Romance de Tristan et Lancelot qui combattirent au perron de Merlin
p. 86-107
Texte intégral
11.
Père éternel, Jupiter plein de grâce où toute vertu demeure et règne, et dont il émane, descendant du lieu suprême, toute vertu durable et digne, sous tes enseignes véritables, tu juges et règnes sur le futur, le passé et le présent. Je te prie donc de m’octroyer la grâce de deviser à propos des nobles chevaliers.
22.
C’est à la saison des branches fleuries que les nobles chevaliers en quête d’aventures, armés comme il se doit, montent sur leurs destriers sellés et partent chercher les joutes dans toutes les contrées. Moi, je suis là pour vous en dire des nouvelles et qui concernent les meilleurs parmi eux, ceux du roi Arthur ; je raconterai comment Tristan et le hardi Lancelot furent blessés tous les deux auprès du perron de Merlin.
33.
Un jour, Tristan de Cornouailles, apprenant que le bon Hector des Mares était en prison, prit ses armes ; ce noble baron monta promptement sur son vaillant destrier et s’en alla tout seul ; il chevaucha dans une vaste forêt sans aucune compagnie ; la nuit tomba et lui, pour se reposer, mit pied à terre et laissa libre son destrier.
44.
Il s’allongea sur son bouclier pour se reposer et, peu de temps après, un autre chevalier, qui était lui aussi en chemin, mit pied à terre, ne souhaitant pas continuer à chevaucher ; mais il n’était pas assez près pour que les deux puissent se voir, surtout que la lumière faisait défaut ; ce chevalier s’allongea près de Tristan : il s’agissait de Palamède le païen.
55.
Palamède se remémora alors Iseut la belle au teint rosé, sans se souvenir de cette fois où, en Irlande, il avait laissé bien des plumes1 ; il ne put pas retenir des propos malheureux. Ne sachant pas que Tristan était à ses côtés, Palamède disait donc à ce moment-là : « Hélas ! Tristan, pourquoi m’as-tu ravi Iseut ? »
66.
Le chevalier païen continuait ainsi : « Tristan, Tristan, si jamais j’arrive à te trouver, je promets au Très-Haut Dieu souverain que tu ne m’échapperas pas : soit tu me priveras de la vie, soit tu te tiendras à l’écart d’Iseut, car je me consume et je ne peux pas trouver de secours : j’ai plus envie de mourir que de continuer à vivre. »
77.
Tristan entendait ces propos et il se disait alors : « Je ne veux pas dire un mot avant de voir le jour qui se lève. Ensuite, ce quidam aura la tête brisée. » Et pendant toute la nuit, sans mentir… Le jour apparut. Alors, tout à coup, Tristan regarda et vit le chevalier encore endormi à côté de son destrier.
88.
Le bon Tristan attendit le réveil du noble chevalier. Tristan dit : « Tu n’es pas le bienvenu. » Palamède alors monta sur son destrier et dit : « Chevalier, tu as commis une grave faute en m’adressant une vilenie sur ce sentier. Je ne sais pas qui t’a envoyé ici à cette heure. » Tristan répondit : « Tu t’es bien trompé à propos d’Iseut. »
99.
Et il ajouta : « Je suis Tristan, celui que tu as tant menacé cette nuit, et ainsi tu es Palamède le païen et il me faut mettre les choses au point : j’écraserai ta fierté. » Palamède répondit alors en criant : « Ô combien je t’ai cherché ! Et maintenant sache bien que je te tuerai ou alors ce sera à toi de me tuer. »
1010.
Tristan répondit : « Cela me convient. » Les nobles chevaliers pleins d’ardeur prirent du champ sans tarder et se tournèrent vivement l’un vers l’autre pour se frapper ; ils échangèrent deux fiers coups qui mirent les deux bons chevaux à genou. Puis les chevaliers hardis prirent leurs bonnes épées étincelantes pour se donner la mort.
1111.
Tristan disait : « Faux chevalier, qui s’insurge par traîtrise, c’est Iseut la belle qui te donnera la mort ; prends ce coup de sa part. » Et il lui assena un coup d’une telle ardeur qu’il le fit presque tomber de son destrier. Il lui cassa le heaume et le bouclier, fendit son armure et ainsi le blessa.
1212.
Palamède accusa ce coup violent, prit son épée et alla vers Tristan ; il lui porta un coup violent qui fit tomber ses armes et fit jaillir aussi son sang ; ensuite il lui dit : « Chevalier plein de vilenie, ce qui compte n’est pas que je puisse sortir vaincu de cette joute, mais le fait qu’elle va coûter la perte d’Iseut chérie à l’un de nous deux. »
1313.
Plein de colère, Tristan empoigna son épée, alla vers lui et se mit à dire : « Chevalier, jamais tu ne pourras rentrer chez toi avec mon consentement. Par amour pour elle, je te promets de te tuer sur ce chemin. » Puis il lui assena un coup sur le heaume qui l’obligea à se replier sur ses arçons.
1414.
Palamède brandit son épée et donna un grand coup à Tristan : il lui fendit l’armure là où il frappa et le blessa sérieusement. Et le bon Tristan lui rendait tous ses coups et même davantage. Palamède semblait succomber, mais les deux perdaient beaucoup de sang.
1515.
Tristan l’aurait tué pour de vrai si un baron n’était pas arrivé. Il les vit combattre et cela lui paraissait inconvenant. Immédiatement, il retint son destrier. Il s’interposa entre eux deux pour apporter la paix et son assistance et c’est ainsi qu’ils se retinrent de frapper. Ce noble baron était Lionel, qui dit aux deux autres : « Arrêtez de combattre. »
1616.
Lionel les connaissait tous les deux. Tristan dit : « On ne pourra pas s’arrêter avant que l’un de nous deux ne périsse ici : pour l’amour de Dieu, chevalier, laissez-nous faire et cette guerre finira, car je la terminerai ici, sur ce chemin. » Lionel ne parvint pas à les séparer assez pour les empêcher de reprendre le combat.
1717.
Lionel disait : « Chevaliers, au nom du roi Arthur, je vous ordonne d’arrêter le combat sous peine de mort et de trahison. » Messire Tristan dit : « Alors, je veux l’entendre, en ta présence, prêter le serment de venir dans huit jours au perron de Merlin pour terminer cette bataille. »
1818.
Ainsi Palamède promit, en lui serrant la main, d’aller à la bataille au perron de Merlin, et tous les deux furent satisfaits ; chacun prit son chemin dans la forêt. Palamède alla panser ses blessures au château de Dinas en Cornouailles. Il resta là plus de sept jours, blessé, accablé de douleur et consterné.
1919.
Palamède disait en son cœur : « Hélas, Tristan, je vais devoir manquer à ma parole : je suis si souffrant et chargé de douleur que je ne pourrai pas reprendre la bataille. Tu m’as tellement terrassé par ta grande valeur que je n’ai plus ni force ni hardiesse. Je n’abandonne pas à cause de la peur ou de la crainte : je ne viendrai pas parce que la vigueur me fait défaut. »
2020.
Lancelot allait en quête d’aventure et il arriva au perron de Merlin. Il l’observa et il vit une inscription gravée en lettres d’or qui disait que, par malheur, sur ce pré devaient s’affronter les deux meilleurs chevaliers du monde : chacun d’eux allait avoir le plus grand mal à rester en vie2.
2121.
Lancelot disait : « Ma foi, je cherche partout les joutes, je ne quitterai pas ce lieu avant d’avoir assisté à cette rencontre. Il s’agit peut-être de mon fils Galaad ou de Tristan, chevalier apprécié. Si jamais ils se battent, je m’interposerai, si Dieu m’aide. »
2222.
Il se mit à attendre assis aux pieds du perron, après avoir attaché son destrier à un pin ; le bon Tristan, qui venait à l’affrontement, vit Lancelot sur le chemin. Il lui cria bien fort : « Chevalier félon » ; il croyait voir Palamède le païen et il ajouta : « Tu me sembles bien gaillard : je ne serai pas couard et je te donnerai la mort. »
2323.
Lancelot se leva et dit : « Chevalier, je ne sais pas pourquoi vous m’avez menacé si rudement. Je ne vous ai pas encore dit un seul mot. » Tristan répondit : « Que tu sois le mal venu ! Désormais prends garde, car je vais te frapper, si Dieu m’aide. » C’est maintenant que la bataille cruelle commence3.
2424.
Lancelot dit : « Je ne peux pas te supporter plus longtemps, car cela me ferait du tort. Je ne sais pas qui tu es, ni d’où tu viens, toi qui me menaces de me causer tant d’ennuis. Avant que tu puisses te vanter, on passera, sans tricher, à l’épreuve de nos lances. » Les nobles chevaliers prirent du champ, autant qu’il fallait pour entamer un combat mortel.
2525.
Comme deux serpents, les chevaliers se retournèrent et chacun alla frapper le bouclier de l’adversaire. Ils échangèrent des coups si violents et si cruels que leurs lances ne résistèrent pas. Dans le combat, les chevaliers vigoureux se blessèrent si cruellement que, malgré eux, ils tombèrent assommés sur le sol, qui fut leur lit.
2626.
Le bon Tristan se leva le premier en disant : « Chevalier, tu ne t’en sortiras pas. » Lancelot ne tarda pas, il se leva sans attendre ; il alla vers son ennemi hardiment et lui assena un tel coup sur la tête, que le bon messire Tristan faillit tomber à terre.
2727.
Messire Tristan prit sa lance et se tourna vers Lancelot mal en point en lui assenant un coup sur le heaume. Ce coup se répercuta dans les épaules et trancha l’armure. Tristan disait : « Chevalier hardi, tu as acquis beaucoup de valeur, mais tu ne pourras pas m’échapper, traître. »
2828.
Lancelot disait : « Dieu Suprême, à toi je me recommande à jamais contre ce chevalier malveillant et méchant qui m’a appelé traître. » [Et à Tristan :] « Je n’ai d’autres désirs que de t’obliger à te repentir dans la douleur. » Il frappa dans le bouclier qui protégeait Tristan, déchira encore plus son armure et le blessa.
2929.
Tristan disait : « Pour sûr, tu ne pourras pas t’en sortir, chevalier : il sera inutile de montrer ta valeur, car je te tuerai de mon épée. » Avec cette arme, il assena un tel coup à Lancelot qu’il fit couler son sang sur le sol. Et il continua : « Prends ce coup de la part de la reine, aujourd’hui, c’est à cause d’elle que ta vie devient misérable. »
3030.
Lancelot (qui, à cause du coup puissant qu’il a reçu, se recommande à Dieu) entendit ces mots et répondit : « Je veux mourir par amour pour elle. » Il porte sa bonne épée derrière ses épaules prenant l’élan pour assener un coup si violent que Tristan, qui ne peut pas éviter une blessure, saigne à flot. Ils combattirent l’un contre l’autre tant qu’il ne resta presque plus rien de leurs armures.
3131.
Ils s’accordèrent pour prendre une pause, en échangeant des regards d’ours excités4. Ils allèrent se mettre chacun de son côté et s’appuyèrent sur leurs épées. Lancelot commença à dire : « Baron, puisqu’on en est arrivés là, s’il te plaît, je voudrais savoir ton nom, et te dire le mien. »
3232.
Tristan répondit : « Je te le ferai connaître, si tu ne le connais pas déjà, avec mon épée. Dépêche-toi donc, faux chevalier, revenons au duel, c’est ma volonté, et de bonne foi, je te ferai mourir. Dépêchons-nous et ne restons plus là à attendre. Aujourd’hui, c’est le jour où tu détesteras la reine que tu as défendue avec tant d’empressement5. »
3333.
C’est ainsi que les chevaliers recommencèrent à lutter tout en s’adressant des reproches. Ils se battaient violemment, chacun avait l’épée couverte de sang, ils étaient presque à l’article de la mort et ils continuaient, sans égards l’un envers l’autre ; ils se frappaient à tel point avec leurs épées, qu’il ne restait que peu de chose de leurs armures.
3434.
Lancelot, chevalier adroit, alla hardiment vers Tristan et lui assena un rude coup sur le bouclier ; le vaillant chevalier frappa avec une telle force qu’il fendit la cuirasse et le haubert de son adversaire, en le blessant gravement. À cause du coup que Lancelot lui assène, Tristan se recommande au Sauveur.
3535.
Le coup de ce chevalier étonne fortement messire Tristan, lui faisant dire : « Cette bataille ne ressemble pas à celle de l’autre jour. » Il empoigne son épée à deux mains en se disant alors : « Il t’en impose. » [Et à Lancelot :] « Montre ta puissance et ta valeur : je te ferai mourir dans la douleur. »
3636.
Il assène à Lancelot un coup d’épée qui lui arrache le haut du heaume et le flanque à genoux, puis il lui écrase le visage au sol. Alors messire Tristan dit : « Chevalier, je te battrai. » Lancelot répondit : « Seigneur Dieu, qui est donc cet homme pour être si féroce et si méchant ? »
3737.
Puis il se leva et frappa de son épée tranchante le bon messire Tristan : l’armure n’y put rien, tranchée qu’elle fut par le coup, qui blessa gravement Tristan auquel il dit : « Chevalier vilain, j’écraserai certainement ton orgueil et tu seras privé de la vie. »
3838.
Ils luttèrent vaillamment si longtemps que leurs armures furent mises en pièces. Le bon Tristan de Cornouailles disait : « Chevalier, tes forces ont défailli ; désormais à mes yeux tu ne vaux pas un sou, puisque je vois bien que tu n’aimes pas Iseut. » En entendant ces mots, Lancelot fait un pas en arrière et ne veut plus se battre.
3939.
Lancelot parla en disant : « Chevalier, qu’il te plaise de prendre un peu de repos. » Tristan répondit : « Faisons à ta guise. » Lancelot dit : « Pensez que l’un de nous deux mourra, sur cela je ne mens pas ; qu’il vous plaise donc, seigneur, de me dire votre nom, et je vous dirais qui je suis et quelle est ma condition. »
4040.
« Chevalier, néanmoins, pourquoi plaisantez-vous ? Vous semble-t-il qu’on soit en si bons termes ? Mais avant que vous vous sépariez de moi, je vous dirai mon nom et comment on m’appelle. Vous souvenez-vous de ce tournoi en Irlande où vous portiez deux épées au flanc et à votre grand dépit je vous obligeai à en quitter une ? Eh bien, à présent, vous êtes à ma merci. »
4141.
Il parla encore ainsi : « Je suis Tristan, si jamais tu ne te souviens pas bien de mon nom. Et toi, tu es donc Palamède le païen, et il faut que je te charge comme une bête de somme. » Lancelot, en entendant l’excellent seigneur, enleva son heaume et lui montra son visage en disant : « Lancelot est ton prisonnier. À présent, je me rends à ton vouloir, baron. »
4242.
En reconnaissant Lancelot, Tristan jeta son épée et s’élança pour le prendre dans ses bras en disant : « Mon frère, sage baron, allons-nous reposer quelque part. » Ils allèrent tout de suite au château de Dinas où ils trouvèrent Palamède en train de se soigner ; et tous les trois se réconcilièrent courtoisement à jamais. Que Dieu nous guide vers la gloire éternelle !
43Amen.
Notes de bas de page
1 Le conteur évoque le tournoi de la Lande du Tristan en prose.
2 Jusqu’ici considéré comme un simple lieu de rendez-vous, le perron semble retrouver sa valeur de lieu magique et prophétique.
3 Or(a) : « tout de suite » ou « maintenant » (Vocabolario della Crusca, 4e édition : « Avverb. di tempo presente, e vale Adesso, In questo punto. Lat. nunc, modo »). Dans ce cas, le conteur semble annoncer à son public, non sans emphase, que c’est à ce moment de son récit que commence le duel qui est le sujet du cantare.
4 L’image de l’ours, animal sauvage et lubrique, brûlant de passion, est une représentation des deux chevaliers persuadés de combattre pour la même femme, dont l’effet comique est vraisemblablement voulu par le conteur.
5 Mal veduta : interprétation incertaine ; essere malveduto : « être détesté » ou « maltraité ». L’adversaire de Tristan détestera son amour pour la reine, qui va causer sa mort.
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