Romance de Galaad de la Vallée Sombre
p. 181-201
Texte intégral
11.
On reviendra maintenant à messire Galaad1. En estimant vaines les choses de ce monde, il s’établit sur un col où il mena une vie bien dure. Un ange de Dieu descendait chaque jour sans faute au coucher du soleil pour lui apporter sa nourriture, alors que son cheval paissait.
22.
Un jour qu’il était devant sa cellule, son épée à la main, il vit une demoiselle qui venait vers lui ; elle fuyait quelqu’un en poussant de hauts cris, elle s’approchait en disant : « Hélas ! Pauvre de moi ! Mon père est mort et moi je suis bannie. J’implore ta merci, mon frère, sauve-moi de la mort ! »
33.
Hardi, messire Galaad lui répondit en disant : « Dis-moi tout, noble demoiselle » et elle reprit : « Je le jure devant Dieu, mon sort est à plaindre, puisqu’un chevalier félon, c’est la vérité, m’a prise en chasse depuis trois jours, pauvre de moi. Il me suit en galopant furieusement, dans le seul but de me déshonorer. »
44.
Galaad dit : « Si tu ne dédaignes pas mon conseil, demoiselle noble et sincère, tu suivras l’usage des hommes qui servent Dieu : tu diras “paix”. Et ainsi je te jure par le Haut Dieu miséricordieux [vers incompréhensible]. Personne ne te fera honte en te prenant par la force. »
55.
Messire Galaad revint à son ermitage accompagné de cette demoiselle ; il prit son bouclier, mi-parti d’or, et le déposa devant la porte de sa cellule, afin que tout guerrier puisse le voir : inévitablement, en passant par là, on le remarquait2. Aux vêpres, alors qu’il disait ses heures, trois chevaliers arrivèrent en galopant furieusement.
66.
L’un de ces trois mit pied à terre et prit le bouclier de messire Galaad en disant : « Eh, l’ermite qui vis dans cette cellule, toi qui est le gardien de ce col, n’aurais-tu pas vu une demoiselle passer par ici ? » C’était le soir, au moment du coucher du soleil : messire Galaad, chevalier hardi, sortit, son épée à la main.
77.
Il dit tout ce qu’il pensait : « Soyez maudits par Jésus-Christ si vous ne laissez pas partir la demoiselle que vous cherchez. Toutefois, dites-moi la manière et la raison pour laquelle vous la cherchez de la sorte. Si vraiment elle le mérite, il conviendra qu’elle soit tuée. »
88.
L’un des trois commença à dire à Galaad : « Nous la cherchons sans raison. Tu dois la faire sortir tout de suite, nous voulons la tuer pour te porter tort. Jette-la dehors sans plus tarder, fais vite ce qu’on te demande. » Galaad dit : « Il ne serait pas honorable de déshonorer un pauvre frère. »
99.
« Nous sommes les pires canailles, répondit l’un des trois qui s’appelait Robin3, et nous exigeons immédiatement ce qu’on t’a demandé, sinon on te tranchera la tête sur-le-champ. Il n’y a pas de prêtres, de frères, d’ermites, de sonneurs de matines ou de cloches qui tiennent. Jette-la dehors sans attendre, ton prêche n’est pas de mise ici. »
1010.
Galaad répondit en disant : « Même si vous étiez mille et non trois comme vous êtes, même si vous faisiez éclater ma tête, vous ne l’auriez jamais. Infligez-moi le pire dont vous êtes capables. Messieurs, on n’agit pas de la sorte : vous n’êtes pas en train de donner l’assaut à une grande ville4. Le Christ véritable soit notre champion, notre vie soit consacrée à la vérité5. »
1111.
L’un des trois broche le destrier qu’il monte. Grand félon, ce chevalier mit la main à son épée. Alors, messire Galaad ôta rapidement son froc ; le noble chevalier, comblé de toutes les vertus, dit ces mots en son cœur : « Seigneur Dieu, conforte-moi, que je puisse défendre la raison en redressant les torts. »
1212.
Messire Galaad empoigna l’épée bien vigoureusement : il frappa le bouclier du chevalier, qui tomba à terre [comme]6 mort. Le deuxième chevalier venait vers lui en disant : « Chevalier, tu ne t’en sortiras pas, tu cesseras d’être le brigand qui hante ce col. » En voyant le sort de son compagnon, il se sentit perdu7.
1313.
Messire Galaad, guerrier valeureux, empoigna son épée sans tarder et, avec une grande habilité, frappa le bouclier du chevalier, qui tomba presque mort sur le sentier. Alors le chevalier se fit très humble et humblement prit la parole ; il s’adressa à Galaad, en parlant aussi au nom de ses compagnons.
1414.
Il commença à dire courtoisement : « Serviteur du Haut Dieu de vérité, donne-moi tes ordres, car je suis là pour obéir à ta volonté et à ton bon plaisir. » Messire Galaad répondit hardiment en disant : « Chevalier, obéis-moi sans faute, je veux te prier courtoisement de ne pas infliger d’odieux traitement à cette demoiselle. »
1515.
À présent, ces trois chevaliers, très chagrinés, s’éloignent ; ils reprennent aussitôt la route en disant : « On vient de faire bien triste figure, car un petit frère nous a désarçonnés de manière brutale. » Tous les trois ont fait le serment de mourir plutôt que de porter encore un bouclier, une lance et une épée.
1616.
Une fois les trois chevaliers partis, Galaad congédia aussitôt la demoiselle et resta seul sur le col ; en revenant sur ses pas, il fut rejoint par l’ange et il lui dit8 : « Le monde est plein de mécréants ; préserve-moi de la mort par la main des méchants barons qui sévissent sur ce col9. »
1717.
Le lieu où se trouvait l’ermitage de Galaad s’appelait la Vallée Sombre. À la mi-journée, quand le soleil commençait à baisser, passa [par là] un géant très hardi, que tout le monde appelait Fieragras10. Il était le fils du grand Rugìo11, un rejeton de mauvais lignage, et il ne venait sur ce col que pour commettre des méfaits.
1818.
Messire Galaad, à vrai dire, ne l’avait pas aperçu ; alors qu’il se reposait, il entendit des éclats de voix et il dit en son cœur : « Ces traîtres auront trouvé la dame. » À cette pensée, il sortit, son épée à la main ; il regarda autour de lui et il vit Fieragras.
1919.
Celui-ci voulait capturer une demoiselle qui craignait pour sa personne et qui disait : « Hélas, pauvre de moi ! Oh pauvre de moi, que ferai-je ? » Messire Galaad n’hésita pas, il monta à cheval, prit la route et brocha de ses éperons pour aller vite dès qu’il entendit la voix de la jeune fille.
2020.
Il dit à très haute voix : « Fils de bâtarde, la renommée de ton péché court. Maudit soit le jour de ta conception, que ton orgueil soit écrasé12 ! » Quand le géant Fieragras entendit ces mots, il se tourna soudainement et mit la main à son épée, en se recommandant à Mahomet.
2121.
Fieragras n’hésita pas, d’un coup d’épée il blessa le bon messire Galaad en brisant son bouclier et en le faisant tomber grâce à sa force prodigieuse. Et le bon destrier, qui était fort et rapide, tomba à genoux à cause de la violence du coup, mais messire Galaad empoigna solidement son épée et il frappa avec force le géant.
2222.
Le géant ne put supporter ce coup puissant et il tomba à terre, raide mort. Messire Galaad alors, plein de hardiesse, lui trancha la tête au milieu de cette vallée. Et il dit à la demoiselle : « Pour ce qui vient de se passer remercie le vrai Dieu ! Puis hâte-toi de partir, ne reste pas ici. » Et l’heure de l’office sonna.
2323.
Galaad était souffrant. Il disait : « Je me plains parce que j’ai mal. » Il disait encore : « Hélas, je suis seul et abandonné ! Ma force et ma vaillance me font défaut. » Il adressa plein de mots gentils à son cheval et il remercia Dieu le Père, son sauveur, il ôta son heaume puis il s’assit au pied d’une aubépine, ainsi que vous l’entendrez.
2424.
Le chevalier resta endormi au pied de l’aubépine toute une journée, mais l’ange de Dieu ne tarda pas, il vint lui parler en apportant un onguent vraiment parfait dont il se servit pour l’oindre des pieds à la tête13, avant de lui dire de partir sans hésiter vers le royaume du roi Argar ;
2525.
il l’informa qu’il y avait là-bas trois géants qui étaient frères de ce Gras qui, sans l’aide de Dieu et de saints, l’aurait dépouillé et tué sur ce même col : ce géant aurait bien pu le réduire en menus morceaux. « Puisque ces trois-là font outrage à mon honneur, dit l’ange, il faudra porter secours aux chevaliers avant que les chrétiens ne soient exterminés14. »
2626.
Dès qu’il se tourna, messire Galaad se leva et il se trouva sain et frais. Alors il remercia Jésus-Christ et il revêtit son armure ; son destrier s’approcha. Galaad, chevalier hardi, chevaucha en toute hâte et il rejoignit l’ange de Dieu le Père.
2727.
Messire Galaad blessa hardiment [le premier de] ces trois géants qui venaient vers lui. Il le blessa d’un très puissant coup de lance qui transperça son corps et lui infligea une mort infâme. Puis il se mit à frapper les compagnons des géants : il abattit un second individu, puis un troisième qui venait vers lui et aussi un quatrième et il finit par briser sa lance.
2828.
À grande voix le guerrier s’écria : « Mauvaises gens, traîtres, reniez Mahomet et Tervagant, si vous voulez rester en vie15. » Alors s’avança le troisième géant. Il tempêtait, vous allez l’entendre, en disant : « Je jure sur le Dieu mon seigneur [de me venger ?]16 de ce que tu m’as fait. »
2929.
Le frère de Fieragras parlait et s’exprimait ainsi : « Je le jure et je le promets sur la tête du grand Dieu Mahomet : comme tu as abattu deux de mes frères, je ne sais pas pourquoi ni pour quelle raison, je te ferai quitter ce monde en te battant et je prendrai ainsi ma vengeance de ce fait, si dans ce monde j’ai raison17. » Il s’avança et il blessa le chevalier de Dieu.
3030.
Son coup scélérat frappa le bouclier que Galaad portait sur son bras ; le bouclier était solide et de bonne qualité, mais il ne résista pas au coup18. Galaad, chevalier bien malchanceux, saisit hardiment son épée : il frappa le géant d’un coup si violent qu’il le fendit en deux jusqu’à la poitrine.
3131.
Alors commença une grande bataille ; le noble Galaad traversa le champ, puisqu’une autre troupe était sortie, celle des gens du roi de Granosa, dont les barons s’empressaient de l’assaillir. Galaad désarçonna tous ceux qu’il toucha. L’autre géant [, le troisième,] ne pouvait pas résister et il finit noyé dans la mer.
3232.
Ces géants furent anéantis par la volonté de Dieu et du bon Galaad et tous les païens furent tués et démembrés, tout cela grâce à la protection du Très-Haut. Grands et petits s’agenouillèrent en rendant honneur au bon messire Galaad, qui prit alors congé pour revenir à la Vallée Sombre.
3333.
Le bon Galaad se tenait dans sa cellule et il regardait son bon destrier ; c’est alors que l’ange de Dieu lui apporta une nouvelle en lui disant : « Franc chevalier, ton terme est fixé à la fin du jour, au lever des étoiles ; appelle ton destrier et charge-le de tes armes pour qu’il puisse aller à la cour sans tarder. »
3434.
Alors messire Galaad se mit à genoux dévotement ; ses yeux commencèrent à pleurer et son cœur à soupirer. Il parla à l’ange de Dieu en se livrant humblement à lui et en lui confiant ses armes. Et l’ange dit : « Bientôt viendra celui qui doit hériter de tes armes. »
3535.
Ainsi messire Galaad ôta son armure et chargea toutes ses armes sur son destrier, puis il le mena par le frein, chargé qu’il était de toutes les armes, et le bon destrier pleurait abondamment. Quand le cheval allait s’éloigner, Galaad dit : « Va dans la salle, afin que mon père apprenne ma mort. »
3636.
Messire Galaad revint dans sa cellule, il remercia Dieu le Père tout-puissant et, contrit, il se repentit de ses péchés en pleurant. Il se recommanda à la Vierge Marie, et l’ange resta à ses côtés ; messire Galaad soupirait profondément et avec ardeur auprès de l’ange de Dieu et il lui parlait19.
3737.
La mort s’approche, le soleil se couche et les étoiles éclairent la nuit ; messire Galaad cherche son réconfort auprès de Dieu et l’ange vient le conforter : « Nous ne voulons pas t’abandonner. » Galaad trépassa et un ange l’accompagna sans jamais le quitter.
3838.
À présent, je vais vous parler de la sainte dépouille : le corps sans vie resta trois jours dans la cellule, sans que personne au monde ne le sache. Trois bêtes sauvages vinrent le veiller sans interruption dans la cellule et toutes les autres se tinrent aux alentours ; elles arrivèrent si nombreuses qu’elles désertèrent tous les autres lieux où elles se trouvaient20.
3939.
Pendant ce temps, le roi Arges allait chasser à la campagne : par aventure il arriva au col et il vit le grand rassemblement de bêtes. Il dit à ses gens : « Ce grand attroupement est sans doute le signe d’un haut fait. Ce qui m’étonne davantage est d’y voir des bêtes de toutes espèces. »
4040.
Le roi Arges était donc très étonné en voyant tant de bêtes : aussitôt, il mit pied à terre et alors toutes ces bêtes s’écartèrent sur son passage. Le roi Arges entra dans la cellule, accompagné par ses barons ; en regardant [à l’intérieur] il vit quelque chose et il s’aperçut que c’était le corps de Galaad.
Notes de bas de page
1 L’absence de prologue et la formule de transition font supposer qu’il manque une partie du début du texte où, vraisemblablement, on s’arrêtait sur d’autres personnages. Cette strophe peint le portrait d’un ermite ascétique nourri par les anges, trait assez fréquent dans l’hagiographie, tout en situant Galaad, qui ne quitte pas ses armes, dans un lieu de passage dont il semble être le gardien, rôle souvent attribué, dans la littérature et dans le folklore, aux géants contre lesquels Gauvain combattra tout au long du cantare. Voir aussi les strophes 6 et surtout 12 : cette dernière semble suggérer que l’ermite guerrier et le géant représentent les deux pôles, opposés et complémentaires, de la même image de sauvage.
2 L’ermite guerrier maintient les usages de la chevalerie et il annonce par ce geste qu’il est prêt à se battre.
3 Le nom de ce personnage, ainsi que son attitude, ne sont pas sans rappeler la légende de Robert le Diable.
4 Le vers est difficile à comprendre : d’après D. Delcorno Branca, Cantari fiabeschi arturiani, p. 186, il pourrait renvoyer de façon obscure à de grandes villes conquises par le protagoniste.
5 Vers 6-8 : interprétation incertaine, il devrait s’agir de l’invocation qui précède le duel.
6 À la fin de l’épisode, les trois chevaliers quittent vivants Galaad : soit on interprète morto […] per zerto (v. 4) comme une comparaison, soit on admet une maladresse de l’auteur. Les deux hypothèses sont évidemment possibles.
7 Plusieurs possibilités d’interprétation : se tenia diserto pourrait référer à Galaad : « Et le deuxième chevalier venait vers lui : en le voyant, il se senti perdu. Le chevalier disait : “Chevalier, tu ne t’en sortiras pas, tu ne seras plus le brigand qui hante ce col.” »
8 Vers 5 : la logique du discours semble imposer de supprimer le a du vers 5 ou de supposer un dialogue entre l’ange et Galaad.
9 Le vers 7 est corrompu et difficile à comprendre. Autre traduction possible : « Tant que je n’aurai pas battu les méchants barons qui font les brigands sur ces cols » (voir aussi D. Delcorno Branca, Cantari fiabeschi aturiani, p. 187-188).
10 Corruption de Fierabras. Nom d’un chevalier sarrasin dont l’histoire est racontée dans une chanson de geste éponyme en occitan.
11 Encore un nom qui renvoie à Robert le Diable.
12 Vers 2 : interprétation incertaine. Au vers 4, il faut remplacer mio par tuo ou bien traduire : « Tu seras écrasé par mon orgueil. »
13 L’onguent qui guérit les blessures (ou qui permet de voir l’Autre Monde) est un motif lié à la fée dans le folklore. Yvain est guéri grâce à un onguent préparé par la fée Morgue. Dans deux épisodes des Miracles de Nostre Dame par personnages, la Vierge apporte l’onguent qui doit guérir un pénitent malmené par le Diable (Guillaume, Miracle 9, voir l’introduction) ou un martyr (Ignace, Miracle 24).
14 Vers 6-8 : vers difficiles à interpréter. Il faudrait supposer un passage du discours indirect au discours direct et lire scorfo (non attesté) comme une corruption de secorso (voir aussi D. Delcorno Branca, Cantari fiabeschi arturiani, p. 189).
15 Vers 4 : interprétation incertaine.
16 Il manque évidemment une phrase.
17 Le vers 7 mélange les vers 5 et 6, le sens est incertain.
18 Vers 4 : incomplet, interprétation incertaine.
19 Vers 6-8 : interprétation incertaine.
20 Vers 4-8 : interprétation incertaine.
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