Conclusion
p. 331-336
Texte intégral
1Marquée par le paradoxe et l’ambivalence, sous-tendue par des convictions morales et idéologiques souvent battues en brèche par l’humour et l’ironie, l’œuvre de voyage est représentative du passage à une ère de modernité dont le tourisme incarne l’essence. « Twain », qui décrit les pratiques catholiques ou hindoues comme des supercheries, ne fait pas pour autant l’apologie de sa culture chrétienne. Les spectacles religieux sont mis en regard avec les mises en scène touristiques ; le scepticisme joyeux ainsi dénoté compose un équivalent contemporain de la perte de religiosité que cherchaient originellement à combattre les Vanités du xviie siècle. Le monde de « Twain » est une construction esthétique purement subjective, résultant de l’interaction de la médiatisation inévitable du réel et de la nature textuelle d’une production vouée à rendre compte de ce même réel. Les divers voyages et événements vécus par l’intermédiaire de Harris ou d’un autre constituent l’illustration extrême de la notion d’expérience du réel par procuration, elle-même reflétée par l’acte de lecture. Car celui qui écrit est avant tout un lecteur qui se nourrit toujours de ses prédécesseurs, ne serait-ce que par la persistance des images mentales créées dans et par sa bibliothèque. Les allusions métatextuelles de la persona révèlent l’origine exogène de ses représentations, ainsi que le mécanisme imaginatif qui leur confère leur caractère personnel. L’autoportrait qui se dessine en creux est dans une grande mesure celui d’un lecteur-critique, et le regardeur attentif y discernera un reflet de lui-même. En un jeu labyrinthique aujourd’hui communément associé au courant postmoderne, l’identification à « Twain », nécessaire à l’actualisation idéale du processus de lecture, entraîne la question de l’identification de ce narrateur familier et insaisissable, dont les pages composent les mises en abyme en tant que — entre autres — auteur, personnage, lecteur, artiste, béotien, critique et théoricien. L’énigme identitaire n’est pas uniquement le fruit d’une habile stratégie narrative. Elle est inhérente au désir d’écriture, qui conduit l’écrivain à se représenter celui qu’il était avant son voyage et qui constitue à présent son lecteur modèle :
Faire du voyage une quête de l’altérité et de l’ailleurs, c’est souvent ne s’intéresser qu’au voyageur et oublier qu’à partir du moment où il décide, sous une forme quelconque, de décrire ce qu’il voit, l’altérité prend pour lui un double visage : celui de l’Autre qu’on découvre « là-bas » et de celui de l’Autre qu’on a laissé derrière soi et auquel on propose une image du premier1.
2Le récit de voyage incomberait donc à un sujet qui, ayant assumé une nouvelle identité par le biais du voyage, entreprend de franchir en arrière l’équivalent temporel de son déplacement géographique. Ce travail de reconstitution identitaire compose une démarche introspective motivée par la nécessité narrative et censée englober le lecteur, dont l’ancien moi de la persona constitue la figure idéale. Le lecteur se trouve ainsi dans une situation contradictoire, où il est amené à s’identifier avec un narrateur métamorphosé par son voyage, mais qui a construit son récit pour un tout autre lecteur idéal. En donnant à ses aventures des allures de tall tales et en se dépeignant comme un humoriste, « Twain » joue et se joue de telles apories ; les éléments autobiographiques sont placés au service d’un récit d’imagination qui exploite les limites fondamentales de l’écriture de soi : « Qui écrit ? celui qui écrit rêve toujours d’une écriture en prise directe sur l’être. Mais toujours celui qui écrit est un autre, parce que toute écriture prend ses distances et consacre une aliénation. Toujours c’est un autre, et qui parle d’autre chose, et n’existe que par défaut2. »
3Le paradoxe de la pertinence du message du memento mori dans l’ère de la consommation ostentatoire se prolonge dans celui de l’écriture du voyage, où l’on devient étranger à soi tout en ne trouvant que soi dans la relation d’une expérience essentiellement spéculaire :
Nous nous rendons de plus en plus là où nous sommes préparés à nous rendre. […] comme le reste de notre expérience, le voyage devient tautologie. Plus laborieux sont nos efforts pour élargir notre expérience et plus envahissante se fait la tautologie. Que nous recherchions des modèles de grandeur ou l’expérience d’un autre point de notre globe, nous regardons dans un miroir au lieu de regarder par la fenêtre, et nous n’y voyons que nous-mêmes3.
4Censé procurer la sensation d’un exotisme à la Segalen, le voyage standardisé des touristes leur renvoie simplement l’image tout aussi standardisée d’eux-mêmes en tant que consommateurs ethnocentriques et ignorants. L’omniprésence des endroits funéraires parmi les sites touristiques vient rappeler que le monde entier est un gigantesque cimetière et que le promeneur marche toujours sur des tombes. En tant qu’autoportrait universel, le crâne participe de la dimension tautologique évoquée par Boorstin : chacun peut y voir le symbole transparent de l’individu réduit à son essence physique, l’aboutissement concret du parcours de vie de chacun, assimilable à un voyage. C’est en quoi le motif majeur de la Vanité demeure apte à éveiller quelque velléité métaphysique même chez les béotiens, qui y trouvent une satisfaction inattendue à leur narcissisme : « Le tableau de Vanité, inversant le trait du regard, regarde celui qui le voit4. »
5Parce qu’il préserve l’image des individus vivants par-delà les siècles, l’art pictural semble un moyen de choix dans la vaine tentative universelle de surmonter la mort :
Il y a neuf cents ans les Sarrasins s’emparèrent de Gênes et la pillèrent, mais au siècle suivant Gênes et Pise conclurent une alliance offensive […]. Des descendants de certaines de ces orgueilleuses familles habitent encore les palais de Gênes, et on peut retrouver sur leurs visages une ressemblance avec les tristes chevaliers dont les portraits sont suspendus dans les salles imposantes, et avec les beautés boudeuses au regard joyeux dont les originaux sont devenus cendre et poussière depuis de nombreux siècles. (VI, p. 144)
6Le désir d’éternité passe par la forte ressemblance entre le modèle et sa représentation, d’où l’importance centrale de la mimesis dans les critères de « Twain ». Le fiasco patent de ses propres productions picturales atteste cependant des limites d’une telle approche et le délabrement de nombreux chefs-d’œuvre relativise la permanence de l’image. Derrière la mise au jour de la vanité des ambitions picturales se lit un questionnement réflexif sur l’entreprise auctoriale : « La littérature a pris l’habitude de se voir et de se questionner dans le reflet altéré que lui offre la peinture5. » On retrouve dans l’attraction inconsciente pour l’esthétique de la Vanité chez la persona quelque chose d’un désir de mort que Francis Ponge semble percevoir dans la condition humaine et au-delà : « […] la moindre nature morte est un paysage métaphysique. Peut-être tout vient-il de ce que l’homme, comme tous les individus du règne animal, est en quelque façon en trop dans la nature : une sorte de vagabond, qui, le temps de sa vie, cherche le lieu de son repos enfin : de sa mort6… » Frappante est la ressemblance entre le voyageur de Ponge en quête de sa dernière demeure et « Twain », amateur d’art, travaillé par la mort, qui se considère lui-même comme un vagabond dans Ascensions en télescope. Son œuvre hérite du xviie siècle européen sa fascination pour l’imbrication de l’esthétique et du macabre mais elle doit aussi beaucoup à des préoccupations américaines de la même époque, exprimées dans un style caractéristique de la relation contradictoire entre la solennité du message et l’exubérance du vecteur :
Le souci de joindre les contraires en couples inattendus fait donc apparier la mort et le plaisir. Il faut retenir, en outre, la complaisance du poète puritain vis-à-vis du trépas. L’agonie devient un spectacle qui fait diversion, détournant l’homme de ses angoisses grâce à la fascination qu’elle opère7.
7Les nombreuses digressions qui interrompent le fil chronologique de la narration peuvent donner au voyage organisé des airs de promenade méditative où l’auteur se laisse aller à des confidences et entrevoir une motivation plus intime à son projet. Son autoportrait ne consiste pas seulement en la composition d’une image préexistante de lui-même et qu’il s’efforcerait de reproduire. Les références et matériaux hétéroclites suggèrent qu’une grande part de son personnage repose sur un inconscient qui affleure çà et là au gré des aventures et de l’écriture. Le contact avec le passé parfois lointain des régions visitées résonne avec celui des souvenirs qui font alors surface, dénotant leur influence dans la structure mentale de l’autoportraitiste. En repoussant les limites de l’autocensure qui, dans le contexte réaliste, tendrait à exclure tout élément non directement relié au voyage, l’auteur révèle que ce dernier est aussi un moyen d’exploration de sa psyché et que cet aspect prévaut à toute approche exclusive de l’écriture. La (re)découverte de son histoire va de pair avec celle du passé universel ; cette aspiration relève d’une nécessité intérieure et revêt des allures utopiques : « L’interrogation d’identité contribue à la constitution de l’identité, grâce à la recherche et reprise, en appel, des expériences de vie ; accompagnement en sourdine du présent, commentaire perpétuel, le passé du souvenir n’est pas irrévocable [… ]8. » Au voyage touristique, résolument tourné vers l’avenir et ses promesses de satisfaction du plaisir, s’oppose le mouvement rétrograde de la remémoration. Pour « Twain », ce travail régressif n’implique pas l’idéalisation du passé, marqué singulièrement par l’esclavage ; l’enfance porte en elle les germes de son imaginaire, mais son œuvre n’est pas nostalgique, même lorsque la réalité vient détruire les idéaux de sa jeunesse :
Il y a le lac de Tibériade et la mer Morte. Ni l’un ni l’autre n’atteignent 20 milles de long sur 13 milles de large. Et pourtant quand j’étais à l’école du dimanche je pensais qu’ils avaient 60000 milles de diamètre.
Les voyages et l’expérience déparent les plus belles images et nous dépossèdent des traditions les plus chères de notre enfance. Bien ; qu’elles disparaissent. J’ai déjà vu l’empire du roi Salomon se rétrécir à la dimension de l’État de Pennsylvanie ; je suppose que je peux supporter la réduction des mers et du fleuve. (VI, p. 453)
8Au regard des immenses attentes suscitées par l’imagination, la réalité décevante et étriquée requiert une distance ironique. Les trucages des supercheries touristiques valent pour leur qualité spectaculaire et deviennent la métaphore de l’écriture, dont l’auteur affiche plus ou moins nettement les procédés dans sa démarche volontiers parodique :
La littérature peut ainsi être considérée comme foncièrement réflexive, car « le dévoilement du procédé », appliqué à l’œuvre littéraire elle-même, conduit à la parodie réflexive. […] à l’intérieur du roman, la métafiction constitue une réaction au besoin de miner consciemment par la parodie les conventions de la fiction devenues automatiques et artificielles, afin de leur faire perdre leur caractère familier et de créer des formes nouvelles, plus authentiques. En tant que stratégie littéraire, la parodie se propose de briser des normes à présent envisagées comme des conventions9.
9Le style de « Twain » est suffisamment réaliste pour séduire le grand public, a priori peu friand d’expérimentations narratives. Son récit de voyage suit les codes du genre tout en incluant sa part de critique métatextuelle. Grimes devient ainsi le responsable emblématique de la mythification des attractions touristiques et de la standardisation des commentaires relatifs à ces dernières. L’instabilité du point de vue du narrateur n’empêche pas l’évocation cohérente de l’univers tangible. Elle reflète et rend accessible à un lectorat populaire la notion moderniste de la subjectivité dans la perception du monde. En montrant que celui-ci ne se distingue de sa représentation que de façon problématique, « Twain » suggère malicieusement que toute tentative de rendre compte du réel s’apparente à l’écriture de soi. Dans ce jeu spéculaire, le récit contient une représentation de l’écrivain et se construit à l’image de la réalité, qui révèle ainsi sa nature textuelle :
La métafiction n’abandonne pas « le monde réel » pour les plaisirs narcissiques de l’imagination. Elle réévalue les conventions du réalisme de façon à découvrir, à travers son propre reflet, une forme de fiction pertinente et compréhensible dans le contexte culturel du lectorat contemporain. En nous montrant comment la fiction littéraire crée ses mondes imaginaires, la métafiction nous aide à comprendre comment notre réalité de tous les jours est tout aussi construite, tout aussi « écrite »10.
10Bien avant la systématisation de la problématique métatextuelle et égocentrique à présent couramment associée au postmodernisme, l’œuvre de voyage de « Twain » apparaît comme l’autoportrait d’un auteur écrivant l’ekphrasis d’un monde-texte qui n’existe que par sa description. Le dévoilement des procédés s’ajoute à la liste des artifices qu’il prétend dénoncer pour conjurer de façon ludique et utopique la sensation de trahison de l’innocence inhérente à l’avancée dans la maturité, inexorable, et dont le voyage constitue l’expérience métaphorique.
Notes de bas de page
1 F. Chenet, « L’art sarcophage ou la place de l’autre dans la relation de voyage », p. 149.
2 G. Gusdorf, Lignes de vie 2, p. 119.
3 D. J. Boorstin, L’Image, p. 179.
4 J. Darriulat, « Vanité de la peinture et peintures de Vanité ».
5 D. Bergez, « Perspectives et lignes de fuite », p. 4-5.
6 F. Ponge, « De la nature morte et de Chardin », Art de France, n° 3, 1963, cité par M. Théron, Initiation à l’art, p. 152.
7 D. Royot, L’Humour américain, p. 48.
8 G. Gusdorf, Lignes de vie 1, Les écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 11.
9 « Literaturecan thus beseen as inherently self-conscious, for “laying bare the device,” whenapplied to the literary work itself, results in self-conscious parody. […] metafiction represents a response within the novel — to a need for self-conscious parodic undermining in order to “defamiliarize” fictional conventions that have become both automatized and inauthentic, and to release new and more authentic forms. Parody, as a literary strategy, deliberately sets itself up to break norms that have become conventionalized. » (P. Waugh, Metafiction, p. 65)
10 « Metafiction does not abandon “the real world” for the narcissistic pleasures of the imagination. What it does is to re-examine the conventions of realism in order to discover — through its own self-reflection — a fictional form that is culturally relevant and comprehensible to contemporary readers. In showing us how literary fiction creates its imaginary worlds, metafiction helps us to understand how the reality we live day by day is similarly constructed, similarly “written”. » (P. Waugh, « What is Metafiction and Why are They Saying Such Awful Things About it ? », p. 53)
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