Deuxième partie. Contrescience
p. 124-125
Texte intégral
1Si la poésie est une force de déploiement, d’évolution du discours scientifique, alors elle se doit d’en révéler les zones d’ombre, ces points aveugles qui confrontent le poète à l’informe, voire à la laideur. Le dégoût et le rejet éveillés chez le poète par un certain nombre de représentations scientifiques, notamment issues d’une vision matérialiste du monde naturel, génèrent alors des textes qui font acte de « contrescience ».
2Face à la puissance de défiguration et d’aliénation d’une certaine science, qui dissout les rêves romantiques par esprit d’analyse et d’objectivité, la « contrescience » shelleyenne n’est jamais une mise à l’écart des représentations menaçantes pour la parole poétique. Au contraire, elle consiste en un contre-emploi du discours scientifique au cœur même des poèmes. Elle peut être contresens conscient et fécond, lorsque la parole poétique impose une torsion au discours scientifique pour en métamorphoser la signification. Comme le remarque Marcel Proust dans Contre Sainte-Beuve, le contresens est à la racine même de la fonction poétique du langage :
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux. (p. 299)
3Le regard du poète sur l’écrit scientifique, loin d’être une imposture, lui confère une beauté nouvelle par les déplacements qu’il opère.
4La parole poétique peut faire contrepoids face à la montée d’une conception du langage fondée sur la clarté et l’univocité par opposition au mystère du signe poétique. Elle est également une réaction face au matérialisme scientiste dont sont imprégnés les premiers poèmes de Shelley : elle se fait alors contre-chant, parodie acerbe de modèles scientifiques autrefois vénérés. La poésie shelleyenne cherche à émerger comme un contre-pouvoir face à un certain discours scientifique qui impose une disjonction entre connaissance et existence, entre physique et métaphysique, niant l’essence spirituelle de l’homme en le plaçant au même rang que les objets physiques.
5À l’époque romantique, science et poésie se trouvent prises dans des mouvements contradictoires, entre analyse et synthèse, visible et invisible, création et mimétisme. Ces polarités ne divisent cependant pas seulement usage scientifique et fonction poétique du langage, mais viennent traverser la représentation de la poésie elle-même. La « contrescience » shelleyenne est fondée sur la question de la figuration et de la défiguration, et vient par un effet de retour interroger la capacité de la poésie à traduire la beauté absolue. Il ne s’agit jamais d’une interrogation sur les fondements et les fins de la science elle-même, mais sur les pouvoirs de la poésie. Les deux questions soulevées par la « contrescience » sont alors : comment le poète se positionne-t-il face aux pratiques signifiantes de la science matérialiste, mais également comment ces interrogations rejaillissent-elles sur sa conception de l’écriture poétique ?
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