Chapitre IV. « Conscient de moi-même / Et d’un autre être encore1 » : l’inquiétante étrangeté du lecteur
p. 287-384
Texte intégral
1. L’effrayante multitude
L’angoisse du lectorat2
Les gens lisent ! Pire, ils pensent ! Les gens lisent et pensent ! Le peuple, la répugnante multitude, le monstre aux multiples têtes, lit et pense ! Une terrifiante pensée et un fait plus terrifiant encore3 !
Nul besoin de m’avertir des dangers de la publication : c’est une chose que je redoute autant que la mort elle-même4.
1Ce quatrième et dernier chapitre se propose d’étudier le rapport de Wordsworth à son lecteur à travers le prisme du double mythe d’Écho et de Narcisse. Mais pour comprendre l’angoisse qui transparaît dans les deux citations ci-dessus, il convient de replacer le poète dans son contexte historique : celui d’une véritable explosion du nombre d’ouvrages publiés, parallèlement à une massification du lectorat et au délitement du système de mécénat, dont les effets conjugués aboutissent à une dépendance, à la fois immense et inédite, des auteurs vis-à-vis d’un public toujours plus disparate et frivole.
Les écrivains anglais qui ont établi leur réputation dans la deuxième décennie du xixe siècle se trouvaient dans une culture beaucoup plus périlleusement compétitive que leurs prédécesseurs, et nombre d’entre eux étaient en proie à un sentiment d’aliénation dû au fait que des systèmes de reconnaissance relativement sûrs disparaissaient au profit d’une dépendance envers un lectorat inconnu, à qui son ampleur et son anonymat prêtaient des traits menaçants. Le déclin du mécénat, accompagné de l’avènement de la critique littéraire professionnelle, signifiait que les écrivains, désormais incapables d’anticiper la réception de leurs œuvres, ne pouvaient compter que sur le public pour espérer survivre5.
2Dans son ouvrage, Reading, Writing, and Romanticism : the Anxiety of Reception, Lucy Newlyn décrit en détails ce contexte difficile et rend ainsi compte de l’amertume des poètes lakistes face à un public qui ne les comprend pas, et à des critiques qui, pris eux aussi dans cette course au lectorat, les prennent pour cibles. « La vulnérabilité des écrivains face aux caprices de leur lectorat allait de pair avec l’importance croissante du rôle des critiques, désormais faiseurs et fossoyeurs de carrières6 » explique-t-elle. Les poètes se représentent, sans doute à juste titre, comme les victimes d’une double incompréhension : celle du public et celle des critiques qui non seulement les dénigrent, mais vont jusqu’à parodier leurs réactions offensées et défensives7.
3La situation est même pire encore : le poète craint non seulement de ne pas être lu par un lectorat frivole, ni compris par des critiques assoiffés du sang des innocents, il redoute également que son œuvre ne se noie dans le flot surabondant des publications. Newlyn cite des chiffres évocateurs : alors que 1 800 ouvrages en tout genre furent publiés en Angleterre en 1740, ils étaient 3 000 en 1780, et 6 000 en 1792. Elle compare cette angoisse des auteurs au sublime mathématique de Kant8, et met en relation cette peur d’un engloutissement de l’œuvre parmi tant d’autres et celle de l’individu qui, noyé dans la masse des grandes villes industrielles, risque la perte de son identité.
Si la surabondance des ouvrages publiés s’offrait à lire comme une métonymie de l’angoisse de surpopulation, l’anonymat du public (et des critiques) figurait lui aussi un déplacement, mais celui d’une angoisse plus perturbante : celle d’une perte d’une identité propre, noyée dans l’expansion industrielle et dans la surpopulation des grandes villes anglaises9.
4Pour Wordsworth, ces hordes incultes menacent l’existence même de la littérature :
Une multitude de facteurs, inconnus des siècles passés, se combinent pour affaiblir les forces discriminantes de l’esprit, le rendant incapable du moindre effort, réduit à une torpeur animale. Le plus efficace d’entre eux est le nombre incroyable d’événements qui surviennent chaque jour dans le pays lié à l’accumulation inédite d’hommes dans les grandes villes : l’uniformité de leurs activités les rend assoiffés d’incidents extraordinaires, un désir satisfait à tout moment par la rapidité des moyens de communication. La littérature et les représentations théâtrales de ce pays se sont conformées à ce nouveau style de vie. Les œuvres inestimables des écrivains du passé, presque jusqu’à celles de Shakespeare et de Milton, sont négligées au profit de romans fantasques, de tragédies allemandes aussi idiotes que malsaines, et d’un déluge d’histoires extravagantes écrites en vers10.
5Les vers de Wordsworth reflètent bien les angoisses des poètes de l’époque. Celui que Keith qualifie de « poète de la nature humaine » aime son semblable comme lui-même, mais surtout de loin, quand les ressemblances l’emportent encore sur les différences. Il suffit de contraster ces deux extraits pour s’en rendre compte :
And for the first time in my life did hear
The voice of woman utter blasphemy —
Saw woman as she is to open shame
Abandoned, and the pride of public vice.
Full surely from the bottom of my heart
I shuddered; but the pain was almost lost,
Absorbed and buried in the immensity
Of the effect: a barrier seemed at once
Thrown in, that from humanity divorced
The human form, splitting the race of man
In twain, yet leaving the same outward shape11.
[…] Thus was man
Ennobled outwardly before mine eyes,
And thus my heart at first was introduced
To an unconscious love and reverence
Of human nature12.
6Le livre VIII décrit comment son commerce quotidien avec les bergers de sa région natale, mais surtout ses méditations solitaires au creux des vallées et au bord des lacs l’ont conduit à aimer l’humanité, alors que le spectacle d’une humanité entièrement étrangère, lui répugne et le perturbe. La scission de l’humanité décrite au livre VII est particulièrement frappante : le poète y fait figure d’un Narcisse qui refuserait de reconnaître son reflet dans ce double immonde dont l’apparence est pourtant identique à la sienne. On retrouve également l’inquiétante étrangeté des scènes de narcissisme implicite : derrière la familiarité de toujours de la forme humaine, se cache une étrangeté aussi indépassable qu’incompréhensible. Cette coexistence d’une humanité différente, viciée, derrière les traits de l’autre et à côté d’elle, l’humanité pastorale qu’il a toujours connue et aimée, est d’ailleurs intenable. Au livre VIII, il écrit : « Happy in this, that I with Nature walked, / Not having a too early intercourse / With the deformities of crowded life13. » Il est insupportable qu’une humanité qui n’a plus rien d’humain continue à avoir visage humain. La foule de Londres est difforme, ce qui fait éclater sa différence et rassure le poète qui rejette ainsi loin de lui ces faux semblables.
7Pour ce promeneur solitaire que fut Wordsworth, le type même de l’altérité est sans doute celui que l’on croise, au détour d’un fourré ou d’une rue, ce visage qui arrive face au sien, à sa hauteur, comme le reflet renvoyé par un miroir, mais qui pourtant, n’est pas le sien. C’est sur le visage de l’autre qu’insistent ces deux passages du Prélude qui opposent, eux aussi, Londres et la région des lacs :
O friend, one feeling was there which belonged
To this great city by exclusive right :
How often in the overflowing streets
Have I gone forwards with the crowd, and said
Unto myself, “The face of every one
That passes by me is a mystery14.”
Oh, next to one dear state of bliss, vouchsafed
Alas to few in this untoward world,
The bliss of walking daily in life’s prime
Through field or forest with the maid we love
While yet our hearts are young, while yet we breathe
Nothing but happiness, living in some place,
Deep vale, or anywhere the home of both,
From which it would be misery to stir —
Oh, next to such enjoyment of our youth,
In my esteem next to such dear delight,
Was that of wandering on from day to day
Where I could meditate in peace, and find
The knowledge which I love, and teach the sound
Of poet’s music to strange fields and groves,
Converse with men, where if we meet a face
We almost meet a friend, on naked moors
With long, long ways before, by cottage bench,
Or well-spring where the weary traveller rests15.
8Dans les deux cas, c’est bien le visage d’un être qui lui fait face qui intéresse le poète. Dans cette nature avec laquelle il ne fait qu’un, dans cette région dont il est le fils, le poète est assuré de ne rencontrer que des visages amicaux, et les vers mettent en parallèle les expressions « meet a face » et « meet a friend », les deux mots ayant la même amorce et le même schéma accentuel. Les derniers vers laissent d’ailleurs imaginer que cet autre promeneur, le poète le rencontre peut-être auprès du puits où il se désaltère : c’est ainsi que Narcisse rencontre le visage qui lui sera cher, et fatal. Par contraste, ce qui effraie le poète dans la foule de Londres, c’est l’étrangeté absolue des visages qui arrivent face au sien.
9On peut mettre en rapport ces deux types de visages, avec les deux types de lectorat que connut Wordsworth : son cercle d’amis, lecteurs dont il pouvait prévoir les réactions et comprendre les commentaires, et les lecteurs ignorants voire mal intentionnés, parmi lesquels les critiques, fantasmés en foule londonienne monstrueuse. Lucy Newlyn relève que Wordsworth eut toujours l’habitude de faire circuler ses manuscrits parmi son cercle d’amis et de lire ses poèmes à des proches ou simplement à des connaissances16. Newlyn oppose ces deux types de public : « Les commentaires des proches étaient naturellement plus appréciés de Wordsworth que la dispersion du moi dont s’accompagne l’exposition au public, notamment si l’on songe aux longues batailles qui l’opposèrent aux critiques des périodiques17. » Elle cite, à la même page, un commentaire particulièrement révélateur de Robinson « Wordsworth est comme avare quand il s’agit de ses poèmes, comme si, en étant publiés, ils cesseraient d’être les siens. » Ce sentiment de dépossession, d’aliénation profonde dont menace le commerce avec une altérité jugée dangereuse est mis en scène dans le passage qui suit immédiatement les vers sur le mystère du visage des passants londoniens, celui du « mendiant aveugle » :
Thus have I looked, nor ceased to look, oppressed
By thoughts of what, and whither, when and how,
Until the shapes before my eyes became
A second-sight procession, such as glides
Over still mountains, or appears in dreams,
[…] And once, far travelled in such mood, beyond
The reach of common indications, lost
Amid the moving pageant, ’twas my chance
Abruptly to be smitten with the view
Of a blind beggar, who, with upright face,
Stood propped against a wall, upon his chest
Wearing a written paper, to explain
The story of the man, and who he was.
My mind did at this spectacle turn round
As with the might of waters, and it seemed
To me that in this label was a type
Or emblem of the utmost that we know
Both of ourselves and of the universe,
And on the shape of this unmoving man,
His fixéd face and sightless eyes, I looked,
As if admonished from another world18.
10On retrouve un écho de ce dernier vers dans « Resolution and Independence » où le ramasseur de sangsues, guère plus jeune et guère plus riche que ce mendiant, est décrit ainsi : « like a Man from some far region sent; / To give me human strength, and strong admonishment19 ». Comme cet étrange prophète, rencontré sur la lande, le mendiant londonien est un double du poète, une mise en abyme de son angoisse. La cécité du vieil homme peut faire l’objet d’une double lecture allégorique. D’une part, Wordsworth se plaint déjà de la perte de ses pouvoirs – « whether is fled the visionary gleam20? » –, il est devenu, symboliquement, aveugle. Mais surtout, pas plus que le vieillard aveugle ne peut voir le flot des passants, le poète ne peut-il voir le visage de ces lecteurs lointains, à jamais étrangers. Pour Charles Rzepka, la dépendance et la vulnérabilité du vieillard vis-à-vis de la foule reflètent les sentiments de Wordsworth vis-à-vis de ses lecteurs21. Certes, le mendiant est perçu par le poète comme un double qui lui fait horreur, évoquant ainsi encore le personnage du ramasseur de sangsues. Mais on peut lire aussi sur le panneau au cou du mendiant qui raconte la vie du pauvre homme comme un double, une mise en abyme, du Prélude qui relate « la croissance de l’esprit d’un poète », c’est-à-dire les vingt-cinq premières années de son auteur. On comprend, à la lecture d’un autoportrait aussi cauchemardesque que Wordsworth ait renoncé à la publication de son poème autobiographique de son vivant : ne serait-ce pas là l’avertissement d’« un autre monde » que lui délivre le mendiant ? et d’ailleurs, le poète, dans cette nouvelle ère du lecteur-roi n’est-il pas précisément transformé en mendiant, qui n’a pour vivre que l’aumône que le public voudra bien lui faire ? L’émotion du poète face à la vulnérabilité du vieillard trahit l’identification, de même que la fixité du visage du mendiant en fait un double parfait du poème qui, une fois publié, est figé dans une forme dont l’aspect définitif effraya toujours Wordsworth. Ce passage, qui porte bien son nom, amène le poète de l’autre côté du miroir, à la façon d’un animal psychopompe : l’étrangeté des visages conduit le poète à une douloureuse méditation sur son lectorat, et le visage du mendiant lui apparaît alors comme son propre texte aux yeux du lecteur : un visage figé et fermé, mais odieusement exposé au regard de tous, « exposed and lifeless as a written book22 ».
11Certes, Wordsworth ne publie pas Le Prélude de son vivant. Cependant, il publie de nombreux poèmes, et se voit contraint d’adopter une stratégie qui lui permette de surmonter son angoisse d’être exposé à un lectorat indifférent voire hostile : il entreprend donc de former son lecteur, de plusieurs façons. Dans ses écrits théoriques, il revendique le droit pour ses poèmes de créer le goût d’après lequel ils pourront être appréciés. Dans son œuvre poétique, on observe deux tendances qui ont pour but l’apprivoisement du lecteur : l’identification et la pédagogie. Le poète, qui se mire dans ses vers, veut faire de son lecteur un double qui s’y reconnaîtra également. Il inclut aussi dans ses poèmes des formes d’ars legenda, enseignant au lecteur à les lire convenablement. Transformé en élève, et même en catéchumène, le lecteur n’a guère la liberté d’interpréter, uniquement celle de répéter les mots du maître.
« Mon semblable, mon frère » : apprivoiser le lecteur
12Lucy Newlyn dresse de Wordsworth un portrait tyrannique, celui d’un poète autoritaire cherchant à contrôler son lecteur par tous les moyens, ce qui l’amène à conclure que les revendications des préfaces échouent dans les faits, et dans les vers, où ce besoin de contrôle trahit une dépendance absolue vis-à-vis du lecteur23. N’envisageant le rapport de Wordsworth à son lecteur que selon une problématique stratégique, et ne s’intéressant qu’au résultat de cette entreprise d’absorption du lecteur, Lucy Newlyn en vient à considérer la composante narcissique de cette théorie de la réception comme une dérive et la preuve d’un échec.
Par la sophistication des rapports qu’ils présentent entre sujet et objet, les poèmes de Wordsworth explorent le potentiel de collaboration entre poète et lecteur comme un va-et-vient entre soi et l’autre, caractéristique de la conscience herméneutique. En montrant à quel point ce mouvement menace de se changer en absorption ou en réfléchissement narcissique, ils fournissent une critique semi-parodique de l’impasse que l’on trouve dans la prose critique, où l’espoir d’obtenir la sympathie du lecteur évoque un besoin de reflet ou d’écho chez le moi auctorial24.
13Pour Wordsworth, le lecteur idéal ne se voit pas demander d’apporter son altérité enrichissante, le seul droit qui lui soit concédé, c’est d’être un double du poète. Qu’on y voit des enjeux de pouvoir et de contrôle comme le fait Newlyn, ou l’impossibilité pure et simple d’envisager l’altérité, comme je serais tentée de le faire, force est de constater que Wordsworth transforme ses lecteurs en autres lui-même : il ne s’agit pas tant d’enjeux de pouvoir que d’impossibilité d’envisager l’altérité. C’est particulièrement frappant dans ses réponses aux critiques de lecteurs du tout premier cercle. Ainsi, à Sara Hutchinson qui trouve ennuyeux son poème sur le ramasseur de sangsues, le poète rétorque : « tout est ennuyeux si on ne lit pas avec les sentiments de l’auteur ». Et il écrit à Coleridge, à propos de la réaction de Charles Lamb à The White Doe of Rylstone : « Honte à Lamb de ne pas prendre plaisir à la contemplation de cette image. » Dans sa critique de The Convention of Cintra dans la London Review, Crabb Robinson fait l’éloge de Burke « [qui] ayant fait ses classes à la Chambre des Communes lutte toujours pour se faire comprendre même des plus modeste », ce qui l’oppose, selon lui, à Wordsworth, « satisfait d’être apprécié seul d’un petit nombre de semblables »25.
14Ce besoin de ramener la différence à l’identité, l’autre à soi-même, se donne également à lire dans cet extrait du Prélude :
[…] and having gained
A more judicious knowledge of what makes
The dignity of individual man —
Of man, no composition of the thought,
Abstraction, shadow, image, but the man
Of whom we read, the man whom we behold
With our own eyes — I could not but inquire
[…]
Why is the glorious creature to be found
One only in ten thousand26 ?”
15Ces vers frappent par leur apparente contradiction, la ligne de séparation ne passe pas là où on l’attendrait : le poète oppose l’homme comme abstraction, non pas seulement à celui qu’il nous est donné de contempler de nos propres yeux, mais il range également dans cette catégorie, l’homme comme objet d’étude, « of whom we read », qu’on aurait plus volontiers classé du côté de l’abstraction. Ces vers sont à rapprocher des passages décrivant la foule londonienne et le flot des visages inconnus. Ils ont, comme eux, une portée métapoétique, et traitent de la question du lecteur. Pour Wordsworth, le lecteur est un être bien concret, qu’il souhaite contempler de ses propres yeux, cet homme à propos duquel il lit, mais aussi, et surtout cet homme qui lit, et notamment ces vers. Les vers inscrivent comme une équivalence entre la lecture et la contemplation, comme si la lecture n’était qu’un mode de contemplation parmi d’autres, les vers, une transparence qui laisseraient voir l’objet. Ce que déplorent les derniers vers rappelle l’incohérence entre être et paraître relevée dans le passage où l’humanité se divisait pour le poète en deux groupes d’apparences similaires mais d’identités opposées. L’homme, le vrai, la « glorieuse créature » ne se rencontre que rarement, au milieu d’une masse qui lui ressemble pourtant. De même, parmi dix mille lecteurs, il n’y en a sans doute qu’un seul dont le poète connaisse les traits. Et contrairement aux jonquilles, qui elles aussi sont dix mille, les visages des lecteurs ne reflètent que très rarement les sentiments du poète. Mais c’est pourtant ce à quoi il aspire : communiquer son « spontaneous overflow of powerful feelings27 » à ses lecteurs tous autant qu’ils sont. On ne trouve jamais joie plus grande dans les vers de Wordsworth que dans son récit de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790 : « How bright a face is worn when joy of one / Is joy of ten millions28. » Le chiffre est nettement plus important, mais se compte toujours en dizaines, comme la trace du cheminement d’une même méditation.
16Conscient, malgré tout, que le monde ne peut être uniquement peuplé de simili-William Wordsworth, le poète fantasme une masse à son image, ce qui aboutit chez lui à la distinction entre people et public, ceux qui seront amenés à le comprendre, et la masse des ignorants. Et ce cercle étroit d’heureux élus, – « Fit audience let me find though few29 », écrit-il dans sa préface à l’édition de 1814 de The Excursion – a pour caractéristique principale une forte ressemblance avec lui-même. Newlyn commente « A Poet’s Epitaph » en ce sens :
« A Poet’s Epitaph », publié dans les Ballades lyriques (1800), a pour locuteur le poète défunt lui-même, et s’adresse à un ensemble de lecteurs possibles. La majorité d’entre eux est jugée incapable d’empathie avec l’esprit du poète, et se voit automatiquement exclue de toute communion avec le mort. Une seule figure se distingue comme capable de réagir avec sympathie, et elle est présentée en des termes qui l’associent, sans qu’aucun doute soit possible, à un poète du même moule que Wordsworth. Sur cette figure, Wordsworth projette à la fois sa propre image et (en un dédoublement réfléchissant de cette image) ses espoirs les plus chers d’être compris de son lecteur « And you must love him, ere to you / He will seem worthy of your love30. » Le fonctionnement de l’identification est circulaire : non seulement le lecteur idéal se voit distingué par ses caractéristiques poétiques, mais il est littéralement amené à se confondre avec le locuteur lui-même31.
17Le poète transforme le lecteur en double de lui-même. Newlyn considère que « Le but de Wordsworth était de transformer un public anonyme en lectorat sympathique, qui donnerait autant de garanties quant à sa bonne compréhension que sa famille ou ses amis32. » Il s’agit de faire du lecteur un proche, un semblable, quelqu’un d’aussi familier et d’aussi fidèle que son reflet dans un miroir, ou dans un lac.
18L’auteur d’Anxiety of Reception lit, à juste titre, un portrait du lecteur idéal dans « When to the attractions ofthe busy world33 », que Gill reproduit dans sa version d’origine sous le titre de « When I first journeyed hither34 ». Se promenant sur un de ses sentiers favoris, le poète se souvient que l’endroit charmant qu’il a sous les yeux fut d’abord découvert par son frère, lorsqu’il vint passer quelques jours chez lui. John s’en est allé par les mers où l’appelèrent ses fonctions de chirurgien de bord, mais le poète insiste sur la similitude de leur situation. Malgré son éloignement, son frère est, comme lui, fils de la Nature :
But thou a School-boy to the Sea hadst carried
Undying recollections, Nature there
Was with thee, she who loved us both, she still
Was with thee, and even so thou didst become
A silent Poet ! from the solitude
Of the vast Sea didst bring a watchful heart
Still couchant, an inevitable ear
And an eye practised like a blind man̓s touch.
Back to the joyless ocean thou art gone :
And now I call the path-way by thy name
And love the fir-grove with a perfect love.
[…]
Nor seldom, if I rightly guess, when Thou,
Muttering the verses which I muttered first
Among the mountains, through the midnight watch
Art pacing to and fro the Vessel’s deck
In some far region, here, while oer my head
At every impulse of the moving breeze
The fir-grove murmurs with a sea-like sound,
Alone I tread this path, for aught I know
Timing my steps to thine, and with a store
Of indistinguishable sympathies
Mingling most earnest wishes for the day
When We, and others whom we love shall meet
A second time in Grasmere’s happy Vale35.
19Double parfait, le frère du poète est son écho et son reflet. Tous deux sont les fils chéris de la Nature, et celui qu’elle n’a pas doté de pouvoirs visionnaires est néanmoins qualifié de « silent poet », grâce à sa capacité à apprécier la beauté des spectacles naturels. Ce double de Narcisse est une figure d’Écho, à ne pas s’y tromper, puisque son silence est vite transformé en répétition – « Muttering the verses which I muttered first ». Ce lecteur, qui redit les vers du poète, coïncide avec lui aussi précisément qu’une ombre, ou qu’un reflet. Le poète imagine qu’ils font tous deux les mêmes pas, et ce, au même moment. Les deux frères coïncident si parfaitement que les pins autour du poète semblent reproduire le bruit de la mer qui entoure en cet instant son frère, et le poème culmine en l’expression d’un désir de réunion physique et non plus seulement fantasmée. Lucy Newlyn parle d’une « fantasy of convergence so strong that it can defeat separation ».
20La thématique du reflet présente dans « When I first journeyed hither » est encore accentuée si l’on rapproche ce poème de ce qui apparaît bien comme son double spéculaire, « The Brothers », qui met en scène le retour au village d’un marin qui cherche son frère, resté au pays, et apprend sa mort en lisant son nom sur une des tombes du cimetière. L’inversion spéculaire est d’autant plus frappante que John, le frère de William, meurt en mer quelques années plus tard, alors que c’est James, le berger, qui meurt dans « The Brothers », lors d’une crise de somnambulisme durant laquelle il se jette d’un rocher. Le thème du double et du reflet est omniprésent dans le poème, comme j’ai eu l’occasion de le montrer dans le premier chapitre, mais l’appel à l’identification adressé au lecteur ne s’arrête pas là : le lent dévoilement de l’identité de l’étrange touriste est savamment manigancé. Leonard, le marin, est pris pour un étranger par le prêtre du village qui ne le reconnaît pas. Mais le lecteur découvre au cours du poème, et le prêtre par une lettre finale après le départ définitif du marin, qu’il n’est autre que le frère du défunt dont l’histoire l’intéressait tant. On est proche ici du « palpable design36 » dénoncé par Keats : le lecteur ferait bien d’être plus rusé et plus sensible que le vieux conteur du poème, et doit bien comprendre que ce promeneur solitaire qui évoque Wordsworth par bien des aspects n’est autre que le frère du défunt, témoin silencieux de la scène, et figure du lecteur auquel Leonard murmure, sans être entendu du prêtre, « My Brother ». En outre, le personnage de Leonard, assimilé par le prêtre aux promeneurs oisifs parmi lesquels se range volontiers Wordsworth, est l’auditeur de sa propre histoire. En tant qu’auditeur, il est lui aussi un double symbolique du lecteur, et ce qui est présenté comme l’histoire d’un autre est en réalité la sienne. Pour Wordsworth, le lecteur est à la fois « mon semblable, mon frère », l’hypocrite dont il rêve de lever le masque pour lui montrer qu’ils ont le même visage, et aussi, par conséquent, l’« insensé qui croi[t]s que je ne suis pas toi », pour reprendre la célèbre formule de Victor Hugo. Le poète se met d’ailleurs souvent en scène dans une posture d’auditeur, qui facilite l’identification du lecteur, ainsi dans « The Ruined Cottage » ou dans certains poèmes consacrés à Matthew, le vieux maître d’école, comme « Two April Mornings ».
21« The Brothers » figure enfin le lecteur comme une extension du poète, ainsi Leonard déclare « Your dalesmen, then, do in each other’s thoughts / Possess a kind of second life37 » et le prêtre insiste sur le fait que le défunt fut enterré trois jours après sa mort, ce qui en cette terre sacrée du cimetière, ne manque pas de connoter la résurrection du Christ, au troisième jour. « Tintern Abbey » fait d’ailleurs de Dorothy un reflet et un écho du poète dont le mérite est sa résistance au temps.
For thou art with me, here upon the banks
Of this fair river; thou, my dearest Friend,
My dear, dear Friend, and in thy voice I catch
The language of my former heart, and read
My former pleasures in the shooting lights
Of thy wild eyes. Oh! yet a little while
May I behold in thee what I was once,
My dear, dear, Sister38!
22Et ce double est perçu par le poète comme sa future incarnation quand lui-même ne sera plus (v. 138-152). Dorothy est l’écho et le reflet qui perdurent, elle qui fut avec Mary, épouse de William, sa première lectrice et sa copiste. Lucy Newlyn voit d’ailleurs en Dorothy la figure du lecteur idéal39 ; elle relève encore que les cris des chouettes, et leur silence, dans « There was a Boy » peuvent être lus comme une allégorie de la réaction des lecteurs aux cris émis par l’enfant-poète : « ce que redoute Wordsworth, c’est la non-coopération de la part du lecteur40 ». On peut aussi lire dans ce poème la façon dont Wordsworth s’assimile le lecteur grâce aux jeux de doubles qu’il met en place. Si l’enfant du début est une figure du poète par excellence qui communique – et communie – avec la Nature par un langage non verbal, et même parfois un silence proche de la prière, alors le poète à proprement parler, le « je » de la deuxième strophe, qui se recueille sur la tombe de l’enfant, est un double du lecteur.
23Lucy Newlyn met en relation « When I first journeyed hither » et sa triste suite, « Distressful Gift41 », « written in the commonplace book which John habitually carried with him on shipboard, but which he left behind on his final fateful voyage42 ». Elle relève l’incohérence du destinataire : le poète s’adresse à son frère à la deuxième personne – « And so I write what neither Thou / Must look upon, nor others now43 » – mais le décrit ensuite à la troisième personne – « He framed the book which I now see » – tandis que l’ultime destinataire de ces vers, ou du moins de la dernière strophe, est Dieu, prié de n’infliger jamais pire souffrance à l’auteur de ces vers que la perte de ce frère tant aimé. Les strophes quatre et cinq ont une valeur informative qui font penser qu’elles sont adressées à un destinataire plus ordinaire qu’est le lecteur : John est décrit à la troisième personne, et l’on peut supposer que Dieu est au courant de l’usage que John faisait de son carnet. Le glissement du frère au lecteur est révélateur : John, mort, ne lira jamais ces vers, le lecteur tiendra donc sa place. Mais le glissement du lecteur à Dieu l’est tout autant : pour connaître ces deux figures, il faut passer dans un au-delà, du texte ou de la vie, dans lequel le poète qui écrit ne peut se trouver. Les destinataires du poème forment donc une étrange trinité – frère, lecteur et Dieu le Père – qui rend bien l’ambiguïté du statut d’un lecteur, à la fois semblable et tout-puissant.
24« Distressful Gift » travaille également à transformer, subtilement, la surface du texte en miroir. Le poème qui s’offre au lecteur est son propre objet. La mise en abyme commence avec les premiers mots qui forment le titre : les vers constituent le « distressful gift » que le poète offre au carnet de son frère. Ce carnet, il le décrit un peu plus loin :
He framed the book which now I see,
This very book upon my knee
He framed with dear intent
To travel with him night and day,
And in his private hearing say
Refreshing things whatever way
His weary vessel went44.
25Autrement dit, le poète imite, reproduit, répète les actions passées de son frère : l’écriture dans ce carnet. De lecteur des écrits de son frère, le poète est devenu auteur de nouvelles inscriptions dans le carnet. D’auteur des inscriptions précédentes, John est devenu destinataire des nouvelles. Le lecteur, qui a lui aussi un livre sur les genoux puisqu’il est en train de déchiffrer le poème, est donc assimilé au premier détenteur du carnet et au premier auteur des inscriptions : le destinataire des cinq premières strophes est envisagé comme un double parfait, penché sur les vers dans une symétrie si totale qu’il est difficile de discerner l’inscripteur du déchiffreur. Ici encore, le lecteur est figuré comme une extension du poète, une façon pour lui de survivre à l’identique. On assiste à l’établissement d’une seconde trinité, John, William et le lecteur, le passé, le présent et l’avenir, le carnet étant le témoin qui passe de main en main et atteste de la survie de l’écriture.
2. « Insensé qui crois que je ne suis pas toi » : des deux côtés du miroir
26Le narrateur de « The Thorn » a lui aussi son lecteur à l’esprit, comme le révèle la répétition compulsive et obsessionnelle de vers tels que « I’ll tell you every thing I know », « I’ll tell you all I know »45. S’il promet de tout dire, c’est qu’il en sait peu, car le poème est hanté par un mystère, celui du destin de l’enfant de Martha Ray, dont on soupçonne qu’il a été tué par une mère qui a perdu la raison. Le bébé est l’absent mystérieux sur lequel toute la ballade s’interroge. Cette ballade, il la hante de façon quasi surnaturelle, à en croire les on-dit colportés par le narrateur. Pour John F. Danby : « La mare boueuse devient le miroir dans lequel le village voit ses propres fantasmes empoisonnés46 ». Serait-ce là une image du lecteur qui hante les pensées du poète, poète qui ne peut qu’apercevoir le visage de cet être mystérieux chaque fois qu’il se penche pour écrire un vers ?
27Ce rapport spéculaire au lecteur n’est pas l’invention de Wordsworth. Jonathan Swift, quelques décennies plus tôt, dans sa préface à The Battle of the Books, définit la satire comme un miroir : « La satire est une sorte de miroir dans lequel celui qui regarde découvre en général tous les visages sauf le sien, ce qui explique qu’elle soit si bien reçue dans le monde, et que si peu s’en trouvent offensés47. » Le but de Wordsworth, quant à lui, est inverse, lui qui souhaite que tout lecteur se reconnaisse dans ses vers. Dans cette entreprise, il convient d’admettre que le poète a l’objet livre de son côté : qu’on lise ses vers en tenant l’ouvrage dans ses mains ou posé sur une table, il est toujours plus ou moins parallèle au visage, il occupe la position que pourrait avoir un miroir à main, ou bien une étendue d’eau plane, et n’est pas, aux yeux du poète, moins réfléchissant. L’entreprise de Wordsworth est bien de transformer ses vers en miroir et son lecteur en reflet, et, pour ce faire, il se conforme à la triple exigence du miroir : l’identité du décor, la symétrie des mouvements, la coïncidence temporelle.
Ici et là : le poète ubiquiste :
28L’extrait suivant du Prélude concentre ces stratégies spéculaires :
[…] My morning walks
Were early ; oft, before the hours of School
I travell’d round our little Lake, five miles
Of pleasant wandering, happy time ! more dear
For this, that one was by my side, a Friend
Then passionately lov’d ; with heart how full
Will he peruse these lines, this page, perhaps
A blank to other men ! for many years
Have since flow’d in between us ; and our minds,
Both silent to each other, at this time
We live as if those hours had never been48.
29Ce souvenir d’enfance, souvenir doublement narcissique, puisqu’il s’agit d’une promenade au bord de l’eau, avec un camarade, « Then passionately lov’d ». Cet alter ego bien-aimé devient le destinataire des vers qui suivent, autrement dit leur lecteur privilégié. Comme Leonard, l’étranger qui est en réalité un frère, ce lecteur, que l’éloignement a fait rejoindre la masse des inconnus, est l’ami de toujours que le poète n’a pas oublié. Contrairement à ce qu’il laisse entendre, ces vers ne seront pas « a blank » pour les autres lecteurs, à qui on vient d’expliquer ce dont il s’agit et qui sont invités à se reconnaître dans l’ami de toujours, eux qui déchiffrent les mêmes vers, en même temps, destinataires secondaires – tertiaires, si l’on songe que Le Prélude est dédié à Coleridge – qui sont néanmoins inclus dans les vers par la mention des « other men ». Ce qui sépare les deux amis, ce sont les années : « for many years have since flow’d in between us ». On remarque la métaphore aquatique qui suggère un cours d’eau séparant les deux êtres. Ceux que le temps a séparés, la page doit les réunir, et ce d’une façon qui reprend la métaphore du temps comme cours d’eau qui divise. Les vers attirent l’attention sur le moment de leur déchiffrement, abolissant la distance temporelle entre l’écriture et la lecture. Tout se passe comme si le lecteur était de l’autre côté des vers, à la fois réuni à et séparé de son ami par leur seule surface qui s’apparente, quant à elle, à celle du lac au bord duquel ils avaient l’habitude de se promener. Écriture et lecture apparaissent comme des activités symétriques, inversées par le miroir des vers.
30On remarque, en outre, l’ambiguïté de la situation d’énonciation : le poète se présente comme en train d’écrire ces vers, mais ils mêlent passé, présent et futur : le souvenir, l’inscription, le déchiffrement. L’identification du lecteur n’en est que facilitée : qu’il ait emporté son volume avec lui en promenade ou qu’il s’en délecte dans la tranquillité de son logis, il se trouve, d’une façon ou d’une autre, dans la même situation que le destinataire tant aimé, et que le poète. « I wandered lonely as a Cloud » est tout aussi efficace : le principe de « emotion recollected in tranquility49 » y est appliqué à la lettre. Les deux premières strophes de la version de 1807 – les trois premières de la version de 1815 – relatent un événement passé, une rencontre délicieuse avec une foule de jonquilles. Mais la dernière strophe fait passer du prétérit au présent simple de l’habitude et de la répétition, et fait revenir le lecteur au cabinet du poète. De cette façon, le lecteur, qu’il soit lui-même en promenade ou allongé sur son canapé comme l’est l’énonciateur, peut toujours s’identifier à lui. Il n’est pas extravagant de lire ici la présence d’une véritable stratégie, notamment lorsqu’on sait les réactions violentes qu’ont suscitées les « Daffodils ». Même avant leur composition, le poète était sensible au danger d’un possible solipsisme émotionnel :
J’ai conscience que mes associations ont dû être parfois plus personnelles qu’universelles et qu’ainsi, j’ai pu donner une fausse importance aux choses et, poussé par des inclinations malsaines, écrire sur des sujets indignes ; mais ce qui me préoccupe davantage encore c’est que mon langage ait pu fréquemment souffrir de ces associations arbitraires entre des sentiments ou des idées et des mots ou expressions particulières, contre lesquelles nul ne peut entièrement se prémunir. Ainsi, je ne doute pas que, dans certains cas, des expressions qui m’ont paru tendres et émouvantes pussent sembler ridicules à mes lecteurs50.
31Cette rhétorique défensive révèle la crainte d’un double solipsisme, émotionnel et linguistique, la peur de ne pas ressentir le monde comme les autres et celle de ne pas réussir à exprimer ses sentiments, d’être pris au piège de son propre idiolecte. En un mot, ce que redoute le poète, c’est que le lecteur porte sur lui un jugement dont il ne saurait se remettre : celui de l’altérité. Il faut donc le convaincre qu’ils sont de la même espèce, et la prose du poète ne diffère pas en cela de ses vers. Quelques lignes plus loin, dans cette même préface, le poète met en garde le lecteur contre un jugement hâtif de ses éventuelles maladresses : « le lecteur ne devrait jamais oublier qu’il est exposé aux mêmes erreurs que le poète, et peut-être même dans une plus large mesure51 ». Il n’est pas innocent que dans un poème aussi personnel que « I wandered lonely as a cloud », le poète ait usé de cette stratégie du double décor qui facilite l’identification du lecteur.
32Jonathan Bate insiste, dans son ouvrage Romantic Ecology, sur le fait que Wordsworth et Coleridge étaient des walking poets qui, contrairement à leurs prédécesseurs, écrivaient souvent leurs vers en promenade et non dans le confort domestique de leur bureau. Il est néanmoins intéressant de noter qu’à l’exception des poèmes d’inscription, l’activité souvent citée par Wordsworth dans ses poèmes comme accompagnant la promenade est la lecture.
And afterwards, when, to my father’s house
Returning at the holidays, I found
That golden store of books which I had left
Open to my enjoyment once again,
What heart was mine! Full often through the course
Of those glad respites in the summertime
When armed with rod and line we went abroad
For a whole day together, I have lain
Down by thy side, O Derwent, murmuring stream,
On the hot stones and in the glaring sun,
And there have read, devouring as I read,
Defrauding the day’s glory — desperate —
Till with a sudden bound of smart reproach
Such as an idler deals with in his shame,
I to my sport betook myself again52.
33Le poète est ici lecteur. Mais là n’est pas le seul élément spéculaire de ces vers : il se décrit comme allongé au bord de l’eau. Ce qu’il dévore, cependant, n’est pas son reflet, mais un livre. Et ce, avec un fort sentiment de culpabilité, comme le montre l’usage des mots « reproach » et « shame ». Comme si le narcissisme latent dans l’acte de lecture amenait le poète à s’adresser les mêmes reproches et à éprouver la même honte que lors de l’épisode du vol de l’embarcation. En outre, le Derwent est personnifié, et la position du locuteur ainsi que la chaleur de la journée d’été charge la scène d’un érotisme évident : « I have lain / Down by thy side, O Derwent, murmuring stream / On the hot stones and in the glaring sun. » Enfin, on peut supposer que lorsque le poète lève les yeux de sa lecture coupable – non par son contenu, mais parce qu’une si belle journée appelle à jouir de la nature environnante qui s’offre au poète –, il aperçoit dans les eaux du Derwent un jeune homme en train de lire.
34Dans son essai sur Wordsworth et la poésie d’inscription, Geoffrey Hartman explique comment le poète est parvenu à faire de l’inscription un poème indépendant. « Wordsworth a réussi à libérer l’inscription de son lien générique avec le guide touristique et la notice d’antiquaire : il a transformé l’inscription dans la nature en poème à part entière, capable de commémorer des sentiments pour la nature ou pour le lieu qui les a fait naître53. » Ce faisant, Wordsworth transforme la nature du poème d’inscription :
Curieusement, l’inscription, avant Wordsworth, ne comporte pas de détails naturels, même si elle déborde de sentiment de la nature, car le genre est alors très dépendant du site supposé de l’inscription. Elle n’évoque pas le paysage, elle y fait référence. Si elle a une fonction d’expressivité concernant les sentiments du poète, elle n’a qu’une simple fonction d’indication concernant le cadre. Pour que se développe une forme indépendante, le poème de la nature a dû inscrire le paysage, par son évocation, dans la poésie même. La poésie, comme chez Shakespeare, prend forme lorsqu’elle incorpore, ou même qu’elle crée, le décor54.
35Comme un dramaturge, Wordsworth plante le décor. Il décrit longuement ce qu’il voit pour le donner à voir au lecteur. Nombreux sont les poèmes qui s’ouvrent sur une longue description du site, nécessaire préambule aux déambulations de l’âme et des pas du poète, ainsi dans le premier des « Poems on the Naming of Places55 ».
It was an April Morning: fresh and clear
The Rivulet, delighting in its strength,
Ran with a young man’s speed, and yet the voice
Of waters which the winter had supplied
Was softened down into a vernal tone,
The spirit of enjoyment and desire,
And hopes and wishes, from all living things
Went circling, like a multitude of sounds.
The budding groves appeared as if in haste
To spur the steps of June; as if their shades
Of various green were hindrances that stood
Between them and their object: yet, meanwhile,
There was such deep contentment in the air
That every naked ash, and tardy tree
Yet leafless, seemed as though the countenance
With which it looked on this delightful day
Were native to the summer. — Up the brook
I roamed in the confusion of my heart,
Alive to all things and forgetting all56.
36Le tiret apporte une rupture, ou du moins explicite la transition, entre la mise en place du fond et les progrès du motif, du sujet poétique. Le défini « the » du vers 17 n’a pas la même valeur que celui du deuxième vers : le ru du vers 2 est celui que le poète a sous les yeux, alors que dans l’expression « le ruisseau » au vers 17, le signifié restant le même, le défini a une valeur de deuxième mention, « ce ruisseau dont je vous ai déjà parlé ».
37Ce décor est particulièrement central ici puisque c’est la beauté du lieu découvert par le poète quelques vers plus loin qui va le pousser à le dédier à sa bien-aimée sœur, et à rapporter cet événement dans son poème. Il importe donc tout spécialement ici que le lecteur accepte de suivre le poète, et voie ce qu’il voit. Au reste, le poète est un patient pédagogue qui relève pour l’absent – ou l’aveugle – qu’est le lecteur les moindres détails qui l’entourent. Le dernier vers coordonne ce qui est, en réalité, caractérisé par un rapport de cause à conséquence : l’attention extrême portée par le poète au paysage lui fait oublier tout le reste. Tout le reste, si ce n’est son lecteur bien sûr, et lui-même, dans son rôle de guide. On retrouve ici les pathetic fallacies si affectionnées par Wordsworth : le ruisseau qu’il remonte court avec la rapidité d’un jeune homme, et les bosquets interprètent la variété de leur verdure – les bourgeons étant plus clairs que les feuilles – comme l’obstacle qui les sépare encore de l’été. Mais le tour compliqué de cette dernière image permet d’y lire une allusion au lecteur. La mention de pas rapides, ou qu’on souhaiterait plus rapides, évoque bien sûr le personnage du poète, seul marcheur de cette scène. Ce qui l’identifie comme l’objet du désir des bosquets, qui n’en sont séparés que par leur hétérogénéité. Comme le lecteur, les bosquets épient le poète dans cette scène ; comme eux, il est l’inférieur du poète, son élève patient, « budding », non encore arrivé à maturité.
38Le poète qui, il n’est pas inutile de le rappeler, est l’auteur d’un Guide to the Lakes, emmène son lecteur sur les lieux de ses promenades, de ses balades et ballades lyriques. Les premiers vers de « Michael » le montrent de façon explicite, le poète s’adresse directement au lecteur et le fait littéralement suivre ses pas :
If from the public way you turn your steps
Up the tumultuous brook of Green-head Gill,
You will suppose that with an upright path
Your feet must struggle; in such bold ascent
The pastoral mountains front you, face to face.
But, courage! for beside the boisterous Brook
The Mountains have all opened out themselves,
And made a hidden valley of their own57.
39La description est précise, dans un but pratique. Le poète va jusqu’à anticiper les sentiments, les appréhensions de son lecteur dans l’objectif de remporter sa conviction. Il s’agit d’une habile captatio benevolentiae car le lecteur, qui n’a pas bougé de son fauteuil, consent d’autant mieux à se laisser transporter par la pensée dans ce lieu difficile d’accès que le poète a l’amabilité de le lui apporter sur sa page. Il va sans dire que cette problématique de l’accès et du point de vue a une forte importance symbolique : tout le monde n’aura pas la force – « courage! » – de suivre le poète, et ce happy few ainsi sélectionné, formera, la « fit audience » capable d’apprécier le poème : « although it be a history / Homely and rude, I will relate the same / For the delight of a few natural hearts58 ».
40Florence Gaillet-de Chezelles démontre brillamment l’importance de la marche dans l’œuvre de Wordsworth. Dans son analyse de l’épisode de Snowdon dans Le Prélude, elle relève l’importance des éléments matériels de la description qui précède la révélation visionnaire :
Dans Le Prélude, notamment, les vers précédant l’évocation de moments visionnaires regorgent de détails apparemment anodins sur lesquels Wordsworth s’attarde pour assurer une base solide à son expérience transcendante et la doter, par répercussion, de l’épaisseur du réel. Au début du livre XIII, par exemple, le récit de l’épisode de Snowdon s’ouvre sur l’évocation des circonstances matérielles entourant l’expédition faite de nuit, sous la houlette d’un berger, à partir des cabanes de Bethkelet. La difficulté de l’ascension dans le brouillard est ensuite soulignée, et c’est seulement alors que commence la description du paysage visionnaire, soudainement dévoilé59.
41Elle détecte dans les vers wordsworthiens un rythme ambulatoire, fruit d’un riche échange entre mouvement du corps et mouvement de la pensée, ce que Paul Valéry nomme « une modification réciproque possible entre un régime d’action qui est purement musculaire et une production variée d’images, et jugements et de raisonnements60 ». Elle montre comment le poète intègre dans ses vers les différents rythmes ambulatoires qui accompagnent différentes passions ou réflexions61.Ce ne sont pas que les indications précises sur le paysage environnant ou les encouragements du poète marcheur qui font du lecteur un double parfait qui progresserait dans les pas du lecteur. C’est le rythme et la pensée ambulatoires de ses vers qui emmènent le lecteur, et le bercent au rythme des pas du poète, où qu’il aille. Mais c’est aller plus loin que la simple identité paysagère : le lecteur qui suit le rythme de la démarche du poète s’insère dans ses pas, et se trouve même convié à habiter son enveloppe corporelle. Florence Gaillet-de Chezelles insiste en effet sur « l’ancrage éminemment corporel de la composition poétique chez Wordsworth » :
Plus fondamentalement et en dépit des complexes métamorphoses de l’art, l’œuvre d’un poète procède […] de sa subjectivité et reflète sa manière de vivre au monde, de l’habiter par son corps. Ainsi, comme l’a remarqué Jean-Claude Pinson dans Habiter en poète, « l’écriture emporte avec elle quelque chose de l’idiosyncrasie de l’habitation corporelle propre à chaque sujet. Elle porte l’empreinte d’un soi toujours singulier »62.
42Wordsworth exige donc de son lecteur plus qu’il n’y paraît. Il ne doit pas se contenter de suivre son évolution dans un paysage fixé, choisi, par lui, il doit le faire depuis son propre point de vue, depuis « l’idiosyncrasie de son habitation corporelle » ; d’où les multiples stratégies du poète pour rendre son moi universel, et son point de vue, celui de l’humanité. C’est ce que Robert Langbaum observe à propos de « Tintern Abbey » : le lecteur doit emprunter les yeux du poète pour voir le paysage de son point de vue, tant optique qu’autobiographique, « pour suivre la cohérence de la distorsion » :
En empruntant le regard du poète, nous empruntons également l’expérience derrière ce regard, nous nous apprêtons à voir ce qu’il voit jusqu’à la vision finale. Mais l’objet et le sens de ce regard n’ont d’existence et de validité que dans les conditions qu’il définit. Car il s’agit non seulement d’une vue particulière d’un paysage particulier, mais seul Wordsworth, à un point bien précis de sa vie, chargé de problèmes et de souvenirs particuliers, avec sa sœur à ses côtés, peut voir ce qu’il voit et y trouver le sens qu’il y trouve. L’accent mis sur la particularité (le lien autobiographique étant l’un des moyens d’y parvenir) garantit le poème comme expérience authentique à l’origine de l’idée, et non comme illustration d’une idée préexistante63.
Mes « moi » d’outre-tombe
43Les vers sont un miroir plus universel qu’il n’y paraît. Ainsi, Le Prélude est un autoportrait dans lequel le lecteur est invité à s’identifier au poète, à se reconnaître sous ses traits. Une telle chose serait bien sûr impossible avec un portrait issu du domaine pictural, sauf à ce qu’il soit protégé d’une vitre dans laquelle le spectateur pourrait se voir, et superposer son image à celle du poète. L’élément des vers de Wordsworth et particulièrement du Prélude, qui facilite l’identification, voire l’assimilation, du lecteur, c’est l’usage de la première personne du singulier. Le « I » wordsworthien est une taille unique – one size fits all – dans lequel tout lecteur, quels que soient son sexe, son âge ou son apparence physique, est appelé à se reconnaître. Le poète, qui parle en son nom, décrit ce qui l’entoure, ses sentiments, et ses activités, mais jamais son apparence. Caché avec lui, le lecteur observe le vétéran. Il partage sa joie lors de la Fête de la Fédération et son trouble face au surgissement du rocher malveillant alors qu’il se délecte d’une promenade en barque nocturne. Keith remarque à propos des Lucy Poems que Wordsworth « devient tout simplement n’importe quel amant, et le poème accède à une forme d’universalité du fait que le lecteur peut, par l’acte de lecture même, se fondre dans la première personne64 », mais ceci est vrai d’à peu près tous les poèmes à la première personne.
44« Comment un texte peut-il “ressembler” à une vie, c’est une question que les biographes se posent rarement et qu’ils supposent toujours résolue implicitement », relève Philippe Lejeune65. L’intérêt du texte, précisément, c’est qu’il n’est pas une image. Et l’on peut utiliser la réflexion de Lejeune sur le « je » de l’autobiographie pour montrer que le texte wordsworthien, par sa forme même, se donne à lire comme un miroir. Lejeune commence par rappeler les principes fondamentaux énoncés par Benveniste :
La « première personne » se définit par l’articulation de deux niveaux :
1. Référence : les pronoms personnels (je/tu) n’ont de référence actuelle qu’à l’intérieur du discours, dans l’acte même de l’énonciation. […] il n’y a pas de concept de « je ». Le « je » renvoie, à chaque fois, à celui qui parle et que nous identifions du fait même qu’il parle.
2. Énoncé : les pronoms personnels de la première personne marquent l’identité du sujet de l’énonciation et du sujet de l’énoncé66.
45Mais il montre que, dans la pratique, les choses peuvent être plus compliquées :
[…] pourtant, il existe deux séries de situations orales où cette identification peut poser problème :
a) La citation : c’est le discours à l’intérieur du discours […] Quand la Berma joue Phèdre, qui dit « je » ? La situation théâtrale peut certes remplir la fonction des guillemets, signalant le caractère fictif de la personne qui dit « je ». Mais ici, le vertige doit commencer à nous prendre car l’idée effleure même le plus naïf, que ce n’est pas la personne qui définit le « je », mais peut-être le « je », la personne – c’est-à-dire qu’il n’y a de personne que dans le discours.
b) L’oral à distance : c’est, dans l’instant, le téléphone, n’importe quelle conversation à travers une porte ou la nuit : il n’y a plus d’autre moyen pour identifier la personne que les aspects de la voix […] Que la voix soit différée dans le temps (enregistrement) ou même, dans l’instant, la conversation à sens unique (radio), et cette ressource manque. On rejoint ici le cas de l’écriture67.
46L’anonymat du « je » en est la force, condition de son efficacité « économique », et sa faiblesse, vu les risques de méprise qu’il entraîne. Si le « je » « marque l’identité du sujet de l’énonciation et du sujet de l’énoncé », alors le lecteur de l’énoncé n’est-il pas toujours enclin – voire invité, comme c’est le cas chez Wordsworth – à s’identifier à celui qui, comme lui, dit « je », qui, comme lui, s’appelle « je » ? Car la nuance apportée par Lejeune à Benveniste ne contredit pas cette vision du texte autobiographique comme un miroir, tendu aussi bien à l’auteur qu’au lecteur :
Benveniste a raison de souligner la fonction économique du « je » : mais, en oubliant de l’articuler sur la catégorie lexicale des noms de personnes, il rend incompréhensible le fait que chacun, utilisant le « je » ne se perd pas pour autant dans l’anonymat, et est toujours capable d’énoncer ce qu’il a d’irréductible en se nommant.
C’est dans le nom propre que personne et discours s’articulent, avant même de s’articuler dans la première personne, comme le montre l’ordre de l’acquisition du langage par les enfants. L’enfant parle de lui-même à la troisième personne en se nommant par son prénom, bien avant de comprendre qu’il peut lui aussi utiliser la première personne. Ensuite, chacun se nommera « je » en parlant, mais pour chacun, ce « je » renverra à un nom unique, et que l’on pourra toujours énoncer68.
47Certes, mais Wordsworth ne met presque jamais en avant la réductibilité de son « je » à son nom propre. Pour Lejeune, « Le pacte autobiographique, c’est l’affirmation dans le texte de cette identité renvoyant en dernier ressort au nom de l’auteur sur la couverture69. » Sauf qu’une fois le livre ouvert, tout ce qui fait référence au nom de l’auteur, dans le cas de Wordsworth du moins, passe par un « je » qui sera pour le lecteur parfaitement familier puisque, lui aussi, se désigne comme cela.
48Le deuxième quatrain de l’élégie « Just as the blowing thorn began70 » soulève cette question de la ressemblance du lecteur et du poète, et invite le premier à se fondre dans le moule du second :
Stop, thou that travellest oer the green,
Thy course a single moment stay,
Though here no mouldering heap be seen
To tell thee thou art kindred clay71.
49Annoncé comme épitaphe par l’élégie précédente, le poème appelle le promeneur-lecteur à s’arrêter pour rendre hommage au défunt dont une trace demeure en ces lieux. Ce n’est pas ici la tombe qui doit retenir son attention : nulle protubérance ne vient gonfler le gazon. Le lecteur doit s’arrêter parce que le poète s’est arrêté, et son message dépasse celui d’une épitaphe : le lecteur ne doit pas simplement se souvenir avec humilité qu’il est poussière et retournera en poussière, mais qu’il est « kindred clay », de la même argile que le poète dans le « je » duquel il est invité à se fondre.
50Lucy Newlyn souligne, à juste titre, que le lecteur désigné comme idéal par « APoet’s Epitaph », le poème, et l’épitaphe, a tout d’un poète écrit dans le « moule wordsworthien72 » :
But who is He with modest looks,
And clad in homely russet brown?
He murmurs near the running brooks
A music sweeter than their own.
[…]
The outward shews of sky and earth,
Of hill and valley he has viewed;
And impulses of deeper birth
Have come to him in solitude.
In common things that round us lie
Some random truths he can impart
The harvest of a quiet eye
That broods and sleeps on his own heart73.
51Le deuxième quatrain cité rappelle les vers du Prélude « the earth / And common face of Nature spake to me / Rememberable things74 », tandis que le dernier évoque, dans les deux premiers vers, les fameux spots of time, et dans les deux derniers, la théorie de « emotion recollected in tranquility75 », on y trouve même comme une préfiguration des vers des « Daffodils » : « that inward eye / Which is the bliss of solitude76 ». Dès lors, le premier quatrain cité ici frappe car il présente du poète un portrait étonnamment lucide ; ce double poétique apparaît comme une version narcissique de la nymphe Écho : « He murmurs near the running brooks / A music sweeter than their own77 ». Près des sources, il murmure un chant qu’il juge plus doux que le leur : Écho narcissique, il préfère son propre chant à tout autre. Les deux tétramètres réguliers sont particulièrement harmonieux, puisqu’ils commencent tous deux par évoquer le chanteur puis les ruisseaux, et que le second vers reflète le premier en reprenant non seulement les signifiés mais une partie des signifiants : le mu de « music » rappelle « murmurs » – surtout d’un point de vue graphique – et les th, le o et les n de « than their own » reprennent ceux de « the running brooks ». Tout se passe comme si le poète se dénonçait ainsi lui-même comme celui dont le chant est plus doux que celui des ruisseaux. Mais c’est surtout la conclusion du poème, adressée au lecteur de l’épitaphe, qui en dit long sur le poète :
— Come hither in thy hour of strength,
Come, weak as is a breaking wave!
Here stretch thy body at full length;
Or build thy house upon this grave78.
52Ce double est invité à s’allonger sur la tombe du poète, ou à en faire sa demeure, autrement dit, à se fondre dans l’individualité de celui qui dit « je » et repose dans sa tombe.
53La généralité, pour ne pas dire l’universalité, du « je » du poète, qui permet l’identification du lecteur dans maints poèmes, évoque d’ailleurs celle qu’il octroie à l’épitaphe dans son premier essai sur ce thème :
Il est suffisant de représenter, de façon simple, le tronc et les branches principales de la valeur du défunt. Tout autre détail, né d’une volonté scrupuleuse de précision, surtout s’il est donné au moyen de distinctions laborieuses, d’antithèses, ne fera que nuire au but recherché. […] Mieux vaut sacrifier la précision que de la poursuivre trop loin, ou de la livrer sans sentiment. Car nulle part ne sommes-nous disposés à nous attarder sur des questions de nature et d’origine, où tous les hommes se ressemblent tant, que dans le temple où le Père universel est vénéré, ou au bord de la tombe, qui rassemble tous les êtres humains, et place à égalité « les grands et les humbles ». Nous souffrons, nous pleurons d’un même cœur, nous aimons et craignons les uns pour les autres d’un même esprit ; nos espoirs sont tournés vers les mêmes horizons ; et les vertus qui nous améliorent et nous soutiennent, la patience, la douceur, la volonté, la justice, et la mesure, nous concernent pareillement. Qu’une épitaphe contienne donc cette reconnaissance de notre nature commune ; que la conscience de leur importance ne soit pas sacrifiée à la volonté de trouver un équilibre entre des qualités opposées, ou des distinctions infimes dans le caractère de chacun […]79
54L’épitaphe doit se concentrer sur des caractéristiques générales du défunt dans lesquelles chacun pourra se reconnaître. S’en suit un questionnement sur la meilleure forme d’épitaphe : à la première ou la troisième personne du singulier, la fiction qui fait parler un mort ou bien la réalité des sentiments de ceux qu’il laisse derrière lui, le poète avouant sa préférence pour la seconde à cause de sa profonde vérité.
55Dans son œuvre poétique, Wordsworth n’a pas à trancher : il parle à la première personne, et ses mots n’ont rien de fictif. Mais la poésie wordsworthienne a pourtant bien quelque chose d’une épitaphe comme l’ont relevé de nombreux critiques. Ainsi, David Douglas Devlin considère l’épitaphe comme une sorte d’hypotexte constant de la poésie de Wordsworth en ce qu’elles visent toutes deux la réconciliation des contraires, le général et le particulier, le réel et l’imaginaire, le naturel et l’artificiel80. Paul de Man voit un lien fondamental entre l’écriture autobiographique et le mode épitaphique :
C’est la figure de la prosopopée, la fiction de l’apostrophe d’un absent, d’un défunt, d’une entité sans voix, qui pose la possibilité d’une réponse de ce dernier et lui confère le pouvoir du langage. La voix se dote d’une bouche, d’un œil, d’un visage enfin, enchaînement manifeste dans l’étymologie de ce trope, prosopon poien : donner un masque ou un visage. La prosopopée est le trop de l’autobiographie, grâce auquel le nom est rendu intelligible et mémorable en tant que visage81.
56Selon moi, pour le poète qui considère qu’un livre, une fois écrit, est « lifeless », qui craint la publication comme la mort, qui revoit ses poèmes jusqu’à la fin de sa vie et n’admet qu’une publication posthume du Prélude, l’écriture poétique est une épitaphe à la première personne qui présenterait l’avantage de ne pas être une fiction. En outre, l’auteur de l’épitaphe est naturellement présenté par le poète comme devant susciter la sympathie du lecteur, une pratique guère étrangère à Wordsworth. On retrouve enfin le désir wordsworthien de popularité, décrit par Lucy Newlyn, dans les lignes qu’il consacre à la nécessaire universalité de l’épitaphe :
Une épitaphe n’est pas un écrit orgueilleux, réservé aux érudits : elle s’expose à tous – les sages, comme les ignorants ; elle condescend à la clarté, et cherche à attirer le regard ; ses récits et mises en garde sont brefs, afin que l’étourdi, le travailleur, et l’indolent ne soient pas rebutés, ni l’impatient fatigué : le vieillard voûté étudie les lettres gravées comme un second manuel d’écriture, l’enfant est fier de pouvoir la lire, et l’étranger est par elle introduit dans l’intimité d’un ami : elle concerne tout le monde, elle est pour tous […]82
57Celui qui définit le poète comme « un homme qui parle aux autres hommes83 » n’a pas de minces prétentions d’universalité. Et ne peut-on pas dire de lui qu’il « condescend à la clarté » et « cherche à attirer le regard » ? Certes, l’auteur d’épitaphes apparaît ici comme plus généreux que Wordsworth qui, dans « A Poet’s Epitaph », congédie tous ceux qu’il ne juge pas dignes de se recueillir en ces lieux, mais la mention de l’étranger évoque aussi Leonard dans le cimetière de son village où nul ne le remet, et le lecteur qu’il représente. Wordsworth suggère ici que c’est la lecture, précisément, qui transforme l’étranger en ami. On a, dans l’« Essay upon Epitaphs84 » comme une réécriture optimiste – qui touche presque à la méthode Coué – du passage du mendiant aveugle : ici les mots transforment l’étranger en ami, et l’emblème de vulnérabilité qu’est le mendiant aveugle dans une foule, en mort que chacun respecte.
58Geoffrey Hartman insiste sur la dimension morbide de la poésie d’inscription dont Wordsworth a tant fait usage. Retraçant l’histoire du genre de l’inscription, il en trouve, entre autres, l’origine, dans le mode élégiaque qui caractérisait la poésie de la nature qui précède directement le poète. Remarquant une « convergence entre poésie élégiaque et poésie de la Nature au xviiie siècle », Hartman montre que les poèmes loco-descriptifs deviennent souvent des méditations sur la mort. Le paysage typique de ces poèmes est le cimetière, si bien que la Nature tout entière fait figure de grand cimetière, au sens où « la trace du passé s’y inscrit en profondeur85 ». Citant Gray, chef de file de la Graveyard School, Hartman considère que, dans sa célèbre élégie, – « Elegy in a Country Churchyard86 » –, « la division entre campagne et cimetière est imperceptible » et va jusqu’à suggérer que Gray s’y représente comme l’un des morts que seule l’épitaphe vient sauver de l’anonymat. Le poème fournit un lieu pour l’inscription, usant ainsi de la nature « sous sa forme la plus commune, la plus séculaire et la plus oublieuse87 ».
59Geoffrey Hartman relève le point commun fondamental entre l’épitaphe et la poésie de la Nature, qui est l’apostrophe à l’étranger qui s’aventure sur un lieu ; il va jusqu’à parler d’une fusion entre les deux genres opérée par Wordsworth88. Cette apostrophe du lieu que le poète éprouve, ou bien, si l’on se refuse prudemment à l’usage de pathetic fallacies, ce lieu qui lui plaît et auquel le poète prête la volonté de le retenir, il en fait partager la beauté, à la fois du lieu et du moment de sa contemplation, à son lecteur grâce à son poème. Le poète se fait l’écho du discours que lui a tenu tel point de vue ou tel ruisseau. Et le mode épitaphique que prend alors le poème contribue à l’ancrer dans le paysage et donne au lecteur l’impression que le poète s’est fondu dans ce qu’il chante, telle Écho, dont les membres sont recueillis par la terre89, dans le mythe rapporté par Longus. De la même façon qu’il y a fusion entre l’épitaphe et la poésie de la Nature, il y a fusion entre la voix du génie du lieu et celle du poète, entre le poète et le lieu. Chez Wordsworth aussi, il y a bien prosopopée, et même double prosopopée, dans la mesure où le poète fait parler le lieu et que le lecteur réactive cette voix par sa lecture.
60Hartman considère « Tintern Abbey » comme représentatif des poèmes d’inscription, hanté qu’y est le poète par la présence de la mort. Relevant la dimension d’épitaphe qui se donne à lire dans la longueur du titre, et sa tonalité élégiaque, le critique insiste sur le fait que le poème marque le lieu auquel il s’associe. Point de cadavre, cependant car pour Hartman
[…] le cadavre est dans le poète lui-même, sa conscience d’un déclin intérieur, et l’histoire sur laquelle il médite est celle de la relation entre son esprit et la nature. On identifie le lieu archaïque, mais sans la pierre tombale : la capacité qui lui permet de se souvenir de sa fin comme de ses commencements jaillit simplement et directement d’une conscience liée à la nature90.
61Son interprétation du rôle de Dorothy s’accorde avec l’idée défendue ici d’une double prosopopée : le poète fait parler la nature, prête sa voix au génie du lieu, et Dorothy, figure de lecteur idéal, est invitée à perpétuer ces paroles, et le lien qu’elles manifestent entre le poète et la nature. À la fin du poème, Wordsworth parle, aux yeux d’Hartman, ainsi qu’un mort qui exhorte les vivants en tant que génie du lieu91.
62Hartman va jusqu’à considérer que la conscience aiguë qu’avait Wordsworth de sa mortalité lui faisait toujours déjà voir le paysage comme une tombe : « le poète lit le paysage comme s’il s’agissait d’un monument ou d’une tombe », notamment dans « Lines Left upon a Seat in a Yew-Tree », « The Thorn », « The Hart-Leap Well » et ses trois piliers, et « Michael » avec sa bergerie inachevée et en ruines92. Et c’est, pour Hartman, cette appréhension mortuaire du paysage qui explique le rapport de Wordsworth à l’écriture d’un lieu : il s’agit pour lui de passer de la mort à la vie, en faisant littéralement parler le monument. C’est par cette dimension commémorative et presque funéraire que passe le langage de la Nature dans des poèmes comme « Michael » et « Tintern Abbey »93. Le poète appelle le lecteur à se fondre dans le « je » du locuteur, en réactivant sa voix, qui n’est autre que celle du paysage. Quelle meilleure image de cette stratégie que celle du siège de l’ermite où le poète inscrit ses vers ? siège demeuré vide où le lecteur est invité à s’asseoir pour contempler la même vue, éprouver les mêmes sentiments, murmurer les mêmes vers. L’identification du lecteur est facilitée par l’ambition universelle de tels poèmes : le poète, selon Hartman, appréhende le paysage, « comme un homme préoccupé de ce qui est éternel en l’homme ». Bien plus tôt dans sa réflexion, le même Geoffrey Hartman relève d’ailleurs l’importance de l’anonymat de l’ermite, qu’il lie à un genre particulier d’inscriptions :
[…] le troisième aspect de l’inscription, et sans doute le plus intrigant, est lié à ce sentiment d’une vie dans la nature, si cachée, retirée, anonyme qu’elle n’est que difficilement perceptible. L’anonymat de la nature et l’anonymat de l’homme ordinaire se fondent pour produire le sentiment élégiaque94.
63Il importe de remarquer, cependant, que cet anonymat n’est pas celui du poète, mais au contraire, celui de l’ermite, et du lecteur. Non sans une certaine condescendance, le poète pressent la possibilité d’une identification entre ces figures.
64D’ailleurs, les anonymes tout prêts à répéter les mots du poète, sur les lieux mêmes de leur formulation, sont présents dans plusieurs poèmes, en l’espèce des bergers, notamment, qui, grâce à leur cœur pur d’habitants des montagnes peuvent prétendre appartenir à la fameuse « fit audience » ; ainsi, dans « It was an April Morning », le premier des « Poems on the Naming of Places », mentionné plus haut.
I gazed, and gazed, and to myself I said,
Our thoughts at least are ours ; and this wild nook,
My EMMA, I will dedicate to thee.”
— Soon did the spot become my other home,
My dwelling and my out-of-doors abode.
And, of the Shepherds who have seen me there,
To whom I sometimes in our idle talk
Have told this fancy, two or three perhaps,
Years after we are gone in our graves,
When they have cause to speak of this wild place,
May call it by the name of Emma’s dell95.
65Le poète dévoile son espoir : que les bergers des environs reprennent à leur compte le nom dont il a baptisé l’objet charmant de sa découverte, ce lieu qu’il nomme « my other home / My dwelling and my out-of-doors abode », carrefour du même et de l’autre, un chez soi en extérieur. Quelle meilleure image pour décrire ce que représente pour le lecteur le « je » du poète, mais aussi ce que représente le lecteur pour le poète, lui qui, à l’instar des bergers, est prié de perpétuer sa voix, de redonner souffle à ses vers ? On retrouve la même idée dans le verse paragraph liminaire de « Michael », sauf que le lecteur est, cette fois-ci, un sujet tout à fait explicite. S’excusant de relater une histoire qui peut sembler triviale à beaucoup, « the earliest of those tales that spake to me / Of Shepherds », le poète annonce, comme dans sa préface à The Excursion, qu’il se contentera d’un public rare s’il est de qualité :
Therefore, although it be a history
Homely and rude, will I relate the same
For the delight of a few natural hearts,
And with yet fonder feeling, for the sake
Of youthful poets, who among these Hills
Will be my second self when I am gone96.
66Ces vers distinguent deux catégories de lecteurs, ou d’auditeurs, l’ambiguïté entre écriture et parole étant volontaire de la part du poète, les premiers se contenteront d’apprécier ce conte, alors que les seconds auront pour mission de perpétuer l’être du poète dans le paysage quand il ne pourra plus s’y inscrire. Le singulier de « my second self » est d’une importance cruciale : les jeunes poètes auxquels le locuteur dédie ces vers ne sont pas voués à se muer en un troupeau épars de jeunes clones de William Wordsworth, le poète les envisage, au contraire, comme autant d’êtres capables de se fondre dans son identité et de la perpétuer ainsi lorsqu’il ne sera plus des leurs.
« […] ce livre que je vois97 » : l’éternel présent du reflet
67Quand bien même Wordsworth parviendrait à faire danser son lecteur, comme lui, avec une foule de jonquilles riantes, celui qui rira avec lui, de l’autre côté du texte, ne rira pas en même temps. Or un vrai reflet se définit par sa coïncidence temporelle avec l’original. C’est bien à cet impossible théorique que les poèmes d’inscription s’attaquent. Le poète n’y inscrit pas que ses émotions face à un spectacle naturel, ou au souvenir d’un moment privilégié, il y insère le moment et le lieu de l’inscription, il s’y représente en plein acte d’écriture, redonnant à voir au lecteur cette scène originelle, à chaque lecture. C’est ainsi que Geoffrey Hartman commente « Lines left upon a Seat in a Yew-Tree98 » ; pour lui l’épitaphe est écrite sous nos yeux. Il est d’ailleurs fréquent que Wordsworth incorpore dans une scène donnée « le processus même de l’inscription ou de l’interprétation. Il est clair que le lieu contient l’écrivain en train d’écrire, le poète sous l’emprise de ce qu’il ressent, et de ce qu’il voit, pris d’une inspiration primitive de l’inscrire dans la roche99 ». Le poète écrit sous nos yeux. Ces réflexions, au demeurant, ne s’appliquent pas seulement à ses poèmes d’inscription. Cette mise en scène de l’écriture, on la retrouve dans de nombreux passages, et notamment dans Le Prélude : le poète attire notre attention sur les vers en cours d’écriture, si bien que le moment de l’écriture est ressuscité par la lecture, et le lecteur a l’impression que ces vers fluides s’improvisent sous ses yeux.
68Le poète commente ce qu’il écrit, de façon à ce que le support et l’auteur ne soient pas occultés par le message. Les allusions sont parfois discrètes, et s’opèrent alors par la négative, d’une façon qui est caractéristique du style wordsworthien. Le poète parle ainsi d’amusements entre amis qu’il qualifie de « strife too humble to be named in Verse100 ». Au livre X, traitant de la Révolution française, il refuse de se laisser emporter par la colère que lui inspirent les actions de ses compatriotes :
To a strain
More animated I might here give way,
And tell, since juvenile errors are my theme,
What in those days through Britain was performed
To turn all judgements out of their right course;
But this is passion over near ourselves,
Reality too close and too intense,
And mingled up with something, in my mind,
Of scorn and condemnation personal
That would profane the sanctity of verse101.
69Une façon de s’adresser un double éloge, en tant qu’homme modéré et en tant que poète.
70Les passages ouvertement métapoétiques ont, par ailleurs, souvent pour but l’expression d’une reconnaissance, d’un hommage. Ainsi les vers dédiés à Mary de Buttermere, déjà cités :
This memorial verse
Comes from the poet’s heart, and is her due;
For we were nursed — as almost might be said —
On the same mountains, children at one time,
Must haply often on the self-same day
Have from our several dwellings gone abroad
To gather daffodils on Coker’s stream102.
71Ces vers rapprochent encore le lecteur du poète : occupant symboliquement la même place que Mary, en tant que lecteur de ces vers, il en devient le double, elle que ces vers dépeignent comme double du poète. On peut même lire ici une mise en abyme du procédé d’élimination de la distance séparant poète et lecteur par l’usage d’allusions métapoétiques : dans ces passages où le poète regarde ces vers comme des vers et invite le lecteur à faire de même, ils se retrouvent tous deux, comme par hasard, en train de cueillir des jonquilles, au même endroit, et le même jour. Autre figure du lecteur, Dorothy est également louée pour sa présence, douce et discrète, aux côtés du poète :
Three years, until a permanent abode
Received me with that sister of my heart
Who ought by rights the dearest to have been
Conspicuous through this biographic verse —
Star seldom utterly concealed from view —
I led an undomestic wanderer’s life103.
72De même, on note ici une similitude entre l’image employée pour décrire Dorothy et la façon dont le poète utilise ces moments métapoétiques dans son œuvre : le fait qu’il soit en train d’écrire « this biographic verse » est lui aussi « seldom utterly concealed from view ». Enfin, la Nature qui, en tant que mère symbolique, fait à peine moins partie de la famille, voit son rôle dans l’éducation du poète honoré en plusieurs endroits du Prélude, ainsi dans ces deux vers célèbres : « This verse is dedicated to Nature’s self / And things that teach as Nature teaches104 », où la répétition du mot « Nature » paraît mimer les échos naturels, et donc le langage de la Nature, soit ce qu’elle a précisément enseigné au poète. On trouve un autre hommage au rôle pédagogique de la Nature dans un passage qui fait allusion à l’œuvre en train de s’écrire :
[…] Hitherto
In progress through this verse my mind hath looked
Upon the speaking face of earth and heaven
As her prime teacher, intercourse with man
Established by the Sovereign Intellect,
Who through that bodily image hath diffused
A soul divine which we participate,
A deathless spirit105.
73Ces allusions au travail que présente une œuvre de l’ampleur du Prélude et à la structure autour de laquelle il convient de l’articuler sont récurrentes, notamment dans le premier livre et à l’ouverture de plusieurs autres. Ainsi, au livre Ier, le poète s’arrête brutalement pour commenter ainsi ce qu’il vient d’écrire :
Thus far, O friend, did I, not used to make
A present joy the matter of my song,
Pour out that day my soul in measured strains,
Even in the very words which I have here
Recorded106.
74Il s’agit d’une profession de sincérité, d’importance à l’ouverture d’une autobiographie : ce que le lecteur vient de déchiffrer non seulement n’a pas été remanié après avoir été écrit, mais a été écrit d’une traite ; c’est la transposition directe des sentiments du poète, qui est allé jusqu’à sacrifier ses propres habitudes, préférant ici la transparence vis-à-vis du lecteur à sa technique de « emotion recollected in tranquility107 ». Le lecteur est, par ailleurs, d’autant plus enclin à croire ce qui l’est difficilement, qu’il a sous les yeux « the very words which I have here / Recorded » sur lesquels Wordsworth gage sa bonne foi comme on appelle un témoin à la barre. Et le fait, peu surprenant, que les mots soient là et bien là, sans rature sans trace d’une encre différente sur la page – qui est, après tout, imprimée – remporte la conviction du lecteur, touché par la sincérité de cet homme qui lui apparaît dès lors comme juste de l’autre côté des mots. Le livre VII s’ouvre sur une allusion à dimension métapoétique du même ordre :
five years are vanished since I first poured out,
Saluted by that animating breeze
Which met me issuing from the city’s walls,
A glad preamble to this verse108.
75Le poète s’arrête pour regarder derrière lui, et commenter ce qu’il a écrit et qu’il désigne ici comme un préambule. Certes, ce poème autobiographique ne s’appelait pas encore Le Prélude – mais le lecteur lambda n’y a eu accès qu’après ce baptême posthume –, mais l’idée d’un préambule à un prélude donne au lecteur un certain vertige, et cultive l’idée que ce sont les vers qu’il est en train de lire à présent qui sont les plus proches de lui et du poète : « this verse ». Cette stratégie, Wordsworth l’adopte encore, un peu plus loin, à l’ouverture du livre IX :
As oftentimes a river, it might seem,
Yielding in part to old remembrances,
Part swayed by fear to tread an onward road
That leads direct to the devouring sea,
Turns and will measure back his course — far back,
Towards the very regions which he crossed
In his first outset — so have we long time
Made motions retrograde, in like pursuit
Detained. But now we start afresh: I feel
An impulse to precipitate my verse.
Fair greetings to this shapeless eagerness,
Whene’er it comes, needful in work so long,
Trice needful to the argument which now
Awaits us — oh, how much unlike the past —
One which though bright the promise, will be found
Ere far we shall advance, ungenial, hard
To treat of, and forbidding in itself109.
76Ce neuvième livre est un nouveau départ, « now we start afresh », et ce qui suit est une « bright promise ». Le poète se languit d’y arriver, mais s’excuse pourtant par avance car il pressent que le résultat sera en deçà de ses espérances. En outre, ce présent de l’écriture se manifeste également à travers ce qui s’apparente ici à un performatif ; ayant déclaré : « I feel / an impulse to precipitate my verse », le poète annonce quelques vers plus loin, à peine, « the argument which now / awaits us […] will be found / Ere far we shall advance ». Transformé, à peu de frais, en prestidigitateur, le poète fait advenir ce qu’il annonce, et comme tout magicien, il fait durer le plaisir en faisant croire à la peine, à moins qu’il ne mette ainsi son lecteur à contribution, le choisissant comme assistant dans cette tâche ardue : ce qui suit est difficile à comprendre et à apprécier, lecteur, prépare-toi, ta lecture pénible est à l’image de mon labeur.
77Cette façon de pointer l’écriture en tant que telle ne se limite pas au Prélude. Le poème « Distressful Gift » en est encore un meilleur exemple. La première strophe soulève la curiosité du lecteur :
Distressful gift! this Book receives
Upon its melancholy leaves,
This poor ill-fated Book:
I wrote, and when I reached the end
Started to think that thou, my Friend,
Upon the words which I had penned
Must never, never look110.
78Une tension divise les vers entre le prétérit de « I wrote » qui suggère qu’il ne s’agit pas de ces vers-ci, mais d’autres vers, et le présent simple du premier vers qui, lié au démonstratif de proximité « this » semble dire le contraire. Les deux strophes suivantes donnent raison à la seconde hypothèse, avec ce qu’elle suppose d’accusation implicite de voyeurisme vis-à-vis du lecteur : tout se passe comme si le poète ne dévoilait ce moment intime de l’écriture que parce qu’il sait que ses vers n’auront jamais de lecteur :
Alas, alas, it is a Tale
Of Thee thyself: fond heart and frail!
The sadly tuneful line,
The written words that seem to throng
The dismal page, the sound, the song,
The murmur, all to thee belong:
Too surely they are thine.
And so I write what neither Thou
Must look upon, nor others now.
Their tears would flow too fast111;
79Cependant, la deuxième strophe est ambiguë : que désigne, au juste, le pronom personnel « it » (v. 8) ? Le livre de John, ce qui impliquerait que la description qui suit s’applique aux vers qui y ont été inscrits soit par le poète soit par son frère ? ou bien s’agit-il du poème, auquel cas on serait face à une sorte d’absolu métapoétique, avec des vers qui ont eux-mêmes pour seul objet et se commentent au fur et à mesure qu’ils s’écrivent. Le texte se fait narcissique, se contemplant avec délice, qualifiant, à juste titre de « song » les quatre tétramètres iambiques qu’il aligne, en attirant notre attention sur leurs sonorités et leur tristesse. La notion de plaisir est d’ailleurs évoquée dans la quatrième strophe :
Oft have I handled, often eyed,
This book with boyish glee and pride,
The written page and white:
How have I turned them oer and oer,
One after one and score by score,
All filled or to be filled with store
Of verse for his delight112.
80On croit comprendre ici que le livre appartenait certes à John, mais que c’était William qui le remplissait, la seule action rapportée de John sur le livre est sa reliure :
He framed the Book which I now see
This very Book upon my knee
He framed with dear intent
To travel with him night and day,
And in his private hearing say
Refreshing things whatever way
His weary vessel went113.
81Surtout si l’on met ces vers en regard de « When first I journeyed hither » :
Nor seldom, if I rightly guess, when Thou,
Muttering the verses which I muttered first
Among the mountains, through the midnight watch
Art pacing to and fro the Vessel’s deck
In some far region […]114
82Mais le verbe « say » du vers 33 reste ambigu sur l’origine première des paroles : est-ce que le frère répète ou compose ? Encore un moyen, pour le poète, de confondre les figures du poète et du lecteur en brouillant l’écriture et la lecture. William inscrit de nouveaux vers dans le cahier, et la nouveauté qui leur est propre est qu’au contraire des précédents, ceux-ci ne seront jamais murmurés par John, ni par aucun familier à qui le poète refuse tout droit de lecture. Seul le lecteur anonyme déchiffrera ces vers, non sans une certaine culpabilité, le locuteur mettant en scène l’intimité de la scène tout au long de ce poème qui se finit dans une adresse directe, et intime, à Dieu. Et alors que l’écriture hésite sur son sujet et son objet, son occasion est certaine, et le lecteur est invité à surprendre le dévoilement languissant de l’origine du monde.
83Il arrive, en outre, à l’inscription wordsworthienne, de comporter une dimension docte et lourdement pédagogue. Ainsi dans « If nature, for a favorite Child », la conscience d’un lecteur en train de déchiffrer les vers est sensible à en être pénible : le poète guide la lecture de ses vers, non plus comme le poète-prophète qu’il rêvait d’être, menant son lecteur dans des profondeurs obscures auxquelles il n’aurait pas accès sans lui, mais comme un maître d’école qui ordonne et corrige une page de lecture :
If nature, for a favorite Child
In thee hath tempered so her clay,
That every hour thy heart runs wild
Yet never once doth go astray,
Read o er these lines; and then review
This tablet, that thus humbly rears
In such diversity of hue
Its history of two hundred years
— When through this little wreck of fame,
Cypher and syllable, thine eye
Has travelled down to Matthew’s name,
Pause with no common sympathy115.
84Le poète qui, selon Hartman, a totalement renouvelé le genre de l’inscription est aussi celui qui se met en scène en train d’écrire, traçant les lettres avec application, arrêtant l’attention de lecteurs, par définition, insouciants et inconscients de l’importance de ce qu’ils déchiffrent, à l’image des enfants instruits par Matthew.
3. Apprivoiser le lecteur : le dessein palpable du poète116
La voix de son maître : portrait de Wordsworth en Matthew
85Face au paysage, Wordsworth se voit toujours déjà mort, et, par conséquent ses vers ont constamment valeur d’autoépitaphe. Mais il ne s’agit pas pour autant d’envisager leur inscription comme étant de l’ordre du passé : le poète inscrit son épitaphe sous les yeux du lecteur qui le répète avec lui. La dernière strophe de « The Two April Mornings » montre qu’il n’y a pas là contradiction.
Matthew is in his grave, yet now,
Methinks, I see him stand,
As at that moment, with his bough
Of wilding in his hand117.
86La canne de Matthew est symbolique de l’instrument d’écriture, elle laisse des marques dans la terre, traces de son passage. Comme le lecteur est invité à se fondre dans l’individualité du poète pour voir le monde à travers ses yeux, à lui qui ne sera sans doute plus quand ils seront déchiffrés, le poète réactive ses souvenirs du maître et avec eux son image. Dans les cinq élégies qu’il lui consacre, l’identification du poète au vieux maître est marquée.
Yet when his hair was white as rime
And he twice thirty years had seen,
Would Mathew wish from time to time
That he a graver man had been.
But nothing could his heart have bribed
To be as sad as mine is now,
As I have been, while I inscribed
This verse beneath the hawthorn bough118.
87Les mots ont ici une riche polysémie : « rime », « le givre », est un homonyme de rhyme, « la rime », voire la poésie ; grave, « la tombe », résonne dans « graver », d’autant que l’adjectif qualifie un homme qui repose désormais dans sa tombe. Cependant, alors que le maître a des cheveux de poète, pour ainsi dire, c’est le poète qui atteint son idéal de sérieux, à cause de la tristesse infligée par la mort de Matthew. Le premier se présente comme une nouvelle incarnation du second, et ses vers sont comme un tombeau symbolique qu’il offre à celui qu’il ne peut enterrer là où il le voudrait :
Could I the priest’s consent have gained,
Or his who tolled the passing bell,
Then, Mathew, had thy bones remained
Beneath this tree we loved so well.
Yet in our thorn will I suspend
Thy gift, this twisted oaken staff;
And here, where trunk and branches blend,
I will engrave thy epitaph119.
88L’épitaphe, ce sont les vers qui suivent, et qui tiennent donc lieu à Matthew de tombeau idéal. C’est ce que suggère encore la première strophe de la deuxième élégie, première épitaphe, dans le choix des instruments nommés : « This village lost as good a man / As could handle book or spade120. » Le livre et la pelle sont équivalents en ce qu’ils servent tous deux à enterrer Matthew. La quatrième élégie annonce que le nom de Matthew vient d’être gravé, mais déclare que ce n’est pas assez :
Carved, Mathew, with a master’s skill,
Thy name is on the hawthorn tree,
’Twill live, and yet it seemed that still
I owed another verse to thee.
I sate upon thy favourite stool,
And this, my last memorial song,
We sang together in the school
I and thy little tuneful throng121.
89Le poète prend symboliquement la place du maître en s’asseyant sur son tabouret. La cinquième élégie, qui est le « dirge », l’hymne funèbre, annoncé, fait ainsi du lecteur l’écho du chœur et le double des écoliers qui rendent hommage à Matthew. Sa structure est, par ailleurs, emblématique du rapport du poète au lecteur. Le poète commence par s’adresser à un tiers de la part du défunt :
I bring ye little noisy crew!
Fulfilling a most kind intent,
The pious blessing which to you
Our common friend and father sent122.
90Il ancre ensuite son poème dans un paysage qui garde la trace symbolique et physique de Matthew :
Here did he sit for hours and hours,
But then he saw the woods and plains,
He heard the wind and saw the showers
Come streaming down the streaming panes.
He lies beneath the grass-green mound,
A prisoner of the silent ground123.
91La fusion est totale entre Matthew et le paysage : comme le maître semblait absorber le paysage pendant ses longues heures assis dans sa salle de classe, c’est maintenant le paysage qui l’a incorporé, intégré sous son sein de gazon. La répétition de « streaming » mime la symétrie des deux côtés de la vitre. Mais à la présence éternelle de Matthew en ces lieux – « He lies forever there » (v. 38) – s’oppose une absence récente, celle de sa voix : le maître est désormais prisonnier du silence. Le poète, lui, ne l’est pas, et prend naturellement sa place, comme en témoigne le ton moralisateur et supérieur qu’il adopte avec les écoliers à qui il s’adresse :
If he to you did aught amiss,
Forgive him now that he is dead;
Both in your sorrow and your bliss
Remember him and his grey head124.
92Le poète parle pour le maître qui n’est plus, tout comme le paysage parle pour lui et de lui : « And Mathew’s little works we trace / All round his happy native place / In every eye we meet125. » Ce dont les écoliers sont implorés, c’est de réactiver le souvenir de Matthew à chaque fois qu’ils contemplent le paysage, et bien sûr, la parole du poète, ce qu’ils sont en train de faire puisque ces vers sont présentés comme le chant funèbre que le poète leur fait chanter. En lisant ce poème à l’envers, on peut donc y voir ce que Geoffrey Hartman affirme : tout paysage est pour Wordsworth un memento mori, il porte la trace d’une absence qui sera bientôt la sienne : dans la quatrième élégie, le nom de Matthew est gravé avec un talent de maître, par lui-même. C’est bien un « Remember me » désespéré qu’on peut entendre dans le vers final : « Remember him and his grey head ». D’ailleurs, sur l’un des pupitres de l’école de Hawkshead, on peut lire le nom « Wordsworth » gravé, sans que l’inscription n’ait jamais été authentifiée : a-t-elle été gravée par le poète, ou par un de ses successeurs sur les bancs de cette salle de classe, lecteur passionné ou élève agacé par l’omniprésence du poète dans le programme scolaire et dans ces lieux, son « other home » ?
93L’impératif « remember » est au présent. Et c’est d’ailleurs tout le principe du souvenir et de l’identification demandés au lecteur par le poète : rendre présent non seulement sa voix, mais le moment de l’inscription du poème. D’où les nombreux moments de mise en abyme dans ces quatre élégies.
These rhymes, so homely in attire,
With learned ears may ill agree,
But chanted by the orphan quire
They made a touching melody126.
94Ces vers que le lecteur déchiffre, le poète les a eus, lui aussi, en main, et il en parle d’ailleurs comme un lecteur, anticipant un possible scepticisme sur leur qualité de la part de ceux qui les liront. Il les replace donc dans leur contexte et ce faisant, incorpore non seulement son lecteur dans le chœur, mais dans un chœur d’orphelins qui chantent à la mémoire du maître. Quoi de plus logique que de peindre le lecteur en orphelin, alors précisément, que le poète ne cesse de se poser en maître, en docte qui explique et guide nos pas, et s’identifie au mort par la conscience suraiguë de sa mortalité que lui confère son rapport au paysage ?
95On rencontre un autre maître, au livre X du Prélude, mais c’est, cette fois, sa tombe que le poète croise, et cet événement ressuscite en lui la voix du révérend William Taylor, directeur de l’école de Hawkshead, mort en juin 1786.
I had chanced to find
That morning, ranging through the churchyard graves
Of Cartmell’s rural town, the place in which
An honored teacher of my youth was laid.
While we were schoolboys he had died among us,
And was born hither, as I knew, to rest
With his own family. A plain stone, inscribed
With name, date, office, pointed out the spot,
To which a slip of verses was subjoined —
By his desire, as afterwards I learned —
A fragment from the Elegy of Gray.
A week, or little less, before his death
He had said to me, “My head will soon lie low”;
And when I saw the turf that covered him,
After the lapse of full eight years, those words,
With sound of voice, and countenance of the man,
Came back upon me, so that some few tears
Fell from me in my own despite. And now,
Thus travelling smoothly oer the level sands,
I thought with pleasure of the verses graven
Upon his tombstone, saying to myself,
“He loved the poets, and if now alive
Would have loved me, as one not destitute
Of promise, nor belying the kind hope
Which he had formed when I at his command
Began to spin, at first, my toilsome songs127.”
96On lit dans ces vers non pas tant un regret du maître que de sa reconnaissance qui ne viendra jamais : lui qui aimait les poètes ne pourra jamais féliciter l’élève parvenu à ce noble office. Ce dernier s’octroie donc lui-même la reconnaissance qu’il estime lui être due : certes, les vers inscrits sur la tombe du headmaster, à sa demande, sont de Gray, mais il inclut ici sa propre épitaphe qui passe vite d’un portrait du défunt à un éloge du locuteur : « He loved the poets, and if now alive / Would have loved me ». On peut même se demander s’il ne faut pas lire les choses dans l’autre sens, et si ce n’est pas pour complaire au maître que le poète est devenu ce qu’il est, lui qui, à l’âge de vingt-cinq ans entend encore intérieurement la voix de son maître, mort huit ans plus tôt, et verse quelques larmes « malgré lui ».
Catéchiser le lecteur
97« To Joanna » décrit une scène où le poète, qui se consacre à la tâche, pour lui presque habituelle, d’inscrire un nom dans le paysage, se voit tancé et même raillé par le vicaire du village. Furieux d’être ainsi réduit à la position d’élève et non plus de maître, qu’il s’octroie si fréquemment, le poète déclare : « I was not loth to be so catechized ». Pour justifier son acte, l’inscription du nom de Joanna, le poète décide alors de raconter au vicaire pourquoi ce lieu est, à jamais, dans son esprit, lié à la jeune femme.
Our pathway led us on to Rotha’s banks;
And when we came in front of that tall rock
Which looks towards the East, I there stopped short,
And traced the lofty barrier with my eye
From base to summit; such delight I found
To note in shrub and tree, in stone and flower
That intermixture of delicious hues,
Along so vast a surface, all at once,
In one impression, by connecting force
Of their own beauty, imaged in the heart.
— When I had gazed perhaps two minutes’ space,
Joanna, looking in my eyes, beheld
That ravishment of mine, and laughed aloud.
The Rock, like something starting from a sleep,
Took up the Lady’s voice, and laughed again;
That ancient Woman seated on Helm-crag
Was ready with her cavern ; Hammar-Scar,
And the tall Steep of Silver-How, sent forth
A noise of laughter; southern Loughrigg heard,
And Fairfield answered with a mountain tone;
Helvellyn far into the clear blue sky
Carried the Lady’s voice, — old Skiddaw blew
His speaking-trumpet; — back out of the clouds
Of Glaramara southward came the voice;
And Kirkstone tossed it from his misty head.
— Now whether, (said I to our cordial Friend,
Who in the hey-day of astonishment
Smiled in my face) this were in simple truth
A work accomplished by the brotherhood
Of ancient mountains, or my ear was touched
With dreams and visionary impulses
Is not for me to tell; but sure I am
That there was a loud uproar in the hills.
And, while we both were listening, to my side
The fair Joanna drew, as if she wished
To shelter from some object of her fear128.
98Malheur à quiconque osera porter un regard ironique sur le rapport du poète à la Nature. Joanna, dans ce poème déjà cité à propos du rôle de l’écho dans les vers de Wordsworth, est ramenée à l’ordre par le paysage tout entier qui reprend son rire pour l’effrayer. Le récit de cette anecdote, qui prend valeur de parabole, permet l’inversion des rôles : c’est à présent le poète qui catéchise le vicaire. La parabole est claire : le paysage, lui, comprend parfaitement le poète, qui le lui rend bien, puisque c’est de son admiration béate devant les dégradés de couleurs offerts par la Nature que se moquait Joanna. Piqué de se faire renvoyer au rang d’élève par le vicaire, le poète invoque une entité supérieure à ce dernier, et va jusqu’à personnifier les éminences qui les surplombent et donnèrent en leur temps une bonne leçon à celle qui lui avait alors manqué de respect. Cette leçon donnée par les échos des montagnes apparaît bien comme un catéchisme naturel : à l’origine le catéchisme est une méthode d’apprentissage où l’élève se contente de répéter, comme un écho, les mots du maître, c’est l’étymologie du mot. Wordsworth catéchise tous ceux qui auraient l’audace d’interroger sa façon d’appréhender le monde, et son écriture – le vicaire l’interpelle alors qu’il est en train d’écrire. Et si ce mot vient naturellement à Wordsworth pour dépeindre l’attitude hautaine du vicaire, c’est notamment parce que le catéchisme est au cœur des problématiques de l’époque sur l’instruction des masses.
99Alan Richardson explique comment l’éducation, à l’époque romantique, tend à suivre de plus en plus la forme du catéchisme : on s’éloigne de la discussion argumentée prônée par la Renaissance, qui avait pour but l’éducation d’une élite entrepreneuriale, pour s’orienter vers « la production mécanique de réponses toutes faites », notamment pour les classes les plus modestes, auxquelles il s’agit justement de ne pas apprendre l’exercice intellectuel de remise en cause. Mais même les grammar schools sont touchées par ce phénomène, et l’apprentissage par cœur est couramment pratiqué129. Même si Levi-Strauss a défendu l’idée que l’alphabétisation avait été, au cours de l’histoire, un instrument d’exploitation plus que d’émancipation, dans la mesure où elle avait autorisé le maintien d’une structure sociale hiérarchisée, à l’époque romantique, cependant, la crainte est que le peuple, une fois instruit, n’accepte plus la place qu’on lui réserve, que l’éducation ne renforce plus les barrières entre les classes sociales mais permette l’émancipation de certains groupes. À l’heure où Paine publie les Rights of Man, beaucoup s’interrogent sur les dangers de l’instruction des plus pauvres130, et le catéchisme, qui permet de canaliser les esprits dans le fond comme dans la forme, apparaît comme une solution relativement bénigne.
100Certes, à l’époque, Wordsworth est, politiquement, bien davantage du côté des « jacobins » que de celui de la Society for Promoting Christian Knowledge, mais la lecture de ses préfaces révèle une conception du lecteur qui n’est pas si éloignée de celle des défenseurs du catéchisme comme base de l’éducation. Ce qui est redouté, par-dessus tout, c’est l’émancipation. Pas plus que le catéchiste, Wordsworth n’admet que le lecteur puisse porter un jugement négatif motivé sur sa parole et sa vision du monde. Dans la Preface to Lyrical Ballads (1800), la dimension morale qu’il attribue au goût du lecteur est d’emblée frappante : celui-là est nécessairement « sain ou dépravé131 ». Mais c’est surtout le refus du poète de traiter son lecteur comme un égal – même s’il revendique le contraire – qui évoque la pédagogie fortement hiérarchisée, et hiérarchisante, défendue par le catéchisme. Richardson explique que ce maintien de l’élève dans son rang d’inférieur est presque l’objectif premier du catéchisme132. Dans sa Preface to Lyrical Ballads (1850), Wordsworth considère son lecteur avec une condescendance qui explique en grande partie le mauvais accueil que reçurent les poèmes. Il y fustige ceux qui se méprennent sur l’importance de la poésie :
[…] des gens qui parlent de ce qu’ils ne comprennent pas, qui parlent de poésie comme d’un moyen d’amusement, un oisif plaisir ; qui discuteront très sérieusement avec vous d’un penchant pour la poésie, comme ils disent, comme on a un penchant pour la danse de corde, le Frontiniac ou le sherry133
101refusant de voir que le lecteur n’est peut-être pas, lui non plus, « loth to be so catechized134 ».
102Paradoxalement, ce sont les moments où le poète accepte de tendre la main à son lecteur qui révèlent son sentiment de supériorité :
[…] les poètes n’écrivent pas seulement pour les poètes mais pour les hommes. À moins, donc de défendre l’admiration qui procède de l’ignorance, et ce plaisir qui consiste à entendre ce que l’on ne comprend pas, le poète doit descendre de ses prétendues hauteurs et, pour susciter une vraie sympathie, doit s’exprimer comme s’expriment les autres hommes135.
103Mais le lecteur ne doit pas, pour autant, se croire en droit de juger les poèmes qu’il a sous les yeux, et de considérer certains de leurs aspects comme des défauts :
Ajoutons que le lecteur ne devrait jamais oublier qu’il est exposé aux mêmes erreurs que le poète, et peut-être même dans une plus large mesure : on peut affirmer sans paraître présomptueux qu’il est improbable qu’il connaisse aussi bien que le poète les diverses étapes de sens par lesquelles les mots sont passés, l’inconstance ou bien la stabilité des rapports que des idées particulières entretiennent entre elles ; et surtout, puisqu’il s’intéresse beaucoup moins au sujet, il est possible qu’il juge à la légère136.
104On retrouve plusieurs de ces leçons d’humilité à l’adresse du lecteur dans la préface, et celles-ci résonnent comme un véritable catéchisme. La volonté de Sarah Trimmer de maintenir prudemment son auditoire dans une position d’infériorité n’est pas totalement étrangère à la conception wordsworthienne du lecteur137. Certes, Wordsworth eut des sympathies jacobines qu’il s’efforça plus tard d’occulter. Mais dans la version certes édulcorée de son engagement politique que représente son récit dans Le Prélude, le poète apparaît acquis à l’idée de la soumission des ignorants à ceux qui savent :
Yet in the regal sceptre, and the pomp
Of orders and degrees, I nothing found
Then, or had ever even in crudest youth,
That dazzled me, but rather what my soul
Mourned for, or loathed, beholding that the best
Ruled not, and feeling that they ought to rule138.
105Il s’agit de remplacer un système hiérarchique devenu absurde par un autre qui serait rationnel, mais la hiérarchie demeure. Dans sa préface, il se présente comme celui qui sait, le détenteur d’une vérité incontestable. C’est particulièrement clair dans son traitement des vers de Johnson qu’il cite, et qui parodient le style simple et dénudé qu’il a choisi d’adopter :
La meilleure façon de traiter les vers simples et triviaux, dont la strophe de Samuel Johnson offre un bon modèle, ce n’est pas de dire « C’est de la mauvaise poésie » mais « Ces vers n’ont pas grand sens ; ils n’ont aucun intérêt en eux-mêmes, et ne peuvent mener à rien d’intéressant ; ces images ne sont pas nées de sentiments sains que procure la réflexion, et ne peuvent susciter aucune réflexion ou émotion chez le lecteur »139.
106L’adoption de ce ton docte et assuré, ne tolérant aucune contradiction, est d’autant plus frappante qu’elle accompagne le commentaire de vers qui, eux, sont à l’opposé du monologisme wordsworthien : la parodie est, par excellence, le discours qui entre en dialogue avec un autre, qu’il subvertit. Ce qu’Alan Richardson dit du catéchisme s’applique tout aussi bien à certains passages des préfaces des Lyrical Ballads. En termes bakhtiniens, il rappelle que le but de l’instruction cathéchistique consistait à remplacer la « joyeuse relativité » d’une culture orale carnavalo-folklorique par « le sérieux officiel lugubre et unilatéral qui cherche à rendre absolu une condition d’existence ou un ordre social donné, imposant un discours monologique et hégémonique comme prix de l’alphabétisation140 ». Pour Wordsworth, le lecteur doit se débarrasser de tous les préjugés qui risquent de nuire à sa lecture d’une poésie aussi novatrice : il ne doit guère tenir compte de ceux qui pensent que la poésie n’est pas compatible avec une trop grande simplicité :
Je ne demanderai qu’une chose à mon lecteur, c’est qu’en jugeant mes poèmes, il veuille bien se déterminer sincèrement selon ses propres impressions, et non pas en se demandant quel sera probablement le jugement des autres. Comme il est courant d’entendre quelqu’un dire : « Personnellement, je n’ai rien contre ce style de composition ou contre telle ou telle expression, mais ils paraîtront bas ou ridicules à certaines catégories de personnes. » Cette manière de critique, si préjudiciable à tout jugement authentique, est presque universelle. Je dois par conséquent demander au lecteur de bien vouloir s’en tenir à ses propres impressions en toute indépendance ; s’il se sent ému, qu’il ne laisse pas de telles considérations gâcher son plaisir141.
107À lire rapidement ces quelques lignes, on pourrait croire le lecteur invité à s’émanciper : mais il s’agit seulement de se défaire de schémas de pensée et de goûts préexistants. Il doit suivre ses propres sentiments, produire, face aux poèmes, des réponses individuelles. Cette vision est elle aussi celle de Sarah Trimmer, qui refuse le « par cœur », et souhaite que ses jeunes élèves fassent preuve de réflexion, sans quitter bien sûr l’étroit sentier de la doctrine officielle relative à une vérité révélée, qui en tant que telle dépasse le maître autant que l’élève142. Wordsworth a recours à une stratégie similaire : l’adhésion demandée au lecteur est légitimée non par une quelconque supériorité intrinsèque qui serait la sienne, mais parce que poète et lecteur sont tous deux soumis à la transcendance de lois immuables, celles de la métrique :
[…] le vers suit des règles uniformes et n’est pas, contrairement à ce qu’on a l’habitude d’appeler le style noble, arbitraire et né d’infinis caprices impossibles à prévoir. Si le lecteur est entièrement à la merci du poète pour ce qui est des images ou du style qu’il choisit d’associer à une passion, le vers, par contre, obéit à des lois auxquelles se plient volontiers le poète et le lecteur, parce qu’elles sont définies et ne modifient la passion que lorsque l’héritage concordant des siècles a prouvé que cela augmentait et améliorait le plaisir lié à la passion143.
108Le poète détient son autorité de règles immuables, dont la validité a triomphé de l’épreuve des âges. Mais dans ses vers, c’est de la Nature qu’il tient son autorité en tant qu’interprète sacré d’un langage que lui seul comprend, et qui lui est adressé. Dans « To Joanna », répondant, vexé à l’interrogation amusée du vicaire, et invoquant l’écho des montagnes comme appui à sa cause, le poète fait presque figure de fils du directeur qui refuse de se laisser gronder par l’instituteur.
109Enfin, si Wordsworth prend la peine de tancer si longuement son lecteur, c’est parce que, en tant qu’instructeur, il a foi en la capacité de son élève : il conclut sa préface sur l’idée que le goût en poésie est un talent qui s’acquiert, et que tout lecteur ayant apprécié au moins une œuvre d’un poète doit se garder de juger hâtivement une de ses productions qui lui déplairaient144.
110Deux poèmes de Wordsworth « Anecdote for Fathers » et « We are Seven » sont couramment interprétés comme des parodies de la méthode catéchistique. Le catéchisme prenait couramment, en effet, la forme de questions et de réponses, à des fins didactiques évidentes. Richardson cite un extrait du catéchisme d’Anna Barbauld, Hymn in Prose for Children (1781) :
But who is the shepherd’s shepherd? who taketh care of him? Who guideth him in the path he should go? and if he wander, who shall bring him back? God is the shepherd’s shepherd. He is the shepherd over all; he taketh care for all; the whole world is his fold145.
111Dans les deux poèmes de Wordsworth, l’adulte qui interroge, respectivement, le jeune Edward et une petite fille qui n’est pas nommée, fait preuve d’une obstination qui aboutit, dans le premier cas, à faire mentir le jeune garçon, et dans le second, à un statu quo, la fillette refusant obstinément d’abandonner son système de penser. L’adulte recourt à un questionnement insistant de l’enfant qui ne débouche aucunement sur le résultat espéré. Ainsi, le jeune Edward est amené à mentir pour complaire à un père insistant :
My thoughts on former pleasures ran;
I thought of Kilve’s delightful shore,
My pleasant home, when spring began,
A long, long year before.
[…]
My little boy, which like you more,”
I said and took him by the arm,
“Our home by Kilve’s delightful shore,
Or here at Liswyn farm146?”
112Alan Richardson pointe très justement que la coercition commence là : la formulation de l’adulte et son geste d’autorité, même affectueuse, conduisent déjà l’enfant à une réponse qui est celle que l’adulte attend plutôt que le fond de sa pensée. Ayant – bien – répondu : « At Kilve I’d rather be / Than here at Liswyn farm147 », le petit est sommé de s’expliquer sur cette préférence, et, bien en peine de trouver une raison rationnelle et avouable, et incapable de déchiffrer la réponse attendue dans l’attitude de son père qui n’a rien de particulier à l’esprit, le petit Edward répond, après se l’être vu demander rien moins que cinq fois, « At Kilve there was no weather-cock, / And that’s the reason why148. » Le sous-titre du poème prend alors tout son sens « Shewing how the art of lying may be taught149. »
113Ce poème est toujours couplé avec « We are Seven », qui met en scène un dialogue tout aussi faux, mais d’un autre genre. Alors que les discours du père et de l’enfant dans « Anecdote for Fathers » se distinguent trop peu pour qu’il y ait véritablement dialogue, dans le poème frère, les schémas de pensée de l’adulte et de l’enfant sont au contraire trop éloignés pour qu’une quelconque compréhension, et résolution, soit possible. Le poète relate sa rencontre avec une ravissante petite campagnarde, à qui il demande combien elle a de frères et de sœurs :
“Sisters and brothers, little maid,
How many may you be?”
“How many? seven in all,” she said,
And wondering looked at me.
“And where are they, I pray you tell?”
She answered, “Seven are we,
And two of us at Conway dell,
And two of us are gone to sea.
Two of us in the churchyard lie,
My sister and my brother,
And in the church-yard cottage, I
Dwell near them with my mother150.”
114S’en suit une discussion où l’adulte tente de convertir l’enfant à sa vision du monde et de la mortalité : pour lui, ils sont cinq enfants et non sept, puisque deux d’entre eux sont morts. Mais la petite ne veut, ou ne peut, rien entendre et affirme jusqu’au dernier vers : « Nay, we are seven151 ».
115Il y a bien, dans les deux cas, une critique explicite du questionnement insistant de l’adulte. Mary Jacobus considère que le poète condamne le didactisme déplacé de l’adulte au profit de l’enfant et de son « obstination inspirée, en butte aux préjugés de l’adulte152 ». Il est clair que dans les deux cas, l’adulte, cherchant à imposer son discours comme seul possible, ou seul valable, a tort. Cependant, il y a bien là une contradiction : le poète dont la volonté de contrôle sur son lecteur touche à la tyrannie, celui qui se rêve sous les traits d’un maître d’école dont un chœur d’enfants répéterait docilement les paroles, se ferait tout à coup l’avocat du dialogue et plaiderait pour l’épanouissement des individualités et des discours ? C’est peu probable. Ce qui l’est davantage, c’est que le personnage qui y représente le poète soit l’enfant et non l’adulte. Or, les situations qu’ils mettent en scène apparaissent comme parfaitement cohérentes avec l’œuvre de Wordsworth et sa conception du lecteur, si on les lit comme des allégories de ce qu’un lecteur enfermé dans ses préjugés peut faire, et faire dire, à un poème.
116Il serait difficile de trouver allégorie plus éloquente de la poésie wordsworthienne que la petite fille de « We are Seven ». Il n’est que de citer le célèbre « My heart leaps up when I behold », pour s’en convaincre :
My heart leaps up when I behold
A Rainbow in the sky:
So was it when my life began;
So is it now I am a Man;
So be it when I shall grow old,
Or let me die!
The Child is Father of the Man;
And I could wish my days to be
Bound each to each by natural piety153.
117Si pour Wordsworth l’enfant est père de l’homme, c’est dans un sens bien précis : le premier a sur le second une supériorité en tant qu’être qui communie encore avec le monde naturel d’une façon privilégiée. Et si tous perdent avec le temps ce rapport au monde, ce n’est pas le cas du poète qui, lui, a gardé – c’est du moins ce qu’il clame – ce rapport naïf à ce qui l’entoure. Il n’est pas inutile, en outre, de mettre en rapport « We are Seven » et l’ode « Intimations of Immortality from Recollections of Early Childhood ». L’enfant dont il est question, le « four year’s Darling of a pigmy size154 » fait l’objet de louanges qui le rapproche de la petite « cottage girl » :
Thou, whose exterior semblance doth belie
Thy Soul’s immensity;
Thou best Philosopher, who yet dost keep
Thy heritage, thou Eye among the blind,
That, deaf and silent, read’st the eternal deep,
Haunted for ever by the eternal mind, —
Mighty Prophet! Seer blest!
On whom those truths do rest,
Which we are toiling all our lives to find;
Thou, over whom thy Immortality
Broods like the Day, a Master oer a Slave,
A presence which is not to be put by;
To whom the grave
Is but a lonely bed without the sense or sight
Of day or the warm light,
A place of thought where we in waiting lie155.
118Celui qui ne voit dans les morts que des dormeurs est appelé « best Philosopher », « Mighty Prophet ! Seer Blest ! ». Et c’est précisément la vision de la fillette de « We are Seven » qui compte sa sœur et son frère morts parmi les vivants :
“Their graves are green, they may be seen,”
The little Maid replied,
“Twelve steps or more from my mother’s door,
And they are side by side.
My stockings do I often knit,
My ‘kerchief there I hem;
And there upon the ground I sit —
I sit and sing to them.
And often after sunset, Sir,
When it is light and fair,
I take my little porringer,
And eat my supper there.
The first that died was little Jane;
In bed she moaning lay,
Till God released her of her pain,
And then she went away.
So in the church-yard she was laid,
And all the summer dry,
Together round her grave we played,
My brother John and I.
And when the ground was white with snow,
And I could run and slide,
My brother John was forced to go,
And he lies by her side156.”
119Du reste, la forme même du poème fait pencher le discours du côté de la fillette : l’alternance de tétramètres et de trimètres rimés donne aux vers des accents de comptine, nursery rhyme, si bien qu’on ne serait pas étonné que ce poème léger et chantant soit précisément ce que la petite chante au bord des deux tombes. En outre, la dernière strophe voit un mystérieux cinquième vers s’ajouter au quatrain attendu, comme pour conforter l’idée que la froide arithmétique de l’adulte n’est pas de mise ici. Si la fillette est une image de la poésie, et de la poétique, wordsworthiennes, avec sa beauté simple et rustique – qui rappelle « The Solitary Reaper » et « The Danish Boy », petits êtres, champêtres ou montagnards, distingués eux aussi par leur chant –, l’adulte, lui, peut être interprété comme une figure du lecteur incrédule, imperméable à la beauté du monde, et aux réactions passionnées qu’elle suscite chez le poète, à l’image d’Anna Steward qui juge ridicule, voire scandaleuse, la danse avec les jonquilles, ou de Joanna qui raille le poète et son admiration béate des couleurs du paysage. Le poème peint d’ailleurs remarquablement leur inconsciente cruauté, à travers l’adulte qui assène à la fillette : « But they are dead ; those two are dead157! » On remarque enfin, que la petite, figure du poète, est loin d’ignorer son catéchisme : lorsque sa sœur Jane souffrait trop, c’est Dieu, explique-t-elle, qui est venu la libérer. « Anecdote for Fathers », quant à lui, fustige un autre type de lecteur : l’interprète, celui qui torture le texte et finit par lui faire dire n’importe quoi.
120« Si j’avais à peindre la stupidité fâcheuse, je peindrais un pédant enseignant le catéchisme à des enfants ; si je voulais rendre un enfant fou, je l’obligerais d’expliquer ce qu’il dit en disant son catéchisme. » Cette phrase de l’Émile, citée par Alan Richardson, s’applique en effet à merveille à « Anecdote for Fathers », qui a pour objet les dangers d’un questionnement idiot, qui aboutit nécessairement à une absurdité plus grande encore. Comme la fillette que n’atteint pas la mortalité humaine, le petit Edward, par sa fraîcheur et sa grâce apparaît comme une figure possible de la poésie wordsworthienne :
I have a boy of five years old,
His face is fair and fresh to see;
His limbs are cast in beauty’s mould,
And dearly he loves me158.
121Wordsworth vante suffisamment la simplicité de son style pour qu’on s’autorise à en lire une allégorie dans le visage « fair and fresh to see » d’un petit garçon de cinq ans, d’autant que la métaphore suivante du moulage paraît filer l’allégorie, les membres gracieux du petit être sont formés au moule de la beauté, comme le discours du poète l’est à celui des vers, ici au nombre de quatre par strophe. Le petit, on l’a vu, est désorienté par la question dont le presse son père, question qui porte d’ailleurs sur une réponse obtenue par des moyens discutables et qui, partant, s’est sans doute éloignée des véritables sentiments de l’enfant. L’adulte tient absolument à obtenir une réponse : « tell me why », « And five times did I say to him, / “Why Edward tell me why159?” » L’enfant finit donc par inventer une réponse à partir d’un objet qui arrête son regard :
His head he raised — there was in sight,
It caught his eye, he saw it plain
Upon the house-top, glittering bright,
A broad and gilded vane.
Then did the boy his tongue unlock,
And thus to me he made reply;
“At Kilve there was no weather-cock,
And that’s the reason why160.”
122L’idiotie tient non au comportement de l’enfant, mais à celui de l’adulte. La première de ces deux strophes décrit l’expérience de l’enfant, un moment épiphanique éminemment wordsworthien. Le style lui-même est si caractéristique que le quatrain se donne à lire comme un poème en miniature : on y retrouve le balancement typique de deux formules quasi équivalentes « It caught his eyes, he saw it plain », le choix d’adjectifs à valeur d’adverbe « glittering bright » « he saw it plain », et le dévoilement final de l’objet découvert, placé dans le trimètre qui en fait ressortir l’importance par le ralentissement du rythme qu’il implique, après l’enchaînement de trois tétramètres. Il suffit de relire « I wandered lonely as a Cloud » pour voir qu’on a bien ici des vers sortis du même moule, « cast in beauty’s mould », comme les membres du petit Edward :
I wandered lonely as a Cloud
That floats on high o’er Vales and Hills,
When all at once I saw a crowd
A host of dancing Daffodils;
Along the Lake, beneath the trees,
Ten thousand dancing in the breeze161.
123Un objet arrête ici, de même, le regard du poète ; le balancement du vers 5 suspend l’écoulement du temps, et fait ressortir le dernier vers et l’immensité qu’il met en place. Mais ce que l’adulte fait dire à l’enfant de son expérience est une absurdité. Le père s’imagine être parvenu à forcer un secret comme on force un coffre, « unlock », mais ceci n’est pas la réponse, response, de l’enfant à ce qu’il vit mais sa réponse, reply, au harcèlement de son père. Le questionnement insistant et même oppressant de ce dernier conduit l’enfant à mentir. D’ailleurs, dans une version plus tardive, le père pose non pas cinq mais trois fois la question, allusion implicite au reniement de saint Pierre, et façon d’insister sur cette problématique de la trahison qui traverse le poème.
124Sa conclusion est riche et complexe :
O dearest, dearest boy! My heart
For better lore would seldom yearn,
Could I but teach the hundredth part
Of what from thee I learned162.
125Comme le promeneur des « Daffodils », le père d’Edward comprend malgré tout « what wealth the shew to me had brought163 », et son ambition, il ne le cache pas, est d’enseigner, « teach », ce qu’il vient d’apprendre de son fils, c’est-à-dire que l’authenticité de l’expérience est trahie par l’analyse, le questionnement critique. Le terme « unlock » est un euphémisme, le père, par son interrogation insistante, a pénétré de force la vie intérieure du garçon, ce qui fait son individualité, la singularité de sa réponse au monde. On pourrait même voir dans le personnage du père qui veut faire dire à son fils que lui aussi préfère « Kilve’s delightful shore » à « here at Liswyn farm164 », la figure du mauvais lecteur peint par Wordsworth dans sa Preface to Lyrical Ballads qui attend de la poésie qu’elle soit dans un certain style relevé et traite de sujets nobles : déçu par le « naked and simple style165 » du poète, il lira ses poèmes comme des idioties dignes de la réponse d’Edward. Pour parler en termes jaussiens, on peut dire que la tournure des questions d’origine dessine un horizon d’attente qui n’est pas le bon. Cette interprétation est d’ailleurs confortée par la citation d’Eusèbe, en épigraphe qui précède le poème tel qu’il fut publié en 1798 dans Lyrical Ballads – qui n’est, hélas, pas reprise dans l’édition de Stephen Gill – « Retine vim istam, falsa enim dicam, si coges », « Retiens ta force, car je mentirai, si tu me contrains », une première personne lourde de sens.
La poésie, mode d’emploi
126Ce sous-titre fait référence au passage de la préface des Lyrical Ballads (1800) où Wordsworth explique comment lire les « trivial simple verses166 » tels que les vers parodiques de Johnson qu’il cite. Les critiques s’accordent pour relever le didactisme outrancier de nombreux poèmes167. Pour Geoffrey Hartman, cette tendance est générale, elle est pour lui la marque du didactisme « à la » romantique, et il lit dans la dimension moralisatrice de l’inscription, fondatrice du discours poétique romantique, l’héritière du didactisme moral de la génération de Pope168. Cependant, Andrew Bennett explique que même les contemporains du poète, et notamment son ami Charles Lamb, étaient gênés par l’ampleur et l’évidence maladroite du didactisme wordsworthien : pour Lamb, Wordsworth brise le contrat implicite qui lie tout auteur à son lecteur, à savoir que celui-ci va comprendre ce que celui-là cherche à lui dire. Wordsworth en rajoute et donne des leçons de morale, ce qui déplaisait à beaucoup169. Il est vrai que le poème a des allures de catéchisme, tant le poète insiste sur la morale à retenir de l’histoire, morale qu’il répète régulièrement sous la forme d’une apostrophe à un destinataire quasi universel : « Then let him pass, a blessing on his head170! »
127Poème de jeunesse, « The Old Cumberland Beggar171 » réagit à la façon dont la société anglaise traite les miséreux, notamment au moyen des ateliers de travaux forcés servant à la fois d’établissements disciplinaires, d’hospices et d’orphelinats, institués par les Poor Laws élizabéthaines, mais qui prirent un essor considérable au xviiie où les paroisses se mirent à ouvrir leurs propres workhouses. Le poème se présente comme un plaidoyer en faveur de ce vieillard « inutile », qui arpente la campagne et vit des aumônes qu’on lui accorde, que chacun connaît et apprécie.
But deem not this man useless. — Statesman! ye
Who are so restless in your wisdom, ye
Who have a broom still ready in your hands
To rid the world of nuisances; ye proud,
Heart-swoln, while in your pride ye contemplate
Your talents, power and wisdom, deem him not
A burthen of the earth. […]
[…] While thus he creeps
From door to door, the Villagers in him
Behold a record which together binds
Past deeds and offices of charity
Else unremembered, and so keep alive
The kindly moods in hearts which lapse of years,
And that half-wisdom half-experience gives
Make slow to feel, and by sure steps resign
To selfishness and cold oblivious cares.
Among the farms and solitary huts
Hamlets, and thinly-scattered villages,
Where’er the aged Beggar takes his rounds,
The mild necessity of use compels
To acts of love ; and habit does the work
Of reason, yet prepares that after-joy
Which reason cherished172.
128Le poète veut démontrer à son lecteur que l’habitude accomplit ce qui réjouira la raison. Comme si le mendiant laissait derrière lui une trace bénéfique, quelque chose de lui s’attarde pour rendre à ses bienfaiteurs l’aumône qu’ils lui ont faite. S’adressant à l’homme d’État terré derrière sa froide raison, le poète parle pour le mendiant, tâchant de démontrer son intérêt social : le vieux mendiant renforce le lien social en incitant chacun à des marques de fraternité et récompense ses bienfaiteurs par le sentiment chaleureux d’avoir bien œuvré qu’ils éprouveront une fois leur tâche accomplie. Le poète détient une vérité qu’il assène à son lecteur : « Then let him pass, a blessing on his head! », et son cri ne s’adresse pas uniquement aux froids politiciens explicitement apostrophés, il paraît destiné à résonner sur les routes et chemins où passera le vieux mendiant. Les mots du poète catéchiste l’accompagneront et parleront pour lui. Comme on sert de guide à un aveugle, il sert de voix au mendiant silencieux et fait ouvrir les barrières à son approche, et s’écarter le postillon pressé. Ainsi, ce qu’il décrit au début devient l’effet de son plaidoyer :
[…] She who tends
The toll-gate, when in summer at her door
She turns her wheel, if on the road she sees
The aged Beggar coming, quits her work,
And lifts the latch for him that he may pass.
The Post-boy when his rattlling wheels oertake
The aged Beggar, in the woody lane,
Shouts to him from behind, and, if perchance
The old man does not change his course, the Boy
Turns with less noisy wheels to the road-side,
And passes gently by, without a curse
Upon his lips, or anger at his heart173.
129La garde-barrière et le postillon se donnent ainsi à lire comme des figures de bons lecteurs, bons catéchumènes, qui écoutent et suivent la voix du maître.
130Ils se laissent, en outre, gagner par cette vertu éminemment wordsworthienne qu’est la compassion, vertu que le poète oppose systématiquement au plus dangereux des vices : la propension au jugement hâtif. La même préface aux Lyrical Ballads (1800) insiste sur cette idée dans le contexte de la formation du goût du lecteur, idée encore reprise plus largement dans celle de 1802 :
Je ne demanderai qu’une chose à mon lecteur, c’est qu’en jugeant mes poèmes il veuille bien se déterminer sincèrement selon ses propres impressions, et non pas en se demandant quel sera probablement le jugement des autres. […] Si un auteur, par une seule de ses œuvres, nous a inspiré du respect pour son talent, on peut raisonnablement penser que les œuvres qui nous ont déplu ne sont peut-être pas nécessairement mal écrites ou absurdes ; il convient aussi de prendre suffisamment au sérieux cette œuvre particulière et de réexaminer ce qui nous a déplu avec davantage d’attention que nous ne lui en aurions prêté autrement174.
131Les circonlocutions finales éveillent le soupçon par leur maladresse : en effet, le poète préférerait que le lecteur ne le jugeât point, mais puisqu’il est certain qu’il le fera, alors il le prie de le faire en connaissance de cause et de poèmes. La précipitation, le jugement à l’emporte-pièce qui condamne sans appel, « the rashness of decision » dit la préface de 1800, doivent être évités à tout prix. C’est le sens de la parabole offerte par le quatrième des « Poems on the Naming of Places », « A narrow girdle of rough stones and crags175 ».
132Le poète et deux très chers amis se promènent par une belle matinée de septembre, alors que la brume n’a pas encore totalement fait place au soleil levant. Ils admirent, sur leur passage, les objets rejetés par les eaux du lac, et les fleurs du rivage. Puis soudain s’étonnent d’apercevoir un pêcheur en pleine saison des moissons. On est frappé par la réaction violente des promeneurs vis-à-vis de celui qui pêche alors que tous sont aux champs, tous trois s’indignent d’une telle paresse, sans s’identifier une seconde à celui qui est pourtant, d’une certaine façon, des leurs : eux non plus ne sont pas aux champs en train de faucher, et eux aussi sont oisifs au bord du lac. Mais quelle n’est pas leur honte lorsqu’ils s’aperçoivent que l’occupation du pauvre homme est due à son extrême faiblesse, qu’il serait bien incapable d’accomplir des travaux des champs, et qu’il cherche donc sa pitance dans une improbable prise dans les eaux du lac. Assaillis de remords d’avoir jugé si précipitamment le pauvre homme, sans lui accorder le bénéfice du doute, les promeneurs, bien décidés à retenir cette leçon, l’inscrivent – mieux encore que dans leur cahier – dans le paysage, ou du moins dans leur vision de celui-ci :
— Therefore, unwilling to forget that day,
My friend, Myself, and She who then received
The same admonishment, have called the place
By a memorial name, uncouth indeed
As e’er by Mariner was giv’n to Bay
Or Foreland on a new-discovered coast,
And, point rash-judgment is the name it bears176.
133Ce repère dans le paysage qui doit servir au poète et à ses compagnons de moyen mnémotechnique pour ne pas oublier leur faute, et surtout, ne pas s’aviser, à l’avenir, d’en commettre une semblable, est également un avertissement, « admonishment », au lecteur. La faute des trois promeneurs est non seulement d’avoir jugé hâtivement, mais de ne pas s’être reconnus en cet homme qui partageait pourtant certains traits communs avec eux. L’identification et la sympathie – au sens fort d’empathie – sont présentées comme seuls remèdes à cette fâcheuse tendance à juger sans connaître.
Thus talking of that peasant we approached
Close to the spot where with his rod and line
He stood alone ; whereat he turned his head
To greet us — and we saw a man worn down
By sickness, gaunt and lean, with sunken cheeks
And wasted limbs, his legs so long and lean
That for my single self I looked at them,
Forgetful of the body they sustained.
Too weak to labour in the harvest field,
The man was using his best skill to gain
A pittance from the dead unfeeling lake
That knew not of his wants177.
134Le poète ne parvient même pas à l’appréhender comme un semblable, il ne voit qu’une paire de jambes longues et maigres. Les promeneurs sont à l’image du lac, insensibles, ignorant les besoins, « wants », du pauvre homme, au sens de besoins, mais aussi de manques. On a vu que le lecteur était souvent figuré, chez Wordsworth, comme de l’autre côté du miroir, ou de la surface de l’eau. C’est lui aussi qui est peint ici sous les traits des promeneurs et du lac insensibles aux souffrances du pêcheur. Si le catéchisme wordsworthien a un but, c’est bien celui de la conversion à la sympathie, et la meilleure image en est certainement celle du pedlar dans « The Ruined Cottage » contant au poète sa tristesse de voir la ferme de Margaret abandonnée, retournée dans le giron de la Nature depuis la mort de son occupante, et décrivant le puits avec sa toile d’araignée et son bol cassé : « I eyed its waters till we seemed to feel / One sadness they and I178 ». Le lecteur idéal, reflet du poète, doit éprouver les mêmes sentiments que lui. Pour le poète, « we murder to dissect179 » – une formule paradoxale qui prend tout son sens à la lecture du poème sur le « Point Rash-Judgment » : la cruauté du jugement du personnage locuteur tient à son appréhension morcelée du corps du malheureux.
135De même, l’adulte, figure du mauvais lecteur, dans « We are Seven », tente de gagner la petite fille à sa vision étroite et rationnelle de la vie et de la mort en lui disant « Your limbs they are alive180 ». C’est la distance impliquée par l’acte de dissection, et révélée dans cette vision du poète qui ne reconnaît pas l’humain en ce qu’il contemple, que le poète cherche à éviter à tout prix chez son lecteur ; d’une part, comme on l’a vu, en faisant de lui un autre lui-même, et d’autre part, en lui recommandant bien que la seule attitude acceptable et adoptable vis-à-vis de ses vers est, non celle de l’exégète, mais celle du sage catéchumène qui répète les mots du maître.
136Il s’agit là d’une tendance lourde du psychisme wordsworthien, comme l’explique Richard Onorato :
On a l’impression, au vu de la possessivité dont Wordsworth faisait montre vis-à-vis de ses poèmes, qu’il considérait que les comprendre eux et le comprendre lui en tant que locuteur des poèmes ne pouvait passer que par la répétition du poème, une récitation par sa propre voix avec ses propres inflexions. Il était mal à l’aise avec toute compréhension de son poème qui passerait ne serait-ce que par une simple description de son contenu, nécessairement en d’autres termes que les siens181.
137Il insiste même, en note, sur « l’impression produite par Wordsworth sur les autres, celle d’être un homme très attaché à ses formulations, en poésie comme dans la conversation ». L’intégrité du corps du poème ne doit surtout pas être compromise par le scalpel du critique qui, de médecin légiste, deviendrait meurtrier. La répétition docile est l’attitude appropriée du bon lecteur, ce que suggèrent ces vers, en partie déjà cités, de la quatrième élégie en l’honneur de Matthew, le maître d’école :
And this, my last memorial song,
We sang together in the school
I and thy little tuneful throng.
[…]
Thus did I sing, thy little brood
All followed me with voice and hand,
Moved both by what they understood
And what they did not understand182.
138C’est de la docilité des écoliers que rêve le poète pour son lecteur. Les jeunes têtes blondes non seulement ne jugent pas, mais ne prétendent même pas comprendre : elles acceptent de se faire l’écho parfait, parce que mécanique, des mots du poète. La conclusion de « The Tables Turned » ne dit pas autre chose :
Sweet is the lore which nature brings;
Our meddling intellect
Mis-shapes the beauteous forms of things;
We murder to dissect.
Enough of science and of art;
Close up these barren leaves;
Come forth, and bring with you a heart
That watches and receives183.
139Certes, il s’agit de fermer son livre, éventuellement de le jeter au feu, mais en tout cas de quitter la salle de classe pour se laisser guider par la Nature sur la voie de la sagesse. Mais le poète, lui, n’est pas un sage comme les autres, et son œuvre est la traduction du chant de la nature. Lui qui détient « a power like one of Nature’s184 », enseigne dans ses vers la même chose qu’elle, et souhaite qu’on adopte vis-à-vis d’eux la même attitude de pieuse passivité. « Come forth, and bring with you a heart / That watches and receives » est un excellent résumé de toutes les recommandations qu’il adresse au lecteur dans ses préfaces aux Lyrical Ballads.
140À l’inverse de « We are Seven », « Anecdote for Fathers », et « Point Rash-Judgment » (« A Narrow girdle of rough stones and crags ») qui mettent en scène de mauvais lecteurs, « The Solitary Reaper » dresse le portrait du lecteur idéal, en l’espèce du personnage locuteur. La petite moissonneuse apparaît comme un double du poète, grâce à son chant dont la beauté gagne le cœur du poète, malgré son incompréhension de la langue utilisée. La petite apparaît comme une figure d’Écho : son chant est repris par les échos de la vallée, « the Vale profound / Is overflowing with the sound185 », mais il possède également un caractère presque compulsif, incontrôlable : son chant est presque décrit comme incontrôlable, ne parvenant plus à s’arrêter – le modal could insiste sur une incapacité qui rappelle la malédiction de la nymphe. Enfin, la jeune fille, s’exprimant en gaélique, souffre du solipsisme tant redouté par le poète : ses paroles ne sont pas comprises de ses auditeurs. Figure du poète, elle chante penchée sur son labeur et sa faucille évoque la plume du barde, par la forme de sa lame et le mouvement répétitif qu’elle suit – on sait que l’activité physique d’écriture était, pour Wordsworth, véritablement laborieuse.
141Mais c’est surtout la réaction du poète qui mérite attention. Face à ce chant, il fait preuve d’admiration :
No Nightingale did ever chaunt
So sweetly to reposing bands
Of Travellers in some shady haunt,
Among Arabian Sands:
No sweeter voice was ever heard
In spring-time from the Cuckoo-bird, […]186
142Le chant de la jeune fille est beau comme celui d’un oiseau car, aux oreilles du poète, il a la propriété mélodique d’un langage non verbal, ou du moins dont il ne peut distinguer ni comprendre les mots. La question, en effet, n’est pas de comprendre, mais d’apprécier, et le poète abandonne vite son vain questionnement, « Will no one tell me what she sings187? » pour se résoudre à une appréciation passive de la beauté du chant, « Whate’er the theme […] I listened till I had my fill188 ». Le poète, comme les écoliers orphelins du pauvre Matthew, est ému par ce qu’il ne comprend pas, parce que la beauté du chant n’est pas d’ordre intellectuel. L’expression « my fill », « mon saoul », habituellement utilisée pour exprimer qu’on vient d’étancher sa soif, montre bien que le rapport qu’il entretient à ce chant engage tout son corps. Fill est d’ailleurs phonétiquement distinct mais proche de feel, ce qui est loin d’être innocent. Le bon lecteur de poésie, c’est celui qui ressent, qui se laisse envahir par la passion des vers, et n’entre pas dans une problématique analytique ou critique : « Stop here, or gently pass189! » lance le poète à un hypothétique autre promeneur, mais surtout au lecteur, dans la première strophe.
143« Power of Music » raconte une des rares scènes de la poésie wordsworthienne où les gens de la ville sont saisis d’une joie aussi profonde que naïve. Les passants d’Oxford Street sont autant d’images du lecteur, et chacun cesse son activité pour aller écouter la délicieuse musique du violoniste et se laisser séduire par elle :
His station is there; — and he works on the crowd,
He sways them with harmony merry and loud;
He fills with his power all their hearts to the brim —
Was aught ever heard like his fiddle and him190!
144On entend résonner ici la description du chant de la petite moissonneuse et de ses effets : la musique remplit le cœur de ses auditeurs, et l’absolu du dernier vers rappelle : « No sweeter voice was ever heard / In spring time from the cuckoo bird191 » de « The Solitary Reaper ». Tout s’arrête, car ce qui occupe l’esprit de chacun n’est plus que la musique du violoniste : « The Porter sits down on the weight which he bore; / The Lass with her barrow wheels hither her store192. » On remarque que le vers 8 est une fausse interrogation, une question sans la ponctuation qui l’accompagne habituellement. Le poète ne laisse pas à son lecteur l’espace de la réflexion, il lui fournit la question et la réponse, occupe tout son esprit, à l’image du son du violon chez les auditeurs citadins. « Power of Music » décrit une scène fantasmée, une réécriture pleinement satisfaisante de la scène du mendiant aveugle dans les rues de Londres :
O blest are the Hearers and proud be the Hand
Of the pleasure it spreads through so thankful a Band;
I am glad for him, blind as he is! — all the while
If they speak ‘tis to praise, and they praise with a smile193.
145D’ailleurs, le violoniste est lui aussi aveugle ! Et si l’identification du poète avec le musicien n’était pas assez révélée par son insistance sur la partie de son corps qui autorise la production d’un chant si harmonieux, sa main, on la remarquerait, quoi qu’il en soit, à travers son ultime refus d’une autobénédiction déplacée : les auditeurs sont bénis mais le musicien n’est que fier, alors qu’on pourrait s’attendre à ce qu’un artiste qui réjouit autant ses auditeurs soit béni, lui aussi, et même le premier. En outre, le personnage du violoniste aveugle est revalorisé à l’époque grâce à son assimilation à la figure du ménestrel auquel le xviiie siècle, avec Percy et Beattie, a rendu son statut de poète à part entière194. Le poème se poursuit par le récit des effets de la musique, et finit par prendre un tour presque évangélique :
There’s a Cripple who leans on his Crutch; like a Tower
That long has leaned forward, leans hour after hour ! —
A mother whose Spirit in fetters is bound,
While she dandles the babe in her arms to the sound195.
146Le musicien, christique à ne pas s’y tromper, a presque le pouvoir de guérir les paralytiques, mais c’est le poète qui bénit la foule. La morale à retenir de cette parabole est que l’attitude appropriée face à la musique de celui qui ne peut voir ses auditeurs et n’a que sa main pour produire de l’harmonie est celle d’un respect presque religieux.
147Le bon lecteur, c’est, enfin, celui qui se transforme en écho du chant : « The music in my heart I bore / Long after it was heard no more196. » On remarque que le personnage locuteur, dans « The Solitary Reaper », prend ainsi le relais du paysage, pour ainsi dire. Dans la première strophe, c’est la vallée qui reprend le chant de la jeune fille, dans la dernière, c’est le poète qui garde, qui porte, le chant dans son cœur, plus longtemps que les échos. Lucy Newlyn interprète d’ailleurs le silence soudain des chouettes dans « There was a Boy » comme une angoisse vis-à-vis de la possible non-réceptivité du lecteur. Mais c’est généralement à l’écho qu’est comparée l’attitude idéale du lecteur. Double parfait, il redit les poèmes en une lecture qui place sa voix à l’unisson de celle de l’auteur, comme dans le passage du livre V du Prélude où le poète et son compagnon déclament des vers au bord de l’eau197. La fusion entre les deux voix est telle que toute distinction devient presque impossible.
148L’ambition wordsworthienne paraît donc bien être celle d’un monologisme absolu, la voix du poète envahissant non seulement tout le texte mais aussi son « récepteur », le lecteur. Shelley, qui n’est pas tendre avec Wordsworth dans son Peter Bell the Third, dénonce les justifications théoriques de ses préfaces comme des intrusions – invasion – qui plaçant le poète dans une position illégitime, le mettent en danger. Shelley peint son antihéros réagissant ainsi à de mauvaises critiques :
All Peter did on this occasion
Was, writing some sad stuff in prose.
It is a dangerous invasion
When Poets criticise: their station
Is to delight, not pose198.
149Ce n’est guère un hasard si Shelley choisit de caricaturer son illustre prédécesseur et confrère à travers une parodie de « Peter Bell » : ce poème apparaît déjà comme caricatural tant son didactisme explicite évoque la méthode catéchistique. « Peter Bell » est un véritable récit de conversion sous l’espèce d’une ballade. Le fait même qu’il ait été très critiqué et rapidement parodié montre à quel point le poème est emblématique du style didactique de Wordsworth, qui prend son temps dans sa narration, et s’arrête plus d’une fois en chemin pour s’assurer que son lecteur le suit. Cette ballade raconte comment un mauvais bougre est converti à la pitié par une terrible nuit où reflets et résonances se conjuguent pour l’effrayer et lui montrer que « The heart of man’s a holy thing199 ». Furieux de ne pouvoir voler un âne qui refuse de bouger, il décide le noyer, quand les échos de la forêt, reprenant le braiement de l’animal apeuré, le convainquent d’abandonner son funeste dessein. De même, les bruits qu’il entend sur son chemin sont pour lui des objets d’angoisse : les pleurs farouches de l’enfant qui a perdu son père, les aboiements d’un chien : on dirait même que c’est la terre qui lui parle pour le contraindre au repentir : « He heard a murmur in the earth, / In the dead earth beneath the road200. » Que le lecteur ne s’y méprenne pas, la faute de Peter Bell, c’est sa cruauté, c’est-à-dire son absence de compassion. Le poète lui oppose donc d’autres figures de lecteurs, au sein même du poème. Ainsi, Bess, l’une des auditrices du conte, représente le bon lecteur, celui qui entre en empathie : elle partage les larmes du pauvre enfant du conte201.
150Pauvre Quichotte apeuré, Peter Bell sur son âne, comprend peu à peu la dimension initiatique de son parcours, et son nécessaire aboutissement à une transformation de sa personnalité :
But soon as Peter saw the Ass,
His road all on a sudden change
And turn right upwards from the hollow,
The lamentable noise to follow,
It wrought in him conviction strange202.
151À l’image du poème, le brave âne mène le mauvais bougre sur les chemins du repentir. Le parallèle est quasi explicite dans la strophe ci-dessous :
He thought — he could not help but think —
Of that poor beast, that faithful Ass,
And once again those ugly pains
Across his liver, heart, and reins,
Just like a weaver’s shuttle pass203.
152La vue des blessures qu’il a lui-même infligées à l’âne le tourmente, et les remords lui soulèvent le cœur. Le retour régulier de ses tourments est comparé à celui du fuseau du tisserand, dans lequel on est invité à reconnaître celui du tétramètre iambique.
153Malgré tout, pour le lecteur inattentif, le catéchumène turbulent, qui n’aurait pas compris que c’est le repentir de tous que le poème ambitionne, la troisième partie s’ouvre sur une sorte de parabole destinée à éclairer les esprits les plus rétifs, les plus semblables à celui de Peter Bell :
I’ve heard of one, a gentle soul,
Though giv’n to sadness and to gloom,
And, for the fact I’ll vouch, one night
It chanced that by a taper’s light
This man was reading in his room.
Reading, as you or I might read
At night in any pious book,
When sudden blackness overspread
The snow-white page he read
And made the good man round him look.
The chamber all was dark all round,
And to this book he turned again,
The light had left the good man’s taper
And formed itself upon the paper
Into large letters bright and plain.
The godly book was in his hand,
And on the page, as black as coal,
Those ghostly letters formed a word
Which till his dying day, I’ve heard,
Perplexed the good man’s gentle soul.
The wondrous word which thus he saw
Did never from his lips depart,
But he has said, poor gentle wight,
It brought full many a sin to light
Out of the bosom of his heart204.
154Il s’agit de reconnaître dans le livre que le lecteur tient entre ses mains le portrait de ses propres fautes. Cette évidence doit luire d’elle-même quand tout le reste serait obscur. Du reste, le « palpable design » du poète est presque phosphorescent à force d’être clair. On ne voit plus que lui. Afin de pouvoir contempler lui aussi l’image de ses propres péchés, Peter lui-même se dédouble et, par la grâce d’hallucinations rédemptrices, se voit lui-même ainsi que ses fautes passées. Tout comme Peter, le lecteur est invité à voir dans ce parcours l’image de ses propres fautes. Car le repentir est le passage obligé vers le pardon. C’est ce que dit non seulement le poème, mais aussi, ô surprise, un prédicateur non loin de là, tonitruant en pleine nuit :
It is a voice just like a voice
Re-echoed from a naked rock,
It comes from that low chapel, list,
It is a pious Methodist
That’s preaching to his pious flock.
“Repent, repent”, he cries aloud,
“God is a God of mercy — strive
To love him, then, with all your might,
Do that which lawful is and right,
And save your souls alive. […]205”
155Difficile de ne pas voir ici un autoportrait du poète, car la voix de ce prédicateur apparaît au départ comme « a voice / Re-echoed from a naked rock », et on sait à quel point le poète aime à considérer ses vers comme un écho de la voix de la Nature, entre autres ses échos. Peter Bell, à l’issue du poème, est converti à la compassion, et devient un honnête homme.
156Un récit de conversion dont la visée édificatrice est évidente. Le poète, qui invite même un double, prédicateur, dans ses vers, fait figure de catéchiste, à tel point qu’on a peine à croire que « Peter Bell » ait été composé en 1798, tant son ton est moralisateur et son didactisme caricatural. C’est la raison pour laquelle, le grand poème parodique de Shelley peint un portrait comique et iconoclaste de Wordsworth sous les traits de son héros Peter Bell206. Dénonçant l’attitude prédicatrice, ce que j’ai nommé la méthode catéchistique, de Wordsworth, Shelley peint le poète de Grasmere sous les traits de la Trinité, et fait d’une pierre deux coups : il dénonce son discours moralisateur – Wordsworth se prend pour Dieu le Père, à nous sermonner ainsi – mais aussi le monologisme qui lui est lié : Wordsworth ne sait pas créer de personnages, ils sont tous ses doubles : comme le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, ils ne font qu’un. Le corps du poème n’est guère plus tendre avec lui :
He had as much imagination
As a pint pot: — he never could
Fancy another situation
From which to dart his contemplation,
Than that wherein he stood207.
4. Cacher Narcisse : l’écho serviable
157Si Wordsworth paraît avoir anticipé la théorie jaussienne de l’horizon d’attente, en revanche, l’idée du critique allemand selon laquelle la lecture est partie intégrante de l’œuvre littéraire, qu’elle lui confère son statut et son sens est, pour lui, un cauchemar plus angoissant encore que les massacres de septembre, dont le poète du Prélude tente de lire les traces sur la place du Carrousel. Et c’est parce qu’il est conscient des réflexions ci-dessous, qu’il met en scène des personnages qui ne sont en réalité que des marionnettes aux mains d’un ventriloque. Ce que Jauss conçoit comme « une compréhension dialoguée » est précisément ce à quoi le poète se refuse :
Le texte poétique n’est pas un catéchisme qui nous poserait des questions dont la réponse est donnée d’avance. À la différence du texte religieux canonique, qui fait autorité et dont le sens préétabli doit être perçu par « quiconque a des oreilles pour entendre », le texte poétique est conçu comme une structure ouverte où doit se développer, dans le champ libre d’une compréhension dialoguée, un sens qui n’est pas dès l’abord « révélé » mais se « concrétise » au fil des réceptions successives dont l’enchaînement répond à celui des questions et des réponses208.
158Pour Wordsworth, il est hors de question que le sens de son œuvre soit entre les mains du lecteur. C’est pour cette raison qu’il la transforme en véritable catéchisme, et qu’il fait croire à un certain degré de dialogisme : c’est, explique Richardson, la technique même utilisée par les catéchismes de l’époque : « De façon ironique, la force de la méthode catéchistique tient précisément à son imitation du dialogue209. » Après tout, le catéchisme a pour but principal de contrôler l’interprétation du texte biblique, que la Réforme a placé entre toutes les mains. Ce paradoxe du catéchisme qui mime le dialogisme pour mieux prôner le monologisme caractérise la poésie wordsworthienne, toujours à visée didactique210.
159Ce paradoxe d’un texte qui cache un monologisme sévère sous les traits d’un dialogisme de façade éclaire le rapport des deux figures implicitement emblématiques de la poésie wordsworthienne : Narcisse et Écho. Le meilleur moyen pour Wordsworth de ne pas dévoiler constamment la démesure non seulement de son ego mais de son ambition vis-à-vis du lecteur, est de parler à travers d’autres, reflets de lui-même, de multiplier marionnettes et pantins qui font entendre sa voix, plus discrètement que le prédicateur de « Peter Bell ». C’est aussi de faire croire à une spontanéité qui occulte précisément son dessein : comme Écho, le poète se dit traversé par un chant, par une voix, qu’il ne maîtrise pas.
« Docile comme un luth211 » : le poète serviteur
160« Yes ! full surely’twas the Echo212! » constituel’exempleleplus patent de cette dernière stratégie : le poète cache son dessein sur le lecteur derrière l’idée qu’il parlerait pour un autre, de façon irrépressible, à la manière d’Écho. Le phénomène sonore est d’ailleurs explicitement mentionné :
Yes! full surely ’twas the Echo,
Solitary, clear, profound,
Answering to Thee, shouting Cuckoo!
Giving to thee Sound for Sound.
Whence the Voice? from air or earth?
This the Cuckoo cannot tell;
But a startling sound had birth,
As the Bird must know full well213;
161L’oiseau ne peut répondre aux questions rhétoriques du poète, mais ce dernier s’y résout.
Hears not also mortal Life?
Hear not we, unthinking Creatures!
Slaves of Folly, Love, or Strife,
Voices of two different Natures?
Have not We too? Yes we have
Answers, and we know not whence;
Echoes from beyond the grave,
Recognized intelligence?
Such within ourselves we hear
Oft-times, ours though sent from far;
Listen, ponder, hold them dear;
For of God, of God they are214!
162La première strophe citée ici déplace subtilement la question du début : elle ne porte plus sur l’origine du son mais sur le nombre de ses auditeurs. La deuxième la déplace encore : n’est-il pas vrai que nous aussi entendons des voix en nous-mêmes ? Le poète répond pour tout le monde, et sa précipitation est presque caricaturale : on croit entendre un maître d’école pressé, sûr de lui, et peu enclin à écouter ce que ses élèves auraient éventuellement à dire – « Have not We too ? Yes we have » (v. 17). Du coup, la question qui suit n’est qu’à moitié prise au sérieux par le lecteur, qui sait qu’une réponse sera, de toute façon, fournie par le poète, ce qui ne manque pas d’arriver à la strophe suivante. C’est de Dieu que nous viennent ces pensées, ces voix que nous entendons en nous-mêmes. Pourtant, à la lecture du poème, on a bien l’impression que ces réponses, qui nous viennent malgré nous, sont celles du poète et d’aucun autre. « Yes ! full surely ’twas the Echo ! » révèle la vraie nature des dialogues wordworthiens : ce n’est nul autre que le poète qui fait les questions et les réponses.
163Autre entité supérieure, la Nature est également présentée, notamment dans Le Prélude, comme s’exprimant à travers le poète, lui fournissant directement les sujets de ses poèmes, mais surtout la façon de les appréhender :
If this be error, and another faith
Find easier access to the pious mind,
Yet were I grossly destitute of all
Those human sentiments which make this earth
So dear, if I should fail, with grateful voice
To speak of you, Ye Mountains and Ye Lakes,
And sounding Cataracts! Ye Mists and Winds
That dwell among the hills where I was born.
If, in my youth, I have been pure in heart,
If, mingling with the world, I am content
With my own modest pleasures, and have liv’d,
With God and Nature communing, remov’d
From little enmities and low desires,
The gift is yours215;
164Le poète se décrit lui-même comme un pantin aux mains de la Nature, une sorte de fidèle serviteur inspiré par l’esprit du maître :
To the open fields I told
A prophesy; poetic numbers came
Spontaneously, and clothed in priestly robe
My spirit, thus singled out, as it might seem,
For holy services. Great hopes were mine:
My own voice cheared me, and, far more, the mind’s
Internal echo of the imperfect sound —
To both I listened, drawing from them both
A chearful confidence in things to come216.
165La poésie lui vient naturellement, « poetic numbers came / Spontaneously », ce qui évoque, bien sûr, sa célèbre définition de son art comme « spontaneous overflow of powerful feelings217 » : dans les deux cas, le poète se présente comme passif, traversé par un flot qu’il ne contrôle pas. Et ce flot le transforme, à tel point qu’il ne reconnaît plus sa propre voix : elle possède à présent la propriété de le réjouir comme ne peut le faire, habituellement, que celle d’un autre. Même la version interne de sa voix, qu’il est seul à entendre, possède ce pouvoir par essence allogène.
166C’est l’image de la harpe éolienne qui rend le mieux l’idée que le poète souhaite que le lecteur se fasse du rapport à la Nature de sa production poétique. Il n’est qu’un instrument dont elle joue à sa guise :
[…] suffice it here to add
That whatsoe’er of terror, or of love,
Or beauty, Nature’s daily face put on
From transitory passion, unto this
I was as wakeful even as waters are
To the sky’s motion, in a kindred sense
Of passion was obedient as a lute
That waits upon the touches of the wind.
So it was with me in my solitude:
So often among multitudes of men218.
167Il prend grand soin de se présenter comme passif : loin du maître à penser manipulateur que dénoncent ses détracteurs, et notamment Shelley, Wordsworth se peint en luth serviable, en onde qui obéit aux moindres caprices du vent. L’instance supérieure et toute-puissante est la Nature elle-même. Geoffrey Hartman rappelle d’ailleurs que l’impression de non-intervention du poète est l’effet recherché dans la poésie d’inscription : « l’inscription votive joue un rôle essentiel dans la poésie de la nature en ce qu’elle permet au paysage de parler directement, sans l’utilisation de procédés allégoriques219 ».
168L’ennui, c’est que cette présentation de sa poésie comme directement dictée, voire produite, par la Nature, est contradictoire avec la crise poétique pour laquelle Wordsworth est célèbre. Il tente, tant bien que mal, dans Le Prélude, de concilier les deux, expliquant, notamment, que la harpe est désaccordée :
I journeyed towards the vale which I had chosen.
It was a splendid evening, and my soul
Did once again make trial of the strength
Restored to her afresh; nor did she want
Eolian visitations — but the harp
Was soon defrauded, and the banded host
Of harmony dispersed in straggling sounds,
And lastly utter silence220.
169Wordsworth hésite en permanence à s’accorder le statut de créateur, compositeur, ou celui de simple interprète. Décrivant un être tel que lui, il explique :
From nature largely he receives; nor so
Is satisfied, but largely gives again,
For feeling has to him imparted strength,
And powerful in all sentiments of grief,
Of exultation, fear, and joy, his mind,
Even as an agent of the one great mind,
Creates, creator and receiver both,
Working but in alliance with the works
Which it beholds. — Such, verily, is the first
Poetic spirit of our human life;
By uniform control of after years
In most abated or suppress’d, in some,
Through every change of growth or of decay,
Pre-eminent till death221.
170On a là comme le début d’un aveu qu’une telle poétique est intenable, en tout cas dans le temps. Le poète ne peut être toujours l’interprète de la Nature, il devient peu à peu créateur, et les deux voix cessent de se confondre pour devenir parallèles : c’est l’idée de la « corresponding mild creative breeze » que le poète sent souffler à l’intérieur :
For I, methought, while the sweet breath of heaven
Was blowing on my body, felt within
A corresponding mild creative breeze,
A vital breeze which travelled gently on
O’er things which it had made, and is become
A tempest, a redundant energy,
Vexing its own creation. ’Tis a power
That does not come unrecognised, a storm
Which, breaking up a long-continued frost,
Brings with it vernal promises, the hope
Of active days, of dignity and thought,
Of prowess in an honorable field,
Pure passions, virtue, knowledge, and delight,
The holy life of music and of verse222.
171L’interprète est maintenant créateur à la manière de.
172Outre Dieu et la Nature, c’est souvent la souffrance d’autrui qui pousse le poète à accomplir son office. Écho ne peut parler si l’on se tait, mais ne peut non plus garder le silence si la voix d’autrui se fait entendre, si faible soit elle. Wordsworth est souvent ému par le récit de la vie des plus humbles qu’il croise sur sa route, et les fait parler dans ses poèmes, comme si la misère humaine avait sur lui une emprise telle qu’elle ne lui permettait pas de rester silencieux. Les voix de ceux que la vie a brisés se font ainsi entendre dans de nombreux poèmes. Mais le poète ne s’efface jamais derrière l’original, c’est grâce à sa voix à lui, et par son intermédiaire, que celle de l’autre est audible, traduite. À ses yeux, le matériau poétique peut être moulé pour prendre diverses formes. Il énumère ces « moules » dans sa préface aux Poems parus en 1815. Le premier est le récit, qui se distingue des autres du fait que que le narrateur, d’après lui, et « quelle que soit la façon dont les agents parlants sont présentés, est lui-même l’origine dont tout prend source ». Contrairement au second, le théâtre, où le poète, en revanche, n’apparaît jamais, mais où « toute l’action est portée par le discours et le dialogue entre les agents223 ». S’en suivent le mode lyrique, l’idylle, la poésie didactique et la satire philosophique. Notons au passage que la poésie didactique est simplement définie comme « direct instruction », ce qui peut faire penser que tous les autres genres poétiques ne sont peut-être après tout que des formes d’instruction indirecte. Ce qui nous intéresse ici est bien sûr ce qu’il considère comme le trait distinctif de la poésie narrative, et on s’étonnera avec Don H. Bialostosky que la marque du récit pour Wordsworth ne soit pas le conte mais le monologisme, la source unique de la parole en l’instance du conteur224. La formulation du poète est d’ailleurs intéressante : « le Narrateur, quelle que soit la façon dont les agents parlants sont présentés, est lui-même l’origine dont tout prend source » ; une métaphore aquatique qui, elle aussi, fait écho à la définition de la poésie comme « afflux spontané de sentiments puissants225 » – où l’on retrouve la passivité, présentée en 1815 comme nécessaire à la production poétique, et par ailleurs déjà présente dans la métaphore de la harpe éolienne qui réagit au vent et ne produit pas de son par elle-même, contrairement à un être humain.
173Le terme de fidélité est sans doute préférable à celui de passivité, surtout si l’on reprend la métaphore de la préface de 1815 du poète comme traducteur. Il lie, par ailleurs, cette vision de la production poétique et du mode narratif, à la fameuse « langue des hommes » dans laquelle sont écrits les poèmes de Wordsworth. Il ne s’agit pas pour le conte d’enjoliver les mots des autres avec de belles tournures.
174Au début de la carrière littéraire de Wordsworth, la prise en charge de la voix des plus faibles est une forme claire d’engagement politique. Ainsi « Salisbury Plain », long poème en strophes spensériennes, écrit en 1793 alors que Wordsworth traversait une crise personnelle reflétant celle qui déchirait l’Europe, son pays étant en guerre contre celui de sa femme et de sa fille, reproduit le récit de la vie d’une miséreuse. C’est à sa première version que je me réfère ici, l’édition de Stephen Gill, puisque Ernest de Selincourt publie la version lourdement amendée de 1842, qui a largement perdu le message politique à l’origine de sa composition. La comparaison, qui ouvre le poème, entre les démunis en Angleterre à l’époque du poète et les hommes primitifs, pose d’emblée la question du langage et, implicitement, celle de la nécessité pour les premiers d’un interprète de leur souffrance, d’un esprit supérieur bien disposé qui fasse écho à leurs difficultés. Une tâche à laquelle la Nature elle-même se refuse :
[…] — He stops his feeble voice to strain;
No sound replies but winds that whistling near
Sweep the thin grass and passing, wildly plain;
Or desert lark that pours on high a wasted strain226.
175L’effort du primitif est, comme celui de l’alouette, vain, « a wasted strain ». Nul ne répond à son appel et nul ne le colporte.
176Le personnage principal du poème n’est pas celui qui parle. Le poète relate la nuit d’un autre sur Salisbury Plain. Le pauvre bougre cherche un abri pour la nuit, croit apercevoir les ruines d’un château mais une voix menaçante le met en garde contre les mystérieux et sanglants sabbats qui s’y déroulent. S’apprêtant à trouver refuge dans une autre ruine, il y découvre une vagabonde endormie. D’abord effrayée par cet intrus qui la réveille, la femme se met à lui conter son histoire : comment elle vécut heureuse, avec son père, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, avant que les temps ne se fassent durs et que tous leurs biens leur soient enlevés ; comment elle rejoignit finalement son jeune fiancé et eut de lui trois enfants, avant que la misère ne les retrouve et ne force son époux à s’enrôler dans l’armée pour nourrir sa famille ; comment, la même année, ils moururent tous de la fièvre, la laissant seule et désespérée.
177Le but visé par le poète, qui choisit de répéter le récit de la vagabonde, est celui de la critique sociale et de la contestation politique. L’horreur des sacrifices humains attribués, quoique à tort, par le poète aux druides d’autrefois, et qui donne au poème son étrange atmosphère gothique, se retrouve aujourd’hui dans celle d’un régime qui immole ses pauvres, les condamnant à mourir, victimes de la faim ou des champs de bataille. Dans ce poème qui compte parmi les plus violemment contestataires de Wordsworth, on trouve des strophes, telle celle qui suit, justifiant l’admiration des romantiques de la deuxième génération, et notamment Shelley, pourtant déçu par le conservatisme de son prédécesseur vieillissant :
For proof, if man thou lovest, turn thy eye
On realms which least the cup of Misery taste.
For want how many men and children die?
How many at Oppression̓s portal placed
Receive the scanty dole she cannot waste,
And bless, as she has taught, her hand benign?
How many by inhuman toil debased,
Abject, obscure, and brute to earth incline
Unrespited, forlorn of every spark divine227?
178Pourtant, derrière ce discours enflammé, c’est déjà la propension du poète à sermonner son lecteur qu’on peut lire. Il prête sa voix aux malheureux pour que cesse ce qu’il nomme « the terrors of our way228 ». Il parle pour l’exclu – la vagabonde se décrit comme « homeless near a thousand homes I stood, / And near a thousand tables pined and wanted food229 » –, celui ou celle dont la voix est sinon muette, du moins inaudible. On conviendra, néanmoins, que pour un poète qui souhaite se faire le porte-parole des souffrances des hommes dans la vraie langue des hommes, celui-ci emprunte des tournures d’un style bien soutenu, ainsi le parallélisme « near a thousand homes » / « near a thousand tables » accentué par la rime stood/food, et enfin l’antéposition du groupe circonstanciel, inhabituelle en langue anglaise. On perçoit rapidement que cette femme n’est qu’un exemple des nombreuses victimes que le poète se donne pour mission de défendre, et que, pour plus de clarté, son discours est légèrement adapté, modulé, déformé.
179Défendant sa mission, cependant, le poète insiste pour faire de son personnage le double de personnages mythologiques privés de leur voix. La vagabonde raconte bien son histoire au vagabond, mais elle confesse aussi qu’à l’expérience de tant de souffrances, elle aurait préféré une mort solitaire qui évoque la disparition d’Écho :
‘Oh dreadful price of being! to resign
All that is dear in being; better far
In Want’s most lonely cave till death to pine
Unseen, unheard, unwatched by any star230.
180Regret perdu qui devient branche d’une alternative : à cette mort discrète, elle et les siens peut-être auraient-ils dû préférer exhiber leurs corps mourants aux riches de ce monde :
Better before proud Fortune’s sumptuous car
Obvious our dying bodies to obtrude,
Than dog-like wading at the heels of War
Protract a cursed existence with the brood
That lap, their very nourishment, their brother’s blood231.
181Ce second irréel du passé évoque, quant à lui, une autre muette : Philomèle, qui montre ce qu’on lui a fait sur une broderie au fil rouge, on peut le supposer, coloré par son sang, un hypotexte également convoqué par l’ipsophagie des chiens rappelant celle de Térée, beau-frère de Philomèle, qui dévora, à son insu, son propre fils, Itys. Écho est d’ailleurs liée à Philomèle, dans la Périégèse de la Grèce, où l’unique mention faite d’elle évoque la malheureuse : « privée de sa voix, Écho gémissait, n’imitant que ses larmes, et plaignait Philomèle ».
182Le poète se laisse traverser par la voix de ceux qui n’en ont plus. Le paradoxe de cet énoncé est aisément résolu : ces figures d’Écho sont ses doubles. J’ai montré comment les personnages de la mère indienne abandonnée, celui de « The Sailor’s Mother », mais aussi Timothy et Michael, pouvaient être lus comme autant de portraits douloureux de la perte d’inspiration dont a souffert le poète. Il ne prête pas sa voix à autrui, il crée des personnages dont l’altérité toute relative permet de faire entendre une voix qui sonne différemment aux oreilles du poète, et aux siennes seulement. « My own voice cheared me232 », écrit-il, dans la capacité de dédoublement révélée par ses vers tient le mystère du dialogisme wordsworthien : le poète entend sa propre voix comme une autre. Le poète ne prête pas sa voix à ses personnages, ce sont eux qui font résonner la sienne, comme le suggère une étymologie, pourtant fausse, mais malgré tout signifiante, du mot personnage comme découlant de per-sonare, sonner pour quelqu’un.
« Unis par un même chant233 » : le miroir éclaté et l’écho fidèle
Seule la fiction ne ment pas ; elle entrouvre sur la vie d’un homme une porte dérobée, par où se glisse, en dehors de tout contrôle, son âme inconnue.
François Mauriac234
183La conclusion de « Peter Bell » évoque celle de « The Ruined Cottage ». Le héros éponyme se convertit à une vie honnête après une transition mélancolique qui le mène de sa conversion aux effets bénéfiques de celle-ci. Le colporteur de « The Ruined Cottage », de même, comprend la tristesse de son auditeur face au récit des souffrances de Margaret, mais lui recommande d’y mettre un terme :
“My Friend, enough to sorrow have you given,
The purposes of wisdom ask no more;
Be wise and cheerful, and no longer read
The forms of things with an unworthy eye235.
184La raison et la contemplation des beautés de la Nature doivent faire comprendre à chacun la vanité de la mélancolie et communiquer à tous la force de mener une existence heureuse. Le colporteur conclut donc qu’après, et malgré, le triste spectacle de la ferme en ruine, « I turned away / And walked along my road in happiness236. » C’est finalement ce que fait le poète à la toute fin du poème : « Together casting then a farewell look / Upon those silent walls, we left the shade […]237 ». William John Keith interprète, comme beaucoup d’autres, les deux personnages de « The Ruined Cottage » comme une scission de la personnalité du poète en deux entités, scission qui lui permet d’être encore plus pédagogue, en étant moins explicitement didactique238. Cette scission de la personnalité de l’auteur en plusieurs personnages est un trait constitutif de son écriture. Il ne s’agit pas seulement, pour Wordsworth, de cacher son monologisme : parvenir à créer des personnages différents de lui, parlant d’une autre voix que la sienne, constitue l’impossibilité qui définit son rapport à son œuvre.
185Cependant, comme le rappelle sa définition de la poésie narrative, dans la concessive « quelle que soit la façon dont les agents parlants sont présentés », Wordsworth a plusieurs manières de faire parler ses personnages. Ces manières peuvent être classées schématiquement en suivant les types de discours que distingue la grammaire traditionnelle. Ainsi, dans certains poèmes, la voix du personnage ne se fait jamais entendre directement, par exemple « The Discharged Soldier » :
I asked his story, he in reply
Was neither slow nor eager, but unmoved,
And with a quiet uncomplaining voice,
A stately air of mild indifference,
He told a simple fact: that he had been
A soldier, to the tropic isles had gone, […]239
186On a ici un exemple grammatical de discours indirect classique. Le cas extrême étant celui d’un personnage comme le vieux mendiant du Cumberland qui ne parle pas et à qui le poète, prenant sa défense, invente, en quelque sorte, une voix. Viennent ensuite les poèmes où la voix des personnages se fait entendre, perce pour ainsi dire, entre les interventions du locuteur principal, qui joue le rôle de narrateur. « The Thorn » en constitue un exemple intéressant :
For oft there sits between the heap
That like an infant’s grave in size,
And that same pond of which I spoke,
A woman in a scarlet cloak,
And to herself she cries,
“Oh misery! oh misery!
Oh woe is me! oh misery240!”
187Ceci constitue un exemple de ce que la grammaire nomme le discours direct. Cette formule n’est pas sans ambiguïté, notamment si l’on songe qu’au regard du reste du poème, la présentation de la voix n’est justement pas directe, puisqu’elle est introduite par soixante vers de description du lieu, puis de celle qui parle, par le narrateur. C’est pourquoi un tel procédé ne peut se confondre avec celui qu’on pourrait appeler, toujours en suivant les catégories grammaticales, la présentation directe libre (sur le modèle du discours direct libre), qui caractérise des poèmes comme « The Complaint of a Forsaken Indian Woman », où seule se donne à entendre la voix de l’autre :
Before I see another day,
Oh let my body die away!
In sleep I heard the northern gleams;
The stars, they were among my dreams241;
188Même si ce dernier procédé est extrêmement rare dans l’œuvre pourtant très abondante du poète. Ou du moins, il l’est si l’on ne classe dans la catégorie du discours directe libre que les poèmes dont le locuteur est désigné dans le poème comme autre que celui qui en rapporte la voix. Dans la majorité des cas, c’est le paratexte qui fournit cette indication, comme pour « The Thorn », où Wordsworth commente longuement, en note, le personnage qu’il a choisi pour narrateur.
189On voit dès lors que cette question du discours rapporté pose en réalité celle du rapport entre le poète et celui qui dit « je » dans le poème. Question facilement résolue dans des vers comme ceux qui viennent d’être cités, mais infiniment complexe lorsqu’il s’agit par exemple du Prélude, ou de tous les autres poèmes où Wordsworth estime écrire en son nom propre, mais où l’on a, en réalité, trois instances, le « moi qui vit », le « moi qui écrit », pour reprendre la distinction proustienne, et le moi écrit. En d’autres termes, l’auteur, le « je » narrant, et le « je » narré. Et si Wordsworth se défend d’une quelconque faille entre l’auteur et le je narrant, il exprime sa conscience d’un fossé possible entre je-narrant et je-narré, de la difficulté qu’il y a à se raconter. Le dédoublement impliqué par cette activité est d’ailleurs décrit au deuxième livre du Prélude :
[…] so wide appears
The vacancy between me and those days,
Which yet have such self-presence in my mind
That, sometimes, when I think of them, I seem
Two consciousnesses, conscious of myself
And of some other being242.
190Cette difficulté est évoquée par Philippe Lejeune dans son étude sur l’autobiographie :
Tout récit à la première personne implique que le personnage, même si on raconte de lui des aventures lointaines, est aussi en même temps la personne actuelle qui produit la narration : le sujet de l’énoncé est double en ce qu’il est inséparable du sujet de l’énonciation ; il ne redevient simple, à la limite, que quand le narrateur parle de sa propre narration actuelle, jamais dans l’autre sens, pour désigner un personnage pur de toute narration actuelle243.
191Cet écart entre raconteur et raconté, bien qu’il s’agisse à l’origine d’une seule et même personne, Wordsworth confesse en avoir conscience. Mais il s’explique à ses yeux non par une quelconque obscurité du médium littéraire, mais par le temps écoulé entre l’événement et sa narration. Excuse fumeuse, diront certains, et notamment ceux qui se sont employés à recenser les « mensonges », « inexactitudes », « obscurités » et autres « silences coupables » du Prélude. N’est-ce pas pécher par trop de naïveté ? Peut-on vraiment se raconter soi-même ? Cette question se pose à deux niveaux. À un niveau historico-personnel, on peut estimer que Wordsworth, à cause, entre autres, de son changement d’orientation politique, ne peut pas se raconter vraiment, et occulte nécessairement les aspects de son passé jugés « gênants », comme sa fille illégitime, où son engagement révolutionnaire. À un niveau théorique ensuite, l’idée de se raconter ne représente-t-elle pas une impossibilité, une contradiction dans les termes ? Ne fait-elle pas du conteur un Narcisse ridicule à la poursuite de son reflet ?
192Ce qu’on peut raisonnablement dire, c’est que le personnage du Prélude est, à bien des égards, un masque, comme je l’ai montré en expliquant que le récit de son enfance est orienté de façon à le présenter comme fils chéri de la Nature, et par conséquent premier vrai poète de la Nature, Adam poétique. Le personnage raconté et décrit dans le Prélude n’est pas William Wordsworth, époux de Mary Hutchinson et frère de Dorothy. Un tel constat conduit à relativiser, à l’inverse, le rapport de non-identité entre l’auteur, le narrateur et les personnages dans les poèmes à la troisième personne, puisque si le « je » du Prélude est un premier personnage, alors les personnages qu’il fait parler ne sont sans doute que d’autres lui-même. C’est pourquoi il est révélateur qu’une part importante de ceux à qui le poète, qui se définit comme Écho, et se peint en Écho, sans vraiment la nommer, apparaissent comme autant de figures d’Écho hantant ses vers.
193Dans ses réflexions sur l’autobiographie, Philippe Lejeune interroge le paradoxe, devenu lieu commun, de la fiction qui en révélerait davantage sur l’auteur que son autobiographie. Pour lui, les auteurs qui soutiennent cette revendication ont, en réalité, pour but de désigner « l’espace autobiographique dans lequel ils désirent qu’on lise l’ensemble de leur œuvre244 », définissant « une forme indirecte de pacte autobiographique » :
Si l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu, ces jugements sont en réalité un hommage que le roman rend à l’autobiographie. Si le roman est plus vrai que l’autobiographie, alors pourquoi Gide, Mauriac, et bien d’autres ne se contentent-ils pas d’écrire des romans ? À poser la question ainsi, tout devient clair : s’ils n’avaient pas écrit et publié aussi des textes autobiographiques, même « insuffisants », personne n’aurait jamais vu de quel ordre était la vérité qu’il fallait chercher dans leurs romans. Ces déclarations sont donc des ruses peut-être involontaires mais très efficaces : on échappe aux accusations de vanité et d’égocentrisme quand on se montre si lucide sur les limites et les insuffisances de son autobiographie ; et personne ne s’aperçoit que, par le même mouvement, on étend, au contraire le pacte autobiographique, sous une forme indirecte, à l’ensemble de ce qu’on a écrit. Coup double245.
194L’analyse de Lejeune est réversible : si Wordsworth tient à écrire l’histoire de sa personnalité – Le Prélude – avant celle de son grand poème philosophique – The Recluse –, n’est-ce pas, à l’inverse, pour tenter de circonscrire sa propension à l’autocontemplation dans un ouvrage qui lui sera entièrement consacré ? Et son incapacité à clore Le Prélude, à prévenir son gonflement puis à en cesser les corrections, autant qu’à poursuivre et achever The Recluse n’est-elle pas le symptôme de cette invasion de l’autobiographie dans l’ensemble de l’œuvre ?
195Les personnages de The Excursion sont généralement lus comme des doubles à peine voilés. Richard J. Onorato les décrit comme « d’autres versions poétiques de la vie que Wordsworth aurait pu mener », et considère que les différentes voix qui se font entendre dans le poème sont autant de « caricatures des différents aspects de la personnalité de Wordsworth »246. Florence Gaillet-de Chezelles considère, de même, ces personnages comme autant de facettes de la personnalité de l’auteur.
Incarnant l’un la joie, l’autre la mélancolie, l’Errant et le Solitaire de l’Excursion peuvent être lus comme des projections du poète – deux facettes de sa propre personnalité. C’est plus précisément entre trois figures que se scinde, pour ainsi dire, Wordsworth dans ce poème, puisque les échanges entre l’Errant et le Solitaire sont rapportés par le Narrateur, lui aussi partie prenante de l’action247.
196Autrement dit, contrairement aux cas cités par Lejeune à propos de son concept de « pacte fantasmatique » qu’il considère comme une forme indirecte de pacte autobiographique, et qui caractérise l’œuvre d’écrivains qui donnent à lire l’ensemble de leur production comme autobiographique, on est, avec Wordsworth, dans une autobiographie généralisée qui ne s’assume pas comme telle. Lejeune suggère que ce pointage de ressemblances est en grande partie déterminé par la subjectivité du lecteur248. Mais dans le cas de Wordsworth, force est de reconnaître que les similitudes encouragent la lecture autobiographique. Bostetter lit, dans le récit de sa propre vie par le Solitaire, « un curieux remaniement de la vie de Wordsworth249 », et il donne pour exemple le fait que Wordsworth a rajouté la mort des enfants du Solitaire après avoir lui-même perdu plusieurs des siens, en 1812250. En outre, comme le rappelle Richard Onorato, les descriptions du Vagabond au livre Ier de L’Excursion avaient d’abord été écrites comme autoportraits pour Le Prélude251. Tandis que le Solitaire devient pour le poète une sorte de repoussoir, un mélancolique dégoûté du monde et que même la Nature ne parvient à consoler252.Pour Bostetter, la difficulté de composition du poème s’explique en partie par la crainte de l’auteur de se voir entraîner dans le désespoir par ce personnage si proche de lui253. Dans une lettre à Landor du 20 avril 1822, Wordsworth confesse, en effet, son trouble : « The Recluse est à l’abandon, excepté dans mes pensées ; mes manuscrits sont si mal écrits et raturés qu’ils ne sont lisibles que de moi, et pour l’heure, je ne puis m’y confronter254. » Lui seul est capable de déchiffrer le secret que ses manuscrits renferment : c’est son propre visage qu’occultent les ratures de la page.
197Mais bien sûr Wordsworth lutte contre cette invasion autobiographique. Il assure ainsi que le prototype du Solitaire est un certain Joseph Fawcett, révolutionnaire disparu de la scène de l’Histoire, et dont l’irascibilité aurait entraîné la mort prématurée. Dans son texte même, il s’exclame au dernier livre de The Excursion, à travers le personnage du Vagabond :
Alas! What differs more than man from man!
And whence that difference? Whence but from himself?
For see the universal Race endowed
With the same upright form! — The sun is fixed,
And the infinite magnificence of heaven
Fixed, within reached of every human eye;
The sleepless ocean murmurs for all ears;
The vernal fields infuses fresh delight
Into all hearts. […]255
198La différence entre les individus n’est pas une donnée physique incontestable, mais un fait psychologique, presque une illusion. Quand il s’agit d’inviter son lecteur à se reconnaître dans ses vers, le poète est tout à fait enclin à considérer que « the sleepless ocean murmurs for all ears ». Mais il refuse, en revanche, ce qu’il pressent : que ses personnages soient réductibles à sa personne. The Excursion se donne à lire comme la tentative ultime et désespérée de Wordsworth pour se défaire de l’écriture autobiographique, secouer la malédiction d’un narcissisme insurmontable, ex-curse. Mais, pour reprendre la célèbre formule de Flaubert à propos de Madame Bovary, le Reclus, c’est lui, le poète qui ne peut sortir de lui-même et envisager une voix qui ne soit la sienne. À travers des doubles cachés ou à la première personne, Wordsworth parle de lui-même. Ce ventriloquisme fait de ses personnages autant d’échos d’une seule et même voix, et autant de reflets d’une personnalité complexe, et pas toujours en paix avec elle-même.
199En guise de conclusion à son dernier Essay upon Epitaph, Wordsworth livre un extrait de The Excursion, le portrait d’un sourd, aimé des siens et de tous, et qui paraît avoir une double valeur allégorique256. Paul de Man rapproche ces vers du passage du Prélude consacré au garçon de Winander, et lit dans les deux, comme dans toutes ces figures d’êtres mutilés, souffrants, et de cadavres noyés, un portrait du poète257. Comme le sourd, le poète est à part, il aime à côtoyer la Nature lors de longues promenades solitaires avec son chien pour seul compagnon, et les livres. Marche et lecture sont des emblèmes communs indéniables qui marquent, certes, le portrait du « dalesman » comme autoportrait. Cependant, il manque une dimension essentielle dans la communion sensorielle entre le sourd et la Nature : l’ouïe. En suivant Jerome McGann, on pourrait lire dans ces vers un portrait du poète en solitaire égocentrique, sourd aux événements historiques et aux injustices sociales. De Man, lui, lit l’image d’une perte, et on peut en effet considérer la surdité du paysan comme l’équivalent auditif de la perte de vision dont le poète se plaint si fréquemment. On peut aussi lire dans ce portrait d’un individu qui, contrairement au poète-interprète, n’entend pas « the ghostly language of the ancient earth258 », pour qui la Nature n’est qu’une image, un tableau, et qui compense ce manque par des livres, un portrait du lecteur. Wordsworth ambitionne, on l’a vu, de faire entendre la Nature dans ses vers, notamment à un lectorat dont l’appréhension du paysage est déformée par la mode du pittoresque, picturesque, qui apprécie d’autant plus un lieu qu’il a l’air d’être déjà représenté sur une toile. Ce lecteur paysan est, en outre, le lecteur idéal, celui qui a besoin du poète, et qui le sait. Il n’imagine pas pouvoir entendre la voix de la Nature sans ses livres. Enfin, il est issu d’un milieu à la fois rural et simple, ce qui fait de lui l’homme par excellence auquel s’adresse le poète qui parle aux hommes dans la vraie langue des hommes. Reste que ce double portrait est aussi une épitaphe : celle du poète, et celle du lecteur. Seule la Nature est éternelle, elle et la compréhension profonde qu’en véhicule le poème. C’est d’ailleurs l’hommage que rend Hazlitt aux vers wordsworthiens : « Le vulgaire ne les lit pas, l’érudit, qui ne jure que par les livres, ne les comprend pas, le grand homme les méprise et l’homme à la mode les tourne en ridicule ; mais leur auteur a su créer pour lui un intérêt éternel dans le cœur de celui qui, reclus et solitaire, étudie la nature259. »
Notes de bas de page
1 Prelude, II, v. 32-33 : « Conscious of myself / And of some other being » (Cazamian, p. 135).
2 Anxiety of Reception est le titre de l’ouvrage de L. Newlyn sur les nouveaux rapports des poètes à leurs lecteurs à l’âge romantique.
3 « The people read! — nay, they think! The people read and think!!! The public, the public in general, the swinish multitude, the many-headed monster, actually reads and thinks!!! Horrible in thought, but in fact most horrible! » (T. L. Peacock, Melincourt, cité par M. Butler, Peacock Displayed: A Satirist in his Context, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1979, p. 89.
4 EY, p. 211 : lettre à James Webbe Tobin du 6 mars 1798.
5 L. Newlyn, Reading, Writing, and Romanticism: the Anxiety of Reception, New York, Oxford University Press, 2000, p. 8.
6 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 10.
7 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 35.
8 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 40.
9 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 44.
10 PrW, I, Preface to Lyrical Ballads (1800), p. 128.
11 Prelude, VII, v. 417-427 : « J’entendis pour la première fois / Des blasphèmes sortir de la bouche d’une femme – / Vis ce que la femme est, lorsqu’elle s’abandonne / En public, à la honte, et à l’orgueil du vice. / [Du plus profond de mon cœur, en vérité] / Je frémis ; [mais la douleur de cette vision / Fut vite absorbée, engloutie, / Par son effet – ] je crus que soudain un fossé / Séparait de l’humanité [la forme humaine] / Divisant en deux parts la famille des hommes, / Mais laissant aux deux parts un visage commun. » (Cazamian, p. 299)
12 Prelude, VIII, v. 410-414 : « […] Donc l’homme / Fut par ses dehors même à mes yeux ennobli, / Et mon cœur fut ainsi bientôt initié / À un amour, à un respect inconscients / De la nature humaine ; » (Cazamian, p. 333).
13 Prelude, VIII, v. 463-465 : « Heureux en ceci qu’ayant parcouru la nature / Je n’avais pas eu trop tôt à faire la connaissance / Des horreurs de la vie au sein de la multitude. »
14 Prelude, VII, v. 593-598 : « [Cher Ami, un sentiment me pressait / Qui seul saisit dans cette grande ville – / Que de fois, dans ces rues pleines à déborder, / Avec la foule m’avançant, me suis-je dit / En moi-même : « La face de chacun de ceux / Qui passent près de moi est un mystère ! » (Cazamian, p. 311)
15 Prelude, XII, v. 127-144 : « Ah, sauf l’unique état de bonheur, accordé, / Hélas, en notre monde maussade, à bien peu – / Bonheur de parcourir, dans la fleur de notre âge, / Chaque jour, champs ou bois avec celle qu’on aime, / Tandis que jeunes sont les cœurs, qu’on ne respire / Que la félicité, dans quelque solitaire / Retraite, val profond, ou tout autre foyer / Pour tous deux, qu’il serait cruel d’abandonner, – / Ah, sauf ce plaisir, seul, de nos jeunes années. / Rien ne passe à mon gré que cette seule joie / Celle d’errer, jour après jour, en liberté, / Aux lieux où je pouvais méditer, dans la paix, / Et cueillir [le savoir cher à mon cœur, et enseigner / le son de ma musique aux champs et aux bosquets, / Avec des hommes converser, chaque visage / Qu’on rencontre étant presque une face d’ami, / Sur la lande ou sur la route est sans fin, sur le banc du seuil, à la fontaine où, lassé, l’on s’arrête. » (Cazamian, p. 459-461)
16 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 102.
17 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 103.
18 Prelude, VII, v. 599-623 : « Ainsi, / Je regardais, sans pouvoir détacher mes yeux, / Trop ému de me dire : où, pourquoi, quand, comment ? / Tant que ces formes devenaient pour mes regards / Un cortège spectral pareil à ceux qui glissent / Sur les monts en silence, ou passent dans nos rêves ; / Et un jour, entraîné dans cette humeur, plus loin / Que mes points de repère habituels, perdu / Dans la procession mouvante, tout soudain / Je fus frappé de voir (chose nullement rare), / Un mendiant aveugle qui, le front levé, / Debout, s’appuyait contre un mur, sur la poitrine / Portant un écriteau pour dire son histoire, / Ce qu’il était, et d’où il venait. Mon esprit, / Saisi, se retourna d’un coup, comme emporté / Par la force des eaux ; ce papier semblait être / Un symbole de tout ce qu’il nous est possible / De savoir de nous-mêmes et de cet univers ; / Et sur la silhouette immobile de l’homme, / Son visage impassible et ses yeux sans regard, / Je tins le mien, comme appelé d’un autre monde. » (Cazamian, p. 311-313)
19 MW, p. 264, v. 119 : « comme un homme envoyé d’une région lointaine / Pour me donner force et rude avertissement ».
20 MW, p. 298, v. 56 : « Où donc a disparu ce rayon visionnaire ? » (Corti, p. 329)
21 Rzepka, p. 42.
22 Prelude, VIII, v. 727 : « vulnérable et dénué de vie comme un livre écrit ».
23 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 92.
24 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 109.
25 Les lettres et la critique sont citées par Newlyn (Anxiety of Reception, p. 103).
26 Prelude, XII, v. 81-91 : « Ayant acquis un sens plus vrai de la valeur / Et de la dignité de l’individu, non / Pure création du cerveau, mais cet homme / Dont l’histoire nous parle, et que nous contemplons / Devant nos yeux – je ne pouvais que m’enquérir – / Non pas avec moins d’intérêt qu’auparavant, / Mais plus, bien que dans un esprit plus retenu – / Pourquoi nous ne trouvons cet être magnifique / Qu’une fois seulement sur dix mille ? » (Cazamian, p. 457)
27 PrW, I, Preface to Lyrical Ballads (1800), p. 148 : « l’afflux spontané de sentiments puissants » (Corti, p. 94).
28 Prelude, VI, v. 359-360 : « Combien le visage s’éclaire lorsque la joie d’un seul / Est joie de dix millions. »
29 PW, V, Preface to Excursion (1814), p. 3, v. 23 : « Que je trouve un public de qualité, quoique restreint ».
30 MW, p. 152, v. 43-44 : « Et tu te dois de l’aimer, avant qu’il ait pu / Se montrer digne de ton amour. »
31 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 126.
32 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 105.
33 « Lorsqu’aux attraits de ce monde affairé ».
34 MW, p. 220 : « Quand d’abord je fus en lieu ».
35 MW, p. 222-223, v. 84-117 : « Écolier, tu te rendis sur la côte, muni / De souvenirs éternels, la Nature en ce lieu / Fut avec toi, qui nous aime tous deux, toujours / Elle était avec toi, et c’est ainsi que tu devins / Poète du silence ! De la solitude / Du large, tu gardas un cœur attentif / Et paisible, une oreille aguerrie, / Et un œil savant comme le doigt d’un aveugle. / Tu t’en es retourné à l’océan sans joie. / Et aujourd’hui je baptise le chemin de ton nom, / Et j’aime les sapins de ton amour parfait. […] Et souvent, si je ne me trompe, / Quand tu répètes des vers écrits par moi, / Parmi les monts, pendant la veille nocturne, / Tu fais les cent pas sur le pont du navire / Dans quelque contrée lointaine, tandis / Qu’au-dessus de ma tête, au moindre souffle de brise, / Les sapins murmurent comme des vagues / Je foule seul ce sentier, réglant mes pas, / Pour autant que je sache, sur les tiens / Et plein de sympathies confuses / Auxquelles se mêlent mes vœux ardents / De retrouvailles dans le joyeux val de Grasmere. »
36 Keats, Selected Letters, p. 58 : « Nous détestons la poésie qui a sur nous un dessein palpable. »
37 MW, p. 160, v. 181-182 : « Les habitants de ce vallon connaissent, / Dans les pensées des autres, comme une seconde vie. »
38 MW, p. 134, v. 115-122 : « Car tu es avec moi, ici, sur le rivage / D’une belle rivière, ô ma plus chère amie, / Ma chère, chère amie ; et dans ta voix j’entends / Le langage autrefois familier à mon cœur, / Et je lis mes plaisirs anciens dans les éclairs / De tes yeux si ardents. Puissé-je encore un peu / Revoir en toi celui que j’ai été naguère, / Ma chère, chère sœur ! » (Corti, p. 319)
39 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 127.
40 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 120.
41 « Triste présent ».
42 MW, p. 311 : « écrit sur le carnet que John apportait souvent en mer, mais laissa en partant pour son dernier, et funeste, voyage ».
43 MW, p. 311, v. 15-16 : « Ainsi j’écris ce que jamais / Tu ne verras, ni nul autre à présent. »
44 MW, p. 312, v. 29-35 : « C’est lui qui relia ce livre que je vois / Celui-là même, sur mon genou, / Il le relia, bien décidé / À voyager avec lui nuit et jour, / Pour pouvoir dans son cœur prononcer / Des paroles rafraîchissantes, / Où que son las vaisseau le porte. »
45 MW, p. 62, v. 105 et 114 : « Je vous dirai tout ce que je sais ».
46 J. F. Danby, The Simple Wordsworth, Studies in the Poems 1797-1807, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1960, p. 70.
47 Swift, p. 375.
48 Prelude, II, v. 348-358 : « […] Mes courses du matin / Se plaçaient tôt – souvent, avant d’aller en classe, / J’ai fait le tour de notre petit lac, cinq miles / De douces flâneries. Heureux temps ! et plus cher / De ce qu’à mon côté se trouvait un Ami, / Alors passionnément aimé ; de quel cœur plein / [Lira-t-il ces vers, cette page, sans doute / Mystérieuse pour les autres !] Car bien des ans / Entre nous ont passé depuis, et, nos esprits / Silencieux l’un envers l’autre, nous vivons / Aujourd’hui comme si ce temps n’eût pas été. » (Cazamian, p. 149)
49 Preface to Lyrical Ballads (1800) : « l’émotion remémorée dans la tranquillité » (Corti, p. 94).
50 Preface to Lyrical Ballads (1800), Corti, p. 96.
51 Preface to Lyrical Ballads (1800), Corti, p. 97.
52 Prelude, V, v. 501-515 : « Dans la suite, lorsque les vacances d’été / À la maison me ramenant, j’y découvris / Les livres, ce trésor que j’y avais laissé, / Quelle ivresse ! Durant ces bienheureux répits, / Combien de fois, [armés de cannes et de lignes, nous partîmes / Pour toute une journée, et moi, allongé, / Sur ta rive, ô Derwent !] rivière murmurante, / Sur les galets brûlants, dans l’éclat du soleil, / Là, j’ai lu, dévorant ce que je lisais, / Acharné, oubliant la splendeur du jour ! / Puis, tout à coup d’un bond, avec un vif remords, / Tel qu’en éprouve un paresseux que point la honte / À ma pêche je revenais. » (Cazamian, p. 235)
53 Hartman, Beyond Formalism, p. 208.
54 Hartman, Beyond Formalism, p. 221-222.
55 « Poèmes sur les noms de lieux ».
56 MW, p. 199, v. 1-19 : « Par un matin d’avril : clair et frais / Le ruisseau, ravi de sa force, / Courait avec la vigueur d’un jeune homme, et pourtant / La voix des eaux fournies par l’hiver, / Adoucie, avait pris un ton printanier, / L’esprit de jouissance et de désir, / D’espoir et de souhaits, né de toutes choses, / Résonnait de toutes parts comme une multitude de sons. / Les bosquets en bourgeons semblaient impatients / De faire venir le mois de juin : comme si / Leur camaïeu de vert était obstacle sur leur route / Mais malgré tout, un tel contentement / Emplissait les airs / Que le moindre frêne nu, le moindre arbre / Sans feuille, donnait l’apparence / De considérer ce jour délicieux / Comme la naissance de l’été. Je remontai / Le ruisseau, le cœur confus, / Attentif à toute chose et oublieux de tout. »
57 MW, p. 224, v. 1-8 : « Si, quittant la route principale, vous remontez / Le cours tumultueux du ruisseau de Green-head Gill, / Vous vous attendrez à affronter / Une pente raide ; en une telle ascension / Les montagnes pastorales vous font face. / Mais courage ! car non loin du vif ruisseau / Les montagnes s’ouvrent / Et dévoilent leur vallée cachée. »
58 MW, p. 225, v. 34-36 : « quoique ce conte fût / Ordinaire et fruste, j’en ferai le récit / Pour le délice de quelques cœurs simples ».
59 F. Gaillet-de Chezelles, Wordsworth et la marche. Parcours poétique et esthétique, Grenoble, Ellug, 2007, p. 337.
60 Gaillet-de Chezelles, p. 319.
61 Gaillet-de Chezelles, p. 323.
62 Gaillet-de Chezelles, p. 335.
63 R. Langbaum, The Poetry of Experience. The Dramatic Monologue in Modern Literary Tradition, New York, Norton, 1957, p. 48.
64 Keith, p. 29.
65 P. Lejeune, Le Pacte autobiographique [1975], Paris, Seuil, 1996, p. 37.
66 Lejeune, p. 19.
67 Lejeune, p. 20.
68 Lejeune, p. 22.
69 Lejeune, p. 26.
70 « Comme l’épine commence à fleurir ».
71 MW, p. 143, v. 5-8 : « Arrête ton pas, voyageur, / Suspend ta course un instant / Quoique aucun monticule ne te signale / Que tu es fait de la même argile. »
72 Newlyn, Anxiety of Reception, p. 126.
73 MW, p. 152, v. 37-52 : « Mais qui est-il, l’homme à l’air humble / Vêtu d’un simple habit brun roux ? / Il murmure auprès des ruisseaux / Une musique plus douce que la leur. […] / L’apparence du ciel et de la terre / Des collines et vallées il connaît, / Et des intuitions plus profondes / Ont enrichi sa solitude. / Dans les choses les plus ordinaires / Il sait trouver la vérité / C’est la moisson d’un œil calme / Qui s’appuie sur son propre cœur. »
74 Prelude, I, v. 614-616 : « la terre / Et l’apparence habituelle de la Nature me confièrent / Des choses mémorables ».
75 Preface to Lyrical Ballads (1800) : « l’émotion remémorée dans la tranquillité » (Corti, p. 94).
76 MW, p. 304, v. 15-16 : « mon œil intérieur, / Celui qui fait de la solitude un bonheur ».
77 MW, « A Poet’s epitaph », p. 152, v. 39-40 : « Il murmure auprès des ruisseaux / Une musique plus douce que la leur ».
78 MW, p. 152, v. 57-60 : « Ici rends-toi dans ta vigueur / Ou faible comme la vague qui brise ! / Ici étends-toi de tout ton long / Ou construit ta demeure sur cette tombe. »
79 PrW, II, Essays upon Epitaphs, I, p. 58-59.
80 D. D. Devlin, Wordsworth and the Poetry of Epitaphs, Totowa (NJ), Barnes and Nobles Books, 1981, passim.
81 P. de Man, « Autobiography as De-facement », dans Rhetoric of Romanticism, New York, Columbia University Press, 1984, p. 75-76.
82 PrW, II, p. 59.
83 PrW, I, Preface to Lyrical Ballads, p. 138.
84 « Essai sur les épitaphes ».
85 Hartman, Beyond Formalism, p. 210.
86 « Élégie dans un cimetière de campagne ».
87 Hartman, Beyond Formalism, p. 210.
88 Hartman, Beyond Formalism, p. 211.
89 Longus, p. 88-89.
90 Hartman, Beyond Formalism, p. 225.
91 Hartman, Beyond Formalism, p. 226.
92 Hartman, Beyond Formalism, p. 223.
93 Hartman, Beyond Formalism, p. 223.
94 Hartman, Beyond Formalism, p. 210.
95 MW, p. 200, v. 37-47 : « J’ouvrais sans fin les yeux. Je me dis à moi-même : / “Nos pensées au moins sont à nous ; Emma chérie, / Ce coin sauvage, je lui veux donner ton nom.” / Il fut bientôt pour moi comme un autre foyer / Et devint mon refuge, un logis plein de vent. / Et qui sait, de tous les bergers qui m’ont vu là, / À qui j’ai quelquefois raconté cette histoire / Lorsque nous bavardions, deux ou trois resteront / Quand depuis des années nous serons dans la tombe, / Qui parleront peut-être entre eux de cet endroit / Sauvage, et qui diront : “C’est le Vallon d’Emma.” » (Daillie, p. 43)
96 MW, p. 225, v. 34-39 : « C’est pourquoi, quoique ce conte / Soit rustique et fruste, je choisis de le dire / Pour le délice de quelques cœurs simples / Et avec plus de tendresse encore, à l’attention / De quelques jeunes poètes, qui parmi ces collines / Seront un second moi lorsque je m’en irai. »
97 MW, p. 312, v. 29 : « […] the book which I now see ».
98 MW, p. 29 : « Vers laissés sur un siège dans un if » (Corti, p. 109).
99 Hartman, Beyond Formalism, p. 222.
100 Prelude, I, v. 540 : « combat trop modeste pour avoir sa place en poésie ».
101 Prelude, X, v. 635-644 : « À des propos / Plus vifs, ici, je pourrais me laisser aller, / Et raconter, puisque les erreurs de jeunesse / Sont mon sujet, ce qui dans toute l’Angleterre / Fut fait alors, pour fausser tous les jugements ; / Mais ce thème est passionné, trop près de nous, / Une réalité trop intime et intense, / Et il implique, en mon esprit, un élément / De mépris, de condamnation personnelle, / Ce qui profanerait la sainte poésie. » (Cazamian, p. 415)
102 Prelude, VII, v. 340-346 : « Ce poème du souvenir / Venu du cœur du poète, est son dû. / Car nous fûmes élevés, pour ainsi dire, / Sur les mêmes montagnes, enfants d’une même époque, / Avons-nous sans doute le même jour exactement / Quitté notre logis / Pour ramasser des jonquilles sur les bords du Coker. »
103 Prelude, XIII, v. 338-343 : « Trois années durant, jusqu’à ce qu’un logis permanent / Nous reçoivent, moi et cette sœur chère à mon cœur / À qui le droit revient, très chère, d’être omniprésente dans ces vers, / Étoile toujours en vue, ou presque, / Je menai une vie vagabonde, et sans logis fixe. »
104 Prelude, V, v. 230-231 : « Ces vers sont dédiés à la Nature / Et aux choses qui comme elles instruisent ».
105 Prelude, V, v. 10-17 : « […] Jusqu’ici, / Au fil de ce récit, mon esprit avait vu / Le visage éloquent de la terre et du ciel / Comme son premier maître, interprète placé / Devant l’homme par la suprême Intelligence / Qui dans tout ce décor de matière a diffus, / Comme le temps qui fuit pourrait le découvrir, / Un esprit immortel. » (Cazamian, p. 213)
106 Prelude, I, v. 55-59 : « C’est ainsi, mon Ami, que, point accoutumé / À faire une chanson d’une présente joie, / Je répandis, ce jour, mon cœur en des accents / Rythmés, [dans les mots exacts ici / Retranscrits.] » (Cazamian, p. 103)
107 Preface to Lyrical Ballads (1800) : « l’émotion remémorée dans la tranquillité » (Corti, p. 94).
108 Prelude, VII, v. 1-4 : « Voici qu’ont disparu [cinq années] / Depuis que j’épanchai (d’un vent vivifiant / Salué, au sortir des remparts de la Ville), un joyeux préambule à cette œuvre. » (Cazamian, p. 281)
109 Prelude, IX, v. 1-17 : « Tout comme un fleuve, semble-t-il, obéissant / En partie à de vieux souvenirs ; et en partie / Poussé par la frayeur de suivre un cours direct, / Se détourne, et revient en arrière, très loin, / Cherchant les horizons mêmes qu’il traversa / Dans son premier élan ; nous avons, mon Ami, / Fait à loisir des tours et détours sinueux. / [À présent, c’est un nouveau départ, je puis / À peine contenir mon désir d’accélérer ce récit. / Que cette impatience soit la bienvenue / D’où qu’elle vienne, car elle est nécessaire à une œuvre si longue / Et l’est encore plus au thème qui nous attend / À présent – oh ! si différent du passé – / Un thème qui malgré ses promesses, va s’avérer / Sous peu, pénible, difficile / À aborder, guère engageant en lui-même. » (Cazamian, p. 353)
110 MW, p. 311, v. 1-7 : « Triste présent ! Que reçoit ce livre / Sur ses pages chagrines, / Ce pauvre livre voué au malheur : / J’ai écrit, lorsque j’eus fini, / Je me mis à penser que toi, mon ami, / Ces mots inscrits par moi / Jamais tu ne verras. »
111 MW, « Distressful Gift », p. 311, v. 8-17 : « Hélas, hélas, ce conte porte / Sur toi-même : cœur tendre et fragile ! / Le vers tristement mélodieux, / Les mots couchés qui semblent faire résonner / La page lugubre, le son, le chant, / Le murmure, tout t’appartient : / À toi, ils ne le sont que trop. / Ainsi écris-je ce que ni toi, / Ni d’autres à présent ne pourront lire. / Leurs pleurs seraient trop vifs. »
112 MW, p. 312, v. 22-28 : « Souvent j’ai manié, souvent contemplé, / Ce livre avec une joie et un orgueil d’enfant, / La page écrite ou la page blanche / Combien de fois les ai-je tournées : / Une à une ou vingt par vingt, / toutes pleines ou à remplir de nombreux / Vers pour ses délices. »
113 MW, p. 312, v. 29-35 : « C’est lui qui relia ce livre que je vois / Celui-là même, sur mon genou, / Il le relia, bien décidé / À voyager avec lui nuit et jour, / Pour pouvoir dans son cœur prononcer / Des paroles rafraîchissantes, / Où que son las vaisseau le porte. »
114 MW, p. 223, v. 105-109 : « Et souvent, si je ne me trompe, quand tu / Murmures ces vers que je murmurai d’abord / Parmi les montagnes, pendant la veille de minuit / Tu fais les cent pas sur le pont du bateau / Dans quelque contrée lointaine […] ».
115 MW, p. 137, v. 1-12 : « Si la nature, pour son fils préféré, / En toi ainsi tempéra son argile / Qu’à chaque heure ton cœur s’emballe / Sans pourtant jamais s’égarer. / Survole ces lignes ; et relis / Cette tablette, qui modestement renvoie / dans des tons si variés / Ses deux cents ans d’histoire. / Quand dans cet écueil de la fortune / Chiffres et syllabes, tes yeux / Atteindront le nom de Matthew, / Arrête-toi avec une sympathie non commune. » Wordsworth écrit le prénom du maître avec un ou deux t, indifféremment. J’opte ici pour la seconde orthographe.
116 Keats, Selected Letters, p. 58 : « palpable design ».
117 MW, p. 142, v. 57-60 : « Matthew est dans sa tombe / Mais il me semble le voir / En ce moment comme alors, une branche / De pin à la main. »
118 MW, p. 143, II, v. 25-32 : « Pourtant quand ses cheveux étaient blancs comme le givre / Et qu’il avait vu deux fois trente années, / Il arrivait à Matthew de regretter / De ne pas être homme plus sérieux. / Mais rien n’eût pu convertir son cœur / À la tristesse que le mien goûte à présent, / Que j’ai goûtée, quand j’inscrivais / Ces vers sous la branche d’aubépine. »
119 MW, p. 142, I, v. 1-8 : « Eussé-je pu obtenir l’accord du prêtre, / Ou de celui qui sonne le glas, / Alors, Matthew, tes os reposeraient / Au pied de cet arbre que nous aimions tant. / Mais dans ce buisson je suspendrai / Ce présent : cette canne de bois torve ; / Et ici, où tronc et branchent se fondent / Je graverai ton épitaphe. »
120 MW, p. 143, II, v. 3-4 : « Le village a perdu le meilleur homme / Qui sache manier livre ou bêche. »
121 MW, p. 145, IV, v. 1-8 : « Gravé, Matthew, d’une main de maître, / Ton nom l’est sur l’aubépine, / Qu’il y reste, mais il me semblait, / Que je te devais encore quelques vers. / Je m’assis sur ton siège préféré, / Et ceci, mon dernier obituaire, / Nous chantâmes ensemble à l’école, / Moi et ton chœur harmonieux. »
122 MW, p. 146, V, v. 1-4 : « J’amène troupe sonore ! / Accomplissant la plus tendre intention, / La pieuse bénédiction qu’à vous / Notre ami et père commun envoya. »
123 MW, p. 146-7, V, v. 29-34 : « Ici il s’asseyait pendant des heures et des heures, / Puis il voyait les bois, les plaines, / Il entendait le vent, voyait les averses, / Ruisseler sur les carreaux ruisselants. / Il repose sous une butte d’herbe verte, / Prisonnier de la terre silencieuse. »
124 MW, p. 147, V, v. 39-42 : « Si à votre égard il commit une faute / Pardonnez-lui maintenant qu’il est mort ; / Dans la joie comme dans la peine / Souvenez-vous de lui et de sa tête grise. »
125 MW, p. 146, V, v. 22-44 : « Et la moindre œuvre de Matthew, nous la voyons / Partout dans son lieu natal / Dans tous les regards rencontrés. »
126 MW, p. 146, IV, v. 9-12 : « Ces rimes si rustiques / Aux oreilles doctes sonneront mal / Mais chantées par ce chœur d’orphelins, / Elles étaient touchante mélodie. »
127 Prelude, X, v. 489-514 : « Par hasard je découvris, / Ce matin-là, me frayant un chemin parmi les tombes / Du village de Cartmell, l’endroit où / Un cher enseignant de ma jeunesse reposait. / Lorsque nous étions écoliers, il était mort parmi nous, / Et avait été mené là, je le savais, pour reposer / Avec les siens. Une simple pierre, portant / Nom, date et office, désignait l’endroit, / Auxquels quelques vers furent ajoutés, / À sa demande, comme je l’appris plus tard, / Un extrait des Élégies de Gray. / Une semaine et même moins avant sa mort, / Il m’avait déclaré : « Bientôt ma tête sera basse », / Et quand je vis le gazon qui le recouvrait / Malgré l’écoulement de huit années, ces mots, / Et le son de sa voix, et la mine qu’il avait, / Me revinrent, et quelques larmes / Furent versées malgré moi. Et aujourd’hui, / Alors que je traversais tranquillement la plage, / Je repensai avec joie aux vers gravés / Dessus sa tombe, en me disant, / “Il aimait les poètes, et s’il vivait encore, / M’aurait aimé, moi qui ne suis pas dénué / D’un avenir prometteur, qui ne ferai pas mentir le tendre espoir / Qu’il avait placé en moi lorsque sous sa direction, / Je me mis d’abord à mes chants laborieux.” »
128 MW, p. 202, v. 41-76 : « Le chemin pris nous mena sur les rives de la Rotha ; / Et quand nous fûmes devant un haut rocher / Qui regardait vers l’est, je m’arrêtai net / Et contemplai minutieusement cet obstacle imposant, / De la base au sommet ; tant je trouvai de délectation, / Dans l’étude de l’arbuste et de l’arbre, la pierre, la fleur / Ce mélange de nuances délicates, / Sur une si vaste surface, qui tous, ne formaient / Qu’une seule impression, par la force / De leurs propres beautés / Qui s’imprimait dans mon cœur. / Après cette contemplation d’environ deux minutes, / Joanna, regardant dans mes yeux, aperçut / Mon ravissement, et éclata de rire. / Le rocher, comme s’éveillant d’un profond sommeil / Reprit la voix de cette Dame, et rit encore. / La vieille femme assise sur Helm-crag, / Se tenait prête dans sa caverne ; Hammar-Scar, / Et le grand ravin de Silver-How, renvoyèrent / Le son d’un rire ; le sud de Loughrigg entendit, et Fairfield répondit sur un ton de montagne ; Helvellyn au loin dans le ciel clair / Portait la voix de la Dame, le vieux Skiddaw fit sonner / Sa trompette ; à nouveau depuis les nuages / De Glaramara une voix vient du sud ; Et Kirkstone la fit rebondir sur son sommet brumeux. Eh ! bien (dis-je à ma chère amie, / Qui dans la panique de la surprise / Me souriait) qu’il s’agisse en vérité, / D’une œuvre accomplie par la confrérie / Des antiques montagnes, ou bien que mon ouïe / Soit prise de rêves et de visions, / Il ne m’appartient guère de le dire ; mais certain je suis, / Qu’il y eut un violent vacarme dans les collines. / Et comme tous deux écoutions, la belle Joanna / À mes côtés se retrancha, comme si elle eût souhaité / Trouver refuge contre l’objet de sa frayeur. »
129 A. Richardson, « The Politics of Childhood: Wordsworth, Blake, and Catechistic Method », ELH, vol. 56, n° 4, hiver 1989, p. 853-854.
130 Richardson, p. 845.
131 PrW, I, Preface to Lyrical Ballads (1800), p. 120.
132 Richardson, p. 855.
133 PrW, I, p. 139.
134 « To Joanna » : « enclin à être ainsi catéchisé ».
135 Preface to Lyrical Ballads (1800), Corti, p. 88.
136 Preface to Lyrical Ballads (1800), Corti, p. 97.
137 Richardson, « The Politics of Childhood », p. 854-855.
138 Prelude, IX, v. 212-217 : « Malgré tout, dans le sceptre royal et la pompe / Des ordres et des rangs, je n’apercevais rien, / En ce temps, ni plutôt, dans ma fruste jeunesse, / Qui m’éblouit ; mais bien des sujets de regrets, / Que je supportais mal, voyant que les meilleurs / N’étaient point, et sentant qu’ils devraient être, maîtres. » (Cazamian, p. 363)
139 Preface to Lyrical Ballads (1800), Corti, p. 99.
140 Richardson, « The Politics of Childhood », p. 856.
141 Corti, p. 99.
142 Richardson, « The Politics of Childhood », p. 858.
143 Preface to Lyrical Ballads, Corti, p. 89.
144 PrW, I, Preface to Lyrical Ballads (1800), p. 156.
145 « Mais qui est le berger du berger ? qui prend soin de lui ? qui le guide vers le sentier qu’il doit prendre ? et s’il s’égare, qui le ramènera ? / Dieu est le berger du berger. Il veille sur tous ; il prend soin de tous ; le monde entier est son troupeau. » (Cité par Richardson, « The Politics of Childhood », p. 856)
146 MW, p. 81-82, v. 9-28 : « Je songeais aux plaisirs passés, / ÀKilve et à ses bords charmants, / Ma maison plaisante au printemps, / Un an auparavant. […] Que préfères-tu, mon enfant ? / Lui dis-je en lui prenant le bras, / Kilve et son rivage charmant, / Ou bien Liswyn, dis-moi ? » (Corti, p. 171-173)
147 MW, p. 82, v. 35-36 : « Je voudrais être à Kilve / Plutôt que vivre ici. » (Corti, p. 173)
148 MW, p. 83, v. 55-56 : « À Kilve, de girouette on n’avait pas, / Et voilà la raison. » (Corti, p. 173)
149 « Ou comment inculquer l’art de mentir » (Corti, p. 171)
150 MW, p. 83-84, v. 13-24 : « – De frères et sœurs, petite fille, / Combien as-tu dans ta famille ? / – Nous sommes sept en tout dit-elle, / Et elle était pensive. / – Où sont-ils, dis-moi, je te prie ? –, / Nous sommes sept, répondit-elle, / Deux d’entre nous sont à Conway, / Deux, en mer, sont partis. / Deux autres sont au cimetière : / Ma petite sœur et mon frère ; / Je vis près d’eux avec ma mère, / Dans la maison du cimetière. » (Corti, p. 177-179)
151 MW, p. 85, v. 69 : « Non, nous sommes sept ».
152 M. Jacobus, Tradition and Experiment in Wordsworth’s Lyrical Ballads, 1798, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 102-103.
153 MW, p. 246, v. 1-9 : « [Mon Cœur bondit quand je contemple / L’arc-en-ciel au-dessus de moi / J’étais ainsi enfant / Que je le reste adulte / Ou que la mort s’empare de moi !] / L’enfant est le père de l’homme. / Et j’aimerais vivre des jours / L’un à l’autre liés de piété naturelle. » (Corti, p. 323)
154 MW, p. 299, v. 86 : « Un amour de [quatre] ans, la taille d’un Pygmée ! » (Corti, p. 331)
155 MW, p. 300, v. 108-123 : « Mais toi, en qui l’aspect extérieur contredit / La grandeur de ton âme ; / Toi, le meilleur des philosophes, toi qui gardes / Encor ton héritage, œil au milieu d’aveugles, / Qui, sourd et silencieux, lis l’éternel abîme, / Habité à jamais par l’esprit éternel, / Voyant béni ! puissant prophète ! / Tu possèdes ces vérités / Que toute notre vie nous peinons à trouver, / Perdus dans les ténèbres, celles du tombeau ; / Et au-dessus de toi, ton immortalité / Veille comme le jour, le maître sur l’esclave, / Présence qui ne peut jamais être écartée / [Pour qui la tombe / N’est que couche solitaire sans toucher ni vision / Du jour ou de la tiède lumière, / Lieu de réflexion où nous attendons l’heure.] » (Corti, p. 333)
156 MW, p. 84-85, v. 37-60 : « – Vous pouvez voir leurs tombes vertes, / Répondit la fillette. / À douze pas de la maison, / Côte à côte elles sont. / J’y viens souvent pour tricoter, / Ou mon mouchoir ourler ; / Alors, par terre, je m’assois, / Pour eux, je chante là. / Souvent à la tombée du jour, / Quand il fait beau et doux, / J’apporte mon petit souper / Et viens ici dîner. / Et Jane mourut en premier : / Au lit, elle souffrait, / Puis Dieu vint pour la délivrer, / Elle nous a quittés. / Au cimetière on l’enterra, / Et au soleil d’été / Autour de sa tombe, on joua / Mon petit frère et moi. / Mais quand la terre devint blanche, / Quand je pus glisser sur la neige, / Mon frère John dut nous quitter, / Il est à ses côtés. » (Corti, p. 179-181)
157 MW, p. 85, v. 65 : « Mais ils sont morts, morts tous les deux ! »
158 MW, p. 81, v. 1-4 : « J’ai un fils âgé de cinq ans, / Son visage est frais et charmant, / Et tout son corps est plein de grâce, / Il m’aime tendrement. » (Corti, p. 171)
159 MW, p. 82, v. 38 et v. 47-48 : « Et cinq fois je lui demandai, / Pourquoi, Edouard, Pourquoi ? » (Corti, p. 175)
160 MW, p. 83, v. 49-56 : « Et devant lui, levant la tête, / Là, face à lui, il ne vit qu’elle, / Rutilante sur notre toit, / Dorée, la grosse girouette. / L’enfant sa langue retrouva, / Et répondit à sa façon : / À Kilve de coq il n’y avait pas, / Et voilà la raison. » (Corti, p. 175)
161 MW, p. 303, v. 1-6 : « J’allais, solitaire comme un nuage / Qui plane au-dessus des vallées et des monts / Quand tout à coup je vis une foule, / Une légion de jonquilles couleur d’or ; / Le long du lac, sous les branchages, / Dix mille, elles dansaient dans la brise. »
162 MW, p. 83, v. 57-60 : « Oh mon très cher enfant, mon cœur / Ne chercherait savoir meilleur, / Si j’inculquais même un centième / De ce que tu m’enseignes. » (Corti, p. 175)
163 MW, p. 303, v. 12 : « Quel trésor m’était ici offert ».
164 MW, p. 82, v. 31 : « le rivage délicieux de Kilve » ; v. 32 : « ici à Liswyn Farm ».
165 « style simple et dénudé ».
166 PrW, I, Preface to Lyrical Ballads (1800), p. 154 : « vers simples et triviaux ».
167 Hartman explique ainsi qu’on a toujours, chez Wordsworth, une explication qui suit les moments lyriques et descriptifs, ainsi dans « The Old Cuberland beggar », lorsqu’il apostrophe les hommes d’État sur un ton moralisateur après de subtiles descriptions teintées de ses propres émotions (Beyond Formalism, p. 229-230).
168 Hartman, Beyond Formalism, p. 229.
169 A. Bennett, Keats, Narrative and Audience. The Pothumous Life of Writing, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 29.
170 MW, p. 53, v. 155 : « Alors, qu’il passe, et qu’il soit béni ! »
171 « Le Vieux mendiant du Cumberland ».
172 MW, p. 51-52, v. 67-94 : « Mais ne considérez pas cet homme comme inutile. / Hommes d’État, vous que la sagesse agite, vous / Qui avez toujours un balai à la main, prêt à servir / Pour débarrasser le monde de l’indésirable, vous les fiers / Les gonflés d’orgueil, qui contemplez / Vos talents, votre puissance et votre sagesse, ne le considérez pas / Comme un fardeau pour cette terre […] / […] Alors qu’il va péniblement / De porte à porte, les villageois voient / En lui, une trace qui lie / Le passé et ses offices de charité / Oubliés sans lui, aussi, attisez / Cette tendresse de cœur que le passage des ans, / Et la semi-sagesse qu’apporte la semi-expérience, / Rendent difficile à éprouver, et résignent / À l’égoïsme ou la froide indifférence. / Parmi les fermes et les huttes solitaires, / Les hameaux, et les villages clairsemés, / Où que le vieux mendiant passe / La douce nécessité de l’usage contraint / À des actes d’amour ; et l’habitude accomplit l’ouvrage / De la raison, et résulte en cette joie / Tant chérie de la raison. »
173 MW, p. 50-51, v. 32-43 : « […] Celle qui tient / Le péage, quand l’été, à sa porte, / Elle fait tourner son rouet, si sur la route elle aperçoit / Le vieux mendiant approcher, laisse son ouvrage, / Et lève la barrière pour qu’il puisse passer. / Le postillon qui roule à vive allure, pour dépasser / Le vieillard, dans un sentier forestier, / Lui crie doucement par derrière, et s’il arrive / Que vieillard ne quitte le sentier, le garçon / Passe plus doucement au bord de la route, / Et le dépasse gentiment, sans maudire, / Et sans colère dans son cœur. »
174 Preface to Lyrical Ballads, Corti, p. 99-100.
175 MW, p. 203 : « Une bande étroite de roches et de falaises ».
176 MW, p. 205, v. 80-86 : « C’est pourquoi, désireux de ne pas oublier ce jour, / Mon ami, moi-même, et celle qui avec nous reçut / Le même avertissement, avons donné à ce lieu / Un nom mémorial, plus surprenant / Qu’aucun marin ait jamais donné à une baie, / Ou au promontoire d’une côte fraîchement découverte : / Lieu du jugement hâtif est le nom qu’il porte. »
177 MW, p. 205, v. 61-72 : « Conversant ainsi du paysan, nous nous approchâmes / De l’endroit où il se tenait, avec sa canne et sa ligne, / Tout seul ; il tourna alors la tête, / Pour nous saluer – et nous vîmes un homme éreinté / Par la maladie, maigre, les joues creuses, / Les membres usés, les jambes si longues et maigres, / Que pour ma part je les contemplai / Sans pouvoir les associer au corps qu’elles soutenaient. / Trop faible pour travailler aux champs, / L’homme faisait de son mieux pour gagner / Sa pitance auprès d’un lac morne et insensible / Qui ignorait son mal. »
178 MW, « The Ruined Cottage », p. 33, v. 83-84 : « J’en contemplai les eaux jusqu’à ce que nous semblâmes éprouver / La même tristesse, elles et moi ».
179 MW, « The Tables Turned », p. 31, v. 28 : « nous tuons en disséquant » (Corti, p. 289).
180 MW, p. 84, v. 34 : « Tes membres, ils sont en vie ».
181 Onorato, p. 32.
182 MW, IV, p. 145-146, v. 5-16 : « Et ceci, mon dernier obituaire, / Nous chantâmes ensemble à l’école, / Moi et ton chœur harmonieux. […] Ainsi chantais-je, et ta couvée / Me suivait de la voix, de la main, / Émus par ce qu’ils comprenaient / Et par ce qu’ils ne comprenaient pas. »
183 MW, p. 131, v. 25-32 : « S’instruire en la nature est doux ; / Notre intellect envahissant / Déforme la beauté des choses, / Et tue en disséquant. / Assez des sciences et des arts ! Referme ces pages stériles ; / Viens, apporte avec toi un cœur / Pour voir et recevoir. » (Corti, p. 289)
184 Prelude, XII, v. 312 : « un pouvoir semblable à celui de la Nature ».
185 MW, p. 319, v. 7-8 : « la vallée profonde / Déborde du son de son chant ».
186 MW, p. 319, v. 9-14 : « Jamais rossignol n’a chanté / Dans les déserts d’Arabie / À des voyageurs épuisés / D’airs plus accueillants à la vie ; / Jamais le coucou au printemps, / Ne s’est montré si émouvant […] » (Daillie, p. 137).
187 MW, p. 319, v. 17 : « Qui me dira ce qu’est son chant ? » (Daillie, p. 137)
188 MW, p. 319-320, v. 25-29 : « Quoi qu’il en soit » ; « J’écoutai jusqu’à satiété » (Daillie, p. 138).
189 MW, p. 319, v. 4 : « Il faut s’arrêter ou se taire ! » (Daillie, p. 137)
190 MW, p. 323, « Pouvoir de la musique », v. 5-8 : « Sa place est là ; il œuvre sur la foule, / Il les émeut sur un air joyeux et sonore, / Il emplit par son pouvoir leur cœur jusqu’à la lie, / A-t-on jamais rien entendu de tel que son violon et lui ! »
191 MW, p. 319, v. 13-14 : « Jamais le coucou au printemps, / Ne s’est montré si émouvant » (Daillie, p. 137)
192 MW, p. 324, v. 21-22 : « Le porteur s’assoit sur son fardeau ; / La fille à la brouette la roule jusque-là. »
193 MW, p. 324, v. 29-32 : « Oh ! Bénis sont les auditeurs, et fière soit la main / Du plaisir qu’elle répand parmi cette troupe reconnaissante ; / Je suis content pour lui, pauvre aveugle ! car à chaque instant, / S’ils parlent c’est pour le louer, et le louer d’un sourire. »
194 K. Sutherland, « The Native Poet: The Influence of Percy’s Minstrel from Beattie to Wordsworth », The Review of English Studies, New Series, vol. 33, n° 132, 1982, p. 414.
195 MW, p. 324, v. 37-40 : « On y trouve un infirme appuyé sur sa canne, comme une tour, / Qui depuis longtemps penche en avant, et reste penché, au fil des heures ! / Une mère à l’esprit subjugué tandis / Qu’elle berce son enfant au son de la musique. »
196 MW, p. 320 « The Solitary Reaper », v. 31-22 : « Portant dans mon cœur son refrain / Longtemps après qu’il eut pris fin. » (Daillie, p. 139)
197 Voir Prelude, V, v. 581-590.
198 P. B. Shelley, Shelley’s Poetry and Prose, éd. D. H. Reiman et N. Fraistat, 2e éd., New York, Norton, 2001, p. 357, v. 513-517 : « Tout ce que Peter fit en cette occasion, ce fut d’écrire quelque triste fatras en prose. C’est une dangereuse invasion, quand les poètes se mettent à criticiser ; leur mission est de charmer, non de mettre à quia. » (P. B. Shelley, Œuvres poétiques complètes [1909], t. III, trad. F. Rabbe, Paris, Sandre, 2007, p. 66)
199 MW, p. 127, v. 1252 : « Le cœur de l’homme est chose sacrée ».
200 MW, p. 119, v. 974-975 : « Il entendit un murmure dans la terre, / Dans la terre morte dessous la route. »
201 Voir vers 731-740.
202 MW, p. 114, v. 785-790 : « Mais dès que Peter vit l’âne / Il change soudain de chemin, / Et il quitte le vallon / Pour suivre ce terrible son, / Qui en lui œuvre une conversion. »
203 MW, p. 116, v. 871-875 : « Il ne pouvait s’empêcher de penser / À cette pauvre bête, cet âne fidèle, / Et à nouveau ces sales douleurs / Traversaient son foie, son cœur, ses reins / Comme la navette d’un tisserand. »
204 MW, p. 116-117, v. 876-890 : « On m’a parlé d’un brave bougre / Habitué du chagrin et des larmes / Et, je le jure, à la chandelle, une nuit / Cet homme lisait dans son lit. / Comme vous et moi le faisons, / Il lisait un livre pieux, la nuit, / Quand soudain l’obscurité / Recouvre la page blanche comme neige / Et le force à regarder autour de lui. / La chambre entière était obscure / Et il regarda son livre à nouveau / La chandelle s’était éteinte / Mais une lueur sur le papier / Formaient de grandes lettres dorées. / Le livre divin il tenait / Et sur la page d’un noir de suie / Ces lettres spectrales formaient un mot / Qui jusqu’à sa mort m’a-t-on dit / Tortura l’âme du brave homme. / Le mot terrible qu’alors il vit / Jamais ne franchit ses lèvres / Mais il répétait, pauvre bougre, / Que ce mot lui révéla / Les nombreux péchés de son cœur. »
205 MW, p. 124, v. 1131-1140 : « C’est une voix qui semble comme / Renvoyée par une roche nue, / Elle vient de cette petite chapelle, / Écoutez, c’est un pieux méthodiste / Qui prêche à son pieux troupeau. / « Repentez-vous, leur crie-t-il, / Car Dieu est miséricorde, efforcez-vous / De l’aimer, puis, de toutes vos forces, / Faites ce qui est juste et bon, / Et sauvez vos âmes tant qu’il est encore temps. »
206 Voir la préface de Shelley (p. 340) où il explique son titre.
207 « Peter Bell III », v. 298-302 : « Il avait autant d’imagination qu’un pot d’une pinte ; impossible à lui d’imaginer une autre situation, comme point de départ de sa contemplation, que celle où il se trouvait actuellement. » (Shelley, p. 61)
208 Jauss, p. 271.
209 Richardson, « The Politics of Childhood », p. 856.
210 À l’opposé de cette lecture, Bialostosky lit un certain dialogisme dans les poèmes de Wordsworth (Dialogics, passim).
211 Prelude, III, v. 137 : « Obedient as a lute ».
212 « Oui ! c’était bien sûr l’écho ».
213 MW, p. 328, v. 1-8 : « Oui ! c’était bien sûr l’écho, / Solitaire, clair et profond, / Qui te répond, coucou, / Et te rend son pour son. / D’où vient cette voix ? de l’air ou de la terre ? / Le coucou ne peut le dire / Mais un son étonnant s’est fait entendre / Et ça, l’oiseau le sait bien. »
214 MW, p. 328, v. 13-24 : « La vie mortelle n’entend-elle / – Comme nous sottes Créatures, / Serfs fous d’amour et de querelles – / Des voix de diverses natures ? / N’en avons-nous pas nous aussi, / Des réponses, mais d’où venues ? / Échos d’outre-tombe, – mais oui ! / Des informations reconnues ! / L’oreille intérieure perçoit / Quelquefois de ces voix lointaines - / Écoute bien, qu’elles te soient / Chères, car de Dieu elles viennent. » (Daillie, p. 145-147)
215 Prelude, II, v. 435-448 : « Si cela n’est point vrai, si une autre croyance / S’ouvre plus aisément l’accès des cœurs pieux, / Je n’en serais pas moins grossièrement privé / De tous ces sentiments humains par qui la terre / À tant de prix, si la voix de ma gratitude / Ne vous nommait, ô vous montagnes, et vous lacs, / Vous, cascades sonores, vous brouillards et vents, / Qui demeurez parmi mes collines natales. / Si ma jeunesse a été pure dans son cœur, / Si, me mêlant au monde, je suis satisfait / De mes propres plaisirs modestes, et je vis / Avec Dieu, avec la Nature, à l’unisson, / Loin des haines mesquines et des bas désirs, / Ce don me vient de vous ; » (Cazamian, p. 153-155).
216 Prelude, I, v. 59-67 : « aux champs ouverts ma prophétie / Fut faite ; la mesure poétique vint / D’elle-même, et vêtit d’une robe de prêtre / Une âme rénovée et par le sort choisie, / À ce qu’il semblait], pour une tâche sainte. / Ma propre voix m’encourageait, et, plus encore, / L’intérieur écho des rythmes imparfaits ; / J’écoutais l’une et l’autre, et des deux je tirais / Une allégresse confiante en l’avenir » (Cazamian, p. 103).
217 Preface to Lyrical Ballads (1800) : « l’afflux spontané de sentiments puissants » (Corti, p. 94).
218 Prelude, III, v. 131-140 : « [il n’est que d’ajouter] / Que tout l’Amour, toute la Terreur, / Et la Beauté, que la face de la Nature, / Dans sa changeante passion, revêt [jour après jour], / Je les sentais autant que la face des eaux / Sent l’action du Ciel ; et mon émotion / Apparentée obéissait, ainsi qu’un luth / Répond passivement au toucher de la brise. » (Cazamian, p. 163)
219 Hartman, Beyond Formalism, p. 213.
220 Prelude, I, v. 100-107 : « [Je marchais vers le vallon que j’avais choisi.] / C’était un soir splendide, et mon âme à nouveau / Mit sa force à l’épreuve, et ne fut pas privée / Des souffles de l’inspiration ; mais la harpe / Bientôt fut impuissante, et la troupe accordée / De l’harmonie en sons épars se dispersa, / Et pour finir, complet fut le silence ! » (Cazamian, p. 105)
221 Prelude, II, v. 267-280 : « De la Nature il reçoit amplement, / Ce qui ne l’empêche pas de donner à son tour, / Car du sentiment, il tient un pouvoir, / Et, puisant sa force dans le chagrin, / L’exultation, la peur, la joie, son esprit] / Tel un instrument de l’esprit divin, crée / Créant et recevant à la fois, et n’œuvrant, / Qu’en alliance étroite avec les œuvres mêmes / Qu’il perçoit. Tel est bien, à coup sûr, le premier / Instinct de poésie en notre vie humaine, / Que l’uniforme discipline des années / Chez la plupart, réduit ou détruit ; chez certains, / Dans tous leurs changements, croissance ou décadence, / Il domine jusqu’à la mort. » (Cazamian, p. 145-147)
222 Prelude, I, v. 41-54 : « Alors que la douce haleine céleste soufflait / Sur mon corps, il me sembla que je ressentais à l’intérieur / Une douce brise créatrice à son image, / Un souffle vital qui caressait en passant, doucement, / Les choses qu’elle avait créées, et s’est mue / En tempête, en énergie débordante, qui contrarie / Sa propre création. Ce pouvoir est de ceux / Que l’on reconnaît lorsqu’ils se présentent, un orage / Qui, interrompant de longs mois de givre, / Porte la promesse du printemps, l’espoir / De jours actifs, de dignité et de pensée, / De prouesse dans un domaine honorable, / De pure passion, vertu, savoir et délice, / La vie sacrée de la musique et de la poésie. »
223 PrW, III, Preface to Poems (1815), p. 27.
224 D. H. Bialostosky, Making Tales: the Poetics of Wordsworth’s narrative experiments, Chicago, University of Chicago Press, 1984, p. 12.
225 Corti, p. 94.
226 MW, p. 14, v. 51-54 : « […] Faisant halte, il force sa faible voix / Mais nul son ne répond que les vents / Qui sifflent autour de lui, balayant la plaine sauvage ; / Ou que l’alouette solitaire qui s’égosille. »
227 MW, p. 26, v. 433-441 : « Pour preuve, si l’homme tu aimes, regarde / Les nations qui connaissent le moins la misère. / Combien d’hommes et d’enfants meurent de pauvreté ? / Combien aux portes de l’oppression / Reçoivent la maigre aumône qu’elle accorde à peine, / Et bénissent, comme on le leur a appris, sa main bienveillante ? / Combien sont dégradés par un labeur inhumain, / Combien, abjects, obscurs, abrutis aspirent à la mort, / Abandonnés qu’ils sont de toute étincelle divine ? »
228 MW, p. 26, v. 432 : « l’horreur de nos usages ».
229 MW, p. 25, v. 386-387 : « j’étais sans toit, parmi des milliers de toits, / Et près de mille tables, je mourais de faim ».
230 MW, p. 22, v. 307-310 : « Oh ! dur prix de l’existence ! renoncer à tout / Ce qui vous la rend douce ; mieux vaut / Mille fois mourir seule dans une grotte / Loin des regards et même loin des étoiles. »
231 MW, p. 22, v. 311-315 : « Mieux vaudrait-il exhiber nos corps mourants / Devant le somptueux carrosse de la Fortune, / Plutôt que de talonner la mort comme des chiens / Prolongeant une existence maudite avec ceux qui / Se nourrissent du sang de leur frères. »
232 Prelude, I, v. 64 : « Ma propre voix me réjouit ».
233 Prelude, II, v. 431 : « one song they sang ».
234 Cité par Lejeune, p. 41.
235 MW, p. 44, v. 508-511 : « Mon ami, dans le souci tu as assez versé, / La sagesse n’en demande pas plus ; / Sois sage et joyeux, et ne contemple plus / D’un œil indigne, l’apparence des choses. »
236 MW, p. 44, v. 524-525 : « Je me détournai / Et repris ma route le cœur léger. »
237 MW, p. 44, v. 535-536 : « jetant de concert un dernier regard / À ces murs muets, nous quittâmes l’ombre ».
238 Keith, p. 34.
239 MW, p. 47, v. 96-100 : « Je m’enquis de son histoire, dans sa réponse / Il n’était ni pressé ni avide, mais imperturbable, / Et d’une voix calme et sans plainte, / D’un air digne de douce indifférence, / Il énonça un simple fait : qu’il avait été / Soldat, et s’était rendu aux îles tropicales […] ».
240 MW, p. 66, v. 60-66 : « Car ici vient souvent s’asseoir / Entre le tertre pas plus grand, / Que tombe d’enfant et l’étang, / Une femme vêtue de rouge, / Et elle s’écriant : / « Malheur à moi ! malheur à moi ! / Pauvre de moi, malheur à moi ! » (Corti, p. 195)
241 PW, II, p. 40, v. 1-4 : « Avant que le jour soit levé / Oh, puisse mon corps succomber ! / Et j’entendis dans mon sommeil / Bruire l’aurore boréale, / Les étoiles peuplaient mes rêves ; » (Corti, p. 295).
242 Prelude, II, v. 28-33 : « […] tellement large se révèle / Le vide qui s’étend entre ces jours et moi ; / Et pourtant leur présence en mon âme est si nette / Que j’ai souvent, songeant à eux, l’impression / Que je suis double, étant conscient de moi-même / Et d’un autre » (Cazamian, p. 135).
243 Lejeune, p. 39.
244 Lejeune, p. 41.
245 Lejeune, p. 42.
246 Onorato, p. 377.
247 Gaillet-de Chezelles, p. 155.
248 Lejeune, p. 45.
249 Bostetter, The Romantic Ventriloquists, p. 74.
250 Bostetter, The Romantic Ventriloquists, p. 75.
251 Onorato, p. 378.
252 Bostetter, The Romantic Ventriloquists, p. 68.
253 Bostetter, The Romantic Ventriloquists, p. 81.
254 Bostetter, The Romantic Ventriloquists, p. 81.
255 The Excursion, IX, v. 206-214 : « Hélas ! Quoi de plus différent d’un homme qu’un autre ! / Et d’où vient cette différence, si ce n’est de lui-même ? / Il n’est que de voir la course universelle, dotée / De la même apparence verticale ! – le soleil est fixe, / Et l’infinie magnificence des cieux / Fixe, à la portée de tout regard humain ; / L’océan sans relâche murmure à toute oreille ; / Le champ printanier inspire un frais délice / À tous les cœurs […] ».
256 Ce passage de The Excursion est reproduit en annexe.
257 De Man, p. 73.
258 Prelude II, v. 328 : « Le langage spectral de notre terre antique » (Cazamian, p. 147).
259 Hazlitt, p. 223.
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