de son désir et sa propre trajectoire poétique, qui l’amène à s’égarer dans l’illusion.
52Dans Le Banquet, ce mouvement détourné de Vénus entraîne le poète dans une errance spirituelle : « votre opération, à savoir votre circulation, est ce qui m’a entraîné dans ma condition présente » (trad. C. Bec, p. 225). En effet, ce mouvement provoque une ardente flamme dans le cœur des hommes :
Il est donc raisonnable de croire que les moteurs […] du ciel de Vénus sont les Trônes. Informés par nature de l’amour du Saint-Esprit, ils accomplissent leur opération, conforme à leur nature, c’est-à-dire le mouvement de ce ciel, plein d’amour, la forme de ce ciel en tire une ardeur vertueuse, par l’effet de laquelle les âmes d’ici-bas s’enflamment d’amour selon leur disposition. (ibid., p. 224)
53De même, dans Epipsychidion, le Trône, « a God throned on a winged planet », entraîne l’étoile dans une course si erratique qu’elle s’enflamme. Le cône d’ombre, « the dreary cone of our night’s shade », désigne l’ombre portée de la Terre telle qu’elle est décrite par Laplace : « Le globe terrestre projette derrière lui relativement au Soleil, un cône d’ombre dont l’axe est sur la droite qui joint les centres du Soleil et de la Terre. » (Exposition du système du monde, p. 24) Le point de vue terrestre de l’observateur, plongé dans la nuit, l’empêche de suivre du regard l’étoile lorsqu’elle se couche et continue son parcours autour du Soleil.
54Cela n’est pas sans rappeler l’ode de Wordsworth, Intimations of Immortality from Recollections of Early Childhood, qui hante les derniers poèmes de Shelley :
Our birth is but a sleep and a forgetting:
The Soul that rises with us, our life’s Star,
Hath had elsewhere its setting,
And cometh from afar: (v. 58-61)26
55Nous croyons que l’étoile qui illumine notre esprit se lève au moment de notre venue au monde, mais notre incarnation en marque au contraire le déclin et scelle son passage dans l’ombre. Ainsi, l’épipsychée, qui devait éclairer l’esprit du locuteur, échappe à son regard. Elle est dissimulée aux antipodes, tandis que l’observateur se trouve sous l’ombre portée de la Terre, dont le corps opaque symbolise la condition incarnée du poète et son point de vue limité.
56L’errance du poète d’Epipsychidion est alors vécue comme la découverte d’un mutisme de la nature :
I questioned every tongueless wind that flew
Over my tower of mourning, if it knew
Whither ‘twas fled, this soul out of my soul; (E, v. 236-238)27
57Mais également comme l’incapacité de la poésie à exprimer la beauté et à conserver la trace de l’être aimé :
But neither prayer nor verse could dissipate
The night which closed on her; nor uncreate
That world within this Chaos, mine and me,
Of which she was the veiled Divinity, (E, v. 241-244)28
58Le mouvement apparemment erratique de Vénus sème le chaos dans le poème-cosmos qui représente la conscience du locuteur. Il empêche ce dernier, enchaîné à sa condition, de suivre l’étoile du regard. « L’âme au sein de notre âme » de Essay on Love est devenue « this soul out of my soul » : la trajectoire de Vénus la place régulièrement hors du champ de vision du poète. Identifiée à Prométhée, étymologiquement celui qui voit en avance, dans les œuvres précédentes de Shelley, la voix poétique d’Epipsychidion devient plus proche d’Épiméthée, celui qui voit ensuite, celui qui appréhende la réalité en décalage, trop tard. Comme le souligne le préfixe epi, il est celui qui doit se cantonner aux épiphénomènes sublunaires au lieu de s’élancer vers la sphère des étoiles. Il doit rester à la surface du monde et ne peut atteindre les hauteurs spirituelles représentées par l’étoile.
59Cette perte est à l’origine du poème puisqu’elle détermine la quête du locuteur : « In many mortal forms I rashly sought / The shadow of that idol of my thought29 » (E, v. 267-268). Ce dernier cherche alors des substituts de chair à la clarté spirituelle de Vénus. Ces amantes sont représentées dans le poème par des astres à l’éclat plus faible que celui de la Vision originelle :
[…] One stood on my path who seemed
As like the glorious shape which I had dreamed,
As is the Moon, whose changes ever run
Into themselves, to the eternal Sun; (E, v. 277-280)30
60Tout comme l’éclat de la Lune n’est que la réflexion de celui du Soleil, la lumière de cette amante est une lueur réfléchie, un reflet atténué : « le croissant de la Lune, constamment dirigé vers le Soleil, indique évidemment qu’elle en emprunte la lumière » de plus, il a été « trouvé par l’expérience que la lumière de la pleine Lune est environ trois cent mille fois plus faible que celle du Soleil » (Pierre Simon de Laplace, Exposition du système du monde, p. 23 et 27). Elle ne crée pas l’illumination mais une lueur illusoire qui permet au locuteur d’échapper un temps à la conscience douloureuse de son obscurité essentielle :
[…] Young and fair
As the descended Spirit of that sphere,
She hid me, as the Moon may hide the night
From its own darkness, […] (E, v. 285-288)31
61La relation de dépendance de la planète au luminaire est alors celle d’un corps opaque à une source de lumière inconstante. Les états de conscience du poète sont ainsi décrits comme autant de changements, au gré des phases de la Lune :
[…], with her downward face
Illumining my slumbers, like the Moon
Waxing and waning o’er Endymion.
And I was laid asleep, spirit and limb,
And all my being became bright or dim
As the Moon’s image in a summer sea,
According as she smiled or frowned on me; (E, v. 292-298)32
62Le regard tourné vers le bas, la Lune se lève et se couche auprès de lui comme auprès d’Endymion. Shelley fait ici référence au mythe de Sélénée qui, par amour, plongea Endymion dans un sommeil éternel pour le garder près d’elle dans sa caverne. Shelley place ainsi le thème de l’illusion et de la léthargie créatrice au cœur de la relation à l’astre lunaire.
63Cette clarté dérivée s’adresse en effet au corps et non à l’esprit : « [It] warms but not illumines » (E, v. 285), elle réchauffe, mais n’éclaire pas. La clarté lunaire fait partie de ces lumières qui échauffent sans pouvoir illuminer. Ainsi, dans Prometheus Unbound, le char de la Lune irradie d’un feu sans lumière : « Tempering the cold and radiant air around, / With fire that is not brightness33 » (PU, acte IV, v. 229-230). Il s’agit d’une référence aux lumières infrarouges et ultraviolettes découvertes par William Herschel34. Une chaleur obscure tombe de la Lune et vient se mêler à sa froide clarté pour symboliser le désir comme expérience mystérieuse où la proximité extrême des corps donne paradoxalement lieu à un sentiment d’opacité plutôt que de transparence.
64Ainsi, après avoir été plongé dans une léthargie créatrice par la clarté atténuée de la Lune, le locuteur d’Epipsychidion rencontre le Soleil en la personne d’Emily :
Soft as an Incarnation of the Sun,
When light is changed to love, this glorious One
Floated into the cavern where I lay,
And called my Spirit (E, v. 335-338)35
65Emily est la Vision originelle faite femme, ce qui pose, de fait, la question de l’incarnation de la lumière, de son devenir dans les corps. « Light is changed to love » : la lumière subit une nouvelle conversion en devenant le corps de l’être aimé. Au moment de la Vision originelle, la radiance de Vénus était si intense que le poète ne pouvait la regarder : « She met me, robed in such exceeding glory, / That I beheld her not36 » (E, v. 199-200). Au contraire, Emily rend sensible cet éclat en l’atténuant d’un voile :
Seraph of Heaven ! too gentle to be human,
Veiling beneath that radiant form of Woman
All that is insupportable in thee
Of light, and love, and immortality ! (E, v. 21-24)37
66Les tissus vivants sont autant de voiles qui recouvrent l’intensité lumineuse. Emily, figure solaire, est à la Vision ce que le Soleil est au Bien dans l’allégorie platonicienne de la Caverne, à savoir une simple analogie, une image dans le monde naturel qui puisse évoquer le monde spirituel. L’image du soma/sema devient celle d’un corps qui emprisonne la lumière.
67L’un des plus beaux passages d’Epipsychidion concentre ainsi les méditations poétiques de Shelley sur l’écriture comme expérience de la dérivation lumineuse, de l’éclipse et de la disjonction astrale :
So ye, bright regents, with alternate sway
Govern my sphere of being, night and day!
Thou, not disdaining even a borrowed might;
Thou, not eclipsing a remoter light; (E, v. 360-363)38
68S’adressant aux substituts qu’il vient de mettre en scène, il désigne la lueur de la Lune comme le pâle reflet d’une clarté supérieure et s’adresse au Soleil pour que son éclat de chair ne vienne pas éclipser la radiance de la beauté spirituelle. L’écriture devient alors une expérience de l’opposition astrale, le poète étant écartelé entre deux lumières partielles à défaut de pouvoir contempler directement la lumière spirituelle. Epipsychidion pose ainsi la question du devenir de la lumière au contact des corps : chairs des amants mais également corps opaque qu’est, selon Shelley, le médium poétique.
69Le poème donne corps à la Vision, mais cette incarnation par le verbe est un processus d’opacification :
An image of some bright Eternity;
A shadow of some golden dream; a Splendour
Leaving the third sphere pilotless; a tender
Reflection of the eternal Moon of Love,
Under whose motions life’s dull billows move;
A Metaphor of Spring and Youth and Morning;
(E, v. 112-119)39
70Le passage très rapide d’une métaphore à l’autre, à la manière des vitesses colossales des corps célestes qui se déplacent en permanence au-dessus de l’observateur, dévoile la course erratique du signifiant à la poursuite d’un signifié élusif. Une même position à l’attaque du vers crée dans la citation une relation d’équivalence entre « image » et « shadow », ainsi qu’entre « reflection » et « metaphor ». Emily reflète davantage les opérations du langage qu’elle ne reflète l’absolu. Elle est une figure de la poésie comme leurre, qui invite à lâcher la proie pour l’ombre. Ainsi, le vers 33 « the dim words which obscure thee now40 », pose le processus d’écriture comme une opacification. Le poème est un milieu semi-opaque qui altère la beauté originelle en tentant de la révéler : le trope vient s’interposer, à la manière d’une éclipse, devant le corps céleste dont le poète cherche à exprimer la radiance.
Notes de bas de page
1 « Elle avait un bateau que, selon quelques-uns, Vulcain avait fabriqué à Vénus, pour servir de char à son étoile ; mais il avait été trouvé trop faible pour être chargé de toutes les ardeurs qui sont dans cette sphère ; et ainsi elle l’avait vendu » (trad. F. Rabbe, t. III, p. 229).
2 « Autour du soleil tu te hâtes, / […] / Moi, vierge tant enamourée / Dont l’esprit fléchit, affaibli, / Sous le plaisir de la passion, / Comme démente je tournoie » (trad. R. Ellrodt, p. 401).
3 « Divisez la souffrance, les déchets : vous pouvez / Les diminuer au point que tout est consumé ; / Divisez le plaisir, l’amour et la pensée : / Chaque partie excède le tout, on ne sait / S’il reste à partager, combien l’on peut gagner / De plaisir, s’épargner de chagrin » (ibid., p. 497).
4 « Jumelles Sphères de clarté qui gouvernez / Cette terre passive, monde d’amour, ce moi, / Éveillant à la vie tous ses fruits et ses fleurs ; / Qui dardez un pouvoir magnétique en son cœur » (ibid., p. 509).
5 « Et toi aussi, Comète à la beauté farouche / Qui attira le cœur d’un fragile Univers / Vers ton cœur, et dans ce cataclysme où l’attrait / Et la répulsion alternaient, laissas le tien / S’égarer, l’autre se briser » (ibid.).
6 « D’autres s’élançaient avec des traînées de flamme, comme des mondes emportés à la mort et à la ruine » (trad. F. Rabbe, t. I, p. 38).
7 « Pourquoi tarder, te détourner, te révolter, / Mon Cœur ? Tes espoir t’ont devancé : de tout / En ce monde ils se sont éloignés ; c’est à toi / De partir maintenant. Une lumière a fui / De l’an qui tourne, de l’homme et de la femme ; ce qui / T’est cher encore séduit pour t’accabler, repousse / Pour t’étioler. » (trad. R. Ellrodt, p. 563)
8 Voir, par exemple, R. Holmes, Shelley, The Pursuit, p. 635.
9 « La Pucelle me prit sur la Lande / Où je dansais allégrement, / Elle me mit dans son Cabinet / Et le Ferma d’une Clef dorée. / Ce cabinet est fait en Or, / En Nacre, en Cristal éclatant ; / Il s’ouvre au-dedans sur un Monde / Et sur une exquise petite Nuit de Lune. » (trad. P. Leyris, t. II, p. 147)
10 « Je tentai de saisir la Forme du tréfonds / En furieux, avec des mains de flamme, / Mais je brisai la paroi de Cristal / Et je deviens comme un Bambin en Pleurs – » (ibid.).
11 « Nous deviendrons pareils, nous ne serons qu’une Âme / En deux corps, – pourquoi deux ? – une même passion / Qui dans ces cœurs jumeaux a grandi, croît encore, / Et tels deux météores dont le feu se dilate, / Ces sphères qu’elle emplit deviendront une seule, / Se touchant, se mêlant, transfigurées, toujours / Brûlant, mais sans jamais pouvoir se consumer, / Chacune nourrie de la substance de l’autre ; / Ces flammes trop légères, trop pures, trop subtiles / Pour nourrir leur éclat d’un indigne aliment, / S’élèvent vers le Ciel et ne peuvent mourir, / Même espoir en deux volontés, en deux esprits, / Culminant, même volonté, unique vie, / Mort unique, Ciel unique, unique Enfer, unique / Immortalité, unique néant. » (trad. R. Ellrodt, p. 523)
12 « La loi de la réaction est irrévocable : une catastrophe attend la totalité du monde créé, car la matière reviendra inéluctablement à son centre et à son unité compacte […]. Le suicide cosmique est toutefois le signal d’une renaissance. » (Jean Starobinski, Action et réaction, p. 265)
13 « Étoile après étoile se précipiteront des hautes voûtes des cieux / Les soleils fondront sur les soleils, les systèmes anéantiront les systèmes ; / Éperdus, éteints, tous tomberont vers un unique centre obscur / Et Mort, Nuit et Chaos les confondront tous. »
14 Je traduis d’après cette version anglaise : « But by the action of a force so great it is unavoidable that all bodies within, nay, and far beyond, the bounds of the planetary system must descend directly toward the sun, unless by some other motions they are impelled towards other parts : nor is our earth to be excluded from the number of such bodies […]. » (trad. B. I. Cohen et A. Whitman)
15 « Son calcul donne environ 10 millions de masses solaires, ce qui correspond à ce que nous appelons aujourd’hui un trou noir supermassif. » (J.-P. Luminet à propos des calculs de Laplace, article « Trou noir », dans Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, p. 961)
16 « Les mots ailés sur qui mon âme veut s’élever / Au plus haut du plus pur univers de l’Amour / Sont pour son vol de feu des entraves de plomb » (trad. R. Ellrodt, p. 523).
17 Vénus est visible à l’œil nu la nuit au maximum trois heures avant le lever du soleil ou après le coucher du soleil. De jour, la lumière plus intense du soleil recouvre sa radiance.
18 « Les éclairs de son esprit dardaient / Une lumière semblable à la flamme sereine de l’Étoile du Soir / Dédoublée à travers des larmes de bonheur ».
19 « Brille comme Lucifer, cet Éden errant » ; « Pour chercher au couchant de l’Étoile du Soir / […] une mort radieuse » (trad. R. Ellrodt, p. 515 et 501).
20 « Le retournement du Soleil au tropique » (Oxford English Dictionary, article « trope », sens 3, non paginé).
21 « Quand dans la suite ils viendront à mouler le ciel et à calculer les étoiles. Comme ils manieront la puissante structure ! comme ils bâtiront, débâtiront, s’ingénieront pour sauver les apparences ! comme ils ceindront la sphère de cercles concentriques et excentriques, de cycles et d’épicycles, d’orbes dans les orbes, mal écrits sur elle ! » (trad. F.-R. de Chateaubriand, p. 322)
22 Nous chercherons ici à développer la piste de recherche esquissée par Charles D. Locock et Harold Bloom : voir H. Bloom, Shelley’s Mythmaking, p. 209.
23 « Il existait un être, que mon âme souvent / A rencontré là-haut dans ses visions errantes, / Au clair matin doré de ma prime jeunesse, / […] / Son esprit créait une harmonie du Vrai. » (trad. R. Ellrodt, p. 499)
24 « Vous dont l’esprit meut le troisième ciel, / Écoutez les raisons que j’ai au cœur, / Je ne sais les dire tant elles me semblent nouvelles. / Le ciel qui suit votre force, / Nobles créatures que vous êtes, / M’entraîne en l’état où je me trouve. / Le récit de la vie que je mène / Paraît donc dignement s’adresser à vous : / […] / Elle trouve un ennemi qui l’accable, / Cette humble pensée, qui me parlait / D’une angèle au ciel couronnée. » (trad. C. Bec, p. 211)
25 « Hors des cavernes où rêvait ma jeunesse, alors / Je bondis, comme ayant à mes pieds des sandales / De feu, et vers l’étoile aimantant mon désir / Unique, volai – moucheron éperdu, fuyant / Comme une feuille morte à l’heure du hibou, / Pour chercher au couchant de l’étoile du soir / (Qu’il prend pour une lampe à la flamme terrestre), / Une mort radieuse, un sépulcre embrasé. – / Mais, insensible alors aux larmes, aux prières, / Et tel un Dieu trônant sur sa planète ailée / Dont ses plumes de feu décuplent la vitesse / Elle passa, entrant dans un cône de nuit, / L’ombre portée de notre vie. » (trad. R. Ellrodt, p. 499-501)
26 « Notre naissance n’est que sommeil et oubli. / L’âme éclose avec nous, étoile de la vie, / Ailleurs fut se coucher / Et provient de très loin. » (trad. D. Peyrache-Leborgne et S. Vige, p. 329)
27 « J’interrogeai tous les vents muets qui volaient / Sur la tour de mon deuil, demandant s’ils savaient / Où avait fui cette âme émanée de mon âme » (trad. R. Ellrodt, p. 501).
28 « Mais ni vers ni prières ne purent dissiper / cette nuit refermée sur elle, ni abolir / Ce monde au sein de ce Chaos – ma vie et moi – / Assujetti à sa divinité voilée » (ibid.).
29 « En maintes formes mortelles, imprudemment / J’ai cherché l’ombre de cette idole de ma pensée » (ibid., p. 503).
30 « Sur ma route une Femme était là / Semblable en gloire à la Forme dont j’avais rêvé / Autant que l’est la Lune au Soleil éternel / En la succession de ses changements sans fin » (ibid.).
31 « Jeune et belle / Venus vers moi comme l’Esprit de cette sphère, / Me cachant à moi-même comme la Lune cache / À la nuit sa noirceur » (ibid., p. 505).
32 « Penchant son visage, / Elle illumina mon sommeil comme le fit / La Lune, croissant et décroissant, sur Endymion. / Et comme je dormais, corps et âme, tout mon être, / Comme un reflet de Lune dans une mer d’été / Devenait lumineux ou nébuleux selon / Qu’elle me souriait ou fronçait le sourcil » (ibid.).
33 « Tempérant autour de lui l’air froid rayonnant / De ce feu sans éclat » (ibid., p. 385).
34 Voir, dans cet ouvrage, p. 196.
35 « Telle une douce Incarnation du Soleil, / Quand la lumière se change en amour, cette Gloire / Flottante entra dans la caverne où je dormais, / Et appela mon Âme » (trad. R. Ellrodt, p. 507).
36 « Elle vint vers moi / Enveloppée d’une splendeur extrême au point / D’être invisible. » (ibid., p. 499)
37 « Séraphin du Ciel ! Toi trop gracieuse pour être / Humaine, voilant sous la radieuse apparence / De femme ce qu’a d’insoutenable en toi l’éclat / De lumière et d’amour et d’immortalité ! » (ibid., p. 487)
38 « De même, radieuses régentes, en alternance / Gouvernez nuit et jour la sphère de mon être ! / Toi, sans dédaigner même un pouvoir emprunté / Toi, sans éclipser une clarté plus lointaine » (ibid., p. 509).
39 « Image d’une resplendissante Éternité ; / L’ombre d’un rêve d’or ; une Splendeur qui laisse / La Sphère de Vénus sans pilote ; Reflet tendre / De l’éternelle Lune d’Amour attirant / Les vagues inertes de la vie ; Métaphore / Du Matin, du Printemps et de la Jeunesse » (ibid., p. 493).
40 « Ces ternes mots, qui maintenant te voilent » (ibid., p. 487).
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