Introduction
p. 6-13
Dédicace
À la mémoire de mes parents, Ugo et Anna Frigerio.
Texte intégral
1En 1849, Amédée de Noé, le prolifique dessinateur et caricaturiste qui signait son abondante production du pseudonyme de Cham, publiait dans le Charivari « Proudhon en voyage ». On y voyait, sur cinquante-six images, le philosophe, journaliste, agitateur et révolutionnaire, binoclard et distrait, le nez en l’air, voyager aux quatre coins du monde, connu et inconnu. Aux prises avec des contrefacteurs en Belgique, se prenant pour Guillaume Tell en Suisse, Proudhon — l’ennemi déclaré de la famille — s’y fait poursuivre par une famille d’ours en Russie et découvre en Chine que « la propriété du cerf-volant, c’est le vol ». Cham fait vagabonder son Proudhon jusque sur la lune, où il rencontre des lunatiques qui « n’ont aucun bien au soleil » et finit, animé par une pulsion irrésistible, par recouvrir la face visible de Sélène de ses slogans les plus connus, à l’intention des terriens éberlués1.
2La transformation du père putatif de l’anarchisme français en une espèce de Tintin globe-trotter avant la lettre, devenu chantre péripatétique de la révolution, atteste à la fois de l’importance du personnage dans la vie politique de son époque et de la vision pour le moins critique que l’on pouvait avoir parmi le grand public (ou alors dans la grande presse) du personnage et de son parcours. Autodidacte, s’étant construit lui-même une culture n’ayant que fort peu à voir avec celle que les institutions réservaient à la partie toujours limitée de la population censée pouvoir y accéder, Proudhon représentait un courant particulièrement remuant de ce qu’à l’époque on appelait par le terme passe-partout de « socialisme », en formation et déjà en pleine diversification dans les années 1840. De lui, on se souvient surtout de nos jours en raison des attaques particulièrement virulentes que lui a réservées Karl Marx, répondant par son pamphlet Misère de la philosophie (1847) à l’ouvrage de Proudhon Philosophie de la misère (1846). Mais au-delà de cet éreintement très partial, les idées de Proudhon ont continué et continuent encore d’animer le débat politique, parfois des manières les plus improbables. Ainsi, on a pu avoir un proudhonisme de droite, à la sauce Action Française, vivace aussi à l’époque de Vichy2, et on peut de nos jours noter un regain d’intérêt pour l’homme et ses idées dicté par la forte présence médiatique de Michel Onfray, qui se dit et s’affirme régulièrement libertaire et proudhonien. Toujours donné pour mort et dépassé, le philosophe de Besançon revient sur scène à intervalles espacés mais réguliers, surtout lorsqu’on s’y attend le moins.
3Issu d’un milieu paysan, proche des petits artisans, Proudhon a pu être considéré dans l’histoire du mouvement anarchiste comme une « figure de transition entre l’idéalisme de Godwin et l’engagement social de Bakounine3 ». Au-delà d’une critique acerbe de l’autorité sous toutes ses formes (à l’exception des rapports entre les sexes, la place de la femme restant pour lui surtout au foyer), son activisme se manifesta principalement dans le domaine économique, qui, dans son analyse, prime largement tous les autres et notamment le politique, simple concrétisation de rapports économiques sous-jacents. Le célèbre slogan « la propriété, c’est le vol4 », qui contribua tant à sa réputation, bonne ou mauvaise, et auquel on réduit parfois arbitrairement sa pensée, s’adressait en réalité à la grande propriété, responsable des inégalités sociales. Ainsi que le résume succinctement Maitron, « Proudhon s’est prononcé contre la propriété (source de revenus sans travail) et pour la possession (droit des petits exploitants aux produits du sol qu’ils cultivent)5 ». Sa tentative principale de réaliser dans les faits ses théories sera la fondation, début 1849, de la Banque du Peuple, premier exemple de banque coopérative, « utopie concrète6 » qui durera à peine deux mois, fondée sur la mutualité et l’élimination de l’intérêt. Politiquement, ennemi de tout centralisme, Proudhon développe une théorie fédéraliste dont l’influence ultérieure sur le développement du projet européen sera profonde, si ce n’est toujours immédiatement évidente, notamment à travers la lecture que fait de lui Denis de Rougemont7. Son projet social tourne donc autour de deux pôles : « L’idéal de justice absolue, qui est celui de Proudhon, comporte égalité et liberté. L’égalité se réalisera par le mutuellisme, la liberté par le fédéralisme […]8 ».
4Proudhon est également le contemporain de l’âge de plus grand développement du roman, ce milieu du dix-neuvième siècle qui a vu les fureurs du romantisme se battre contre le réalisme naissant et qui a été témoin du développement extrêmement rapide du roman-feuilleton, véhicule populaire d’un genre dont le succès ne se démentira plus jamais : le roman historique. L’analyse proudhonienne, qui s’efforce de prendre en compte tous les aspects de la société, ne peut se montrer indifférente aux développements qui s’opèrent dans le monde littéraire, et cela d’autant plus que bon nombre des grands noms de ce milieu — Lamartine, Hugo, Dumas, Sue… — jouent un rôle souvent central dans la vie politique, ou tentent de s’y tailler une place. Le projet de Proudhon, qui vise une remise générale des pendules à l’heure, une révision totale du fonctionnement de la société où public et privé se retrouvent indissolublement liés, prend volontiers chez lui la forme d’un discours édifiant, au sein duquel le politique et le culturel se retrouvent sous l’égide de la morale :
Mais il n’y a plus ni morale ni justice ; il n’y a point de certitude du droit et du devoir : le juste et l’injuste sont confondus, indiscernables. Je vous défie de me dire en quoi consiste l’outrage aux mœurs, l’adultère, le parjure, le vol, la banqueroute et l’assassinat ; de me définir l’usure, l’accaparement, la coalition, la concussion, la corruption de fonctionnaires, la fausse monnaie : avec la liberté des feuilletons, des discours, des tableaux, des danses ; avec la liberté du commerce et de l’industrie ; avec l’arbitraire des valeurs et la vénalité des charges ; avec les circonstances atténuantes ; avec la liberté d’association, de circulation, de donation ; avec le travailleur libre et la femme libre ! Non que je veuille, prenez-y garde, inculper la liberté ; je dis seulement que, sous la Charte de 1830, notre liberté, n’ayant ni lest ni boussole, est celle de tous les crimes, et notre ordre social une parfaite dissolution9.
5Or, en dépit des apparences, il se trouve que ce doctrinaire qui ne se sentait pas gêné d’affirmer : « L’histoire et le roman n’ont d’attrait pour moi qu’autant que j’y retrouve, comme dans notre immortelle révolution, les aventures de l’idée10 », celui que Barbey d’Aurevilly — au moins aussi réactionnaire que Cham — appelait « cet égalitaire absolu qui, dans le monde de rêves construit par sa pensée, ne veut pas même de grands hommes, de supérieurs par le génie », ou mieux encore, « l’homme le moins artiste qui ait certainement existé11 », avait plus en commun avec les feuilletonistes qu’il n’aurait jamais voulu l’admettre. Les écrivains des quotidiens et Proudhon, également prolifiques et lestes de leur plume, ont fait l’objet d’attaques sensiblement croisées de la part tant de la gauche — qui leur reprochait un manque fondamental de cohérence et des attitudes bourgeoises — que de la droite, qui les taxait d’irréalisme, d’absurdité et leur reprochait d’avoir un sens déplorable de l’esthétique. Cela suffit-il pour tracer des convergences de fond ? Guère. Mais cela peut aider à y voir un peu plus clair lorsqu’on se penche sur la question de l’histoire, qui est à la base des préoccupations des deux ; qu’il s’agisse de la manière de la faire — but premier — ou de la façon de la représenter, et à quelles fins exactes. Car Proudhon sait bien que c’est par la narration que l’histoire existe, et que s’il veut la voir « se dérouler suivant ses lois propres avec la précision d’un syllogisme12 », ainsi qu’il l’aimerait, il convient non seulement d’établir clairement ces lois, mais de se soucier aussi de la façon dont celles-ci seront propagées. Car les mots peuvent créer la réalité. Pendant l’époque qui est la sienne, narration historique et narration romanesque avancent la main dans la main, indissociables, souvent faciles à confondre, et le roman historique est le maître incontesté de la presse quotidienne.
6L’activité politique et philosophique de Proudhon va de pair avec une carrière journalistique qui se fait au travers de quatre quotidiens qui n’en font en réalité qu’un seul. Le Représentant du Peuple, Le Peuple, La Voix du Peuple et Le Peuple de 1850 paraissent sur un arc de trois ans, entre 1847 et 1850, avec quelques interruptions de longueur variée entre les changements de titres, dus aux interdictions et aux avanies qui pleuvent sur la tête de Proudhon et de son équipe. « Il faudrait une page pour relater les saisies et les condamnations du Peuple », dit en minimisant Henry Izambard13. Le Représentant du Peuple publie 110 numéros. Son tirage oscille entre 20 000 et 60 000 exemplaires. Le Peuple connaît 206 numéros. Son premier tirage est de 40 000 exemplaires et passe ensuite entre 60 000 et 100 000. Des quatre journaux, ce sera celui le plus durement frappé par le pouvoir : « les rédacteurs et contributeurs n’ont cessé d’accumuler les procès, les peines de prison et les amendes14 ». La Voix du Peuple publie 224 numéros. Sa position éditoriale « encourage la fusion de la gauche républicaine, de la Montagne et des divers courants socialistes ; [elle] appelle à élargir la base sociologique de la gauche en incorporant des éléments de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie progressistes ». Le Peuple de 1850 ne sort que 33 numéros. La participation de Proudhon y est moindre, surtout, mais pas exclusivement, du fait qu’il est en prison. « La fin du Peuple de 1850 marque aussi l’éclatement du noyau dur de Proudhon et de ses amis-disciples15 ».
7La petite histoire dit que tout d’abord, Proudhon n’aurait pas manifesté l’enthousiasme le plus débridé à l’idée de se lancer dans l’océan — ou dans le marais — de la presse, hebdomadaire ou quotidienne, domaine en croissance exponentielle à cette époque. Il aura fallu l’apparition à sa porte d’un quatuor de typographes « armés de fusils », exigeant « qu’il intervienne publiquement sur la situation politique », pour qu’il se décide. Mais s’il n’a pas eu lui-même l’initiative de créer Le Représentant du Peuple, sous peu, ses articles y dominent : « [s]es cibles favorites sont le gouvernement provisoire, les Ateliers nationaux, les républicains excessivement crédules quant aux bienfaits du suffrage universel, les partisans de la Pologne, les écrivains et artistes contemporains, etc. 16 ».
8C’est sur ce dernier groupe (positionnement révélateur), et sur ses productions — en premier lieu celles qui paraissent dans les pages mêmes des feuilles proudhoniennes — que se penchera cette étude. Car si visiblement les écrivains et les artistes ne viennent pas, tant s’en faut, en tête de liste dans les préoccupations du philosophe, le socialisme de l’époque ne peut se passer de formuler aussi une politique culturelle. Politique qui se construit à la fois à travers une réflexion théorique et des prises de position parfois tapageuses, et une pratique concrète d’écriture, les deux n’étant d’ailleurs pas, dans le cas des publications de Proudhon, portées par les mêmes personnes. Nous approfondirons donc tout d’abord les rapports de Proudhon avec la création littéraire, pour analyser ensuite les discours tenus dans ses journaux sur l’envahissement progressif de la sphère culturelle par le roman-feuilleton et — en réaction — la théorisation d’un « bon » feuilleton susceptible de contrecarrer les influences négatives portées par la production commerciale. Ces visions seront ensuite comparées aux textes de nature littéraire qui paraissent effectivement dans Le Peuple. L’un d’entre eux en particulier, le roman historique Le Mont Saint-Michel, nous servira de voie royale pour entrer plus à fond dans la question des rapports conflictuels, jamais entièrement résolus, entre l’Histoire avec un grand « H » — domaine dont les frontières restent floues à l’époque — et le roman historique, ce genre bâtard qui domine résolument le champ en construction de la littérature « populaire ». Terme, ce dernier, compris ici à la fois dans son acception neutre — roman beaucoup lu — et militante — roman à l’usage du peuple17. Le sujet central de ce roman nous fournira l’occasion de tenter une étude comparative qui nous permettra d’explorer comment un même sujet peut être traité et présenté dans un ouvrage se voulant historique, dans des romans et dans un texte de nature autobiographique, pour en élucider les stratégies et les qualités propres.
9Dans ces années 1840 qui voient le triomphe du roman-feuilleton sous l’impulsion irrésistible de ses deux grands prêtres, Alexandre Dumas et Eugène Sue, signalant les débuts de cette « ère médiatique » qui continue de dominer notre régime culturel contemporain, l’analyse de ces discours et la mise en lumière de leurs implications — politiques ou littéraires, ou comme c’est souvent le cas les deux en même temps — revêt à nos yeux un intérêt encore très actuel.
Notes de bas de page
1 Cette histoire a été recueillie avec bon nombre d’autres dans le fort volume édité par David Kunzle, Cham. The Best Comic Strips and Graphic Novelettes. 1839-1862. (Jackson, University Press of Mississippi, 2019).
2 Voir sur cela l’article de Georges Navet, « Le Cercle Proudhon (1911-1914). Entre le syndicalisme révolutionnaire et l’Action française », dans Mil neuf cent, no 10, 1992, Proudhon, l’éternel retour, p. 46-63, et en général l’ensemble de ce numéro entièrement consacré au philosophe. Doi : <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/mcm.1992.1057>, disponible en ligne : <https://www.persee.fr/doc/mcm_1146-1225_1992_num_10_1_1057> (consulté le 15/02/2021).
3 Domenico Tarizzo, « [F]igura di transizione, fra l’idealismo di Godwin e l’impegno sociale di Bakunin », L’Anarchia. Storia dei movimenti libertari nel mondo, Milano, Mondadori, 1976, p. 29.
4 « Pourquoi donc à cette […] demande : Qu’est-ce que la propriété ? ne puis-je répondre […] C’est le vol, sans avoir la certitude de n'être pas entendu […] » (Qu'est-ce que la propriété ? Premier mémoire. Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, Paris, Lacroix, 1873 [1840]).
5 J. Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, Tome 1, Des origines à 1914, Paris, Maspero, 1983, p. 33.
6 D. Tarizzo, Op. cit., p. 31.
7 Sur le fédéralisme de Proudhon, on peut conseiller l’article de Dimitrios Karmis, « Pourquoi lire Proudhon aujourd’hui ? Le fédéralisme et le défi de la solidarité dans les sociétés divisées », Politique et Sociétés, 21(1), 2002, p. 43-65. Disponible en ligne : <http://id.erudit.org/iderudit/040300ar> (consulté le 08/03/2021).
8 J. Maitron, Op. cit., p. 37.
9 Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire. Pour servir à l’histoire de la révolution de février, Paris, Garnier, 1851, p. 58.
10 Ibid., p. 143.
11 J. Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les hommes. Sensations d’art. Paris, L. Frinzine et Cie, éditeurs, 1886, p. 2, 4.
12 Les Confessions d’un révolutionnaire, Op. cit., p. 117.
13 La presse parisienne : statistique, bibliographique et alphabétique de tous les journaux, revues et canards périodiques nés, morts, ressuscités ou métamorphosés à Paris depuis le 22 février 1848 jusqu’à l’empire. Paris, Krabbe, 1853, p. 131.
14 Ibid.
15 E. Castleton, « Pierre-Joseph Proudhon, seul contre tous. Le Représentant du Peuple, Le Peuple, La voix du Peuple, Le Peuple de 1850 », dans Th. Bouchet, et al., Quand les socialistes inventaient l’avenir. 1825-1860, Paris, La Découverte, 2015, p. 278-292.
16 Ibid., p. 279.
17 Pour qui voudrait approfondir ces débats, le volume incontournable demeure celui des actes du colloque des 18-19-20 mars 1986 organisé par le Centre de recherches sur les littératures populaires de l’université de Limoges, Littérature populaire. Peuple, nation, région (Limoges, TRAMES, 1988). Mentionnons encore l’ouvrage Production(s) du populaire (Limoges, PULIM, 2004) et Le Roman Populaire en Question(s) (Limoges, PULIM, 1997).
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