Chapitre VI. « We murder to dissect » : Regard clinique et vision poétique
p. 161-195
Texte intégral
1La connaissance du corps, de ses replis, apporte-t-elle une authentique connaissance de soi ? L’objectivité dont se réclame le langage scientifique, supposé purement dénotatif, est-elle source de transparence ou d’opacité ?
Souffles et symptômes : le poète consomptif
2Le motif de l’amenuisement trouve d’autres prolongements imaginaires inspirés des sciences dans la symbolique shelleyenne de la consomption. Adonais se conclut sur l’appel de la mort :
The breath whose might I have invoked in song
Descends on me; […]
[…]
I am borne darkly, fearfully, afar;
Whilst burning through the inmost veil of Heaven,
The soul of Adonais, like a star,
Beacons from the abode where the Eternal are. (A, v. 487-495)1
3Le souffle de l’inspiration ne peut investir le poème qu’au moment où la radiance d’Adonais le consume. La vie spirituelle est un feu qui vient purifier le corps mortel en le détruisant, exaltant l’âme du poète.
4C’est pourquoi, dans « Ode to the West Wind » (1819), Shelley ne choisit pas comme symbole de la capacité de profération du poète le doux souffle de Flavonius, qui favorise la végétation au printemps, mais le vent d’ouest, dont le souffle mortifère annonce la venue de l’hiver sur le monde végétatif. À l’invocation inaugurale « Destroyer and Preserver ; hear, O, hear ! » (v. 14) répond celle de Paracelse : « la destruction parfait le bien ». Ainsi, les lèpres qui recouvrent les feuilles mortes préparent le terreau des transmutations à venir :
O wild West Wind, thou breath of Autumn’s being,
Thou, from whose unseen presence the leaves dead
Are driven, like ghosts from an enchanter fleeing,
Yellow, and black, and pale, and hectic red,
Pestilence-stricken multitudes: […] (WW, v. 1-5)2
5La palette automnale appliquée par Shelley semble parcourir les différents stades de la transfiguration alchimique. Dans De icteritiis, Paracelse détaille les trois stades de la transmutation. À la couleur de la matière vivante se substituent peu à peu le nigredo, l’albedo et le rubedo :
La Mort est la mère des teintes, car ces dernières émergent de la mortification des corps, qui contiennent les couleurs en puissance, tout comme en la graine sommeillent le vert, le jaune, le noir, le bleu et le pourpre, qui sont cependant invisibles tant que la graine n’a pas péri dans la terre, et que le soleil ne les a pas préparées et produites, afin que ce qui était jusqu’alors dissimulé aux sens leur soit désormais révélé.3
6Le vent d’ouest est le fossoyeur des graines, « Who chariotest to their black wintry bed / The winged seeds4 » (v. 6-7), les menant vers la mortification. « Vent de l’Ouest » est en effet le nom secret de la Pierre philosophale5, car la Pierre est l’incarnation du spiritus mundi, principe igné qui irrigue le monde matériel :
L’œuvre […] est parachevé par la sanctification, la purification radicale de l’être humain, qui s’opère grâce à la descente de l’esprit divin, du « feu secret » […]. L’artiste cherche à réaliser l’œuvre matériel, qui a pour agent l’énergie vivante et universelle, le Spiritus mundi ; il cherche à faire surgir le rayon igné, impérissable, enfermé au sein de la matière obscure et informe ; pour ce faire, il doit capter le Feu de Nature, cet Esprit sans lequel rien ne peut croître ni végéter dans le monde […]. (Serge Hutin, L’Alchimie, p. 101-102)
7Ainsi, lorsque le vent d’ouest met à mort le monde naturel des champs et des mers, il rejoint la formule de Paracelse, qui définit l’arcane comme porteuse de régénération spirituelle, « il s’agit de l’esprit du cinquième élément, […], Moteur de la Mer et du Vent, qui précipite les pluies, garant de la force de toute chose6 » :
[…] Thou dirge
Of the dying year, to which this closing night
Will be the dome of a vast sepulchre,
Vaulted with all thy congregated might
Of vapours, from whose solid atmosphere
Black rain, and fire, and hail will burst: O, hear! (WW, v. 23-28)7
8Le monde naturel devient un vaste alambic, « the dome of a vast sepulchre », théâtre de la sublimation du souffle igné, « thy congregated might / Of vapours ». Le spiritus mundi est à l’œuvre dans le poème tout entier, chargé de feu, « unextinguished hearth » (v. 66), la voix poétique tentant d’exalter son souffle au contact du vent d’ouest : « Be thou, spirit fierce, / My spirit! Be thou me, impetuous one8! » (WW, v. 61-62) Le poème de Shelley se clôt sur l’espoir d’une parole en attente d’une régénération bien supérieure aux cycles de génération et de corruption auxquels sont soumis les êtres naturels :
Be through my lips to unawakened earth
The trumpet of a prophecy! O, wind,
If Winter comes, can Spring be far behind? (v. 68-70)9
9L’Hiver et le Printemps ne sont pas l’hiver de la mort de la nature et le printemps de son retour à la vie. L’Hiver est la mortification, phase de latence et de souffrance, de passion christique (comme l’indique le vers 54 « I fall upon the thorns of life! I bleed10! »), qui mène au Printemps de la transmutation.
10À la fin d’Adonais, le spiritus se manifeste sous la forme d’un souffle igné qui parcourt également le règne naturel :
The Light whose smile kindles the Universe,
That Beauty in which all things work and move,
That Benediction which the eclipsing Curse
Of birth can quench not, that sustaining Love
Which through the web of being blindly wove
By man and beast and earth and air and sea,
Burns bright or dim, as each are mirrors of
The fire for which all thirst; now beams on me,
Consuming the last clouds of cold mortality. (A, v. 478-486)11
11Ce souffle lumineux traverse les quatre éléments, « through […] earth and air and sea, / Burns bright or dim », car il en est l’arcane ; il est la puissance qui sommeille en eux, leur véritable essence, ouverte à la transmutation. Il symbolise le chant parfait, dont l’incantation permet la purification du monde naturel, pour le faire entrer en contact avec le monde de l’esprit. L’humidité du souffle organique, que l’on sait composé de vapeur d’eau depuis les travaux de Priestley sur la respiration, est purifiée au contact du spiritus lors de la mort du poète, mise en scène à la fin du poème : « Consuming the last clouds of cold mortality ». La consomption qui tua Keats est représentée comme un feu interne qui raffine le souffle, mais dévore l’individu en le purifiant ; Susan Sontag rappelle ainsi dans son étude sur l’imaginaire de la tuberculose, Illness as Metaphor, que « la personne atteinte de tuberculose est “consumée”, brûlée » (p. 14). La définition médicale de la tuberculose à l’époque de Shelley est celle d’un corps qui se consume de ne savoir s’alimenter convenablement : « cette maladie est due à une nutrition déficiente, ou à un déclin précoce du corps, par affaiblement progressif de la masse musculaire » (The Cyclopædia, 1781-1786, article « Consumption », non paginé). Elle renvoie dans la poésie shelleyenne au sentiment d’insatisfaction du poète face au monde, qui le nourrit d’un air appauvri, viciant son souffle au lieu de le vivifier. Dans la préface à Adonais, Shelley livre ainsi un regard clinique sur la mort de Keats :
La sauvage critique de son Endymion, publiée dans la Quarterly Review, produisit sur cet esprit susceptible le plus violent effet ; l’agitation à laquelle elle donna naissance aboutit à la rupture d’un vaisseau dans les poumons ; une rapide consomption s’ensuivit, et les hommages que des critiques plus candides rendirent ensuite à la puissance de ses facultés ne purent guérir une blessure si étourdiment infligée. (dans SP, p. 329 ; trad. F. Rabbe, t. III, p. 265-266)
12Cette explication renvoie à l’opinion médicale alors très répandue selon laquelle les êtres d’exception, doués de passions à l’intensité hors du commun, sont les principales victimes de la maladie, comme si une existence émotionnelle plus intense consumait la vitalité : « les signes de prédispositions sont […] une grande sensibilité, une pénétration d’esprit hors du commun, un comportement doux et aimable » (The British Encyclopædia, article « Phtisis, or Pulmonary Consomption », non paginé). La subtilité du souffle de Keats, qui marque sa vulnérabilité dans le monde d’ici-bas, est le prix à payer pour atteindre la sphère des auteurs immortels : « He came ; and bought, with price of purest breath, / A grave among the eternal12 » (A, v. 57-58). La consomption permet paradoxalement d’échapper par la mort à la contagion du monde :
Envy and calumny and hate and pain,
And that unrest that men miscall delight,
Can touch him not and torture not again;
From the contagion of the world’s slow stain
He is secure, […] (A, v. 353-357)13
13Dans « Ode to the West Wind », la décrépitude précoce du locuteur devient la représentation d’un corps épuisé, portant les stigmates d’un monde vieillissant. Ainsi, « hectic », au vers 4, signe la crise de la maladie : « la fièvre hectique s’installe lorsque la maladie progresse ». Survient ensuite le stade terminal : « lorsque le terme fatal approche, les évanouissements deviennent plus fréquents, les cheveux tombent » (The British Encyclopædia, article « Phtisis, or Pulmonary Consomption », non paginé). La chute des cheveux est associée à la venue du vent d’ouest, investissant le corps du poète : « Make me thy lyre, even as the forest is: / What if my leaves are falling like its own14! » (WW, v. 57-58) Les subordonnées sans principales des vers 43 à 47 soulignent pourtant l’épuisement d’une respiration entrecoupée :
If I were a dead leaf thou mightest bear;
If I were swift cloud to fly with thee;
A wave to pant beneath thy power, and share
The impulse of thy strength, only less free
Than thou, O Uncontroulable! […] (WW, v. 43-47)15
14La relation au vent ne peut être qu’un transport, le vent prêtant un temps sa fureur au poète ; c’est pourquoi la vague, même soulevée par le vent, n’en demeure pas moins pantelante. Le motif de la consomption, lorsque Shelley l’applique à sa propre poésie et non à celle de Keats, soulève la question du devenir de l’inspiration lorsqu’elle se fait respiration : elle est à la fois la brûlure du pneuma, qui fait du poète un être d’exception, et le symptôme de la dénaturation de l’inspiration dans la chair, faisant de l’écriture une difficile incarnation.
15La poésie shelleyenne pose la question d’une parole en pure perte, d’un langage incapable de conserver et de faire sien le souffle de l’inspiration, de transcender la condition incarnée du langage en vue de faire de son poème un souffle pur, à la manière du spiritus. Ce dernier apparaît déjà au poète d’Alastor (1815) sous la forme d’une jeune femme :
[…]; at the sound he turned,
And saw by the warm light of their own life
Her glowing limbs beneath the sinuous veil
Of woven wind, her outspread arms now bare,
Her dark locks floating in the breath of night,
(AL, v. 174-178)16
16Cette apparition incarne la Vision : elle est essentiellement harmonique et lumineuse. Tissée de vent, elle épouse de sa forme les soupirs de la nuit. Au contraire, la condition incarnée du souffle du poète l’empêche d’exprimer cette expérience de la beauté absolue :
[…] Alas! alas!
Were limbs and breath and being intertwined
Thus treacherously? Lost, lost, for ever lost,
In the wide pathless desert of dim sleep,
That beautiful shape! (AL, v. 207-211)17
17L’apparition de la jeune femme voue le poète à la mort en lui transmettant un désir infini. Le feu qui couve dans la poitrine de l’homme de génie risque de le consumer s’il ne trouve le moyen de l’exprimer dans une œuvre digne de ses potentialités. Un autre artiste du xixe siècle déploie cet imaginaire. Balzac fait dire au médecin qui examine Raphaël, dans La Peau de chagrin :
La chimie a démontré que la respiration constitue chez l’homme une véritable combustion dont le plus ou moins d’intensité dépend de l’affluence ou de la rareté des principes phlogistiques amassés par l’organisme particulier à chaque individu. Chez vous le phlogistique abonde, vous êtes, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, suroxygéné par la combustion ardente des hommes destinés aux grandes passions. (p. 268)
18De même, le jeune poète d’Alastor, épuisé par sa quête d’un amour idéal, n’a su diriger ses énergies vers un but constructif, et s’éteint comme un nuage d’orage consumé par la foudre qui couve en lui :
[…] Not the strong impulse hid
In those flushed cheeks, bent eyes, and shadowy frame
Had yet performed its ministry: it hung
Upon his life, as lightning in a cloud
Gleams, hovering ere it vanish, […] (AL, v. 415-419)18
19Les symptômes consomptifs apparaissent alors, en particulier les joues rouges (« flushed cheeks ») et la silhouette fantomatique (« shadowy frame »). Cheveux rares, maigreur et langueur font du poète l’œuvre de sa maladie. Les symptômes remplacent la parole :
And now his limbs were lean; his scattered hair
Sered by the autumn of strange suffering,
Sung dirges in the wind; his listless hand
Hung like dead bone within the withered skin;
Life, and the lustre that consumed it, shone
As in a furnace burning secretely
From his dark eyes alone. (AL, v. 248-254)19
20D’auteur, le poète d’Alastor devient œuvre : il est proféré par sa maladie, par les symptômes qui font de son corps une matière purement expressive, mais expressive d’une perte de souffle et non d’un message audible. Ce sont ses cheveux épars qui content leur élégie au vent et l’éclat consomptif qui confère l’expressivité à son regard. Le souffle du vent d’automne est porteur de mort car trop brûlant pour le corps frêle qui le porte. Ceci fait de ce passage la matrice de « Ode to the West Wind », notamment l’image des cheveux épars dans le vent : seule la dissolution de l’individu lui permet de participer au souffle spirituel. La représentation d’un souffle poétique fondé sur la déperdition et sur le besoin d’une régénération constante trouve des échos dans la physiologie de la respiration : « La respiration démontre, par son caractère continu, que les ressources ainsi acquises sont consommées ou s’échappent en permanence, et requièrent une régénération constante » (Erasmus Darwin, The Botanic Garden, t. I, ch. I, v. 401, note). Si le poète est toujours en attente d’un souffle, c’est qu’il ne peut, du fait d’une respiration conçue sur le mode de la déperdition, le conserver en lui.
21Ces symptômes mêlent alors la présence du souffle sublime en sa poitrine et son altération par l’air malsain du monde naturel, « wasting these surpassing powers / In the deaf air, to the blind earth, and heaven / That echoes not [his] thoughts20 » (AL, v. 288-290). Le terme waste devient alors l’un des principaux signifiants du poème, gâchis d’une parole qui se consume en pure perte dans les vastes étendues désertiques d’un monde abandonné du spiritus, d’une poésie fiévreuse à défaut d’être visionnaire au sein des marais du monde naturel : « a wide and melancholy waste / Of putrid marshes21 » (AL, v. 273-274). Ce gâchis, mauvaise économie interne, est le signe principal de la mort annoncée : « la physionomie trahit l’épuisement » (The British Encyclopædia, article « Pulmonary Consumption », non paginé). « Ocean’s moutainous waste », au vers 342, contamine ainsi « that frail and wasted form » au vers 350. Le poème devient alors une errance folle, le texte semblant perdre son fil narratif pour s’abîmer dans la contemplation d’un monde naturel divorcé de son principe spirituel. Le poème révèle en effet la frontière entre le monde naturel et le domaine de la Vision, comme le soulignent les références inaugurales et finales à la difficulté de la quête alchimique, qui tente de faire émerger le spiritus à partir des objets du monde naturel :
O, for Medea’s wondrous alchymy,
[…]
[…] O, that the dream
Of dark magician in his visioned cave,
Raking the cinders of a crucible
For life and power, even when his feeble hand
Shakes in its last decay, were the true law
Of this lovely world! […] (AL, v. 672-686)22
22Cette cendre annonce le caractère résiduel du poème exprimé dans Adonais. Le déclin physique de l’artiste est associé ici non à la libération par la mort, mais à l’échec de sa quête. De même, la voix qui raconte le destin du poète se dit « an inspired and desperate alchymist » (v. 31), témoignant par là de la difficulté d’atteindre le spiritus par le souffle de la parole.
23Ce motif, élaboré tout au long de l’œuvre de Shelley, trouve une formulation plus cruelle encore dans « The triumph of Life ». Plongés dans le monde des apparences, dans la structure d’illusion des sens, les esprits humains voient leur souffle frappé d’inanité :
And others mournfully within the gloom
Of their own shadow walked, and called it death;
And some fled from it as it were a ghost,
Half fainting with the affliction of vain breath:
[…]
And weary with vain toil and faint for thirst,
Heard not the fountains, whose melodious dew
Out of their mossy cells for ever burst;
Nor felt the breeze which from the forest told
Of grassy paths and wood-lawn interspersed,
With over-arching elms and caverns cold,
And violet banks where sweet dreams brood, but they
Pursued their serious folly as of old. (TL, v. 58-73)23
24Les poitrines se consument de ne pouvoir se régénérer spirituellement, tandis qu’à proximité, la brise, symbole du souffle spirituel, déploie sa puissance de profération, comme l’indique le verbe « told », et que la source se déverse mélodieusement, alimentant un paysage fertile qui symbolise une vie de l’esprit délaissée par la foule. Ces gorges parcheminées et ces mouvements fiévreux deviennent les symptômes d’une parole dénuée de sens, « Half fainting with the affliction of vain breath », et d’un monde vieillissant : « Old men and women foully disarrayed, / Shake their grey hair in the insulting wind24 » (TL, v. 165-166). Les consciences se trouvent alors à l’ombre d’une mort plus desséchante encore que la mort physique, celle de toute inspiration : « within the gloom / Of their own shadow walked, and called it death » (v. 58-59).
25Rousseau met sa dégénérescence morale et créative sur le compte des illusions dont l’a nourri le monde des apparences :
[…] – » Before thy memory,
I feared, loved, hated, suffered, did, and died,
And if the spark with which Heaven lit my spirit
Earth had with purer nutriment supplied,
Corruption would not now thus much inherit
Of what was once Rousseau, […] (TL, v. 199-204)25
26Au souffle igné du spiritus s’oppose l’étincelle étouffée, comme pour déplorer une inspiration qui, paradoxalement, souffle les poèmes à son oreille à la manière d’un soupir nocturne soufflant la flamme d’une bougie : « Thou, that to human thought art nourishment, / Like darkness to a dying flame26! » (« Hymn to Intellectual Beauty », v. 44-45). Dans ce poème, Shelley rappelle en effet que le souffle de l’inspiration ne fait que traverser le texte sans venir s’y fixer :
Spirit of Beauty, that dost consecrate
With thine own hues all thou didst shine upon
Of human thought or form, where art thou gone? (ibid., v. 13-15)27
27La poussière qui tourbillonne tout au long du poème « The Triumph of Life » vient renforcer l’affliction d’un souffle vain, « thick strewn with summer dust » au vers 44. Le souffle vain du monde est alors chargé de scories « as through the sky / One of the million leaves of summer’s bier » (TL, v. 50-51) et gagné par le froid « a cold glare, intenser than the noon, / But icy cold » (v. 77-78)28. Il charrie une matière inerte et pesante, à la manière de la toux par laquelle la maladie se déclare : « [le patient] se maintient souvent dans cet état pendant un an, voire deux ans, sans ressentir de gêne, à part une plus grande sensibilité au froid, qui lui donne des toux plus fréquentes29 ». Elle s’oppose au chant du berger, réminiscence des premiers âges poétiques de la pastorale : « Or the soft note in which his dear lament / The Brescian shepherd breathes30 » (TL, v. 421-422). L’utilisation du verbe « breathes » pour désigner le murmure du chant révèle une adéquation parfaite entre souffle et parole qui semble perdue dans le reste du poème.
28De la même façon, le motif du sang dans la bouche, symptôme consomptif, mais également constat cruel de la condition incarnée du langage vient s’inscrire dès les premiers vers d’Epispychidion (1821) :
High, spirit-winged Heart! who dost for ever
Beat thine unfeeling bars with vain endeavour,
‘Till those bright plumes of thought, in which arrayed
It over-soared this low and worldly shade,
Lie shattered; and thy panting, wounded breast
Stains with dear blood its unmaternal nest!
I weep vain tears: blood would less bitter be,
Yet poured forth gladlier, could it profit thee. (E, v. 13-20)31
29Le poème se pose d’entrée comme une entreprise vaine. À la poitrine meurtrie d’Emily, qui ne peut convaincre son père de lui rendre la liberté par ses supplications, répond la vacuité des sanglots du poète, plus amers que le sang qu’il souhaiterait répandre pour sa bien-aimée. Epipsychidion est une réflexion sur les apories de l’eros, amour charnel de la beauté spirituelle. Ainsi, la rencontre avec la femme vénale déploie-t-elle le thème du dévoiement de la quête érotique :
[…] – One, whose voice was venomed melody
Sate by a well, under blue night-shade bowers;
The breath of her false mouth was like faint flowers,
Her touch was as electric poison, – flame
Out of her looks into my vitals came,
And from her living cheeks and bosom flew
A killing air, which pierced like honey-dew
Into the core of my green heart, and lay
Upon its leaves; […] (E, v. 256-264)32
30Les gommes et les chancres qui se déposent sur le cœur vert et tendre du jeune poète ressemblent aux bourgeonnements fatals des tubercules. Le professeur de Shelley à Saint Bartholomew’s Hospital, le docteur John Abernethy, tranche en effet parmi les diverses causes que l’on attribue jusqu’alors à la tuberculose :
Il me faut maintenant évoquer l’anatomie des poumons malades : il s’agit de l’un des organes qui, lorsqu’il subit l’action du mal, souffre d’une affection tuberculinique, comme le foie et la rate. Je sais que les matières ne sont pas nécessairement compactes, qu’elles peuvent être dispersées, qu’elles forment parfois une substance solide, mais elles sont de nature tuberculinique. Telle est la définition de la consomption : des tubercules dans les poumons. (Lectures on Anatomy, Surgery and Pathology, p. 397)
31La « night-shade », qui renvoie symboliquement à la nature dépravée de la jeune femme et à ses activités nocturnes secrètes, est également le nom d’une plante toxique. L’association de la femme vénéneuse et du végétal se retrouve dans son souffle contaminé, « Her false mouth was like faint flowers » et dans la vision des ravages qu’il cause. Le « honey-dew » que Coleridge célébrait dans Kubla Khan (v. 52) comme l’ambroisie du poète, nectar de l’inspiration comparable au « milk of Paradise » (v. 53), reprend ici son sens végétal de mildiou, moisissure connue pour ses étoilements aussi blancs que les tubercules de la consomption : « ces derniers sont des corps arrondis, fermes et blancs, à la texture poreuse » (The Cyclopædia, 1819-1820, non paginé). La rencontre avec la femme impure et la contamination sont le signe d’un dysfonctionnement de l’eros qui se dégrade dans le commerce avec la beauté terrestre.
32À la mauvaise économie interne décrite par les médecins, qui désignent la maladie comme amenuisement et gâchis (« a gradual waste ») se superpose la mauvaise économie poétique, fondée sur l’expiration : « I pant, I sink, I tremble, I expire33! » (E, v. 591) Cette faillite finale trahit l’incapacité de la respiration à suppléer le souffle de l’inspiration, que le poème ne peut conserver : « like Heaven’s free breath, / Which he who grasps can hold not34 » (E, v. 400-401).
33La « contrescience » est avant tout une physiologie du corps inspiré, une représentation de sa vitalité et de sa caducité dans un monde en attente de régénération. Elle débouche sur une anatomie de l’écriture poétique, qui tente de traduire, en un langage aux prises avec le monde matériel, la fulgurance d’une Vision hautement spirituelle.
Signes et mystères : regard clinique et défiguration
34Michel Foucault a démontré que la révolution clinique ne repose plus sur l’étude unique du symptôme, manifestation ouverte de la maladie qui permet de la diagnostiquer, mais sur celle du signe. Le signe substitue à la précision du symptôme la lecture difficile de l’issue prochaine de la maladie :
[Le signe] ne donne pas à connaître ; tout au plus à partir de lui peut-on esquisser une reconnaissance. Une reconnaissance qui, à tâtons, s’avance dans les dimensions du caché : le pouls trahit la force invisible et le rythme de la circulation ; ou encore le signe dévoile le temps, comme […] les crises du quatrième jour qui, dans les fièvres intestinales, promettent la guérison. À travers l’invisible, le signe indique le plus loin, l’en dessous, le plus tard. En lui, il est question de l’issue, de la vie et de la mort, du temps et de cette vérité immobile, de cette vérité donnée et cachée, que les symptômes restituent en leur transparence de phénomènes. (Naissance de la clinique, p. 90)
35À la différence du symptôme, inscription lisible à même le corps, comme nous l’avons vu dans l’étude d’Alastor, le signe est du domaine de l’augure ; ténu, il est ouvert à de multiples interprétations. La fièvre est le signe par excellence, car le délire confère au malade l’illusion de la vitalité alors qu’elle annonce en réalité sa mort prochaine. Selon les médecins de l’époque, le patient consomptif à l’agonie est bercé de l’illusion d’une rémission :
[…] quelques jours avant la mort, le délire s’installe, et ne s’arrête qu’avec elle […]. Le sujet demeure confiant et plein d’espoir, jusqu’à ce que la mort survienne, et, avec clémence, mette un terme tant aux espoirs qu’aux souffrances. (The British Encyclopædia, article « Pulmonary Consumption », non paginé)
36La rémission trompeuse du jeune poète d’Alastor devient une expérience de l’opacité du signe clinique, mais également de la difficulté de toute inscription sur la surface des apparences :
[…] Beside the grassy shore
Of the small stream he went; he did impress
On the green moss his tremulous step, that caught
Strong shuddering from his burning limbs. As one
Roused by some joyous madness from the couch
Of fever, he did move; […] (AL, v. 514-519)35
37À son stade final, la maladie devient une expérience de la vitalité illusoire du monde naturel et de l’opacité du corps, mais également de l’illisibilité de tout signe, comme le souligne le caractère instable de l’inscription apposée par le poète sur la mousse, qui emprunte ses caractères tremblants à la fièvre elle-même : « that caught / Strong shuddering from his burning limbs ».
38« The Sensitive Plant » déploie une véritable clinique du corps à l’agonie, détaillant les signes de la mort prochaine du jardin, « the silent motions of passing death » (TSP, v. 184). Aux symptômes des tissus lésés par la corruption, « Prickly, and pulpous, and blistering, and blue, / Livid, and starred with a lurid dew » (v. 234-235), s’ajoute un mouvement intestin et secret, qui mine tant la structure des tissus vivants que la douce harmonie entre signifiant et signifié qui régnait aux temps adamiques du Jardin. Ainsi, le ruisseau qui nourrit les plantes s’épuise peu à peu, comme un pouls de plus en plus faible : « Spawn, weeds, and filth, a leprous scum, / Made the running rivulet thick and dumb » (v. 244-245)36. Le caractère paratactique et fortement rythmé du vers 244 laisse place au calme plat d’un vers 245 sans ponctuation, exprimant l’épuisement du rythme vital. De même, un souffle vicié, chargé de flegme, ne peut se déceler qu’une fois son action accomplie :
And unctuous meteors from spray to spray
Crept and flitted in broad noon-day
Unseen; every branch on which they alit
By a venomous blight was burned and bit. (TSP, v. 252-255)37
39Le météore, également présent dans la discussion des faunes à propos des feux follets, est un archaïsme qui désigne à la Renaissance une émanation vaporeuse montée du sol :
À l’époque élisabéthaine, ce terme désignait tous types de phénomène atmosphérique, c’est-à-dire tous les processus naturels produits dans la région de l’Air : les nuages, la rosée, les vents, l’éclair, les comètes, les arcs-en-ciel, ou tout autre phénomène météorologique associé à ces derniers. (S. K. Heninger, A Handbook of Renaissance Meterology, p. 3-4)
40Le météore vint rapidement symboliser le souffle malade, corrompu par son appartenance au monde terrestre, par opposition à la perfection du monde céleste, comme l’annonce le poème « A Feaver » de John Donne :
These burning fits but meteors bee,
Whose matter in thee is soone spent
Thy beauty, and all parts, which are thee,
Are unchangeable firmament. (v. 21-24)38
41Dans la version pleine d’espoir livrée par Donne, « spent » renvoie à la maladie qui se consume d’elle-même et non à cette parole en pure perte, souffle sans cesse en voie d’épuisement, qui caractérise selon Shelley l’écriture poétique.
42Dans « The Sensitive Plant », la Chute du jardin, privé de son statut de paradis et de son langage adamique, en fait un lieu de divorce entre signifiant et signifié, entre manifestation extérieure et lésions internes. Les météores se glissent ainsi subrepticement, comme l’indiquent « crept », « flitted » et « unseen ». Du temps de sa splendeur estivale, le jardin était en effet un sanctuaire fondé sur la cohérence de ses parties :
For each was interpenetrated
With the light and odour its neighbour shed,
Like young lovers whom youth and love make dear,
Wrapped and filled by their mutual atmosphere. (TSP, v. 66-69)39
43Espace clos reposant sur l’interdépendance de ses composantes, le jardin est alors un corps sain. La notion d’organisme, au cœur de la physiologie moderne prônée par William Lawrence à la suite de Xavier Bichat, postule que la vie non seulement dépend de ce lien, mais qu’elle n’est que cela :
L’organisation assume des formes bien précises en fonction de l’espèce animale. Il ne s’agit pas simplement de la disposition externe de l’ensemble, mais de chaque partie, et des éléments constituant chaque partie. En dépend le type de mouvement que chaque partie peut exercer, ainsi que sa contribution au mouvement général ; ce dernier, c’est-à-dire la vie, est le résultat des actions et réactions mutuelles de chaque partie. (William Lawrence, Lectures on Physiology, Zoology and the Natural History of Man, p. 61)
44À la définition de la vie par Lawrence répond celle de Shelley dans Essay on the Vegetable System of Diet : « L’homme est un tout dont les parties constitutives sont si étroitement mêlées que les ressorts les plus fins et les plus éloignés de cette machine sont connectés aux plus grossiers et manifestes pour interagir avec eux. » (dans SP, p. 92) Cet essai de jeunesse est encore fortement influencé par le matérialisme.
45Dans « The Sensitive Plant », cette vision est reprise pour mieux être combattue. La célébration d’une vitalité apportée par des nourritures d’origine végétale devient dans le poème une vision cauchemardesque du fonctionnement de l’organisme dans ce qu’il a de plus morbide. Alors que chaque organe participe d’une même visée vitale dans le corps sain, l’organe lésé entraîne avec lui, en une lente et cruelle dégénérescence, toutes les autres composantes de l’organisme. Ainsi, les mauvaises herbes commencent par infecter le vent qui circule au sein du jardin : « And stifled the air, till the dead wind stank » (TSP, v. 231). Elles gagnent ensuite le ruisseau, qui acquiert une texture épaisse, « thick and dumb » (v. 241). Le destin du jardin de la sensitive semble le revers cruel des Recherches physiologiques sur la vie et la mort du Docteur Bichat.
46Cet ouvrage était en effet célèbre pour la méthode expérimentale de Xavier Bichat, qui donnait la mort pour comprendre la vie. L’une des expériences les plus connues est celle dite du « sang noir ». Au chapitre intitulé « De l’influence que la mort des poumons exerce sur celle du cœur », Bichat explique comment des lésions pulmonaires entraînent la mort par excès de « sang noir », prouvant ainsi que les poumons sont bien responsables de l’oxygénation et de la production du sang rouge artériel. Le « sang noir » est en effet le sang veineux, qui ne peut nourrir l’organisme :
Je crois […] que dans l’interruption des phénomènes chimiques du poumon, il y a affection générale de toutes les parties ; qu’alors le sang noir, poussé partout, porte sur chaque organe où il apporte l’affaiblissement et la mort. (p. 322)
47Les Recherches physiologiques tissent un lien intime entre le savoir et la mort : c’est par la mise à mort d’animaux de laboratoire que l’on peut pénétrer le secret de la vie. William Lawrence célèbre ce postulat dans l’une de ses conférences données au Saint Bartholomew’s Hospital :
La dissection et les procédés auxiliaires variés employés par l’anatomiste, sont les seuls moyens de découvrir la structure des êtres vivants ; l’observation et l’expérience sont pour nous les sources uniques de la connaissance du vivant. Ces protocoles nous sont indispensables et doivent toujours nous servir de critères. […] Nous apprenons par l’observation lorsque nous étudions les propriétés des corps morts, et nous nous bornons à découvrir les connections entre certains processus vitaux et certaines structures organiques. (Lectures on Physiology, Zoology and the Natural History of Man, p. 43 et 49)
48Ce cœur au sang noir devient pour Shelley un enjeu symbolique. Dans Essay on a Future State, il représente les souffrances de l’homme moderne, imposées par la connaissance physiologique qui le voudrait entièrement de chair et non d’esprit :
Comment un cadavre vit-il et sent-il ? Ses orbites sont vides, son cœur est noir et sans mouvement. […] Lorsque tu découvriras où se cachent les couleurs fraîches dans la fleur fanée, cherche la vie parmi les morts. (dans SP, p. 176)
49Si nous voulons adopter un point de vue matérialiste sur la vie, alors il nous faut descendre vers le monde des morts.
50Que deviennent les couleurs de la fleur fanée ? Les souffrances de la sensitive expriment l’enfermement de l’homme dans la matière :
For the leaves soon fell, and the branches soon
By the heavy axe of the blast were hewn;
The sap shrank to the root through every pore
As blood to a heart that will beat no more. (TSP, v. 260-263)40
51L’engorgement du cœur par le sang noir, et plus généralement l’étouffement de l’organisme par ses propres humeurs, expriment la faillite d’un système physiologique qui se désagrège de lui-même, victime de sa propre logique d’interrelations :
And the leaves, brown, yellow, and grey, and red,
And white with the whiteness of what is dead,
Like troops of ghosts on the dry wind past;
Their whistling noise made the birds aghast. (TSP, v. 208-211)41
52Les feuilles mortes, dont les teintes automnales rappellent celles des principaux fluides vitaux de la médecine galénique (la bile noire, la bile jaune, le flegme et le sang) viennent hanter et engorger le souffle du jardin. C’est bien un corps qui s’empoisonne que décrit Shelley. Y croissent la ciguë et la jusquiame : « henbane, and hemlock dank, / Stretched out its long and hollow shank42 » (TSP, III, v. 55-56). De plus, aux vers 262 et 263, lorsque le cœur de la sensitive est sur le point de cesser de battre, le mouvement de descente de la sève vers la racine rend ce fluide vital à la loi de la gravité. À l’inverse de l’aspiration vers la lumière esquissée par la première strophe du poème, la fin de la sensitive exprime le passage de la matière animée à la matière inerte. William Lawrence rappelle que la posture altière de l’homme et sa tête haute, ne sont que les effets de la force de pesanteur :
Les valvules du cœur et des vaisseaux sanguins agissent de façon mécanique, et fonctionnent dans un corps mort de la même manière que dans un corps vivant. Le gonflement des veines dans les membres inférieurs en posture verticale, et la tumescence de ces mêmes vaisseaux lorsque la tête et le cou sont penchés, laissent penser que, bien que le sang coule dans des canaux vivants, son mouvement n’est pas soustrait à l’influence omniprésente de la gravité. (Lectures on Physiology, Zoology and the Natural History of Man, p. 46-47)
53Cette chute essaime dans tout le poème, comme l’expriment par exemple « drooping » (v. 202), « Fell from the stalks » (v. 217) ou encore « Were bent across the walks » (v. 221).
54Cette matière, rendue au combat des particules, perd toute cohésion, comme le souligne William Lawrence :
Les corps organiques témoignent d’un constant mouvement interne, qui consiste en l’admission et l’assimilation ininterrompues de nouvelles particules, et en la séparation et l’expulsion des anciennes. Si la forme demeure la même, les parties constitutives changent en permanence. Tant que ce mouvement continue, le corps est désigné comme vivant, lorsqu’il cesse irrévocablement, on le considère comme mort. La structure organique cède alors aux affinités chimiques des éléments qui l’entourent, et elle est promptement détruite. (Lectures on Physiology, Zoology and the Natural History of Man, p. 62)
55C’est un corps livré à la violence de ces guerres internes que révèle le poème, à travers les comparaisons martiales et prédatrices égrenées dans le troisième mouvement. Les parasites y sont désignés comme des bandes (« troops », v. 210) armées de pieux (« stake », v. 241 et 246). Le jardin perd toute cohésion, et l’ordre du monde qu’il incarnait dans le premier mouvement se désagrège sous l’action de la corruption : « flake by flake » au vers 240, « Leaf by leaf » au vers 206.
56Tandis que le poème touche à sa fin, la texture du visible et du lisible se désagrègent jusqu’à ce que l’on apprenne que cette corruption ne tient pas au jardin lui-même mais au regard que nous portons sur lui. La conclusion du poème renvoie ainsi dos à dos vie et mort organiques telles que les dépeignent les nouvelles sciences de la vie :
[…]; but in this life
Of error, ignorance, and strife,
Where nothing is, but all things seem,
And we the shadows of the dream,
It is modest creed, and yet
Pleasant if one considers it,
To own that death itself must be
Like all the rest, a mockery. (TSP, IV, v. 9-16)43
57Dans cet ordre du monde qui se délite de lui-même, Shelley voit le symptôme d’un point de vue partiel. La maladie qui ronge l’individu pensant n’est-elle pas de livrer son corps au regard du physiologiste matérialiste, regard qui étudie les processus vitaux à partir d’expériences sur la mort, vidant le corps et l’âme de leur vitalité ?
58Au cœur de la physiologie matérialiste de William Lawrence se trouve l’affirmation que les tissus vivants obéissent aux mêmes lois que la matière inanimée :
Lorsque l’on se lance dans l’étude de la physiologie, on est tout d’abord amené à se demander si les êtres vivants sont soumis aux mêmes lois que les corps inorganiques, si les processus vitaux peuvent être expliqués grâce aux mêmes principes que ceux qui régissent les autres phénomènes naturels, si, en bref, les conclusions des sciences physiques sont également applicables aux sciences de la vie. Le fait que les corps animés obéissent aux lois générales qui gouvernent la matière et le mouvement dans tous les autres cas, que leurs parties et leur intégrité physique soient sujettes à l’influence de la gravité, des chocs, etc., est trop évident pour être remis en question. (Lectures on Physiology, Zoology and the Natural History of Man, p. 45-46)
59Pour Shelley, ce regard porté sur le vivant fait entrer la mort dans les replis du corps. L’esthétique gothique du poème, avec ses herbes folles décrites comme autant de morts vivants, révèle à quel point le regard physiologique est une descente vers le monde des morts :
Then the weeds which were forms of living death
Fled from the frost to the earth beneath.
Their decay and sudden flight from frost
Was but the vanishing of a ghost! (TSP, v. 272-275)44
60Le regard du physiologiste matérialiste ne rend pas visible la part essentielle de la vie de l’homme et de la nature : sa dimension spirituelle. Il ne peut finalement que dévoiler un paysage de mort qui s’étend au plus profond de la vie organique : celle des organes, dont le fonctionnement aveugle ignore les aspirations spirituelles. « Cherche[r] la vie parmi les morts », tel est le contresens de la science matérialiste. Le scientifique n’y trouve que le silence du signe clinique, signal plurivoque envoyé par un organe enterré sous la peau, dans l’au-delà de cette mort dans la vie, « forms of living death » (v. 272), qu’est la vitalité organique. La conclusion de « The Sensitive Plant » est alors très proche de la vision livrée par John Donne dans « A Feaver », représentation d’un monde qui semble déserté par sa vitalité :
But when thou from this world wilt go,
The whole world vapours with thy breath.
Or if, when thou, the world’s soul, go’st,
It stay, ‘tis but thy carcass then; (v. 7-10)45
61Le corps en décomposition du monde naturel n’est finalement que le reflet d’une conscience qui ne voit plus le principe spirituel qui seul pourrait lui redonner vie.
62La « contrescience » prend sens comme mode d’écriture : le rejet des présupposés des grandes figures scientifiques n’investit pas simplement le discours shelleyen sur la vie et la mort, mais la composition même du poème, la façon dont il met en scène une faillite du sens, un contresens commis par les scientifiques matérialistes. Le matérialisme est, dans « The Sensitive Plant », une strate de discours abandonnée depuis bien longtemps, mais qui reste présente, et travaille le poème de l’intérieur. Le rejet d’une doctrine scientifique est ainsi une force formatrice des poèmes.
63Shelley déploie dans ses poèmes l’idée que le discours scientiste peut devenir une force de défiguration des visions poétiques. La Magicienne d’Atlas vivait ainsi en des temps révolus, où la raison n’avait pas encore chassé les créatures légendaires :
Before those cruel Twins, whom at one birth
Incestuous Chance bore to her father Time,
Error and Truth, had hunted from the earth
All those bright natures which adorned its prime,
And left us nothing to believe in, worth
The pains of putting into learnèd rhyme,
A lady-witch there lived on Atlas’ mountain
Within a cavern, by a secret fountain. (WA, v. 1-8)46
64À l’aridité d’un discours dont l’objet est de discriminer les faits et les fantasmes, Shelley oppose la source mystérieuse de la Magicienne. C’est bien l’antagonisme entre l’enchantement poétique et le désenchantement de la nature par les sciences qui est mis au jour. S’il existe chez Denis Diderot une forme de « matérialisme enchanté47 », art de la jouissance de la matière et de ses énergies, toute jouissance du monde matériel passe selon Shelley par une renaissance spirituelle. Après le reniement de Queen Mab, la subversion des codes de la morale et de la religion ne passe plus par une vision matérialiste, mais au contraire par l’affirmation des pouvoirs de la spiritualité humaine. Par opposition aux créatures imaginaires qui embellissent le monde, « All those bright natures which adorned its prime », la vérité rationnelle est ici décrite comme une force de négation de la beauté. Au siècle des Lumières, l’idée selon laquelle la science ne peut ni ne doit être belle, contrairement aux envolées de l’imagination, s’impose peu à peu :
Il n’existe pas de belles sciences, mais seulement des beaux-arts […] une science qui devrait être belle comme telle est un non-sens. Car si on lui demandait, en tant que science, des principes et des preuves, on obtiendrait que des paroles pleines de goût […]. (Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, p. 136)
65Dans « The Witch of Atlas », la voix poétique déplore cette nouvelle tendance, qui rompt avec l’idéal platonicien d’une splendeur du vrai, noces de la vérité et de la beauté tant révérées par Shelley, et mises à mal par une certaine conception de la science qui gagne du terrain à l’époque du poète.
66Au cœur de la conclusion de « The Sensitive Plant », au vers 299, se trouve enchâssée une référence à A Midsummer Night’s Dream. « And we the shadows of the dream » évoque l’adresse de Robin Goodfellow au spectateur, à la fin de la pièce :
If we shadowes have offended,
Thinke but this (and all is mended)
That you have but slumbred heere,
While these visions did appeare.
And this weake and idle theame,
No more yeelding but a dreame,
Gentles, do not reprehend.48
67Au cœur des visions cauchemardesques livrées par les représentations médicales, Shelley sertit son poème d’une célébration du rêve et de la représentation théâtrale. Tout comme Puck se joue de la réversibilité entre réalité et illusion, Shelley nous invite à nous réveiller du cauchemar désigné comme vérité objective par le discours dominant des sciences matérialistes pour nous éveiller à l’illusion poétique, seule garante de la véritable essence spirituelle du monde.
Le théâtre face à l’amphithéâtre d’anatomie
68Ce risque de défiguration trouve son expression la plus aboutie dans la pièce The Cenci. La représentation scientifique est alors soumise au puissant révélateur qu’est la représentation scénique. Cette tragédie, rédigée en 1819, traite du viol de Beatrice Cenci par son propre père et des représailles sanglantes de la jeune femme, et pose la question de la mise en scène de la violence et des corps suppliciés, mais également de l’aveuglement de l’héroïne tragique. Le regard anatomique, connaissance du corps dans ses replis et enveloppements, rend-il possible une authentique connaissance de soi et des autres ?
69C’est ce que semble présupposer l’ami de Beatrice, Orsino, à l’acte I :
[…] Yet I fear
Her subtle mind, her awe-inspiring gaze,
Whose beams anatomize me, nerve by nerve,
And lay me bare, and make me blush to see
My hidden thoughts. […] (acte I, sc. ii, v. 83-87)49
70Bien qu’il promette de faire tout ce qui est en son pouvoir pour libérer Beatrice de la tyrannie de son père, Orsino cherche en réalité à la maintenir dans son état de sujétion et d’isolement afin de pouvoir la séduire. Il craint cependant le regard de Beatrice, qui scrute ses motifs les plus secrets, et semble le disséquer. Orsino comprend cependant que ce regard anatomique ne conduit pas à la connaissance de soi et des autres, mais au contraire à la contemplation de ses propres turpitudes et à leur acceptation :
[…] ‘tis a trick of this same family
To analyse their own and other minds.
Such self-anatomy shall teach the will
Dangerous secrets: for it tempts our powers,
Knowing what must be thought, and may be done;
Into the depth of darkest purposes: (acte II, sc. ii, p. 108-113)50
71La connaissance de soi ne s’obtient pas par l’analyse narcissique des motifs, la « self-anatomy », mais par une révélation éthique rendue possible par la représentation poétique.
72The Cenci consiste alors en la présentation cruelle de la duplicité introduite dans les consciences par une pensée fondée sur l’esprit d’analyse :
[…]; mine eyes grow weary dim
With unaccustomed heaviness of sleep.
Conscience! Oh, thou most insolent of lies!
They say that sleep, the healing dew of heaven,
Steeps not in balm the foldings of the brain
Which thinks thee an impostor. […]
(acte IV, sc. i, v. 175-180)51
73Après avoir abusé de sa propre fille Beatrice, le comte Cenci parvient à s’endormir. Dans sa rêverie, la vision des circonvolutions du cortex, « the foldings of the brain », la contemplation imaginaire d’une complexité intérieure, font émerger la révélation d’une duplicité inhérente à l’espèce humaine, hypocrisie que la mauvaise conscience ne peut venir troubler. On retrouve ce thème chez John Keats, dans « On Receiving a Laurel Crown from Leigh Hunt » : « Nothing unearthly has enticed my brain / Into a Delphic labyrinth52 ». La vision de la structure dédaléenne de l’encéphale vient faire obstacle à l’injonction gravée sur le temple de Delphes : « connais-toi toi-même ».
74L’anatomie consiste en effet en l’ouverture du corps humain comme une série d’enveloppes successives que le chirurgien déploie peu à peu : la peau, le réseau des muscles et des nerfs puis le dédale des organes impliqués, eux-mêmes constitués de membranes et de réseaux sanguins et nerveux. Le corps consiste alors en une série de voiles. Le langage scientifique, qui se veut parfaitement transparent, crée en réalité une relation d’opacité de soi à soi. On trouve ce sentiment d’errance au sein des replis mystérieux du corps dans la correspondance de Shelley. Il était atteint d’un mal dont il ne put jamais connaître la nature exacte. Tour à tour consomption, hépatite, gravelle ou syphilis, réelle ou fantasmée, au gré des différents médecins, la maladie change de nom et de siège à chaque nouvelle consultation. Ce mal mystérieux, qui migre d’une région à l’autre du corps, devient une expérience de l’incapacité à lire les signes essaimés par la cause complexe et invisible de la douleur, qui étend ses ramifications à l’être tout entier.
75Le poème « The Magnetic Lady to her patient » (1821) décline cette représentation amère sous la forme du magnétisme animal, pratique pseudo-scientifique lancée par Mesmer en 1775 et à laquelle Shelley s’adonna avec Jane Williams à la fin de sa vie. Dans une biographie consacrée à l’histoire médicale de Shelley, Nora Crook et Derek Guiton décrivent ces séances : « Ainsi, le dernier traitement de Shelley était fondé sur l’électricité, fluide bienveillant présent dans tout l’univers, et que Shelley considérait comme parfois analogue, parfois synonyme, de l’amour. » (Shelley’s Venomed Melody, p. 117)
76La confusion entre électricité et magnétisme animal était fréquente à l’époque, bien que Mesmer refusât formellement tout amalgame entre les deux. Pour ce dernier, tous les corps baignent dans un fluide magnétique extrêmement subtil qui renouvelle leurs forces vitales en permanence. Le patient s’affaiblit du fait d’une obstruction qui empêche cette circulation. Voici le rôle du magnétiseur :
Le magnétiseur, « émetteur » de force curative, serait particulièrement prédisposé à recueillir ce fluide et à le transmettre au malade, de manière directe, par des manipulations (imposition des mains, passes), ou indirecte, par l’intermédiaire d’objets magnétisés (eau, arbres, baquet). (Henri Schott, « Neurogamies », dans L’Âme au corps, p. 143)
77« The Magnetic Lady to her Patient » met en scène une séance de mesmérisme :
« Sleep, sleep on! forget thy pain;
My hand is on thy brow,
My spirit on thy brain;
My pity on thy heart, poor friend;
And from my fingers flow
The powers of life, and like a sign,
Seal thee from thine hour of woe;
And brood on thee, but may not blend
With thine. (v. 1-9)53
78Le trajet du fluide magnétique trahit ici une difficulté à percer l’enveloppe du corps comme le souligne la persistance de la préposition « on », qui renvoie à une communication de surface. Le mélange des énergies vitales est ici impossible (« may not blend with thine »), et le travail thérapeutique de la magnétiseuse est un geste de séparation (« Seal thee from thy hour of woe ») plus que de fusion.
– « What would do
You good when suffering and awake?
What cure your head and side? – »
« What would cure, that would kill me, Jane:
And as I must on earth abide
Awhile, yet tempt me not to break
My chain. » (v. 37-45)54
79Le constat d’impuissance de la guérisseuse vient du caractère insondable du mal qui ronge le poète et excède le cas pathologique particulier. Il s’agit d’une douleur christique, à la tête et au côté, couronne d’épines et coup de lance. Le mal renvoie au mystère même de la Passion, à la double nature de l’homme, spirituelle et incarnée. Cette dualité fait du corps le dédale de chair où se perdent les Visions surhumaines du poète.
80Dans The Cenci, après la scène du viol, Beatrice se sent gagnée par la haine paternelle :
[…] There creeps
A clinging, black, contaminating mist
About me – ’tis substantial, heavy, thick;
I cannot pluck it from me, for it glues
My fingers and my limbs to one another,
And eats into my sinews, and dissolves
My flesh to a pollution, poisoning
The subtle, pure, and inmost spirit of life!
(acte III, sc. i, v. 18-23)55
81Au motif sous-jacent du viol vient ici s’ajouter la violence du langage poétique, qui crée un blason sanglant où la texture du corps se délie : l’anatomie de soi est un mode de représentation qui fait déjà couler le sang avant même que la vengeance ne soit consommée. Beatrice se laisse aller au crime, car elle se croit gagnée par la souillure morale de son bourreau. Grâce à l’utilisation du paradigme anatomique, Shelley renouvelle le motif traditionnel de l’aveuglement du héros tragique. Le personnage a été créé par Shelley pour donner à voir cette représentation mensongère de soi : à force de se croire simple pion sur l’échiquier de la violence, Beatrice n’a pas vu qu’elle avait la liberté de briser le cercle de la violence tragique en pardonnant à son père son offense. Le regard d’analyse, piégé dans les chaînes des relations causales, ne parvient pas à rompre le déterminisme tragique, cercle de la violence infligée et rendue : « ill must come of ill56 » (acte I, sc. iii, v. 151), prédit Beatrice, faisant écho à la Reine Gertrude dans Hamlet, dont le traitement de la contagion tragique détermine fortement la tragédie de Shelley : « One woe doth tread upon anothers heele57 ».
82Ainsi, les références aux corps disséqués font du regard anatomique une science des mauvais augures, lecture à même les viscères, coupant la peau pour y lire les signes d’une culpabilité certaine :
Drag him away to torments; let them be
Subtle and long drawn out, to tear the folds
Of the heart’s inmost cell. Unbind him not
Till he confess. (acte V, sc. ii, v. 160-163)58
83Le juge ordonne de torturer Marzio, l’assassin payé par Beatrice pour tuer le comte, afin de découvrir dans les replis de son cœur supplicié la preuve de sa culpabilité. La présence du verbe « unbind » semble préfigurer la scène des furies dans Prometheus Unbound, qui livre la clé d’une résistance à la torture, cette représentation au scalpel, qui coupe la peau pour déchiffrer la conscience à même le corps. L’utilisation du terme cellule pour désigner le for intérieur, « the heart’s inmost cell » rappelle la représentation biologique du tissu vivant depuis les observations de Hooke au microscope comme un agrégat d’entités alvéolaires59. Elle symbolise ici l’idée qu’un regard objectif pourrait scruter les motifs d’un individu dans les profondeurs de son corps, enfermant l’âme dans la cellule du cœur :
Tortures! Turn
The rack henceforth into a spinning-wheel!
Torture your dog, that he may tell when last
He lapped the blood his master shed – not me!
My pangs are of the mind, and of the heart,
And of the soul; ay, of the inmost soul,
Which weeps within tears as of burning gall
To see, in this ill world where none are true,
My kindred false to their deserted selves.
(acte V, sc. iii, v. 61-69)60
84Beatrice répond que son âme ne peut être découverte dans les replis de son corps. Les tortionnaires qui l’interrogent, elle et ses proches, ne trouveront que des coquilles vides. Chacun se trouve en effet isolé, emprisonné dans un corps épuisé : « Conduct these culprits each to separate cells61 » (acte V, sc. ii, v. 190).
85La torture est indissociable dans l’imaginaire shelleyen du motif du regard transgressif et déformant, lié à l’expérimentation scientifique. Dans Alastor, la voix poétique du prologue confesse un mode d’investigation des secrets de la nature apparenté à la torture :
[…] I have made my bed
In charnels and on coffins, where black death
Keeps record of the trophies won from thee,
Hoping to still these obstinate questionings
Of thee and thine, by forcing some lone ghost,
Thy messenger, to render up the tale
Of what we are. […] (AL, v. 23-29)62
86Cette invocation à la nature est fondée sur un regard qui transgresse l’interdit associé aux corps morts et les soumet à la question, supplice infligé aux condamnés pour leur arracher des aveux, comme le soulignent « obstinate questionings » et « forcing […] to render up the tale ». La question implique un usage dégradé du langage, qui ne sert qu’à venir confirmer une sentence déjà rendue. De même, la vérification par l’expérimentation, grand principe de la science moderne, n’a pour objet que de venir démontrer une hypothèse déjà formulée.
87Francis Bacon, l’un des premiers à avoir formalisé les méthodes et le langage des sciences, confie dans son traité d’épistémologie, The New Organon, que les phénomènes naturels se dévoilent sous la torture des expériences : « les secrets de la nature se révèlent mieux sous les assauts répétés et ingénieux que lorsque l’on lui laisse libre cours » (p. 81). Shelley le représente ainsi aux prises avec une nature insaisissable dans « The Triumph of Life » :
If Bacon’s eagle spirit had not leapt
Like lightning out of darkness – he compelled
The Proteus shape of Nature, as it slept
To wake, and lead him to the caves that held
The treasure of the secret of its reign. (TL, v. 269-273)63
88Shelley s’inspire ici du traité The Wisdom of the Ancients, dans lequel Bacon fait de Protée le symbole de la matière mystérieuse que l’homme doit soumettre et percer à jour :
Cette fable semble se rapporter aux secrets de la Nature et aux états de la Matière. La figure de Protée dénote la matière, la plus ancienne des choses, après Dieu lui-même. La caverne dans laquelle il réside renvoie à la vaste concavité des cieux. (The Wisdom of the Ancients, p. 227)
89Cette célébration de la liberté de pensée baconienne dévoile cependant une pratique signifiante fondée sur une certaine violence, révélée par le choix du verbe compel, ainsi que la référence à la capture de Protée, qui ne révélait l’avenir qu’une fois entravé, selon le mythe originel. Bacon fait de cette légende le symbole de la méthode expérimentale, qui soumet la matière à la torture : « tout étudiant de la Nature doit avoir recours à la force pour comprendre la matière, et utiliser la torture afin de la mortifier » (ibid., p. 227). L’expérimentation scientifique vient alors figer les phénomènes changeants du monde naturel.
90De même, dans The Cenci, un langage dévoyé par la torture vient contaminer la tragédie : « I’ll wring the truth / Out of those nerves and sinews, groan by groan64 » (acte V, sc. ii, v. 193-194). La topique romantique de la fibre sensible, medium de l’expression des sentiments, laisse place à une représentation du nerf et du tendon mis à nu. Le langage s’en trouve réduit au simple gémissement, faisant de la parole une émanation du corps et non de la pensée, comme le déplore Giacomo :
Have I confessed? Is it all over now?
No hope? No refuge! O, weak, wicked tongue,
Which hast destroyed me, would that thou hadst been
Cut out and thrown to dogs first! […] (acte V, sc. iii, v. 96-99)65
91Cette dégradation gagne Beatrice elle-même, qui nie une culpabilité pourtant bien réelle. La duplicité gagne en effet les personnages, « Ask me not what I think; the unwilling brain / Feigns often what it would not66 » (acte II, sc. ii, v. 82-83). Le langage devient double, à l’image de l’organe duel de la pensée, coupé en deux hémisphères. Le juge ordonne : « Let tortures strain the truth67 » (acte V, sc. ii, v. 169). La polysémie du verbe « strain », qui signifie à la fois « tirer » et « blesser », témoigne d’une représentation proche de la monstration pure et simple des corps suppliciés. Le fait que l’intrigue soit centrée sur le viol de Beatrice est d’ailleurs symptomatique d’une pièce où la représentation scénique dérive parfois vers la tentation de l’obscène, ostentation pure violant l’intimité des corps. S’il n’y a pas dans The Cenci représentation directe de cette scène, il existe bien une violence de la représentation.
92Hamlet de Shakespeare est l’une des pièces qui révèlent avec le plus d’éclat l’implication de l’obscène dans le tragique :
Give order that these bodies
High on stage be placed to the view,
And let me speake to th’yet unknowing world,
How these things came about. So shall you heare
Of carnall, bloodie, and unnaturall acts,
Of accidentall judgements, casuall slaughters
Of death’s put on by cunning, and forc’d cause,
And in this upshot, purposes mistook,
Falln on the Inventors’ heads. All this can I
Truly deliver.68
93Horatio demande à Fortinbras d’exposer les corps morts, qui se substituent, par la monstration même des souffrances endurées, aux déplorations du chœur dans la tragédie antique. La dissection met à nu non pas simplement les nerfs et les muscles mais les ressorts même du tragique, chaîne d’actions et de réactions provoquant la multiplication des cadavres, comme le souligne une mécanique fondée sur le principe du mousetrap, le poids des actions transgressives venant se porter sur la tête des coupables : « forc’d cause », « purposes mistook, / Falln on the Inventors’ heads ».
94La tragédie The Cenci repose également sur un acte de monstration de la dynamique tragique qui s’appuie sur une comparaison anatomique : « Une telle histoire […] serait comme un flambeau qui porterait la lumière dans quelques-unes des plus sombres et des plus secrètes profondeurs du cœur humain. » (préface à The Cenci, dans SP, p. 322 ; trad. F. Rabbe, t. II, p. 10) The Cenci est en effet une tragédie de l’innocence dévoyée par l’anatomie de soi. L’éthique qui s’en dégage est une éthique négative, fondée sur ce que Beatrice n’aurait jamais dû faire :
Sans aucun doute, personne ne peut être vraiment déshonoré par l’action d’autrui […]. Si Béatrice avait pensé ainsi, elle eût été plus sage et meilleure ; mais elle n’aurait jamais été un caractère tragique […]. C’est dans cette espèce de casuistique passionnée et de dissection du sujet (au moyen de laquelle le spectateur cherche à justifier Béatrice, tout en sentant que son action a besoin d’une justification) ; c’est dans la superstitieuse horreur avec laquelle il contemple à la fois ses malheurs et sa vengeance, que consiste véritablement le caractère dramatique de ce qu’elle a pu faire ou souffrir. (ibid., p. 323 ; trad. F. Rabbe, t. II, p. 11)
95On voit apparaître dans la préface des Cenci toute l’ambiguïté d’une représentation qui hésite entre le scénique et l’obscène. L’anatomie de soi et des autres, « anatomizing casuistry » dans le texte original, mise en scène dans la pièce pour être mieux dénoncée, suscite un sentiment d’horreur chez le spectateur. À la différence de la terreur aristotélicienne, prise de conscience des conséquences de la transgression des interdits, l’horreur, sentiment de dégoût face aux corps ouverts, ne peut être constructive. Le héros shelleyen ne sait transcender réellement cette violence pour atteindre une éthique positive que dans le drame lyrique Prometheus Unbound, rédigé la même année.
96La torture, dissection du moi et de ses motifs les plus sombres, est infligée à Prométhée par les furies :
Thou think’st we will live thro’ thee, one by one,
Like animal life, and tho’ we can obscure not
The soul which burns within, that we will dwell
Beside it, like a vain loud multitude
Vexing the self-content of wisest men:
That we will be dread thought beneath thy brain,
And foul desire round thine astonished heart,
And blood within thy labyrinthine veins
Crawling like agony. (PU, acte I, v. 483-491)69
97La complexité labyrinthique des veines et du cerveau mine l’assurance des hommes les plus sages. Elle génère des désirs obscurs dans les replis du cœur, sapant l’intégrité de l’âme par l’atomisation du corps, « like a vain loud multitude ». « Agony », douleur physique et agon tragique, fait du corps atomisé un champ de bataille. C’est pourquoi les furies, symboles de l’anatomie de soi, ne peuvent être à l’origine que de l’horreur, modalité de l’obscène et non du scénique : « horrible forms », « all horrible » (PU, acte I, v. 445 et 588).
98À la différence de The Cenci, Prometheus Unbound est une réhabilitation véritable des pouvoirs de la représentation théâtrale. C’est en éprouvant terreur et pitié au spectacle de la cruauté de Jupiter que Prométhée parviendra peu à peu à briser le cercle de la violence tragique :
Disdain? Ah no! I pity thee. What Ruin
Will hunt thee undefended thro’ wide Heaven!
How will thy soul, cloven to its depth with terror,
Gape like a hell within! I speak in grief,
Not exultation, for I hate no more,
As then, ere misery made me wise. The Curse
Once breathed on thee I would recall. (PU, acte I, v. 53-59)70
99Nous avions vu que le souffle empoisonné de la malédiction, celle de Cenci contre sa fille, était à la source de la contagion tragique dans The Cenci. Ici, Prométhée parvient à enrayer cette dynamique grâce à la résistance face à l’anatomie de soi à laquelle tentent de le soumettre les Furies. Au contraire, la terreur et la pitié éprouvées, à travers la représentation scénique de la malédiction, lors de l’arrivée imminente du spectre de Jupiter, vont permettre à Prométhée de défaire la malédiction tragique, chaînes d’actions et de réactions violentes.
100Dans A Defence of Poetry, Shelley affirme ainsi que l’esprit d’analyse rationnelle ne prend sens qu’au sein d’une vision poétique :
[La poésie] est ce que l’odeur et la couleur de la rose sont à la texture des éléments qui la composent, ce que la forme et la splendeur de la beauté pure sont aux secrets de l’anatomie et de la corruption. (dans SP, p. 293 ; trad. F. Rabbe, t. III, p. 372)
101La « contrescience » shelleyenne exprime dans The Cenci et Prometheus Unbound l’idée qu’un regard analytique ne peut comprendre le mystère soulevé par l’émergence d’un comportement éthique, qui est de l’ordre du trajet initiatique. Cette révélation est favorisée par l’expérience de la terreur et de la pitié éprouvées à la lecture du drame lyrique, inspiré de la tragédie grecque, et non par les horreurs de la dissection.
Notes de bas de page
1 « Le souffle dont mes vers ont invoqué la force / Descend sur moi, […] / […] / Me voici emporté, dans la nuit et l’effroi, / Au loin, mais à travers un dernier voile au Ciel / L’âme d’Adonaïs, brillant comme une étoile, / Est le phare qui me guide depuis le séjour des Éternels. » (trad. R. Ellrodt, p. 565)
2 « ÔVent d’ouest sauvage, âme et souffle de l’automne, / Toi qui, par ton invisible présence, chasses / Les feuilles mortes, fantômes fuyant un enchanteur, / Jaunes et noires et pâles, et rouges de fièvre, / Multitudes frappées de pestilence ! » (ibid., p. 425)
3 Je traduis à partir de la traduction en anglais d’A. E. Waite, Hermetic and Alchemical Writings (t. I, p. 138) : « Death is the mother of tinctures, for tinctures proceed from the mortification of the body, in which colours are contained, even as in the seed there are green, yellow, black, blue and purple colours, which are, nevertheless invisible until the seed has perished in the earth, and till the sun has prepared and produced them, so that what was first hidden from the senses is now revealed to them. »
4 « Ô toi / Qui transportes jusqu’à leur sombre lit d’hiver / Les semences ailées » (trad. R. Ellrodt, p. 425).
5 Voir M. Rulandus, A Lexicon of Alchemy, article « Wind », non paginé.
6 Je traduis à partir de la traduction en anglais d’A. E. Waite, Hermetic and Alchemical Writings (t. I, p. 24) : « it is the spirit of the fifth substance […] the Mover of the Sea and Wind, the Outpourer of Rain, upholding the strength of all things ».
7 « Toi, chant funèbre / De l’an qui meurt, et sur lequel la nuit qui tombe / Se referme comme le vaste dôme d’un sépulcre, / Surplombé par toute la puissance assemblée / De tes vapeurs, dense atmosphère d’où jailliront / La pluie noire et le feu et la grêle, entends-moi ! » (trad. R. Ellrodt, p. 427)
8 « Deviens, âme farouche, / Mon âme ! Deviens moi-même, ô toi l’impétueux ! » (ibid., p. 429)
9 « Par ma bouche, pour la Terre non encore éveillée, / Sois la trompette d’une prophétie. Ô Vent ! / Si vient l’Hiver, le Printemps peut-il être loin ? » (ibid., p. 431)
10 « Sur les épines de la vie / Je tombe et saigne ! » (ibid., p. 429)
11 « Cette Lumière, au sourire enflammant le Monde, / Cette Beauté en qui tout agit et se meut, / Cette Bénédiction, que l’Éclipse maudite, / De la naissance ne peut éteindre, cet Amour / Qui, dans la trame de l’être, aveuglément tissée / Par l’homme et par la bête, l’air, la mer et la terre, / Brûle, brillant ou terni, selon le miroir offert / Au feu dont tous sont altérés, rayonne en moi, / Consumant les derniers nuages de la froide mortalité. » (ibid., p. 565)
12 « Il vint, et au prix de son souffle le plus pur, / Acquit une tombe parmi les éternels. » (ibid., p. 531)
13 « Envie, calomnie, haine, souffrance, / Et cette inquiétude qu’on nomme à tort plaisir, / Ne peuvent plus l’atteindre, le torturer encore. / De lente contagion par la souillure du monde / Préservé » (ibid., p. 555).
14 « Fais donc de moi ta lyre comme l’est la forêt, / Qu’importe si mes feuilles tombent comme les siennes ! » (ibid., p. 429)
15 « Si j’étais feuille morte que tu puisses porter, / Nuage assez rapide pour voler avec toi, / Ou vague palpitant sous ta puissance, soumis / Par ta force à la même impulsion et à peine / Moins libre que toi, l’Irréductible » (ibid.).
16 « Se retournant au bruit, / Il vit, dans la chaude lumière de leur vie même, / Ses membres rayonnants sous un voile ondoyant / Tissé de vent, ses bras ouverts, maintenant nus ; / Ses boucles sombres, flottant au souffle de la nuit » (ibid., p. 81-83).
17 « Hélas ! Hélas ! Leurs membres, / Leurs souffles et leurs êtres s’étaient donc confondus / Illusoirement ? Perdue, à jamais perdue / Dans l’immense désert sans chemin du sommeil, / Cette forme si belle ! » (ibid., p. 85)
18 « La forte impulsion / Cachée dans cet œil fixe, ces joues rougies, ce corps / Étique, n’avait pas encore accompli son œuvre, / Mais planait sur sa vie, comme en la nue l’éclair / Luit avant qu’il ne s’évanouisse » (ibid., p. 97).
19 « Ses membres / Maintenant étaient émaciés, et ses cheveux / Épars, flétris par un automne de souffrance, / Chantaient des thrènes dans le vent ; sa main sans force / Pendait comme un os mort dans sa peau desséchée, / Et sa vie, consumée par un feu qui brûlait / En secret comme en une fournaise, ne brillait / Que dans ses yeux sombres. » (ibid., p. 87)
20 « Pourquoi gaspiller / Ces dons éminents dans l’air sourd, la terre aveugle, / Un ciel où mes pensées ne trouvent point d’échos ? » (ibid., p. 89)
21 « Solitaire étendue, vaste et mélancolique, / De putrides marais » (ibid.).
22 « Oh, que n’est-elle encore, l’alchimie merveilleuse / De Médée, […] Oh, si le rêve / D’un sombre magicien, songe-creux en son antre, / Raclant les cendres d’un creuset pour y chercher / Puissance et vie, alors que sa faible main tremble / En un ultime épuisement, était la loi / Vraie d’un monde si aimable ! » (ibid., p. 115)
23 « D’autres encore, sur l’ombre même qu’ils projetaient, / Marchaient, mélancoliques, et l’appelaient la Mort, / Et quelques-uns encore comme un fantôme la fuyaient, / Défaillant de douleur à s’essouffler en vain. / […] / Et las d’un vain labeur et défaillant de soif, / Ils n’entendaient les sources dont la mélodie claire / Sans cesse surgissait de leurs antres moussus, / Ni ne sentaient la brise qui, venant des forêts, / Parlait d’herbeuses sentes, de clairières dispersées / Sous les arches des ormes, et de froides cavernes, / De tertres de violettes hantés de rêves doux, / Car tous suivaient leur grave et ancienne folie. » (ibid., p. 593)
24 « Des vieillards, hommes et femmes, déguenillés, / Secouent leurs cheveux gris assaillis par le vent » (ibid., p. 601).
25 « Avant que tu ne sois / J’ai craint, aimé, haï, souffert, et suis mort, / Et si à l’étincelle allumée par le Ciel / En mon âme, la terre avait donné aliment / Plus pur, la corruption n’eût hérité grand-chose / De ce qui fut Rousseau » (ibid., p. 603).
26 « Toi qui es nourriture pour la pensée humaine / Comme l’obscur pour la flamme mourante » (ibid., p. 121).
27 « Esprit de la Beauté, toi qui, de tes splendeurs, / Revêts et rends sacré tout ce sur quoi tu brilles, / Pensée ou forme humaine, où donc es-tu enfui ? » (ibid., p. 119)
28 « Comme à travers le ciel / L’une de millions de feuilles, linceul de l’été » ; « Un éclat froid comme la glace / mais plus intense, que le jour à midi » (ibid., p. 591 et 593).
29 The Cyclopædia, article « Pulmonary Consumption », 1819-1820, non paginé. Le contributeur médical pour cette édition était William Lawrence, le médecin personnel de Shelley.
30 « Pareil / Aux doux accents du chagrin d’amour exhalé / Par le berger de Brescia » (trad. R. Ellrodt, p. 621).
31 « Cœur noble, ailé de l’esprit, toi qui heurtes sans cesse / En vaines tentatives ces barreaux insensibles, / Si bien que tes pensées, ces plumes éclatantes / Qui te faisaient planer sur ce bas monde obscur, / Gisent, brisées, et que ton sein blessé halète, / Tachant d’un sang précieux son nid inaccueillant ! / Je pleure en vain : le sang me serait moins amer, / Et versé avec joie s’il pouvait te servir. » (ibid., p. 487)
32 « Là, près d’un puits, sur un berceau de belladones, / Une Femme, dont la voix était un venin suave / Et l’hypocrite haleine odeur de fleurs mourantes, / Le contact un poison électrique, m’attendait : / Une flamme, qui sortait de ses yeux, pénétra / Mes organes ; de ses joues, de son sein palpitant / Venait un air mortel qui s’infiltra au fond / De mon tendre cœur, et d’un miel de rosée / Recouvrit son feuillage. » (ibid., p. 503)
33 « Je perds le souffle et sombre, je frissonne, j’expire ! » (ibid., p. 523)
34 « Semblable au libre souffle / Du Ciel, qu’on peut saisir, non retenir » (ibid., p. 511).
35 « Suivant le bord herbeux / Du petit cours d’eau il avançait ; imprimant / Sur une mousse verte son pas tremblant auquel / Son corps brûlant communiquait de grands frissons, / Comme un homme tiré de sa couche fiévreuse / Par un joyeux délire » (ibid., p. 105).
36 « Le train silencieux de la mort qui passait » ; « Épineux et flasque, vésicant et bleuâtre, / Et comme étoilé d’une rosée livide » ; « Talle, lenticules, immondices, lépreuse écume, / Épaississaient le cours muet du ruisseau » (ibid., p. 449-451).
37 « Et d’onctueux météores de branche en branche / Se glissaient et voletaient en plein midi / Sans qu’on les voie ; une rouille corrosive / Brûlait et rongeait chaque branche touchée. » (ibid., p. 453)
38 « Tel incendie ne sied qu’aux météores, / Dont la matière en toi est déjà consumée / Ta beauté, et toutes parts, qui sont toi, / Sont un immuable firmament. » (trad. C. Salomon, p. 41)
39 « Car chacune était interpénétrée / De la lumière et de l’odeur de sa voisine, / Tels des amants que la jeunesse et l’amour / Comblent, enveloppés d’une même atmosphère. » (trad. R. Ellrodt, p. 437)
40 « Car les feuilles bientôt tombèrent, et bientôt / La lourde cognée du vent coupa les branches ; / La sève reflua jusqu’à la racine / Comme le sang au cœur qui ne veut plus battre. » (ibid., p. 453)
41 « Et les feuilles brunes, jaunes, grises et rouges, / Et blanches de la blancheur des choses mortes, / Troupes de fantômes, fuyaient dans le vent sec : / Leur sifflement épouvantait les oiseaux. » (ibid., p. 449)
42 « Et patience, et jusquiame, et moite ciguë, / Tous étiraient leurs longues et creuses tiges » (ibid., p. 451).
43 « En cette vie / D’erreur, d’ignorance et d’hostilité, / Où rien n’est vrai, mais tout est apparence, / Et l’homme une ombre au sein d’un songe, / Il est modeste, et néanmoins plaisant / À bien réfléchir, de supposer / Que même la mort peut se révéler / Comme tout le reste, simple illusion. » (ibid., p. 457)
44 « Alors les plantes, images de mort vivante, / Fuirent le gel dans les profondeurs de la Terre, / Comme leur déclin, cette fuite soudaine / Ne fut que l’évanouissement d’un fantôme. » (ibid., p. 453)
45 « Mais toi quittant ce monde, / Le monde entier par ton souffle s’évapore. / Ou, toi partie, si l’âme du monde / Demeure, ce n’est alors qu’en ta dépouille » (trad. C. Salomon, p. 39).
46 « Avant que ces cruels Jumeaux que l’incestueux Changement en une seule naissance donna à son père le Temps, l’Erreur et la Vérité, aient chassé de la terre toutes les brillantes natures qui embellirent son aurore, et ne nous aient laissé à croire, digne de la peine d’être mis en rimes savantes, une Dame Magicienne vivait sur la montagne de l’Atlas dans une caverne près d’une secrète fontaine. » (trad. F. Rabbe, t. III, p. 221)
47 C’est la thèse que défend É. de Fontenay dans son ouvrage Diderot et le matérialisme enchanté (1981).
48 W. Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, acte V, sc. i, v. 414-420, dans The First Folio of Shakespeare, p. 180. « Si ces ombres vous offensèrent, / Dites-vous, pour tout arranger, / Que ces visions apparurent / Tandis que vous somnoliez. / Et ne blâmez point, Messeigneurs, / Ce sujet si vain, si débile, / Guère plus consistant qu’un rêve. » (trad. M. Castelain, p. 171-173).
49 « Cependant j’ai peur de son esprit subtil, de son regard qui inspire le respect, dont les rayons me dissèquent nerf par nerf, me mettent à nu, et me font rougir à la vue de mes pensées secrètes. » (trad. F. Rabbe, t. II, p. 25)
50 « C’est le travers qu’ils ont tous dans cette famille d’analyser leur propre esprit et celui des autres. Cette sorte d’anatomie de soi-même doit apprendre à la volonté de dangereux secrets ; car elle tente nos forces, en nous révélant ce qui doit être conçu et ce qui peut être exécuté dans la profondeur des plus ténébreux desseins. » (ibid., p. 44)
51 « Mes yeux fatigués s’obscurcissent sous une pesanteur de sommeil inaccoutumée. Conscience ! Ô toi le plus insolent des mensonges ! On dit que le sommeil, cette rosée calmante du ciel, ne baigne point de son baume les replis du cerveau qui te regarde comme un imposteur. » (ibid., p. 74)
52 « Rien de mystérieux n’a entraîné mon cerveau / Vers un labyrinthe delphique » (v. 2-3).
53 « “Dors, dors encore ! – oublie ta peine. Ma main est sur ton front, mon esprit sur ta cervelle, ma pitié sur ton cœur, pauvre ami ; et de mes doigts s’écoulent les pouvoirs de vie, et, te marquant comme d’un sceau, ils te mettent à l’abri de ton heure de douleur ; ils planent sur toi, sans pouvoir s’enchaîner aux tiens. » (trad. F. Rabbe, t. III, p. 203)
54 « “Quelle chose pourrait vous faire du bien, quand vous êtes souffrant et éveillé ? Guérir votre tête et votre côté ?” – “Ce qui me guérirait serait ce qui me tuerait, Jane ; et, comme je dois séjourner quelque temps encore sur la terre, n’essayez pas de briser ma chaîne.” » (ibid.)
55 « Il rampe autour de moi un brouillard gluant, noir, flétrissant ; quelque chose de solide, de pesant et d’épais, que je ne puis arracher de moi, car il colle mes doigts et mes membres l’un à l’autre ; il mange intérieurement mes nerfs, et dissout ma chair pour m’en faire qu’une souillure, empoisonnant le subtil, le pur, le plus intime esprit de vie ! » (ibid., t. II, p. 48)
56 « Du mal ne peut sortir que le mal » (ibid., p. 31).
57 W. Shakespeare, Hamlet, acte IV, sc. vii, v. 138, dans The First Folio of Shakespeare, p. 784. « Un malheur marche aux talons de l’autre » (trad. F. Maguin, p. 347).
58 « Qu’on le traîne à la torture ; qu’elle soit assez ingénieuse et assez prolongée pour déchirer les replis de la plus intime cellule de son cœur. Ne le détachez pas jusqu’à ce qu’il avoue. » (trad. F. Rabbe, t. II, p. 103)
59 Voir l’article « Cellule » dans Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, p. 152.
60 « Des tortures ! Changez donc la roue en un rouet à filer ! Torturez votre chien, afin qu’il puisse dire quand pour la dernière fois il a lapé le sang versé par son maître ! …mais non pas moi ! Mes angoisses sont celles de l’esprit, celles du cœur et celles de l’âme ; oui l’âme la plus intime, qui pleure au-dedans d’elle-même des larmes de fiel brûlant, de voir, dans ce monde méchant où personne n’est vrai, de voir les miens mentir à eux-mêmes, quand tous les abandonnent. » (trad. F. Rabbe, t. II, p. 107-108)
61 « Conduisez ces coupables chacun dans une cellule séparée » (ibid., p. 104).
62 « J’ai choisi pour ma couche / Les charniers et les cercueils où la noire mort / Tient le registre des trophées conquis sur toi, / Espérant mettre fin à ces doutes tenaces / Sur toi et ton empire en forçant quelque spectre / Esseulé, ton messager, à me révéler / Ce que nous sommes. » (trad. R. Ellrodt, p. 73)
63 « Si l’esprit d’aigle de Bacon, tel / L’éclair jaillissant des ténèbres, n’avait contraint / La Nature, forme protéenne, à s’éveiller / Pour lui ouvrir l’accès aux antres qui recèlent / Les trésors inconnus des secrets de son règne. » (ibid., p. 609)
64 « De ces nerfs et ces muscles j’exprimerai en les tordant la vérité, gémissement par gémissement » (trad. F. Rabbe, t. II, p. 105).
65 « Ai-je donc avoué ? Tout est-il donc fini ? Plus d’espérance ? plus de refuge ? Ô faible et scélérate langue, qui m’as perdu, que ne t’ai-je plutôt auparavant coupée et jetée aux chiens ! » (ibid., p. 109)
66 « Ne me demandez pas ce que je pense ! Souvent malgré lui, le cerveau imagine des choses qu’il ne voudrait pas » (ibid., p. 43).
67 « Laissez les tortures faire violence à la vérité » (ibid., p. 103).
68 W. Shakespeare, Hamlet, acte V, sc. ii, v. 330-339, dans The First Folio of Shakespeare, p. 790. « Qu’on ordonne que ces corps / Sur une haute estrade soient placés bien en vue ; / Qu’on me laisse dire au monde qui ne sait rien encore / Comment ces choses furent. Alors vous entendrez / Parler d’actes charnels, sanglants, contre nature, / De jugements fortuits, de meurtres de hasard, / De morts ourdies par ruse et perfide artifice, / Et, dans ce dénouement, de desseins qui s’égarent / Et retombent sur la tête des auteurs. Tout cela, / Je puis en dévoiler la vérité. » (trad. F. Maguin, p. 423)
69 « Penses-y, nous allons vivre en toi l’une après l’autre / D’une vie animale ; bien que nous ne puissions / Obscurcir l’âme brûlant au-dedans, nous serons / Tapies près d’elle, bruyante et vaine multitude, / Qui tourmente la sérénité des plus sages ; / Nous serons dans ton cerveau pensée angoissée, / Désir infâme autour de ton cœur étonné, / Et dans le labyrinthe de tes veines, un sang / Qui se traîne comme un lent supplice. » (trad. R. Ellrodt, p. 229)
70 « Dédaignaient ? Non ! J’ai pitié de toi. Quelle Ruine / Te poursuivra, sans défense, dans le vaste ciel ! / Comme ton âme alors, fendue par la terreur, / S’ouvrira sur son enfer ! Je parle avec peine, / Sans exulter, n’ayant plus de peine comme au temps / Où souffrir m’avait assagi. – La Malédiction / Lancée contre toi, je la voudrais rappeler. » (ibid., p. 189)
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