Introduction
p. 7-29
Texte intégral
1Le public des grandes villes marchandes de l’Italie médiévale se passionnait pour les aventures des paladins de Charlemagne et des chevaliers de la Table Ronde. La large diffusion du cycle carolingien et du cycle breton dans le nord-est de la péninsule et en Toscane à partir du xiiie siècle trouve ses témoins les plus connus avec la littérature franco-italienne1 et les traductions du Tristan en prose2. Très tôt, dans cette production foisonnante, on remarque la tendance au remaniement des légendes carolingiennes et arthuriennes et l’insertion d’épisodes originaux ; parallèlement, à côté des grandes compilations, vraisemblablement destinées à la lecture, apparaît une production essentiellement orale, en vers, qui s’adresse à un public hétérogène, mais le plus souvent inculte. Cette poésie, jouée sur les places les jours de fête, prit le nom de cantari.
2Dans la seconde moitié du xive siècle, on appelle cantare un récit en huitains, chanté ou psalmodié par un conteur qui répartit parfois son histoire en deux ou trois épisodes, dont chacun dépasse rarement les quarante ou cinquante strophes.
3On présente ici un corpus de cantari, en édition bilingue, dont les personnages renvoient, lato sensu, à la tradition arthurienne : comme on le verra, il est relativement rare que le conteur vulgarise un épisode puisé dans les compilations italiennes en prose. Il puise plutôt à une tradition orale qui adapte des schémas de conte populaire dans un décor arthurien. L’ensemble des contes folkloriques offre en effet des canevas narratifs largement exploités par les auteurs de cantari. Cependant, la question des sources de nos auteurs est encore largement débattue et doit être discutée au cas par cas ; cette première traduction française pourra y apporter une petite contribution, tout en rendant accessible à un large public des textes qui, assez méconnus de nos jours, sont pourtant la trace d’une forme de spectacle dont le succès, la durée dans le temps et la diffusion ne font aucun doute et influencèrent pour une part les poèmes chevaleresques de Luigi Pulci, Matteo Maria Boiardo et de l’Arioste.
4Comme on le voit dans le présent recueil, il arrive très souvent qu’on ne dispose pour chaque texte que d’un seul manuscrit3, parfois de mauvaise qualité, qui doit être considéré comme l’enregistrement d’une performance4 d’abord orale et gardant de cette oralité plusieurs traces évidentes : notamment le souci de brièveté5, une métrique souvent irrégulière et quelques procédés mnémotechniques, telles la tendance à la répétition, les chevilles, la reprise du dernier mot d’une strophe au début de la suivante. D’ailleurs, la nature orale et l’exécution improvisée du genre portent à supposer que le nombre des transpositions écrites qui nous sont parvenues est infime par rapport à la réelle diffusion du cantare.
5L’étude des cantari porte à s’interroger sur l’origine du huitain et sur l’exécution de la performance ainsi que sur le statut social et culturel du conteur. Toutefois, on verra qu’il s’agit de questions qui restent ouvertes. Parallèlement, la recherche des antécédents narratifs impose de ne pas se limiter aux sources littéraires, mais de considérer aussi les rapports entre le cantare et la culture orale, en essayant de dégager dans certains de nos textes les schémas narratifs et les personnages qui semblent révéler une matrice de fond ancrée dans un conte, qui est toujours l’expression d’un mythe ancestral.
Forme et performance
Le huitain
6La forme métrique est destinée à rester solidement enracinée dans la tradition italienne de la poésie narrative : en huitains seront écrits tous les poèmes chevaleresques des xve et xvie siècles, ainsi que les poèmes héroïcomiques des siècles suivants. Son origine a provoqué un long débat critique qui est périodiquement relancé6.
7Si l’on aborde la question suivant les critères de la critique textuelle, un cantare a l’âge de la plus ancienne de ses rédactions attestées7, ce qui fait de Boccace l’inventeur du huitain. C’est en huitains, en effet, qu’autour de 1335, il compose un poème, son Filostrato, qui est une réélaboration de l’histoire de Troïlus et Cressida. À propos des sources écrites qui pourraient lui avoir inspiré le choix de cette strophe, on a tracé un parcours qui aurait son origine dans la lyrique française, introduite en Sicile et à Naples, là où Boccace l’aurait connue8.
8Ce qui paraît certain, c’est qu’à partir de là, le huitain est codifié et débute sa longue histoire dans la littérature. Toutefois, nombre de témoignages indirects attestent de la diffusion orale de cantari avant les transcriptions dont nous disposons : pour ne donner qu’un exemple, le cantare anonyme de Floire et Blancheflor précède d’une vingtaine d’années le manuscrit le plus ancien qui le contient, daté entre 1343 et 13499. Étant donné que tous les cantari connus sont écrits en huitains, il semblerait raisonnable de supposer que le huitain est le mètre du genre depuis ses débuts10. Il est évident que, comme à chaque fois que l’on touche à l’oralité, on manque de documents tangibles, cependant il faudrait peut-être considérer Boccace comme un médiateur entre la tradition savante et une tradition orale et populaire qui employait très vraisemblablement cette forme métrique.
9Il faudra peut-être aussi remarquer que le huitain est le mètre employé très fréquemment dans le bruscello11, représentation liée aux noces et aux fêtes de mai, où les acteurs, autour d’une branche d’arbre décorée, chantent à tour de rôle leur texte sur un amour contrarié, en s’adressant au public. Là aussi, évidemment, nous ne disposons que d’attestations écrites très tardives ; toutefois le bruscello est strictement apparenté au maggio, ce dernier ayant un sujet épique et une forme beaucoup plus théâtrale, avec la mise en scène de dialogues et de batailles. Or, la strophe le plus fréquemment employée dans les maggi est : a8b8b8a8. Cette différenciation métrique entre deux genres très proches, liés aux mêmes rites calendaires mais à l’exécution nettement différente, semble pouvoir suggérer que le huitain était pressenti, et peut-être depuis longtemps, comme la forme d’un monologue narratif mis en spectacle, alors que le quatrain était la forme préférée pour un jeu dramatique à plusieurs personnages12.
Le style oral : topoi et formules
10Malgré sa grande variété de sujets, le cantare garde une structure assez figée : d’abord par sa forme métrique, comme on vient de le voir, puis par une série de topoi et de formules fixes, dont le but est de structurer une matière narrative destinée à l’exécution orale. Il s’agit d’une sorte de bagage rhétorique que le conteur adapte chaque fois à sa performance : invocation initiale adressée normalement à Dieu, à la Vierge, à un saint, mais parfois aussi à une divinité païenne, suivie par le sujet du cantare et par une allocution au public, afin qu’il écoute en silence ; formules de congé qui expriment d’habitude des vœux de bonheur. Quand le cantare s’articule en deux ou plusieurs épisodes, des formules marquent la fin de chacun d’eux en alléguant la nécessité de repos pour le conteur et pour son public ; d’autres formules marquent le début de l’épisode suivant, reprenant souvent l’invocation et en résumant ensuite les derniers événements racontés au cours de la séance précédente. Invocation et congé sont d’ailleurs très codifiés et réapparaissent quasiment identiques dans différents cantari.
11Tous les textes partagent aussi le souci de garder l’attention du public : la séance d’exécution ne doit pas être trop longue, les descriptions sont souvent remplacées par des comparaisons hyperboliques, le pathos s’exprime par le topos de l’ineffabilité13 ; il convient cependant de remarquer que cette tendance à l’exagération, ainsi que les questions rhétoriques et les allocutions au public, semblent solliciter la participation émotive tout autant que le sourire.
12Parmi les topoi du genre, il faut encore signaler la référence à une source écrite, le livre que le narrateur évoque parfois, tout en reprenant souvent des formules de remplissage censées garantir la vérité de son récit.
13Enfin, on trouve dans les cantari tous les procédés mnémotechniques (reprise de vers ou de groupes de vers, anaphores, polysyndète, juxtaposition, etc.) qui caractérisent l’improvisation orale14.
Le conteur
14En italien, canterino désigne l’auteur-exécuteur de cantari. Il s’agit vraisemblablement d’un jongleur dont le répertoire est essentiellement composé de textes appartenant au genre qui nous occupe. Ezio Levi a recueilli un nombre important de documents de nature différente concernant les jongleurs du centre-nord de l’Italie, qui laissent supposer que le statut social de ces artistes était assez varié15. Les communes de Florence et de Pérouse, par exemple, ont engagé des jongleurs et des canterini aux xive et xve siècles, mais il semble évident qu’il devait également exister une multitude de conteurs qui s’exhibaient sur les places de façon beaucoup moins officielle16. Ils devaient avoir une connaissance suffisante des traductions et des remaniements italiens de l’épopée ancienne et française et des romans arthuriens ou, tout au moins, des épisodes qui se prêtaient à être racontés dans un cantare : épisodes circonscrits, plutôt courts, au canevas assez simple17. Il semblerait toutefois que le conteur devait surtout être en mesure de créer une ambiance où évoluaient de façon assez cohérente des personnages prestigieux. Ainsi, héros épiques, paladins et chevaliers bretons pouvaient devenir les protagonistes « d’histoires, fables […] nouvelles ou anciennes18 » : les sources d’un conteur ne se limitaient certainement pas à la littérature, son répertoire appartenait au patrimoine culturel qu’il partageait avec son public, celui d’une culture orale au sein de laquelle il réactualisait ses personnages.
15La plupart des cantari du xive siècle sont anonymes19, la seule exception de taille est celle d’Antonio Pucci, sans doute l’auteur le plus connu, qui semble jouer le rôle de médiateur entre les performances orales des conteurs et l’écriture. Florentin, vraisemblablement né en 1309 et mort en 1388, il travailla pour la commune dont il fut pendant plusieurs années le crieur. C’est donc probablement en spectateur qu’il fréquentait la place San Martino, théâtre des exhibitions des conteurs, avant de se lancer, en autodidacte, dans une production assez variée, qui comprend un nombre important de cantari, comme Bruto di Bretagna, Madonna Lionessa, Gismirante, La reina d’Oriente. Ces textes, assez vraisemblablement destinés à la lecture, montrent que Pucci maîtrisait admirablement un des fondements de l’art du canterino : le remaniement d’un canevas du conte merveilleux.
La performance
16On trouve au xvie siècle les premières attestations du mot cantambanco, qui semble désigner le conteur tout autant que le camelot en général20. Le conteur, selon toute apparence, montait sur un banc, autour duquel se rassemblait le public, puis il jouait son texte en s’accompagnant sur un instrument : les documents citent la flûte, ainsi que les instruments à cordes21. Toutefois, même en ce qui concerne l’exécution, il conviendrait de supposer des mises en scène plus ou moins complexes, surtout à partir du xve siècle : dans le congé du Primo libro dei Reali di Francia, par exemple, l’Altissimo remercie ceux qui l’ont aidé à disposer les bancs (celui qui lui sert de plateau et ceux où s’assoit le public) ; certains conteurs semblent avoir été accompagnés par un musicien et l’humaniste Giovanni Pontano, dans son Antonius (1488), décrit avec mépris une véritable troupe formée d’un conteur, d’un joueur de trompette et d’un bouffon, qui met en scène à Naples un cantare s’articulant en plusieurs séances étalées sur plusieurs journées. Selon l’auteur, il s’agit d’une forme de spectacle importée du nord de la péninsule22.
17En tout cas, aucune partition musicale ne nous est parvenue et aucun document ne donne de précisions à ce sujet. Une nouvelle de Franco Sacchetti, souvent citée, raconte la réaction assez violente de Dante face à un forgeron qui, tout en travaillant, « chantait Dante comme on chante un cantare, et mélangeait ses vers en les émiettant et en les recomposant23 ». Le forgeron à la mémoire défaillante, en imitant les canterini, chantonnait le texte suivant vraisemblablement une ligne mélodique simple semblable à celle des rares conteurs d’histoires qui se produisent encore de nos jours, notamment en Sicile, et qui, souvent, alternent le chant avec une récitation psalmodiée24.
18Le conteur improvise son texte, en se fondant sur un répertoire auquel il puise ses canevas, ainsi que les formules, les topoi, et les images qui les meublent et les actualisent à chaque performance. Dans cette exécution, la musique, mais aussi la mimique et la gestualité, jouent un rôle de taille que nous ne sommes pas en mesure de reconstruire.
19Ce qui est tout à fait certain est que, comme toute forme de spectacle médiéval, le cantare est lié à la fête et qu’il s’adresse à un public dont le niveau social et culturel est hétérogène, mais dont chaque individu partage une culture orale qui a comme trait intrinsèque et spécifique la capacité de la parole à créer et animer des images. Les huitains, chantés ou psalmodiés, racontent, selon l’auteur anonyme du Cantare dei cantari, un répertoire de « fables et d’histoires » dont le nombre dépasse celui « des fleurs au printemps ». La matière arthurienne représente évidemment un réservoir considérable de sujets et de personnages ; toutefois, par définition, un conteur raconte sa version, il réélabore, remanie et distille un produit où ses connaissances littéraires se mélangent et se fondent avec son expérience du monde dans un patrimoine culturel oral partagé par tous. Le conte exprime une culture collective, folklorique, ou populaire si l’on préfère, fondée sur la mémoire de mythes ancestraux, qui persiste dans le temps et organise une vision du monde qui est une clé de lecture essentielle pour comprendre la plupart des textes du Moyen Âge.
Sources
Cantari et contes
20Le texte d’un cantare est donc l’enregistrement de la performance d’un auteur semi-cultivé qui se produit sur la place d’une ville médiévale italienne ; il s’adresse à un public bourgeois accoutumé à une culture essentiellement orale. De ce fait, on peut considérer ce texte comme un point d’osmose entre l’oralité et l’écriture, témoin d’une culture populaire, qui peut toucher à une large palette de sujets. C’est encore le conteur du Cantare dei cantari qui vante devant son public un vaste répertoire comprenant l’histoire sacrée et l’histoire profane, l’épopée et la matière arthurienne : s’il exagère sans doute le nombre d’histoires qu’il est capable de raconter, à l’ensemble des sujets possibles qu’il énumère il faudrait ajouter au moins les contes hagiographiques.
21En tant que genre proche de la tradition populaire médiévale, il convient donc d’étudier le cantare comme le résultat d’une interpolation culturelle entre les sources orales, et notamment les contes, et les sources écrites. En d’autres termes, s’il est tout à fait plausible que certains cantari ne soient que le produit d’une sorte de vulgarisation d’épisodes tirés des cycles breton et carolingien, pour une partie considérable de ces textes il faudra changer radicalement la perspective d’analyse, en considérant le conte merveilleux comme la source primaire que le conteur revisite. La tradition orale du conte et la tradition littéraire ne sont d’ailleurs pas inconciliables : bien au contraire, elles peuvent se compléter mutuellement25. Le résultat dépend évidemment de nombreuses variables, tels les connaissances et les penchants littéraires du conteur, les goûts de son public, etc. Toutefois, le conteur semble le plus souvent jouer de sa double participation à la culture orale et à la culture écrite, ce qui explique comment un même canevas peut se développer dans un décor et avec des personnages différents, tout en gardant, au fond, le même sens.
22La question, qui a été le plus souvent ignorée dans les éditions et les études consacrées aux cantari, a déjà été abordée par Mario Petrini en 198326 ; plus récemment, Carlo Donà l’a brillamment reprise et précisée en lui consacrant plusieurs articles :
[…], le paradigme qui, suivant le modèle lachmanien, se fonde sur une source unique ne peut pas s’appliquer toujours et dans tous les cas, car – c’est le postulat sur lequel je vais fonder mon étude – dans la tradition médiévale coexistent, effectivement et réellement, deux modalités contemporaines de transmission des textes, la transmission orale et celle écrite ou, pour mieux dire, celle populaire et « naturelle » d’un côté et celle littéraire ou « artificielle » de l’autre. Ces deux modalités […] ne sont pas autonomes et indépendantes, mais elles se mêlent et s’entrelacent librement, en créant toujours, au niveau de l’inventio et à celui de la dispositio de la matière narrative, l’équivalent diégétique de ce qui serait une tradition interpolée pour la critique textuelle. L’incidence de cette « interpolation culturelle » varie dans les différents genres et dans les différents textes, cependant elle est toujours fondamentale dans les genres nés aux abords de la tradition populaire, comme c’est justement le cas pour les cantari, ou pour les récits brefs à sujet comique (les fabliaux, par exemple) ou merveilleux (les lais, par exemple)27.
23Le chercheur considère à juste titre le cantare comme un genre qui, étant parmi ceux qui font largement place au merveilleux, est spécialement perméable à la matière folklorique par sa nature de performance orale jouée, comme on l’a dit, dans la rue par un conteur semi-cultivé face à un public hétérogène, mais qui partage une culture essentiellement orale, qui s’exprime notamment dans le conte. Ces prémisses imposent donc de reconnaître dans une partie considérable de ces textes des schémas récurrents, que le conteur amplifie, éventuellement en les recomposant et en les étoffant, suivant, d’ailleurs, les conventions du conte même, auquel tout narrateur ajoute sa touche personnelle.
Les cantari arthuriens
24Les cantari arthuriens que nous présentons ici, tous anonymes, revisitent des sources différentes tout en montrant une certaine récurrence de thèmes et motifs ; ils situent les épisodes et les personnages dans une ambiance arthurienne qui fournit les noms des lieux et des personnages et emprunte les relations entre ceux-ci au roman courtois, tout en restant relativement autonome de la tradition française28. La référence à la cour de Camelot, à ses chevaliers et à ses dames, avec leurs vicissitudes, étoffe et rehausse quelques motifs tirés du conte merveilleux qui restent spécialement lisibles dans certains textes (Carduino et Ponzela Gaia en sont les meilleurs exemples) en gardant des configurations précises d’éléments significatifs.
25Il faudra remarquer que, malgré l’hétérogénéité de la qualité narrative et littéraire de notre corpus, tous les conteurs semblent partager un ton assez léger souvent teinté d’ironie. Quelques exemples : Carduino est souvent désigné comme damigello (« damoiseau »), titre qui lui revient de droit, par son âge et par sa naissance, mais qui contraste avec son état de jeune sauvage ignorant du monde et de ses coutumes ; pendant une courte pause dans le duel qui les oppose, Tristan et Lancelot échangent des regards d’« ours excités » ; dans le cantare du bouclier traître, on souligne plusieurs fois que les accusations que le faux baron porte à la cour arthurienne ne sont pas fausses du tout ; l’Île Cachée d’où provient Lasancis est la Corse, trait originel rajouté par un conteur qui s’en sert pour exprimer une invective contre cette île et ses habitants. En général, les effets d’accumulations, le mélange d’un langage courtois et d’un langage familier semblent être exploités de façon assez systématique.
26Parfois, la citation précise d’un épisode semble évoquer une sorte de prolifération d’éléments narratifs totalement ou partiellement originaux à partir de la vaste tradition textuelle italienne du Tristan en prose29. Le Cantare quando Tristano e Lancielotto conbatetero al petrone di Merlino se fonde sur un épisode du Tristan, tout en y apportant des différences de taille concernant les raisons de la méprise et la conclusion30 ; le même épisode est le prélude de l’histoire du Cantare di Lasancis31. Ce dernier, dont on n’a que le fragment initial, s’apparente au groupe de cantari racontant l’histoire d’un chevalier envoyé par une fée et pourvu d’armes magiques32, qui menace l’existence de la cour arthurienne. Ce conte n’a pas de véritables parallèles dans la tradition française et dans les deux autres construits autour du même motif (Falso scudo, Astore e Morgana) le charme est brisé par Galaad, qui, autre trait original de notre corpus, est devenu chevalier-ermite33. Ce même personnage est le protagoniste du Cantare di Galasso dalla Scura Valle, qui suit un schéma proche d’une légende hagiographique médiévale, où des thèmes d’origine folklorique sont recouverts d’un vernis édifiant. Galaad, incarnation pieuse de l’homme sauvage, est confronté à une série de géants ravisseurs de femmes avant de mourir saintement ; un attroupement de bêtes garde sa dépouille.
27Dans ces narrations qui prolifèrent autour de la si mouvante tradition arthurienne en Italie, on peut tenter de discerner les capacités inventives des conteurs et, dans le sens le plus ample du mot, leurs sources. Il convient de distinguer dans notre corpus les cantari-contes, les cantari qui ne développent qu’un motif isolé de conte merveilleux (celui des armes enchantées), la réécriture d’un épisode du Tristan et un cantare hagiographique.
28Le cantare est un genre très formalisé destiné à un public pour la plupart non cultivé : sa langue et sa structure sont pour ainsi dire prédéterminées par les procédés de l’improvisation orale, par l’horizon d’attente des spectateurs, par l’exigence de se faire comprendre par tous. Cependant, on relève une différence de qualité pour les textes que nous présentons ici. Il est évident que Carduino et la Pucelle Joyeuse sont les plus réussis au point de vue de la construction du récit, où des canevas de contes merveilleux se fondent assez naturellement dans une ambiance arthurienne ; celle-ci imprègne le cadre de l’action tout en laissant une large marge d’invention au conteur, qui brode de façon parfois assez originelle autour des séquences narratives du conte-modèle. Il en résulte deux textes cohérents et bien agencés.
29Carduino ressemble évidemment à plusieurs personnages de la littérature européenne pour lesquels on peut envisager une même matrice folklorique de fond, mais son nom et l’actualisation de son histoire relatée par le cantare n’apparaissent nulle part ailleurs. En revanche, la Pucelle Joyeuse apparaît plus ou moins fugacement dans La Tavola Ritonda, dans deux poèmes du xve siècle (La sala di Malagigi et L’innamoramento di Galvano), dans les Cantari di Febo (xive siècle) et dans la relation de son pèlerinage à Jérusalem écrite par Nicola De Martoni (1394-1395), où l’on trouve une légende qui situe le château de Morgane, mis en relation avec un récit vaguement apparenté au nôtre, sur une île de l’Eubée34. Finalement, dans un manuscrit toscan, on raconte en prose une histoire qui a plusieurs ressemblances avec les strophes 102-108 du cantare35. Tout cela semble indiquer que la Pucelle fille de Morgane et son amour contrarié jouissaient d’un certain succès.
30Le fragment de Lasancis n’est vraisemblablement que la réécriture d’un épisode raconté dans La Tavola Ritonda, et le Perron de Merlin ne fait que calquer un épisode bien connu des vicissitudes de Tristan. Dans les deux cas, le conteur raconte en huitains une histoire déjà écrite : le livre-source, topos si souvent évoqué dans les cantari, est ici une réalité, bien qu’il ne s’agisse pas de la source directe des textes qui nous occupent. Les histoires, contes, fragments de compilations arthuriennes, originaux ou fruits d’interpolations, circulent en effet librement dans la tradition orale. Ce qui est certain, c’est que déjà La Tavola Ritonda plaçait l’épisode de Lasancis après l’accueil de Tristan à la cour d’Arthur qui suit le duel au perron de Merlin, tout comme le cantare, et on peut supposer que dans la suite de celui-ci Tristan battait Lasancis avant d’emmener Iseut dans le royaume de Logres. La raison de l’identification de l’Isle Reposte avec la Corse et de l’invective qui s’en suit reste difficile à déterminer36. La langue du fragment, contrairement à celle du Perron de Merlin, est assez souvent obscure et quelques passages sont difficiles à interpréter.
31Le motif des armes enchantées et de la fée vengeresse est central dans l’histoire de Lasancis d’après La Tavola Ritonda. Il est développé dans le Bouclier traître et réapparaît dans Hector et Morgane, texte dont il manque le début où, peut-être, il était inséré dans une continuation de l’histoire de la Pucelle Joyeuse qui racontait la tentative de vengeance de Morgane : c’est tout au moins ce qu’écrit Bartolomeo Fossa au xve siècle37. Dans ces deux cantari, le bouclier est la pièce la plus importante de l’armure du chevalier diabolique : soigneusement décrit, il rend invincible son possesseur.
32Les textes présentent une réitération des mêmes scènes de duel ; le conteur du premier fait preuve d’un certain talent inventif quand il représente le bouclier, l’arrivée menaçante du faux baron dans l’église et surtout le cortège des chevaliers vaincus ; il s’efforce de créer un effet de suspense dans la deuxième partie, en entrelaçant les prières des condamnés avec l’arrivée de Galaad prévenu par l’ange ; toutefois, le dialogue entre celui-ci et son adversaire est assez confus. Hector ensorcelé par Morgane joue le même rôle du faux baron dans un cantare où le conteur réussit spécialement la description des pièces de l’armure et du cheval, l’attitude aliénée du protagoniste et son voyage féerique vers Camelot.
33Dans les deux textes, les auteurs puisent dans les images du folklore et des contes et les rationalisent. Parmi les prisonniers qui forment le cortège du Bouclier traître, par exemple, Hector est coiffé d’un bonnet ridicule ; Lancelot et Tristan, en chemise, montent à l’envers, le premier un mulet, le second une haridelle, et ils font face, respectivement, à Guenièvre et à Iseut : le châtiment infligé aux couples adultères commence par un défilé qui évoque un charivari, rite qui pouvait sanctionner un couple perçu par la communauté comme une mésalliance, mais qui est lié aux récits de revenants. Le tout se passe, en effet, le jour de Pâques, fête qui, dans le calendrier folklorique, marque un moment de passage entre les deux mondes38. Il est vrai qu’on ne fait pas mention des bruits cacophoniques qui sont une partie essentielle du rite, mais le chevalier sans nom joue du cor et ses hommes, « créés par art magique », disparaîtront « en criant et en emportant son corps » après sa défaite. Dans le cantare dont il est le protagoniste, Hector obtient de Morgane un destrier caparaçonné de noir, de taille gigantesque, fougueux, qui court « plus vite que les faucons ne volent ». La similitude n’est peut-être pas anodine, surtout si on la met en rapport avec le bateau et le nautonier qui mènent le héros vers l’autre rive de la mer : le premier « semble voler » sur l’eau, le second maintient une attitude renfrognée et menaçante, le voyage sur terre et sur mer, entre le château de la fée et Camelot, se déroule en un laps de temps très court et les caractères extraordinaires du cheval et du bateau sont mis sur le compte du Diable, allié de Morgane. La réitération des comparaisons fondées sur le vol suggère que le cantare rationalise le motif du voyage entre les deux mondes du héros de conte merveilleux, en gardant une trace de la mémoire folklorique. Le cheval, animal psychopompe, et le bateau sont des moyens qui permettent fréquemment au héros du conte de se déplacer entre ce monde-ci et l’autre. Très souvent il s’agit de chevaux et de bateaux volants qui, d’après Vladimir Propp, représenteraient une évolution de l’oiseau, considéré comme le motif le plus ancien par le chercheur. De même, le nautonier infernal n’est qu’un des avatars du passeur mythique qu’on trouve dans les textes littéraires et dans les contes39. Dans le cantare son rôle est rationalisé : il est « un Diable furibond » dont la consigne était de noyer tous les chevaliers de la Table Ronde capturés par Hector et emprisonnés dans le bateau censé les mener en Orcanie.
34Enfin, le personnage de Galaad chevalier ermite dans le Bouclier traître révèle, on l’a dit, une sorte de sous-tradition tout à fait originelle dont la circulation est confirmée par le cantare de Galaad de la Vallée Sombre. Ce texte lacunaire, transmis par un manuscrit très abîmé, souvent difficile à interpréter, a une construction narrative incertaine et parfois incohérente. À tous points de vue sa qualité est modeste. Cependant, le personnage du chevalier ermite semble résulter de la fusion d’une série de traits hagiographiques différents sous lesquels on perçoit de façon assez claire la christianisation d’une image mythique. C’est une perspective intéressante de ce texte.
35Les cantari du chevalier aux armes enchantées ne développent donc que deux séquences identiques fondées sur le même motif (1. crise déterminée par une fée malveillante dont l’instrument est un chevalier auquel elle donne des armes enchantées ; 2. intervention d’un autre chevalier aidé par une force surnaturelle qui anéantit le sortilège de la fée). Elles suffisent à créer un canevas simple qui se prête toutefois à de nombreuses variations où le personnage de Galaad trouve sa place sous des atours inédits. Les schémas narratifs sous-jacents au cantare consacré à ce personnage ainsi qu’aux cantari de Carduino et de la Pucelle Joyeuse sont décidément plus complexes.
Le chevalier ermite et le sauvage
36Galaad dans le cantare est peut-être le fruit d’une superposition d’éléments folkloriques condensés dans le personnage de Gauvain, l’« éternel célibataire40 » du roman courtois qui, dans la tradition italienne qui nous occupe, se marie toutefois avec la Pucelle Joyeuse. La légende de saint Galgano, dont le nom est strictement apparenté à la forme italienne de Gauvain (Galvano), réunit plusieurs détails tout à fait cohérents avec l’image de Galaad-Galasso dans nos textes.
37Si l’on rassemble les traits du personnage, toujours homogènes, qui apparaissent dans les cantari lorsqu’il intervient pour sauver la cour et dans le cantare qui lui est consacré, Galaad ermite est caractérisé par une image assez précise et assez précisément connotée. Tout d’abord, il a toujours ses armes à portée de main et il passe son froc sur l’armure, image qui rappelle de près celle d’un autre saint guerrier, Guillaume de Mallavalle. Selon une des rédactions de la Vie de saint Galgano, ce saint aurait entretenu des rapports avec les disciples de Guillaume de Mallavalle, qui, dans l’iconographie, est représenté avec une cotte de maille qui dépasse de son habit de moine, indice de la pénitence qui lui avait été imposée : pour expier sa vie de chevalier violent et mécréant, Guillaume se fit ermite et il se fit sceller dans son haubert par un forgeron.
38Galaad ermite possède un cheval à la rapidité et à l’obéissance extraordinaires, auquel il porte une forte affection, trait qui n’est pas exceptionnel pour un héros courtois, mais qui est presque anormalement souligné dans nos cantari41. Suivant une version de la légende, Galgano ne devient pas ermite après sa conversion, mais au moment où il chevauche vers la maison de sa fiancée, son cheval refuse d’avancer et le mène au lieu où il établira son ermitage. Dans les trois occurrences d’un modèle de conte très semblable, on relève le rôle décisif soit d’un forgeron, soit d’un cheval. Si l’on prend en compte le refus du mariage par Galgano et Gauvain42, ainsi que la date de la commémoration de Galgano (le 3 décembre), qui tombe deux jours après la Saint-Éloi d’hiver, il semblerait qu’on puisse envisager, dans l’histoire des trois personnages en question, les traces du forgeron mythique, lié à l’initiation et à certains rites de mariage concernant les jeunes hommes43.
39D’autres éléments renforcent les analogies entre Guillaume, Galgano et l’ermite des cantari.
40Dans Les Miracles de Nostre Dame par personnages, Guillaume est le protagoniste du neuvième miracle44 : après avoir été malmené par le Diable, il est guéri par la Vierge et deux saintes vierges (Agnès et Christine) qui l’oignent d’un onguent miraculeux, tout comme l’ange oint Galaad dans le cantare. Galaad combat des géants parmi lesquels on trouve les trois frères du géant Fieragras : face à la force prodigieuse de l’ermite, le troisième géant ne peut pas résister « et il finit noyé dans la mer ». Or, dans la Vie de saint Galgano, pendant une absence du saint, trois brigands saccagent son ermitage et, selon deux versions de la légende, tantôt les trois sont noyés dans un fleuve, tantôt le premier est foudroyé, le deuxième a les mains dévorées par un loup et le troisième finit noyé. L’élément de la noyade, qui n’a aucune raison d’apparaître dans le cantare, est peut-être un produit de la mémoire du conteur, qui garde à l’esprit la légende modèle.
41La conversion de Galgano et le site de son ermitage sont déterminés par saint Michel ; l’archange désignait déjà les lieux à consacrer à son culte au mont Gargan et au mont Saint-Michel par le biais d’un taureau45. Philippe Walter a montré que les noms Gargan et Galgano doivent nous orienter vers l’image du géant sauvage46. L’ermite Galaad garde plusieurs traits de cette image dont il catalyse le pôle positif en combattant constamment contre ses doubles négatifs. L’attroupement de bêtes qui gardent sa dépouille semble bien relever de la même image, rapprochant le personnage du maître des animaux47.
42Ce personnage recèle les traces d’un mythe complexe qu’un conteur tente d’assembler dans un cantare hagiographique, vraisemblablement sans toujours les comprendre, mais en gardant une configuration qui reste au fond assez cohérente.
43Il semble donc que les éléments narratifs qui se développent de façon autonome par rapport à la tradition arthurienne française sont assez systématiquement en relation avec un imaginaire dont la racine première n’est pas littéraire.
Jean de l’Ours et la Princesse métamorphosée
44Carduino et Ponzela Gaia sont les deux cantari où le canevas d’un conte merveilleux est le plus évident48.
45Dans le premier, en faisant abstraction du cadre arthurien, un héros fortement connoté comme un homme sauvage par son aspect, sa force surnaturelle et ses armes, quitte la forêt, où il vit avec sa mère, en apprenant l’existence d’une société d’hommes régie par un roi et par ses coutumes. Après s’être mis au service de ce roi, il sort victorieux d’une série d’épreuves, en accédant au mariage et à la royauté. On a souvent évoqué le Perceval de Chrétien de Troyes et Li Biaus Desconeus de Renaut de Beaujeu, parmi les textes français, comme antécédents du cantare49. Cependant, dans le synopsis de celui-ci, on reconnaît aisément le schéma du conte ATU 301 B50, tout en remarquant son croisement avec le conte ATU 401 : dans son dernier exploit, le protagoniste se voit obligé d’embrasser une vouivre qui n’est qu’une princesse fée métamorphosée, en l’occurrence la dame d’une ville assujettie au roi.
46Cette forme de croisement entre deux schémas de conte n’a rien d’étonnant. Elle explique, d’ailleurs, la révélation tardive (à la strophe 49 de la deuxième partie) de la transformation de la dame en vouivre : on savait, par sa sœur, que sa ville était ensorcelée et ses habitants métamorphosés en bêtes (II, 3-4), mais rien ne nous était dit à propos de son aspect et aucune allusion n’était faite à l’épreuve du fier baiser qui attendait Carduino. Le conteur semble donc recomposer, ou reprendre et chanter à sa façon, une histoire qui adapte dans une ambiance arthurienne l’enchaînement des mêmes motifs qu’on retrouve dans le conte de Jean de l’Ours, alors que la dernière péripétie du protagoniste le rapproche du héros du conte de la Princesse métamorphosée. Il est évident, d’ailleurs, que, comme le fait remarquer Philippe Walter, Jean de l’Ours est le prototype de Carduino ainsi que de Perceval et du Bel Inconnu : au-delà des rapports intertextuels, la matrice de fond est un mythe exprimé par le conte.
47Un petit exemple sera peut-être suffisant pour éclaircir quelques-uns des procédés employés par les conteurs ainsi que leur double participation à la culture littéraire, connue de façon plus ou moins directe et profonde selon les cas, et à la culture orale et folklorique. Le nom Carduino est inconnu de la tradition arthurienne ; toutefois, déjà Pio Rajna avait remarqué la racine Card-, qui renvoie au toponyme Carduel ou au nom Carados51. Carduino est présenté comme l’orphelin de Dondinel le Sauvage et, en grandissant, il acquiert les traits distinctif de son père (taille gigantesque, appétit démesuré, etc.). Toutefois, le public pouvait mettre ces traits en relation avec l’enfance sauvage de Carduino sans nécessairement évoquer une ressemblance entre le héros et Dondinel. D’ailleurs, le nom de ce dernier, révélé seulement à la strophe 24, apparaît sans l’apposition dans le cantare et la sauvagerie du personnage n’est jamais mentionnée : on ne cite que sa courtoisie, sa sagesse et son courage. Autrement dit, le conteur évoque pour son protagoniste un lignage arthurien et cohérent avec l’histoire d’un héros sauvage qui ne combat qu’à l’aide de deux épieux. Toutefois, le trait marquant cette cohérence reste implicite.
48S’agit-il d’un vestige ayant survécu au cours de la transmission orale ou d’un clin d’œil à la partie du public la plus informée des légendes arthuriennes ? Le nom de Dondinel semble être l’indice d’un processus d’adaptation du conte dans une tradition littéraire dont certains éléments restent figés et dont on a peut-être perdu le sens, mais on pourrait aussi imaginer que ces mêmes éléments faisaient à ce point partie de l’imaginaire du public, qu’il n’était plus nécessaire de les expliciter. Quoi qu’il en soit, dans le deuxième cantare, Carduino, devenu chevalier d’Arthur tout en gardant les traits de la sauvagerie, part à la conquête de la ville ensorcelée. Après le duel où l’ensorceleur succombe, l’aventure culmine dans l’épreuve du fier baiser. À ce moment le canevas rapproche Carduino de Ponzela Gaia, cantare qui reformule le conte 401 dans une ambiance arthurienne52, comme l’a bien montré Carlo Donà.
49L’héroïne de l’histoire est une fée désignée comme la fille de Morgane et le protagoniste est Gauvain ; dans la première partie, on relève les séquences suivantes :
501. éloignement du héros ; 2. rencontre avec la femme-fée métamorphosée ; 3. épreuve et désenchantement ; 4. amour dans le monde des hommes sujet à un interdit ; 5. amour de la reine pour le héros ; 6. infraction de l’interdit et crise ; 7. intervention de la fée pour sauver le héros ; 8. départ de la fée qui quitte le héros et le monde.
51Avec la disparition de la fée, la deuxième partie du cantare enchaîne sur le conte ATU 400 (« L’homme à la recherche de sa femme disparue » : 9. voyage du héros dans l’Autre Monde ; 10. épreuves difficiles ; 11. reconquête de la fée) ; toutefois les deux types de contes sont assez semblables et souvent fusionnent dans un canevas qu’on peut résumer comme suit : éloignement du héros ; désenchantement de la fée métamorphosée et amour, soumis à un interdit, entre celle-ci et le héros ; infraction de l’interdit ; crise et séparation ; recherche de la fée dans l’Autre Monde ; retrouvailles des deux amants et mariage53.
52On remarquera que, dans notre cantare, l’élément qui déclenche la crise et porte à l’infraction de l’interdit (6) est l’amour de la reine Guenièvre pour le héros et que cette séquence et la séquence 7 rapprochent notre cantare des lais apparentés au même conte54. Parallèlement, les affinités entre l’histoire de la Pucelle Joyeuse et celle de Partonopeus de Blois ont été souvent soulignées, pour en conclure que le conteur s’était inspiré de la tradition littéraire française. En réalité, les éléments communs au niveau textuel sont faibles et les similitudes qu’on relève entre le Lai de Lanval, les lais anonymes comparables et le cantare ne concernent que la première partie de celui-ci55. En d’autres mots, comme on l’a dit à propos de Carduino, si l’on se limite à la recherche de sources littéraires françaises qui, peut-être, auraient pu être accessibles au conteur, on n’obtient jamais de résultats probants, alors que, en envisageant un schéma type de conte, qui est toujours l’expression d’un mythe ancestral comme matrice de fond, on peut lire tous ces textes comme les réécritures différentes, souvent partielles et parfois effectivement liées par un rapport d’intertextualité, de la même histoire56.
53Cette perspective permet d’ailleurs de rendre compte de certains éléments du cantare de la Pucelle Joyeuse qui, à première vue, apparaissent assez incongrus dans l’économie du récit, par exemple une biche, un ours qui apparaît dans le nom d’une cité, une femme poisson, une épithète de Morgane.
54On remarquera que l’éloignement du héros est provoqué par un pari de chasse conclu avec un autre chevalier, Trajan, et que c’est ce dernier qui capture une biche blanche, à savoir l’un des avatars de la fée. Cependant, on le sait, la fée de ce conte est la vouivre rencontrée par Gauvain, qui, à son tour, se présente à la cour avec le fauve merveilleux. Battu, Trajan disparaît et ni lui ni sa biche ne sont plus mentionnés : le motif de l’animal fée, dédoublé, est devenu redondant.
55En partant à la recherche de la Pucelle, Gauvain fait un vœu : il ne rasera pas sa barbe, il ne se fera plus couper les cheveux, il ne mangera pas à table avant de la retrouver57. Vraisemblablement, il s’agit d’un motif lié à la mémoire folklorique du conteur : dans beaucoup de versions du conte ATU 401, le héros qui arrive enfin à trouver sa bien-aimée a l’aspect sauvage qui doit être celui de Gauvain arrivant dans la cité de Morgane58. Il faut remarquer que, même si notre conteur semble l’oublier, le motif refait surface dans la suite et Gauvain, sorte d’hybride, sauvage à la force exceptionnelle, armé et monté comme un chevalier, doit conquérir Pela Orso59, point d’accès à l’Autre Monde féerique où « l’ours se pèle », à savoir l’endroit où le sauvage doit accomplir sa tâche la plus difficile risquant de perdre cette sorte d’invulnérabilité qui l’a protégé jusque-là60. Il s’agit donc d’un héros qui, comme dans la tradition folklorique, est connoté comme un sauvage qui risque de « perdre son poil61 » (et par là sa force et sa peau) lors du dernier affrontement.
56La Pucelle est une vouivre et elle est fille de Morgane, qui punira sa mésalliance avec un homme en la forçant à rester immergée dans l’eau jusqu’à la taille. L’eau, élément qui dans les contes folkloriques emprisonne fréquemment la fée, mais qui est toujours inséré dans la séquence du désenchantement, réapparaît dans la dernière strophe de la première partie du cantare en entraînant le motif du château désert qui, dans le folklore, accompagne systématiquement celui de la fée prisonnière dans l’eau ; cette fée peut prendre l’apparence d’une anguille ou avoir la peau écailleuse. La Pucelle Joyeuse, emprisonnée, dira d’elle-même : « Auparavant j’étais une pucelle et maintenant je suis un poisson. » Si les séquences du canevas restent solidement agencées, les motifs, perçus à juste titre comme équivalents dans le langage du mythe, peuvent se remplacer l’un l’autre : la vouivre devient poisson et la mémoire du conte agit en entraînant des éléments qui appartiennent à la constellation de l’une ou de l’autre image.
57Enfin, tout en attribuant le nom arthurien de Morgane à la mère de l’héroïne, le conteur ne renonce pas à la qualifier de « dame qui garde les trésors », suivant la tradition folklorique de la fée. Ce dernier élément complète l’image qui apparente la Pucelle à Mélusine, ainsi qu’aux personnages congénères des contes et des récits littéraires qui se fondent sur le même canevas : la Pucelle est la fille de la gardienne des richesses ; elle-même en dispense à profusion à son bien-aimé, par le biais de l’anneau qu’elle lui offre, et elle se présente sous la forme d’un poisson-serpent62.
58C’est donc une perspective inverse par rapport à celle le plus souvent adoptée qui peut aider à lire correctement une bonne partie des cantari, ceux où le merveilleux est dominant : plutôt que de voir ces textes comme le résultat d’une dégradation de la matière littéraire, il conviendrait de les considérer comme l’une des premières attestations du conte folklorique dans la littérature italienne, ce qui permet aussi d’expliquer les conventions de style du genre, où le réalisme et le psychologisme ne sont pas de mise63.
Textes et traductions
59Le mot cantare n’a pas d’équivalent en français. On a choisi de le traduire par « romance » pour suggérer qu’il s’agit d’un court récit romanesque chanté et/ou psalmodié avec accompagnement musical64.
60La traduction que nous présentons ici n’est qu’un instrument pour approcher les cantari arthuriens : dans notre version en prose, nous avons cherché à préserver quelques-uns des traits stylistiques du genre (répétitions, changements de temps verbal et de personne, passage du vous au tu, adresses au public, par exemple) tout en visant une lisibilité qui élimine les entorses majeures à la logique du discours, surtout là où le manuscrit est abîmé et/ou difficile à lire.
61En outre, certains procédés liés à l’oralité de la performance peuvent alourdir la traduction : par exemple, le cantare adopte souvent la polysyndète avec une redondance de la conjonction et entre les propositions qui permet au conteur d’accélérer ou de ralentir à volonté le rythme de la narration. Cela aussi a été normalement supprimé dans la traduction.
62Entre crochets on a parfois rajouté un élément indispensable à l’intelligence du texte, alors qu’on a changé assez librement la ponctuation proposée par l’éditeur, l’ordre et l’agencement des périodes dans la strophe.
63Les rarissimes interventions sur les éditions de référence sont signalées en notes de bas de page, alors que les textes sont présentés sans l’apparat critique de l’éditeur, afin de ne pas alourdir la lecture : on a évité notamment, de signaler les fréquentes variantes graphiques du même mot.
Notes de bas de page
1 La langue de ce corpus (xiiie et xive siècles), qu’on appelle aussi littérature franco-vénète, varie entre le français et une langue mixte où le français et un dialecte du nord de l’Italie (souvent de la région de Venise) se côtoient dans une forme d’équilibre dynamique. Parmi ces textes, on remarque la compilation arthurienne de Rusticien de Pise, qui est une des sources majeures pour la production italienne de romans chevaleresques, et de nombreux poèmes inspirés par le cycle carolingien, dont le plus connu est l’Entrée d’Espagne. Le corpus est accessible en ligne sur le site du RIALFrI (Repertorio informatizzato antica letteratura franco italiana) de l’université de Padoue : <http://www.rialfri.eu/rialfriWP/>.
2 Il s’agit de traductions en toscan, notamment le Tristano Riccardiano, le Tristano Panciatichiano, le Tristano Palatino et La Tavola Ritonda.
3 On signalera pour chaque texte l’existence d’un extrait dans un autre manuscrit. Comme le succès du genre a perduré, pour des textes plus tardifs, on dispose assez souvent de feuilles imprimées qui étaient vraisemblablement vendues par le conteur au public.
4 Voir D. De Robertis, « Introduzione », dans E. Benucci, R. Manetti, Fr. Zabagli, Cantari novellistici dal Tre al Cinquecento, t. I, p. xiii : le manuscrit n’enregistre qu’une variante.
5 Le conteur des Cantari del Falso Scudo prend congé de son public en affirmant : « Seigneurs, chanter trop longtemps est pénible pour celui qui chante et pour ceux qui l’écoutent. »
6 Pour un résumé de l’état de la question on peut voir A. Menichetti, « Problemi della metrica » et aussi L. Bartoli, « Considerazioni attorno ad una questione metricologica. Il Boccaccio e le origini dell’ottava rima ». L’hypothèse de l’origine populaire du huitain, évidemment difficile à démontrer, est assez rarement soutenue alors que le débat se concentre sur les sources littéraires de la forme métrique. Pour les détails, on renvoie aux ouvrages cités.
7 Voir C. Dionisotti, « Appunti ».
8 Voir A. Roncaglia, « Per la storia dell’ottava rima », qui cite notamment Gace Brulé.
9 Le cantare est certainement indépendant du Filocolo, roman au même sujet écrit par Boccace entre 1336 et 1338.
10 Voir A. Balduino, Cantari del Trecento et « Le misteriose origini dell’ottava rima ». Le chercheur n’exclut pas que les jongleurs et les conteurs italiens aient façonné le huitain dans le but d’imiter la lyrique française et, surtout, met en évidence l’usage sporadique du huitain dans les laudi du début du xive siècle.
11 Voir P. Toschi, Le origini del teatro italiano, Turin, Einaudi, 1955, p. 371-373.
12 Il est évident qu’on ne songe pas à suggérer que le bruscello est la source du huitain, mais à proposer un élément qui pourrait se révéler intéressant pour l’étude du cantare en tant que genre oral. Le strambotto, à sujet amoureux ou satyrique, souvent composé d’une seule strophe, est assez fréquemment cité parmi les genres populaires qui se servent du huitain. Son huitain peut être « toscan », comme celui des cantari, ou « sicilien » (ABABABAB) ; au xve siècle, il devient à la mode parmi des poètes tels Laurent de Médicis et son entourage.
13 Pour une étude formelle du cantare, voir M. C. Cabani, Le forme del cantare epico-cavalleresco.
14 Parmi les études sur le style oral, voir évidemment, A. Lord, The Singer of Tales, Cambridge, Harvard University Press, 1960 ; A. Parry (éd.), The Making of the Homeric Verse. The Collected Papers of Milman Parry, Oxford, Clarendon Press, 1971 et P. Zumthor, La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987.
15 Leur production, d’ailleurs, était aussi assez variée : les documentes citent des ballades, des serventois, des cantari. Voir E. Levi, I cantari leggendari, p. 5-19.
16 En 1289, une ordonnance des Anciens de la commune de Bologne interdisait aux « cantatores françiginorum » de s’arrêter sur la place principale ; quelques années plus tôt, le juriste Odofredo (mort en 1265) parlait, avec mépris, de « ioculatores qui ludunt in publico causa mercedis habende et domini orbi, qui vadunt in curia comunis Bononie et cantat de domine Rolando et Oliverio […] ». Traduction : « jongleurs qui jouent en public en faisant la quête et qui, sans que personne les ait engagés, vont devant le palais communal de Bologne et chantent au sujet de messire Roland et Olivier […] » (voir E. Levi, I cantari leggendari, p. 6).
17 Il est toutefois évident que la culture littéraire des conteurs ne pouvait pas être homogène et que cela se reflète dans la différence de qualité des textes.
18 Cantare dei cantari, 4, 25-26. Dans ce texte du début du xve siècle, le conteur vante son immense répertoire. Voir l’édition de P. Rajna.
19 Dans les documents cités par E. Levi, le nom d’un conteur n’est jamais mis en relation avec un cantare précis. Ce n’est qu’à partir de la fin du xve siècle qu’on commence à connaître les noms de quelques conteurs-auteurs (Cristoforo Fiorentino qu’on appelle l’Altissimo ou Niccolò Zoppino, par exemple). Il s’agit, toutefois, d’auteurs de textes qui semblent marquer une évolution du genre vers une narration cyclique, et, par là, vers une production destinée à la lecture. Sur le maintien des formules de l’oralité dans les cantari destinés à la lecture, voir M. C. Cabani, Le forme del cantare epico-cavalleresco.
20 Tout comme cantapanca, ce mot semble désigner tous ceux qui montaient sur un banc pour réciter des boniments et/ou s’en servaient pour étaler la marchandise.
21 Voir E. Levi, I cantari leggendari, p. 20.
22 Voir ibid., p. 16-17.
23 Fr. Sacchetti, Il Trecentonovelle, 114 (E. Faccioli [éd.], Turin, Einaudi, 1970, p. 301 : « cantava il Dante come si canta uno cantare, e tramestava i versi suoi smozzicando e appiccando »). Le narrateur commente en affirmant que, ayant compris les raisons de la colère de Dante, le forgeron ne chantera désormais que des textes concernant Tristan et Lancelot.
24 À propos des conteurs, encore nombreux à la fin du xixe siècle en Italie, et spécialement en Sicile, et de leurs performances, voir G. Pitré, « Le tradizioni cavalleresche popolari », Romania, 13, 1884, p. 315-398. Pour la survivance du conte épique oral en Sicile au xxe siècle et ses rapports avec les cantari, voir A. Scuderi, « Performance and Text in the Italian Carolingian Tradition », Oral Tradition, 21-1, 2006, p. 68-89.
25 Voir C. Donà, « La “Ponzela Gaia” e le forme medievali di AT 401 », notamment p. 15.
26 M. Petrini, La fiaba di magia nella letteratura italiana, p. 95-120.
27 « [...] il paradigma monogenetico di stampo lachmanniano non funziona sempre e comunque perché – e questo è il postulato alternativo su cui intendo fondarmi – nella tradizione medievale coesistono, effettivamente e realmente, due contemporanee modalità di trasmissione testuale, quella orale e quella scritta, o, meglio, quella popolare e “naturale” da un lato, quella letteraria e “artificiale” dall’altro. Queste due modalità, […], non sono autonome e indipendenti, ma si intrecciano e si mescidano liberamente, creando sempre, al livello dell’inventio e della dispositio della materia narrativa, l’equivalente diegetico di quello che è, al livello ecdotico, una tradizione interpolata. Il peso di questa “interpolazione culturale” varia da genere a genere, da testo a testo, ma è comunque massimo nei generi nati a ridosso della tradizione popolare, come nel caso dei cantari, appunto, o in quello del racconto breve di intonazione comica (come i fabliaux) o meravigliosa (come i lais). E, almeno in casi macroscopici come questi, non possiamo non tenerne debito conto. » (C. Donà, « Cantari e fiabe: a proposito del problema delle fonti », p. 107.) Voir aussi, du même auteur, l’étude citée ci-dessus, à la note 25, « Cantari, fiabe e filologi » et « Les “Cantari” et la tradition écrite du conte populaire ».
28 Comme on le verra, D. Delcorno Branca, dans son Cantari fiabeschi arturiani, tente de reconstruire les relations entre les différents Cantari à l’aide du roman toscan La Tavola Ritonda (avant 1330) et du poème de B. Fossa L’innamoramento di Galvano (fin du xve siècle).
29 Voir D. Decorno Branca, Cantari fiabeschi arturiani, p. 181 : entre le duel qui oppose Tristan à Lancelot au perron de Merlin et le départ de Tristan et Iseut pour le royaume de Logres, éléments incontournables de la tradition en prose concernant le héros, peuvent se développer des épisodes indépendants de la tradition française, comme, par exemple, celui de Lasancis, qu’on trouve dans La Tavola Ritonda et qui est l’objet du fragment de cantare du même nom.
30 Dans le Tristan en prose, Palamède ne peut se rendre au rendez-vous avec Tristan puisqu’il est emprisonné ; Lancelot est en quête de Tristan, il le croise au perron de Merlin (où il n’y a aucune inscription) sans le reconnaître, alors que Tristan le prend pour Palamède. Après le duel, Lancelot conduit Tristan à la cour d’Arthur. La version de Rusticien de Pise est plus proche du cantare, voir P. Rajna, I Cantari di Carduino giuntovi quello di Tristano e Lancielotto quando combattettero al petrone di Merlino, p. 429.
31 Les strophes 2 et 3 racontent que Lancelot, après le duel au perron, introduit Tristan à la cour d’Arthur.
32 La tradition des armes magiques vante, évidemment, nombre d’illustres précédents littéraires et mythologiques. Le cantare de Lasancis s’interrompt avant qu’on sache quoi que ce soit à propos des armes du héros ; toutefois, dans La Tavola Ritonda, c’est sa sœur, une fée, qui lui donne une lance dont le détenteur est imbattable. Cette arme est semblable à la lance d’or qui apparaît dans le Roland Amoureux et dans le Roland Furieux. Hector et le chevalier sans nom sont dotés d’un bouclier magique et, dans le Roland Furieux, le magicien Atalante a un bouclier qui aveugle l’ennemi. Le motif est disjoint de celui de la vengeance de la fée dans les poèmes de M. Maria Boiardo et de l’Arioste.
33 Dans le manuscrit du cantare d’Hector et Morgane, une lacune après le 35e huitain nous empêche d’affirmer avec certitude que Galaad est présenté comme chevalier ermite ; en outre, à la strophe 17, on signale l’absence de Galaad à la cour, ce qui porterait à penser qu’il s’y rend d’habitude (« Il est vrai que Galaad n’était pas là, alors que tous les autres chevaliers étaient déjà arrivés. ») Toutefois, à la fin du texte, Galaad s’adresse au Diable Belzébuth, rentré dans le corps du cheval d’Hector, en tenant des propos qui rappellent vaguement un exorcisme.
34 Voir S. Poli di Spilimbergo, « Un ricordo della Pulzella Gaia in Eubea » et G. Varanini, « A proposito della Pulzella Gaia in Eubea ». Rappelons que l’Eubée était sous la domination vénitienne depuis le début du xiiie siècle.
35 Pour plus de précisions, voir B. Barbiellini Amidei, Ponzela Gaia, p. 22-29.
36 Dans le Tristan en prose, Montenart, tué par Érec, provient de l’Isle Reposte. L’identification entre celle-ci et la Corse serait, d’après D. Delcorno Branca, un trait d’origine pisane : la Corse avait été perdue par les Pisans au cours de la bataille de la Meloria contre les Génois en 1284. Il s’agit d’une hypothèse difficile à confirmer.
37 B. Fossa, L’innamoramento di Galvano. Comme on l’a dit, l’histoire de la Pucelle est assez souvent reprise ou citée, ce qui ne présuppose, évidement, ni un rapport de dérivation entre les différents textes, ni l’utilisation sans réserves du poème de Fossa pour reconstruire la partie perdue du cantare di Astore e Morgana. On remarquera d’ailleurs les différences importantes entre le récit du poème et le cantare.
38 Voir Ph. Walter, Mythologie chrétienne, notamment p. 114-115.
39 Voir V. Propp, Les Racines historiques du conte merveilleux [1946], Paris, Gallimard, 1983, chap. v et vi.
40 Ph. Walter, La Mémoire du temps, p. 186-190.
41 Dans le Cantare di Galasso dalla Scura Valle, voir par exemple le 23e huitain, où Galaad semble remercier son cheval avant de rendre grâce à Dieu et la scène de la séparation entre l’animal et son maître avant la mort de ce dernier.
42 Ainsi que l’inceste imputé à Guillaume dans le neuvième épisode des Miracles de Nostre Dame par personnages dont il est protagoniste (G. Paris, U. Robert [éd.], t. II, p. 1-53).
43 Éloi, patron des orfèvres et des forgerons, est aussi le protecteur des équidés dans plusieurs régions françaises et italiennes. À propos des liens entre le forgeron, le cheval et les rites de mariage, voir M. Eliade, Forgerons et Alchimistes, Paris, Flammarion, 1956, p. 99.
44 Comme c’est souvent le cas dans la tradition hagiographique médiévale, le texte du miracle croise les personnages de Guillaume X d’Aquitaine et de Guillaume de Mallavalle.
45 Voir La Légende dorée.
46 Voir Ph. Walter, La Mémoire du temps, p. 568 et suiv., et Mythologie chrétienne, chap. ix. L’ermite géant sauvage, qui, on le rappelle, est gardien d’un lieu liminaire, nous mène encore vers l’image du forgeron.
47 Le mythe du sauvage maître des animaux survit dans plusieurs personnages littéraires (dont celui rencontré par Yvain dans la forêt de Brocéliande est peut-être l’exemple le plus connu) et dans plusieurs légendes hagiographiques, comme, par exemple, celle de saint Blaise (voir La Légende dorée.
48 Voir, pour Carduino, Ph. Walter, Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu. Rite, mythe et roman et, pour Ponzela Gaia, les travaux déjà cités de C. Donà.
49 Voir, par exemple, P. Rajna, I Cantari di Carduino giuntovi quello di Tristano e Lancielotto quando combattettero al petrone di Merlino et D. Delcono, Cantari fiabeschi arturiani. Parmi les textes qu’il est préférable de considérer comme apparentés à notre cantare, on peut citer encore le Peredur (gallois), le Wigalois (allemand), Ly Beaus Desconus (moyen anglais).
50 On suit la numération de l’index des types de A. Aarne et S. Thompson selon la révision de H.-J. Uther.
51 Voir P. Rajna, I Cantari di Carduino giuntovi quello di Tristano e Lancielotto quando combattettero al petrone di Merlino, p. xiii-xiv.
52 Liombruno et Il Bel Gherardino développent le même canevas folklorique en dehors de toute référence arthurienne.
53 Voir. C. Donà, « La “Ponzela Gaia” e le forme medievali di AT 401 », p. 7.
54 Notamment, le Lai de Lanval de Marie de France, le Lai de Graelent, le Lai de Guigamor, le Lai de Désiré.
55 On peut affirmer la même chose en ce qui concerne les deux autres cantari déjà cités fondés sur le même canevas de conte. Il faut aussi remarquer que l’histoire racontée dans les lais ne semble pas avoir été connue en Italie avant les cantari. Voir aussi M. Bendinelli Predelli, « Il caso del “cantare fiabesco” italiano », p. 129-130, dans M. Picone, M. L. Bendinelli Predelli (éd.), I cantari. Struttura e tradizione, p. 127-141.
56 Voir encore C. Donà, notamment « La “Ponzela Gaia” e le forme medievali di AT 401 ».
57 On peut trouver le motif du personnage qui s’impose de devenir sauvage, comme forme d’autopunition pour une faute, dans la littérature hagiographique, où il s’agit sans doute de la rationalisation d’un motif folklorique. Voir, par exemple, la Vie de Jean Paulus (Ch. Allyn Williams (éd.), « The German Legend of the Hairy Anchorite », Illinois Studies in Language and Literature, XVIII, 1-2, 1935 et le miracle 30 des Miracles de Nostre Dame par personnages, consacré au même saint (G. Paris, U. Robert [éd]., t. V, p. 89-147).
58 Voir C. Donà, « La “Ponzela Gaia” e le forme medievali di AT 401 », p. 20. Le chercheur calcule que l’errance de Gauvain doit durer quatre ans six mois et quinze jours. Carduino, on vient de le voir, est lui aussi une sorte d’hybride, chevalier et géant sauvage.
59 Pela-horsso dans la langue du manuscrit. Le nom de Pelaorso est repris par Evangelista Fossa dans son Innamoramento di Galvano. Dans La Tavola Ritonda, la cité de Morgane s’appelle Palaus ou Pellaus. Un hameau de la vallée de Rhèmes-Notre-Dame, dans la Vallée d’Aoste, région où le culte de saint Ours (fêté le 1er février) est très répandu, s’appelle Pellaud.
60 Pelar(e) l’orso est attesté de nos jours comme expression signifiant « accomplir une tâche difficile », mais dans la 4e édition du Vocabolario della Crusca (1729-1738) on trouve la définition suivante, avec deux exemples : « si dice figuratam. e in modo basso, di Cosa, che abbia in sé gran polso, e gagliardia. » (On le dit au sens figuré et dans un style bas, d’une Chose, intrinsèquement vigoureuse et forte.) Yvain combat contre le géant Harpin de la Montagne, qui possède une pel d’ors qui lui sert d’armure et qu’il est impossible de transpercer (voir la traduction annotée du roman par Ph. Walter, qu’on remercie pour cette indication, dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, p. 440, v. 4197).
61 Pelare : du latin pilāre, dérivé de pilus.
62 C. Donà fait en outre remarquer que si l’auteur de Ponzela Gaia est vénitien (question sur laquelle il n’est pas possible de trancher), il a peut-être puisé dans les contes merveilleux de sa région, peuplés de personnages homologues de la Pucelle Joyeuse : les Anguane, attestées au Moyen Âge (Giacomino da Verona les cite dans son De Ierusalem celesti), sont des fées qui vivent dans l’eau et peuvent se transformer en serpent ; elles dispensent aux hommes l’amour et la fortune. Voir C. Donà, « La “Ponzela Gaia” e le forme medievali di AT 401 ».
63 Voir C. Donà, « Cantari, fiabe e filologi », p. 167.
64 Pour une comparaison entre le cantare et le romance espagnol, voir M. L. Meneghetti, « Cantari e romances: confronto sulle strategie discorsive di due “generi di secondo grado” », dans Il cantare italiano fra folklore e letteratura, p. 47-63.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Arthur, Gauvain et Mériadoc
Récits arthuriens latins du xiiie siècle
Philippe Walter (dir.) Jean-Charles Berthet, Martine Furno, Claudine Marc et al. (trad.)
2007
La Quête du Saint Graal et la mort d'Arthur
Version castillane
Juan Vivas Vincent Serverat et Philippe Walter (trad.)
2006
Histoire d'Arthur et de Merlin
Roman moyen-anglais du xive siècle
Anne Berthelot (éd.) Anne Berthelot (trad.)
2013
La pourpre et la glèbe
Rhétorique des états de la société dans l'Espagne médiévale
Vincent Serverat
1997
Le devin maudit
Merlin, Lailoken, Suibhne — Textes et études
Philippe Walter (dir.) Jean-Charles Berthet, Nathalie Stalmans, Philippe Walter et al. (trad.)
1999
La Chanson de Walther
Waltharii poesis
Sophie Albert, Silvère Menegaldo et Francine Mora (dir.)
2009
Wigalois, le chevalier à la roue
Roman allemand du xiiie siècle de Wirnt de Grafenberg
Wirnt de Grafenberg Claude Lecouteux et Véronique Lévy (trad.)
2001