Deuxième partie
p. 85-219
Texte intégral
Chapitre IX
1En dehors de leur chambre, il n’y avait qu’une pièce habitable dans toute la maison et c’était la cuisine. Lorsqu’ils rentraient à la nuit tombée, ils s’y réfugiaient et allumaient du feu. Les autres pièces étaient poussiéreuses et enténébrées. Dans la cuisine, il y avait des livres sur la table, à côté des pigeons à plumer et des pommes de terre nouvelles dans leur fine robe blanche.
2La pluie sur Rahoon tombe et tombe doucement1, disait la voix de Martin. Sans lâcher son livre, il se servit un verre de vin. Lorsqu’il reprit sa lecture sa voix était fraîche et pleine, comme lavée par la pluie. Assise de l’autre côté de la table en bois, Hannah triait des haricots verts, les yeux fixés sur la bouche de Martin qui disait Là gît mon sombre amant. Après un apéritif ou deux, lorsqu’il se mettait à lire des poèmes à voix haute, la pièce semblait s’emplir des accents, à la fois doux et graves, d’un violoncelle.
3Comment as-tu trouvé le premier numéro de ma revue2 quand je te l’ai envoyé ? dit-il sans crier gare.
4J’ai pensé qu’elle avait dû coûter cher, dit Hannah, les feuilles étaient épaisses comme des tranches de pain.
5Elle a coûté beaucoup d’argent à Eve, dit Martin. Parfois je me dis que cette revue est ce que j’ai de plus précieux au monde.
6Il abrita un instant son visage dans sa main. Puis il dit, d’une voix différente : J’ai reçu une lettre d’elle aujourd’hui. Elle est à Saint-Raphaël.
7Elle t’aura fait languir, dit Hannah d’une voix qui lui parut amère. Lis-moi d’autres poèmes, s’il te plaît.
8Amour entends-tu, combien douce, combien triste est sa voix qui toujours appelle, reprit Martin.
9Hannah se leva, les haricots ramassés dans son tablier.
10Qu’est-ce qu’elle peut bien faire à Saint-Raphaël ? dit-elle.
11Elle joue au casino, je suppose, dit Martin. Une étrange tristesse voilait à présent ses traits et altérait sa voix.
12Pourquoi fallait-il qu’elle ressuscite maintenant ? se disait Hannah avec irritation. Debout devant le fourneau, elle mit un morceau de beurre à fondre dans une casserole. Que voulait-elle à Martin ? Elle avait pourtant bien pris soin d’emporter tout ce qu’elle désirait en partant, comme ses belles robes imprimées qui faisaient tant d’effet au casino. Elle avait peut-être le cœur brisé, mais la tête près du bonnet !
13Elle a eu la grippe pendant quinze jours, dit Martin, c’est pour ça qu’elle n’a pas écrit.
14Elle t’aura fait languir ! dit Hannah. Soudain, elle fut prise d’un accès de colère et reposa brutalement la casserole sur le fourneau.
15Tout ce dont elle n’avait plus besoin, se disait-elle rageusement, les tubes de dentifrice vides et les bouts de savon, elle a bien pris soin de le laisser dans la salle de bains.
16Un par un, elle découpait le cœur cristallin des oignons puis jetait les lamelles à frire dans la casserole.
17Même Martin, qui était malade le matin où elle était partie, elle l’avait laissé derrière elle ! Que ce serait-il passé si je n’étais pas arrivée par ce train ou par un autre ? Elle l’aurait laissé se morfondre tout un mois pour le punir de ses manières volages !
18Elle dit qu’il vaudrait mieux laisser tomber la revue, dit Martin.
19Hannah regardait les croissants d’oignon blondir dans le beurre.
20Les poupées de porcelaine aux jupes chiffonnées et l’imperméable suspendu dans un coin du placard. Tout ce dont elle ne voulait plus, elle avait pris grand soin de le laisser derrière elle. Avec tous ces restes, on pouvait la réassembler pièce par pièce, lui mettre du rouge à lèvres sur la bouche, un livre entre les mains, et la regarder s’agiter au bout de son fil.
21C’est elle qui décide ? dit Hannah hors d’elle. Elle a le pouvoir de vie ou de mort, et toi tu ne peux rien faire ?
22C’est elle qui finance la revue, dit Martin.
23On peut toujours trouver de l’argent ailleurs ! dit Hannah en jetant rageusement les pommes de terre dans la casserole.
24On ne se bat pas pour nous financer moi et mes lubies, dit Martin. Hannah vit son désarroi et son cœur s’adoucit aussitôt.
25Et si tu allais la voir ? dit-elle. Si tu allais la voir, les choses pourraient peut-être s’arranger. Si elle est seule, elle sera certainement heureuse de te voir.
26Un éclair de joie illumina soudain les yeux de Martin. D’un bond, il se leva et enlaça Hannah. Debout derrière elle, il la pressa contre lui. Je pense aussi que c’est la meilleure solution, murmura-t-il. Je pourrais aller à Saint-Raphaël un de ces jours pour déjeuner avec elle.
27Puis il se tut.
28Elle ne parle pas de toi dans sa lettre, dit-il.
29Hannah retira les pommes de terre de la casserole et les arrosa de beurre fondu.
30C’est qu’il n’y rien à dire, dit-elle. Je suis le corps étranger, la part d’inconnu. Que veux-tu qu’elle dise ?
31Tu es la belle inconnue, la plus belle du monde, dit-il en lui donnant un baiser dans le cou.
32Martin, n’as-tu jamais été amoureux ? dit Hannah d’un air sévère. Il se tenait penché sur le feu, tout près d’elle, la regardant retirer les pigeons du four.
33Une fois, murmura Martin, serré contre elle. C’est un sentiment très particulier.
34Je voulais dire avant, dit Hannah.
35Oui, dit Martin. Quand j’avais dix-sept ans. Il esquissa quelques pas de danse de côté, les mains dans les poches de son pantalon de flanelle. À l’époque, je travaillais dans une grande blanchisserie installée dans une cave, toujours en sous-sol. La fois d’après, j’avais vingt ans et j’étais agent immobilier en Floride. Et à vingt-cinq, j’ai eu le coup de foudre pour Isadora Duncan en la voyant traverser la rue.
36Et comment a réagi Eve ces fois-là ?
37Elle n’était pas là, dit Martin. Elle était à l’étranger.
38Et quand tu vivais en Écosse ?
39Je suis retombé amoureux, dit Martin, cette fois-là c’était de l’infirmière chargée de veiller sur moi quand je suis tombé malade à cause du climat. Eve a fait ses valises et m’a laissé tomber.
40La prochaine fois que tu tombes amoureux, dit Hannah, je ferai pareil.
41Elle pleurait comme une Madeleine, dit Martin en continuant à danser.
42Moi, je pleurerai comme un veau, dit Hannah.
43Écoute, dit Martin en s’asseyant soudain et en écartant les doigts devant lui, sur la table. Je veux te faire un portrait de ma vie. Si jamais tu me vois autrement, tu dois changer d’avis, Hannah, et me voir tel que je me peins.
44Elle s’assit à côté de lui pour découper les pigeons dont les os grésillants se brisaient avec un bruit sec dans la casserole.
45Un fleuve, dit Martin, ne coule jamais en ligne droite depuis sa source jusqu’à la mer. Il babille puis il se tait, il s’enroule et se tord, il est profond puis il est bas ; où qu’il prenne sa source, il est capricieux. Moi aussi, dit-il, ses fortes mains blanches posées à plat devant lui, ses traits voilés, sa voix cherchant les mots justes. Je préfère te prévenir, quitte à perdre ton estime. Pour arriver à mes fins, je saute, m’enfonce, m’enroule et me tords. Je n’affronte jamais les obstacles de front, je les contourne.
46On croirait entendre un vieux sage ! dit Hannah en se moquant.
47Même la poésie, dit Martin, comme s’il tenait à confesser jusqu’au dernier de ses péchés, même la poésie n’est qu’un moyen comme un autre pour parvenir à mes fins. Prose ou poésie, pour moi c’est égal, tous les moyens sont bons.
48Assis côte à côte, ils se servaient de la même fourchette pour piquer tour à tour dans le plat.
49Je veux ma revue ! dit soudain Martin, blotti contre elle comme un enfant épuisé au terme d’une longue journée. Je veux qu’elle paraisse tous les mois, exactement comme avant.
50Tu l’auras ta revue ! dit Hannah. C’est tout simple, tu n’as qu’à aller déjeuner avec Eve demain midi. Quand on aime quelqu’un, on ne peut pas renoncer à lui aussi facilement.
51Sur la page de garde du livre de poésie posé sur la table, Eve avait écrit son nom de son écriture penchée. D’un geste nerveux, Hannah le retourna sur la table.
52Tu as bien abandonné Dilly, toi ! dit Martin à mi-voix.
53Nous ne possédions pas grand-chose en commun, un balai, deux ou trois chaises, dit Hannah. Pourtant, il faudra que je me décide un de ces jours à aller le voir pour régler ce maigre partage.
54Je ne crois pas que ça soit une bonne idée, dit Martin en la regardant droit dans les yeux. Qu’as-tu l’intention de faire demain, pendant mon absence ?
55Un grand nettoyage de printemps, comme une honnête ménagère. À ton retour, la maison brillera comme un sou neuf.
56Tout ce que à quoi j’aspire, dit Martin, prostré contre elle, c’est à vivre simplement, comme un honnête homme, mais c’est au-dessus de mes forces. Si seulement je pouvais choisir… Mais je ne parviens pas me décider, à choisir entre toi, Eve, la revue et tout ce qu’elle représente pour moi. La personne après laquelle mon cœur soupire se trouve bien loin d’ici et j’ignore son nom, mais je suis certain qu’à ce moment précis, elle est en train d’écrire un poème ou de peindre une toile. Je l’aime plus que toi ou au moins tout autant. Autrement, le choix serait plus facile. Je ne veux pas choisir, je vous veux tous ! Aussi, je vais sauter, tourner, m’enfoncer, m’enrouler et me tordre pour arriver à mes fins. Maintenant, à toi de décider si tu me gardes ou pas.
57Tendrement, il lui faisait manger le blanc savoureux du pigeon, bouchée par bouchée, tout en l’embrassant :
58Si tu acceptes de rester avec moi, si tu me supportes, ma tranquille Hannah, ma patiente et douce Hannah, tu m’enchaîneras à toi pour toujours. Mais si tu pleures et te lamentes pour m’arracher ma vérité, je prendrai la fuite. Contente-toi, ma belle Hannah, de n’être que jeux et caresses, de te pencher sur le gouffre que je suis et tu m’auras toujours pour toi. Amour entends-tu, combien douce, combien triste est sa voix qui toujours appelle, ce ne sont pas des vers pour Dilly. Il ne faut pas que tu revoies cet homme, jamais. Je peux trouver d’autres qualificatifs qui me correspondent, si tu as envie de savoir : Martin le coquin, Martin le vaurien. Te voilà bien avancée ! Martin la brute, Martin le raté. Peut-être ceux-là te conviennent-ils davantage ? Je peux en trouver d’autres si tu veux.
59Non merci ! dit Hannah. J’en ai assez entendu. Maintenant finis tes pommes de terre et ces oignons aussi noirs que ton âme.
Chapitre X
60La maison se dressait à flanc de montagne et le fracas du torrent tout proche faisait trembler les carreaux de la cuisine. La vapeur qui pénétrait par la fenêtre ouverte venait butter contre le poêle, tel un attelage de blancs et placides chevaux de trait. Il faisait encore noir lorsque Martin se leva, et dès avant le lever du soleil il était prêt à entreprendre le long trajet à travers les collines. L’air préoccupé, il buvait son café dans son beau costume gris, sans un mot pour Hannah.
61La petite flambée dans le poêle suffisait à éloigner le froid. Assis droits comme des i sur les tomettes, les trois chiens se réchauffaient à la maigre flamme. Leurs sens en alerte les avaient déjà avertis qu’un changement se préparait. Ils ne quittaient pas Hannah du regard, à l’affût d’un signe de sa part, mais elle n’avait pas de temps à leur consacrer. Le mécontentement de Martin ne lui avait pas échappé et elle faisait griller des tranches de pain en silence.
62Je me demande bien à quoi tu vas pouvoir t’occuper pendant mon absence ! dit-il d’un ton sec et irrité. Le manque de sommeil lui donnait un teint cireux. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit tellement il débordait de joie à l’idée que la revue allait revivre. Chaque fois qu’il allait céder au sommeil, le souvenir d’un poème, d’une peinture ou d’une sculpture était venu l’assaillir. Alors, il avait bondi du lit pour le dire à Hannah d’une voix claire qui résonnait tel le cri de l’aigle dans sa course ascendante sur les ailes du vent, toute trace de fatigue envolée. Rien n’avait pu le faire taire, ni les gémissements de la nuit ni le passage des heures. Dans l’obscurité, ses paroles avaient un goût de vin doux au palais et fondaient comme du sucre sur la langue. Chacune de ses pensées avait fleuri en une grande corolle.
63Quand l’homme sentit la fin approcher, il voulut procéder aux partages de ses biens, disait Martin, et chercha un instrument pour plier le temps à volonté. C’est ainsi que jadis naquit l’imprimerie et avec elle…
64Qu’importent le fond et la forme, songeait Hannah, ce qui compte, c’est la foi en l’autre et en son travail, cette foi dans laquelle Martin puise sa beauté et son éloquence, et cette foi survivra longtemps au son de ses paroles.
65Tu as sommeil ? dit Martin.
66Non, dit Hannah. Touche mes yeux, ils sont grands ouverts.
67Et avec l’imprimerie naquirent les mots qui, mis bout à bout, donnent une raison d’exister, continuait Martin. Mesurer l’axe sur lequel tournent les rayons d’or du soleil. Mesurer ce miracle, le faire sien, le toucher du doigt. Pour moi, voilà à quoi sert un poème. Prouver que la grandeur ne se mesure pas avec un mètre ruban, franchir la distance qui mène à un autre cœur humain. Pour moi, voilà à quoi sert une revue !
68À trois heures du matin, Hannah avait préparé une petite collation avec quelques tranches de fromage de Hollande et de la bière. Elle l’apporta dans la chambre sur un plateau, et ils la prirent au lit, assis au milieu des oreillers. Quand Martin se mit à réciter, la bouche pleine de biscuits salés : Dis-moi quel est ton nom seigneurial au rivage plutonien de Nuit3, les premières lueurs rougeoyantes de l’aube pointaient à travers les branches.
⁂
69Mais à présent, il lui faisait face comme un étranger et buvait son café en s’adressant à elle d’une voix dure qu’elle ne lui connaissait pas.
70Je serais curieux de savoir à quoi tu vas bien pouvoir t’occuper toute la sainte journée !
71Je vais ouvrir toutes les fenêtres pour mettre les tapis à aérer, dit Hannah, et cet après-midi, j’irai faire une promenade avec les chiens.
72Et ce soir ? dit Martin. Il n’est pas du tout certain que je serai de retour ce soir !
73Soudain, il bondit sur ses pieds et boutonna son pardessus. Il posa son chapeau de côté sur sa tête et enfila ses gants élégants.
74Et bien, au revoir, dit-il d’un ton dégagé. Debout, face à face, ils se regardèrent longuement.
75Tu m’enverras un télégramme ? murmura Hannah.
76Bon sang ! dit Martin. Tu as un cœur de pierre ! Mais quelle sorte de femme es-tu pour me laisser partir sans battre un cil ?
77Mais qu’est-ce que je peux faire d’autre ? dit Hannah en se tordant les mains.
78Tu aurais pu avoir envie de m’accompagner, par exemple, mais cela ne t’a même pas effleuré, n’est-ce pas ? Je vais donc te laisser à ta chère solitude.
79J’y ai pensé toute la nuit, dit Hannah, mais tu n’as pas besoin de moi. C’est entre Eve et toi.
80Martin sortit. Debout sur le seuil, Hannah le regarda descendre l’allée du jardin, très mince et jeune dans son pardessus gris, les cheveux qui lui tombaient dans le cou, les mains crispées dans les poches. Les premiers rayons du soleil effaçaient une à une les ombres bleues des rochers couverts de rosée. Les plantes et les arbres dressaient leurs feuilles turgescentes : là, des cactus reptiliens dilataient leurs ventres blancs ; plus loin, les ramures tumescentes d’espèces plus nobles jaillissaient d’un massif de fougères.
81Avant de franchir le portail, Martin s’immobilisa et se retourna vers Hannah, immobile sur le seuil de la maison.
82Profite bien de ta solitude, dit-il poliment. Je m’en voudrais de t’en priver. Profite de ta solitude, ma chère. N’oublie pas de la passer à la lessive et de bien la récurer avant de la mettre à sécher. Mais laisse-moi tout de même te dire ceci : Tu es une vraie chiffe molle et je n’ai que faire d’une chiffe molle. Mais je bavarde, je bavarde, alors que tu as les parquets à cirer et l’argenterie à faire briller, je te laisse à ta besogne. Moi, j’ai à faire ailleurs, avec des gens plus authentiques. Mais à quoi bon t’expliquer ? Autant prêcher la bonne parole au milieu du désert ! N’oublie surtout pas de retourner et d’amidonner mes vieux cols de chemise. Je vais m’occuper ailleurs de choses qui doivent sans doute te sembler bien futiles.
83C’est tout ce que j’avais à dire, dit-il en se remettant en marche. Et comme ça, dit-il en tournant la tête vers elle, tu n’auras pas à t’occuper de moi s’il m’arrivait de tomber malade en route.
84Martin, dit Hannah, s’il te plaît, emmène-moi avec toi !
85C’est un peu tard pour y songer, dit Martin. Son visage était impassible mais il restait là comme s’il attendait, caressant de la main les feuilles du lierre qui recouvrait la grille.
86Ceci dit, si tu décides de venir, je ne vais quand même pas te dire de déguerpir. Je ne vais pas non plus te conseiller d’attendre au bord de la route qu’un autre s’arrête. Tu es tellement adorable, tu n’attendrais pas longtemps.
Chapitre XI
87Dans la chaleur accablante de l’été ou le labyrinthe infernal d’une métropole, leur détresse aurait pu se muer en désespoir, mais c’est par une longue route ombragée qu’ils traversèrent une succession de montagnes, au petit jour. Aux palmiers et aux yuccas du littoral succéda une forêt de mimosas d’un jaune intense qui céda rapidement la place aux ifs noirs, aux pins et à de grands arbres sans nom accrochés ça et là sur les pentes abruptes qui bordaient la route. Des rochers noirs, nus comme des sauvages et coiffés de perruques de mousse verte, avaient tourné leurs visages taillés à la serpe vers ce bon à rien de sud.
88Dans le Nord, c’est le dégel, songeait Hannah. Les ruisseaux doivent bouillonner, la glace se briser à la surface des étangs et la terre devenir molle et traître sous le pied. Elle essayait de faire le compte des jours qui s’étaient écoulés depuis son départ car, même si la nature alentour ne permettait pas de le deviner, le printemps devait être arrivé. Le temps de l’amour est revenu, se disait-elle, l’amour renaît toujours au printemps. Elle agrippa le bras de Martin.
89Prends ma vanité et fais-en ce qu’il te plaira, dit-elle.
90Je la porterai à la boutonnière ou derrière l’oreille, dit-il en lui donnant un baiser.
91Son oreille était tout contre sa bouche et aussi la tempe sur laquelle retombaient ses boucles noires, où la vie battait tendrement la chamade. Le col de sa chemise était ouvert. À cette vue, comme frappée de mutisme, elle fut incapable d’articuler une parole. Elle respirait à petites bouffées pour ne rien altérer. Elle se tenait tranquille, confiante, déterminée à le suivre où il lui plairait de l’emmener.
92Ils continuaient de grimper. Strate après strate, la terre changeait sous leurs yeux et une légère brise leur caressait à présent le visage. À l’arrière, les chiens tremblaient d’excitation, le museau chaud et humide. La vue et l’odeur des bêtes qui s’enfuyaient devant la voiture les faisaient couiner d’excitation et se presser contre les vitres. Loin en contrebas, une brume de chaleur jaune dérivait au-dessus de la mer, mais ici, tout autour d’eux, loin de cette gangue de lumière détrempée, commençait le royaume des montagnes altières.
93Ils avaient beau grimper, les étendues de terre bleue et crevassée n’en finissaient pas de surgir, massif après massif : Alpes, Basses-Alpes, Alpes-Maritimes et tous ces piémonts indignes de porter un nom qui poussaient de leurs andouillers les premières pentes retardées, puis chargeaient à travers la garrigue avant d’aller fondre en pains de sucre sur l’horizon. Hannah était perdue dans la contemplation des lointaines flèches de neige lorsqu’elle aperçut le prêtre au milieu de la route.
94C’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’allure sombre et sinistre, vêtu d’une soutane souillée qui traînait dans l’argile humide. Son étrange petit chapeau melon, maculé de boue, avait glissé sur le côté. Lorsque la voiture s’approcha, il leva la main en les dévisageant d’un air sévère.
95J’ai besoin d’aide, leur dit-il par la vitre baissée lorsqu’ils s’arrêtèrent à sa hauteur. Je me suis cassé le bras.
96Qu’est-ce qu’il veut ? dit Martin.
97Hannah tendit le bras pour faire taire les grognements des chiens d’une caresse.
98Il est blessé, dit-elle.
99Toutefois, ce n’était pas la figure grimaçante de douleur de l’ecclésiastique qui retenait son attention, mais le changement survenu sur le visage de Martin et sur ses mains délicates posées, impuissantes, sur le volant, à la vue de la souffrance d’autrui. Un jour, se disait-elle, je pourrai, sans même le regarder, connaître toutes les émotions qu’il ressent. Ce jour-là, je n’aurai plus besoin de l’épier ainsi. Je sais déjà que la poésie peut allumer un brasier dans ses yeux et les paroles d’un homme stupide le faire pâlir comme un linge. Et voilà qu’à présent il bondissait hors de la voiture pour passer son bras autour du blessé.
100J’ai glissé dans une flaque de boue avec ma bicyclette. Vous devez m’emmener chez un bon médecin, leur ordonna le prêtre d’un ton autoritaire avant de se mettre brusquement à glapir, d’une voix à glacer le sang :
101Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu !
102Sur la banquette arrière, les chiens se pelotonnèrent avec méfiance tandis que Martin guidait la noire silhouette gémissante vers la portière ouverte. Mais le prêtre avait aperçu sa bicyclette abandonnée au bord de la route. Un pied sur le marchepied, il jaugeait d’un œil calculateur la place disponible dans la voiture.
103Vous pouvez facilement l’arrimer sur le côté de votre automobile, dit-il à Martin. Je vais attendre ici. Son visage hâve avait une expression vénale et une barbe naissante ombrait de bleu sa mâchoire décharnée. Il serrait son bras blessé contre sa poitrine comme un minuscule nouveau-né emmailloté dans des langes noir corbeau.
104Non, non, pas comme ça ! cria-t-il d’une voix perçante. Il faut faire tenir la roue avant en l’air sinon elle va se voiler. Je crois que je vais m’évanouir, dit-il au bout d’un instant.
105Oh, mon Dieu ! cria-t-il soudain comme sous le coup de la douleur, avant de continuer le plus naturellement du monde : Maintenant, vous n’avez plus qu’à l’accrocher avec un bout de corde solide. Les pneus sont neufs, je ne tiens pas à ce qu’ils s’abîment. Quoi, vous n’avez pas de ficelle ? Ni de corde ? Les yeux du prêtre allèrent de Martin à Hannah avant de tomber sur les trois chiens, le museau plissé par l’inquiétude. Vous n’avez qu’à utiliser le collier de l’une de ces grandes bêtes, dit-il en pointant son menton mal rasé dans leur direction. Oh, Sainte Vierge ! gémit-il amèrement tout en berçant son bras contre sa poitrine, pourquoi me punir ainsi ?
106Les pensées de Hannah voletaient affectueusement autour de la tête de Martin tandis qu’il finissait d’attacher la bicyclette puis aidait le prêtre à s’installer dans la voiture. Ici, encerclé par ces collines hérissées de résineux, elle voyait qu’il était bien trop frêle pour supporter le poids de ce prêtre disgracieux appuyé sur ses épaules et, s’il ne vacilla pas un seul instant, elle percevait comme dans sa propre poitrine sa respiration haletante, hésitante, obstruée par son cœur sur le point d’éclater, toutes ses forces vitales engorgées, tel le filet d’eau du torrent dans la vasque qui borde la cascade.
107Prise de frayeur, elle tendit la main et cria : Martin !
108Le prêtre se recroquevilla sur lui-même en lui jetant un regard méfiant.
109Si ces chiens sont méchants, vous feriez mieux de les prendre devant avec vous, dit-il. Il ne faudrait pas qu’ils me mordent. Vous pourriez en prendre un sur vos genoux et un autre sur le siège. Le troisième est assez petit pour se coucher à vos pieds.
110Ils sont gentils, vous n’avez rien à craindre, dit Hannah. Néanmoins, elle fit passer deux des chiens à l’avant en agrippant en aveugle leur épais pelage d’une main tremblante puis en les forçant à se coucher à côté d’elle et entre ses genoux. Derrière, Mirette se blottit dans un coin de la banquette, comme si elle craignait de toucher la soutane du serviteur de Dieu.
111Pourquoi m’as-tu appelé ? dit Martin doucement en reprenant place derrière le volant. De quoi as-tu eu peur ?
112Je ne sais pas, dit Hannah, interdite. En le voyant si beau et si fort, elle ne savait plus quoi penser.
113Derrière eux, le prêtre, une fois remis en place les plis de sa soutane dont l’ourlet relevé laissait apparaître de gros souliers tout croûtés, s’était réfugié dans la prière en convoquant la sainte Famille au complet, sur le ton de la conversation intime, pour lui raconter son calvaire dans le moindre détail. De temps à autre, il jetait un cri, comme s’il était poignardé par la souffrance.
114Puis-je vous proposer un peu de cognac ? dit Hannah en tournant la tête dans sa direction.
115Ah, non ! s’écria le prêtre. Je vais essayer de tenir jusqu’à Fréjus.
116Il était recroquevillé dans un coin, murmurant ses lamentations, tandis que Mirette le boudait à l’autre bout de la banquette. Chacun considérait l’autre comme son ennemi et ils échangeaient des regards sombres et méprisants. Quelque infaillibles qu’aient été sa foi et sa vertu, l’officier du culte n’était plus à présent qu’un squelette rongé par le doute.
117Le jeune monsieur, dit-il au bout d’un moment, pourrait très bien se pousser un peu et prendre ce chien à côté de lui. Du moment que ses pieds sont libres pour manœuvrer les pédales, je ne vois pas ce qui l’en empêcherait.
118Puis il poussa un nouveau cri de douleur et Mirette grogna de colère. Les deux autres chiens, blottis contre Hannah, levaient vers elle des yeux implorants. Au second cri du prêtre, l’un des deux, à bout de patience, leva sa grosse patte et la posa sur son épaule.
119Je crains qu’il n’y ait pas assez de place, dit Hannah.
120Dans ce cas, dit le prêtre, vous pourriez les faire sortir et les laisser courir derrière la voiture.
121Martin conduisait avec insouciance. L’étroite route longeait la pente abrupte d’une grande vallée désolée. Ils traversaient à nouveau une étendue sans vie, désertée par l’homme et l’animal, où les seules traces d’habitation étaient les murs en ruines de fermes abandonnées à la toiture défoncée. Nul endroit pour s’abriter, nulle bifurcation à choisir. Loin devant, le long de la côte, le reflet incertain de Saint-Raphaël se dissolvait dans les brumes et les courants marins.
122En un clin d’œil, ils se retrouvèrent dans la plaine où le sol n’était plus de terre mais de sable, un sable blanc et pur où poussaient en abondance des pins aux puissantes racines et aux branches couvertes d’épais manchons d’aiguilles noires. Ils traversèrent les abords sablonneux de Fréjus, dépassant de petits groupes de soldats indochinois qui tournaient nonchalamment leurs visages ronds vers eux au passage de la voiture. Le prêtre appuya son visage torturé contre la vitre, mais les Asiatiques le regardèrent sans le voir, avec l’indifférence des ruminants qui lèvent un instant la tête pour regarder passer un train. Pour rejoindre leur caserne, les militaires passaient d’un pas indolent sous les vestiges d’un aqueduc romain, puis émergeaient à nouveau au soleil. Un peu plus loin, dans la forêt de pins, ils avaient bâti un lieu de culte en forme de pagode dont on apercevait la tour, peinte de couleurs vives comme une toupie, à travers les branches pailletées des arbres4.
123Au carrefour à l’entrée de la ville, le prêtre se pencha et dit : Arrêtez-vous un instant, je vais demander à ce monsieur l’adresse du médecin le plus proche.
124De son bras valide, il fit signe par la vitre à un agent* propret, tout de bleu vêtu. L’agent salua et s’avança jusqu’à la voiture, sa pèlerine battant sur ses épaules.
125J’ai eu un accident, dit le prêtre en serrant son bras contre sa poitrine. Pouvez-vous m’indiquer où se trouve le médecin le plus proche ?
126Ces gens vous ont renversé, mon père ? dit l’agent.
127Surpris, le prêtre marqua un moment d’hésitation car l’idée ne lui avait pas traversé l’esprit. Puis il s’empressa de dire : Mais non ! Mais non !
128L’agent le dévisagea de plus près avant de scruter Martin et Hannah. Il suspectait à coup sûr que le saint homme, magnanime, essayait d’éviter des ennuis aux deux étrangers.
129Il y a un médecin dans la prochaine rue, mon père, dit-il. Je vous accompagne. Il sauta avec agilité sur le marchepied et s’agrippa au montant de la portière en lançant à Martin : Après ça, vous me ferez voir vos papiers.
Chapitre XII
130Dans le bureau du commissariat de Fréjus, Martin téléphonait, le combiné collé à l’oreille, attendant d’un air concentré que l’on décroche à l’autre bout du fil. De temps en temps, il tournait la tête vers le coin de la petite pièce sombre où Hannah attendait en silence, entourée des chiens, pour lui faire de petits sourires. Au bout de quelques minutes, il releva vivement la tête en criant : Hallo !
131Les chiens tournèrent la tête vers lui en dressant l’oreille. Un agent vêtu d’un uniforme kaki notait quelque chose dans une main courante posée sur la table, près de la porte.
132Eve ? Tu m’entends ? C’est Martin ! dit-il en hurlant comme si elle se trouvait à des centaines de kilomètres. Oui, je suis à Fréjus. Il se tourna vers Hannah, hocha la tête et sourit. Oui, à Fréjus. J’ai eu quelques ennuis.
133Il resta silencieux un long moment en se balançant d’un pied sur l’autre, puis reprit :
134Il n’y pas de quoi se mettre en colère. Ils m’ont simplement arrêté pour contrôler mes papiers, une simple vérification de routine. Mais si tu te souviens bien, les papiers de la voiture sont dans ton sac, tu es partie avec. Je n’ai rien sur moi. Ni le permis de conduire, ni ce truc-là… la carte grise.
135Tu es un amour, dit-il un instant après, quoi ?
136Hannah vit ses joues s’empourprer, et il repoussa son chapeau en arrière.
137Mais bien sûr ! dit-il. Bien sûr que je suis seul ! J’ai dit BIEN SÛR ! Tu m’entends, là ? Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Tu crois que j’aurais pu…
138Il se tourna et sourit à Hannah d’un air rassurant.
139C’est entendu, dit-il. Un quart d’heure tout au plus. Je suis pieds et poings liés, ou c’est tout comme… Viens tout de suite, comme tu es. J’ai hâte de te voir ! Oui, bien sûr que je t’attends ! BIEN SÛR ! Au revoir. Oui, au revoir ! J’ai dit, AU REVOIR !
140Il traversa la pièce d’un pas léger, son chapeau planté sur le sommet du crâne et ses mèches noires trempées de sueur collées à son front lisse.
141Tu peux dire à cette bande d’abrutis que les papiers arrivent. Il fit mine de leur faire un pied de nez, mais se ravisa à temps. Bon sang, Eve est complètement sourde ce matin ! « Toot sweet », dit-il en souriant aux agents. Ils n’ont qu’à prendre leur mal en patience.
142Hannah, dit-il en s’asseyant à côté d’elle. Je me suis débrouillé comme j’ai pu. Tu as vu. Je ne pouvais pas décemment lui dire que tu étais avec moi. Si je lui avais dit que je t’avais amenée, j’aurais toujours pu courir pour avoir les papiers ! Si seulement je pouvais boire un verre de quelque chose, j’y verrais plus clair.
143Tu vas lui mentir longtemps comme ça ? dit Hannah. Elle réalisait à présent combien ces deux-là lui étaient étrangers.
144Pour l’instant, il vaut mieux que je fasse profil bas. Je ne me sens pas capable de lui dire la vérité.
145Elle ne l’aurait peut-être pas mal pris, dit Hannah.
146Je la connais par cœur, dit Martin. Elle ne t’a montré que ses bons côtés.
147Dans ce cas, je vais m’en aller. Cela facilitera les choses, dit Hannah. Elle se leva et enroula les laisses des chiens autour de ses poignets.
148Attends un peu, dit Martin. Sans toi, c’est le noir complet. Que j’ai soif ! Un verre me donnerait du courage, mais je me contenterai d’une petite phrase toute simple, de quelques mots pour éclairer mon chemin, comme la lampe d’un mineur. Sans toi… soupira-t-il, tête baissée, ouvrant les mains dans un geste d’impuissance. Alors, le cœur gonflé d’amour, elle se rassit à ses côtés. Si tu m’abandonnes, même une demi-journée, dit-il, je serai complètement perdu.
149Elle le dévisageait en se disant qu’elle ne pouvait rien faire pour le réconforter, car elle n’était sûre de rien, hormis de son amour pour lui. Devant ses trente ans, qui lui paraissaient l’âge de raison, elle ne savait que dire. Ses forces lui paraissaient bien faibles comparées au tempérament à la fois gai et grave de Martin, à ses merveilleux discours inspirés qui la transportaient dans des espaces infinis et aux brillantes envolées de son esprit qui dépassaient l’imagination. Sa foi et sa détermination inébranlables imposaient à Hannah l’humilité et le silence.
150Fais-moi juste le don d’un mot, dit Martin. Ne me fais pas la leçon, ne me parle pas d’honneur. J’ai le mien et cela me suffit. Si tu commences à employer des mots impersonnels et froids, on ne s’en sortira pas. Il est temps de croire en la découverte, de croire que ta propre vie peut pourrir et périr du moment que tu es capable d’extraire ce qu’il y a de pur et de durable chez autrui. Ce poète en Italie5, par exemple, je vis davantage à travers lui qu’à travers moi-même et je donnerais ma dernière chemise pour deux vers de Monsieur Alaric6. Il est temps, Hannah, dit-il doucement, de croire en moi.
151Les minutes passaient sous la grande aiguille du commissariat. Lorsque Hannah s’en aperçut, elle se leva, la laisse des chiens à la main.
152Maintenant je dois y aller, Martin, dit-elle. Pourquoi te compliquer encore les choses ? Il y a un café en face. Je t’y attendrai cet après-midi.
153Avant, tu dois me dire le mot de passe, dit Martin.
154Il se leva et se planta en face d’elle, son chapeau à la main, ses cheveux lisses et brillants plaqués en arrière, le front nu. L’amour qu’elle lisait dans ses yeux et sur ses lèvres parlait à son cœur. Je dois y aller, répétait-elle obstinément.
155Les yeux de Martin la clouaient sur place.
156Le quart d’heure est passé, dit-elle, Eve va arriver d’une minute à l’autre.
157Tout un régiment d’Eves peut débarquer, je m’en contrefiche, dit-il d’un ton amer. Le mot de passe ?
158Hannah le regarda dans les yeux, effrayée par la force qui émanait de lui dans les moments où l’on pouvait le moins s’y attendre. Il se tenait là devant elle, calme et patient, négligemment élégant, une chaude lueur au fond de ses yeux graves. Un miracle.
159Nous avons la vie devant nous, dit-il. Tout va commencer. Tout commence.
160Lorsqu’elle parla à son tour, il lui sembla que c’était comme sous l’emprise d’une lourde ivresse.
161C’est vrai, dit-elle, tu as le don de la vie. Je ne penserai jamais autrement.
162Elle descendit l’escalier mal éclairé en trébuchant, l’esprit troublé, les sens en émoi, le goût des lèvres de Martin encore sur les siennes, vaguement consciente d’être impitoyablement tirée vers la lumière par les chiens au bout de leurs laisses. Une fois dehors, la lumière lui souffleta le visage. Elle leva la main pour se protéger, mais déjà les chiens l’avaient entraînée hors de l’obscurité du couloir d’entrée, vers le square poussiéreux de l’autre côté de la rue. Elle s’immobilisa alors un instant, regardant autour d’elle avec étonnement, tandis que les chiens remuaient la queue au soleil en bâillant d’aise.
163Elle resta un moment interdite au milieu du petit square, surprise par la chaleur de midi et le bleu indigo du ciel. La promenade était bordée d’une allée de platanes couverts de grappes de petites feuilles vertes qui frissonnaient dans les branches hautes. Le printemps se réveillait timidement car le mistral balayait fréquemment la plaine, la livrant aux assauts d’un froid mordant. Mais à présent l’air était doux, comme si le ciel exsudait un baume chaud qui se répandait sur toute la terre.
164Hannah parlait aux chiens en s’avançant vers la terrasse du café. Les tables nues et maigres se réchauffaient au soleil en attendant les clients. Elle enleva son manteau pour le porter sur le bras. Derrière elle, les chiens s’arrêtèrent pour renifler un arbre, hésitèrent un moment, puis finirent par uriner contre l’écorce noire. Lorsqu’elle s’assit à une table, ils se couchèrent en évitant son ombre après avoir tourné une fois ou deux sur eux-mêmes. Ils posèrent leur museau scintillant comme une pierre précieuse entre leurs pattes de devant et attendirent, l’œil en alerte, la suite des événements.
165Hannah leva les yeux avec surprise vers le garçon, car les paroles de Martin continuaient de résonner dans sa tête. Troublée, elle se fit apporter une petite boisson qui rougeoyait d’un éclat de braise dans le ventre rond d’un petit verre. Elle portait ce breuvage à ses lèvres lorsqu’elle vit un taxi s’arrêter devant le commissariat, de l’autre côté du square. Elle reposa brusquement le verre et observa la silhouette qui sortait de la voiture : une femme, plutôt grande, habillée tout en blanc, avec un chapeau blanc d’où s’échappaient des mèches de cheveux bouclés et une veste en laine blanche ouverte sur une robe qui lui couvrait à peine les genoux.
166Voici Eve, se dit-elle. Elle avait l’air plus effarouchée, plus craintive. Elle était chaussée d’escarpins blancs laissant entrevoir des pieds osseux et étroits, comme le sont souvent les pieds des Anglaises, et dont la pointe, recourbée comme le bout d’une babouche de sultane, se hâtait vers le siège du chauffeur. Ce n’était pas une jeune femme, mais sous le chapeau blanc son visage rayonnait d’impatience. Ses cheveux permanentés étaient relevés haut sur la nuque et elle avait ôté les lunettes qu’elle portait d’habitude. Hannah la vit se tourner vers le chauffeur de taxi : toute frémissante de son amour pour Martin, elle lui lançait des regards impatients tout en regardant le compteur d’un œil torve et soupçonneux.
167Sa grande pochette blanche ouverte à la main, elle regardait fixement le chauffeur et le compteur d’un regard myope et méfiant. Elle était suspicieuse de nature et examinait les chiffres de près pour s’assurer qu’on ne cherchait pas à la rouler. Hannah l’entendit distinctement s’adresser au conducteur en français d’une voix dure et nasillarde.
168Si c’est là votre prix, vous n’aurez pas un sou de pourboire* ! Vous aviez dit quinze francs de Saint-Raphaël, et là je lis dix-huit.
169Dix-huit ! s’exclama-t-elle en lui tendant les billets. Au bruit de sa voix querelleuse, la fenêtre du premier étage du commissariat s’ouvrit et Hannah vit Martin se pencher pour appeler Eve que la rage rendait sourde.
170Que dites-vous ? hurlait-elle au chauffeur. Vous voulez un pourboire alors que vous venez de me voler dix-huit francs ! Espèce de voyou ! Vous profitez des gens parce qu’ils sont pressés. Mon neveu est ici, dans ce commissariat, détenu par vos gendarmes qui sont incapables de faire la différence entre un honnête homme et un criminel. S’ils n’ont rien d’autre à faire de mieux, je vais vous dénoncer et vous n’aurez qu’à vous débrouiller avec eux, puisqu’ils sont si malins.
171Au nom du ciel, ferme-la ! cria Martin par la fenêtre en agitant les mains dans sa direction. Il ne comprenait sans doute pas grand-chose de ce qu’elle disait, mais ce scandale et cette scène devant les gendarmes l’avaient fait pâlir de frayeur. Tu es folle, femme, folle à lier !
172Eve leva alors les yeux vers lui. Il était penché à la fenêtre, tête nue. Derrière lui, les gendarmes s’étaient rassemblés pour regarder l’inconnue qui faisait une telle scène dans la rue. Hannah aperçut le visage d’Eve marbré de plaques rouges se dresser, menaçant, au-dessus de son élégante toilette blanche.
173Si tu continues comme ça, dit Martin, ils vont me coller au trou !
174Au trou ! s’esclaffa Eve d’un air de reproche. Je suis venue pour t’en sortir du trou ! Tu as de la chance que je sois toujours là pour voler à ton secours, jeune homme. Il faut toujours que tu t’attires des ennuis, espèce de garnement sans cervelle ! Tu ne pouvais pas rester tranquillement chez toi au lieu de battre la campagne après des gens qui n’ont aucune envie de te voir ?
175C’est ça, c’est ça ! cria Martin. En attendant, viens leur montrer les papiers sans faire d’histoires et ils me laisseront partir !
176Alors comme ça, il n’y a que les papiers qui t’intéressent ? dit Eve, à la fois méfiante et triomphante. C’est uniquement pour récupérer les papiers que tu t’es soudain souvenu de mon existence !
177Elle était plantée sur le trottoir, en plein soleil. Un étrange petit sourire passa sur ses lèvres. Hannah crut qu’elle allait se mettre à pleurer. Puis elle regarda dans sa pochette ouverte.
178Ah, ces satanés papiers ! dit-elle, tout en farfouillant frénétiquement dans son sac. C’est de ta faute ! dit-elle. Voilà ce qui arrive quand on téléphone à l’improviste en hurlant qu’il faut se dépêcher comme si j’étais sourde ou sotte ou je ne sais quoi ! J’ai laissé les papiers à l’hôtel !
179Martin laissa échapper un juron. Tu as pourtant pris le temps de te bichonner comme la reine Victoria !
180Il se tut un instant pendant qu’elle continuait de fouiller maladroitement dans son sac.
181Tu as l’air d’une garde-malade dans cet accoutrement ! dit-il enfin, comme s’il avait trouvé la pique qui la blesserait le plus.
182Qu’est-ce que ça peut te faire ? répondit-elle, furieuse. Garde-malade ou pas, tu vas devoir moisir ici jusqu’à ce que je trouve un taxi pour aller à Saint-Raphaël chercher ces maudits papiers !
Chapitre XIII
183Si tu vas au restaurant, avait dit Martin, sois vigilante, car Eve ne se doute de rien.
184Le troisième jour, lorsque Hannah entra dans un établissement d’allure modeste à ses yeux, sur le port, elle vit Martin et Eve attablés près de la baie vitrée. Martin, de profil, ne remarqua pas sa présence. Hannah s’arrêta un instant dans l’entrée. Martin était en train de parler. Eve, visiblement heureuse, lui souriait. Elle avait même mis du rouge à lèvres pour l’occasion et écoutait Martin, la tête penchée de côté, les yeux pétillant de joie. Hannah vit alors combien elle avait changé depuis que Martin était devenu un passe-temps occasionnel. Elle avait dépensé sans compter pour se faire belle et avait soigneusement choisi son chapeau et la teinte de son vernis à ongles. Elle avait renoncé à cette passion toute britannique pour les fanfreluches et changé de coiffure. Elle écoutait Martin de l’air d’une amante comblée tandis qu’il lui parlait à bâtons rompus, laissant la nourriture refroidir dans son assiette.
185Avant de tourner les talons, Hannah vit encore ceci : la tante écossaise, sa bonne oreille tournée vers Martin, jouait avec ses couverts, le visage légèrement empourpré, comme si elle livrait un tendre duel amoureux contre un fascinant inconnu. Pour la première fois, Hannah réalisa qu’Eve n’avait pas dû être dénuée de tout attrait dans sa jeunesse, car à présent que la méfiance avait disparu de son visage, elle semblait heureuse et enjouée. Elle avait dû être jolie, se disait-elle, dans le temps, quand les hommes lui faisaient la cour.
186Hannah s’éloigna et s’enfonça sous les palmiers en se remémorant ce que Martin lui avait raconté au sujet d’Eve. Son père avait voulu qu’elle se marie et fonde une famille, mais aucun homme n’avait trouvé grâce à ses yeux. En réalité, elle n’avait peut-être jamais rencontré d’homme qui la rende aussi belle que Martin. À la mort de ses parents, elle avait fui, terrorisée, les avances d’un avocat écossais au crâne dégarni, persuadée, malgré ses protestations, qu’il n’en avait qu’après son héritage. Depuis, elle n’avait eu que méfiance envers l’un ou mépris envers l’autre. Seul le neveu irlandais débarqué des États-Unis avec ses discours enjôleurs avait su effacer les rides que la rancœur avait creusées sur son visage.
187Si j’avais le cœur simple et courageux, songeait Hannah en s’éloignant sous les arbres, tête nue au soleil, son chapeau à la main, je serais capable de faire la différence entre la vertu et le vice. Lorsque je vois la fureur se peindre sur le visage d’Eve, je crois voir le vice personnifié alors qu’en réalité, c’est moi la coupable. Quand je vois le regard qu’elle a en ce moment, je me rends compte que c’était mal de s’immiscer entre eux.
188Les voies de l’amour étaient impénétrables. Hannah marcha un moment sous les palmiers, longeant le murmure de la mer bleu azur. Les mots « juste » ou « injuste » ne faisaient aucun sens aux yeux de l’amour. Que faire de l’amour ? Dans quel camp se trouve-t-il ? Si l’amour est un élément, comme le temps ou le vent, comment s’en protéger ? Les vertueux, ceux qui brûlent d’une flamme intérieure, savent toujours se mettre à l’abri. Seuls les faibles se trouvent démunis. Les forts ont d’autres chats à fouetter.
189Eve était dans le camp des forts, pensait-elle. Elle savait que l’amour est aussi dangereux que délicieux et elle l’avait toujours fui comme la peste. Ce n’est que lorsqu’il prenait l’apparence et la voix de Martin qu’il lui paraissait aussi inoffensif qu’une averse printanière sur son jardin secret. Martin était jeune, il était son neveu et il n’était pas bien portant. Eve se sentait en position de force. Hannah déplorait au fond d’elle-même qu’elle et Martin se montrent aussi vulnérables aux appâts que l’amour s’amusait à leur tendre.
190La pensée de ses chiens qui attendaient patiemment et calmement son retour la ramena vers l’hôtel. Martin avait tenu absolument à prendre le plus beau de tous les établissements qui donnaient sur la promenade. Il était bâti au milieu d’un parc planté d’arbres indolents et de parterres de fleurs bien entretenus. Chaque fois qu’elle remontait l’allée, Hannah avait honte de ses vêtements défraîchis et quelconques, de ses chaussures éculées et de son chapeau si peu approprié qu’elle le balançait continuellement à bout de bras. Elle monta quatre à quatre les escaliers afin d’éviter d’apercevoir son reflet dans les miroirs qui couvraient les parois de l’ascenseur. Lorsqu’elle pénétra dans l’entrée, les chiens se levèrent d’un bond du tapis et sautèrent sur elle, en essayant d’aboyer son nom.
191Elle s’assit sur le lit et se mit à nouveau à penser à Martin tout en distribuant des caresses aux chiens qui avaient posé leurs pattes sur ses genoux. Puisqu’il se conduisait comme un enfant gâté, elle saurait se montrer raisonnable pour deux. Mais où puiser cette sagesse ? se demanda-t-elle soudain avec effroi. Comment devient-on sage ?
192Elle jeta un regard plein de colère à l’élégante suite avec sa grande baignoire blanche et ses pièces en enfilade, tout en se demandant avec irritation ce qu’elle faisait là avec les trois chiens, aussi loqueteux qu’elle. En louant une telle suite, Martin y était allé à l’épate, à l’esbroufe, lassé des hôtels minables qu’il n’avait que trop fréquentés. Aux yeux de Hannah, les domestiques en livrée étaient un affront. Qu’avaient-ils à voir avec sa vie dans le Nord et ses promenades matinales à travers champs, les chiens la fourrure humide de rosée, les moustaches dégoulinantes ?
193Elle examinait ses pieds posés sur la moquette en se demandant si c’étaient les mêmes os et la même chair qui avaient foulé l’herbe des prés au début du printemps, s’étaient enfoncés dans la terre meuble des chemins et avaient traversé les ruisseaux où les chiens lapaient l’eau glacée à petits coups rapides. Une épaisse mousse verte devait à présent avoir recouvert leur lit, et de longues herbes constellées de perles d’eau devaient flotter à leur surface. Malgré l’épaisse armure hirsute des troncs des palmiers devant la fenêtre, Hannah se sentait plus proche de cette terre lointaine que février détrempait et de ce sol marécageux qui aspirait douloureusement le pied dans ses ornières glaciales.
194Elle était toujours là à caresser à rebrousse-poil les longs poils des chiens lorsque Martin revint à la fin de l’après-midi. Il tourna le commutateur d’un coup sec et s’exclama : Qu’est-ce que tu fais dans le noir ? Il avait tellement parlé avec Eve que sa voix était rauque et ses yeux creusés dans leurs orbites. Tu dormais ?
195Elle s’avança vers lui et il l’embrassa.
196Fais vite les valises, dit-il. On s’en va.
197Où allons-nous ? dit Hannah, toute crispée et parcourue de frissons.
198On retourne à Vence, dit Martin. On retourne à Vence, toi et moi.
199Hannah s’activa dans la chambre, ramassant leurs vêtements posés çà et là, repliant le peignoir de Martin, empilant les affaires dans les valises ouvertes.
200Tout est arrangé, dit Martin. Il changeait de chemise et sifflotait à mi-voix. Tout est redevenu normal. Nous avons mis sur pied tout le prochain numéro. Il ne nous reste plus que quelques détails à régler. Eve est conquise par la prose de Lady Vanta.
201Tout est arrangé, dit Martin. Il traversa la pièce en sautillant et sonna pour appeler le chasseur. Eve est toujours aussi emballée par la revue. Tout est réglé.
202Si le vice et la vertu existent, se disait Hannah tout en rangeant les élégantes cravates de Martin, alors ce serait mal de l’accueillir avec cette mine renfrognée, au moment où tout semble s’arranger au mieux de ses intérêts.
203Martin, je suis bien contente, dit-elle en traversant la pièce pour presser la tête contre son épaule. Ses joues creuses et pâles le trahissaient, mais lorsqu’elle le prit dans ses bras, elle s’interdit de penser aux excuses, dénégations et arrangements auxquels il avait dû avoir recours pour amadouer Eve.
204Ma chérie, murmura-t-il, nous redeviendrons simples, nous allons retourner dans notre maison et y vivre comme d’honnêtes gens.
205Elle referma ses bras autour de ses frêles épaules et de ses hanches délicates, et le serra contre elle, doucement, comme pour lui insuffler son énergie.
206Tu me rendras fort, dit-il. Son souffle s’échappait avec peine de sa bouche ouverte. Oui, dit Hannah, oui, oui. Je vais bien m’occuper de toi. Elle se remit à faire les bagages un bras autour de la taille de Martin, s’activant d’une valise à l’autre pour qu’ils puissent partir au plus vite.
207Lorsque le chasseur frappa à la porte, elle courut dans la salle de bains pour y récupérer les brosses à dents et les pantoufles de Martin, posées près de la baignoire. Martin s’assit au bord du lit pour examiner la note. Au bout de quelques instants, il ouvrit son portefeuille.
208Tu vas rire, je n’ai pas assez d’argent pour régler la note de cet hôtel.
209Hannah émergea de la salle de bains, bouche bée, les affaires à la main.
210C’est un hôtel très cher, dit Martin. Le prix de cette chambre est tout simplement exorbitant.
211Martin se leva et tendit la note au chasseur. Puis il le congédia d’un signe de la main. Je vais devoir aller retirer de l’argent à la banque ou au bureau de l’American Express, dit-il.
212L’homme repartit avec la note. Martin mit son chapeau. Il lissa ses cheveux en arrière et se regarda d’un œil critique dans le miroir.
213C’est vraiment ennuyeux. Moi qui voulais éviter à tout prix d’emprunter de l’argent à Eve !
Chapitre XIV
214Elle resta un long moment dans la chambre sans rien faire, à regarder les feuilles des palmiers qui s’agitaient de l’autre côté de la fenêtre. Puis le jour s’assombrit et elle ne put bientôt plus distinguer le mouvement des vagues à travers les branchages. Alors elle prit son ouvrage et se mit à raccommoder une chaussette de Martin, car il lui était insupportable de rester inactive en attendant que les événements prennent tournure. Elle s’appliquait, les chiens couchés à ses pieds, essayant de faire taire l’impatience qui la rongeait. Malgré les sentiments qui le liaient à elle, Martin, comme n’importe quel autre homme, avait d’autres préoccupations plus importantes. À elle de l’écouter, de ravauder ses chaussettes et de lui préparer ses repas, à lui, l’homme, de mener ses affaires et de faire en sorte de réaliser ses objectifs.
215Ses pensées revenaient à Dilly. Elle se rappelait les soins maternels qu’il lui avait prodigués quand il revenait du travail, oubliant sa propre fatigue pour lui appliquer des compresses sur le front et lui donner à manger. Quelques flocons de pureté, disparus comme neige au soleil, balayés par les humeurs brûlantes de Martin. Quant aux lettres dans lesquelles Dilly disait sans aucune vergogne, autant être mort, je n’ai plus rien*, elles ne faisaient qu’exciter l’agacement de Hannah. Tu es débarrassé de moi, se disait-elle, alors réjouis-toi et laisse-moi tranquille ! Ou bien il lui écrivait : Si tu n’es pas heureuse, il faut me le dire, car je ne supporterais pas que tu souffres. Mais, le seul bruit des pas de Martin dans le couloir, car c’était sans doute lui qui revenait après son entrevue avec Eve, suffisait à chasser ces mots de sa mémoire.
216Elle se souvenait de Dilly se rendant à Paris pour demander du travail à des hommes d’affaires inconnus. De jour en jour, au réveil, son visage et ses traits s’étaient altérés, des lignes amères étaient apparues autour de sa bouche. Dilly avait changé au cours des années. Au fil de leur vie commune, son regard était devenu plus fixe, sa mâchoire plus dure, son sourire plus rare. Il ne s’intéressait ni aux rêves, ni aux talents, ni aux réalisations des autres, ayant pour sa part une conception très tangible de la réussite.
217Il lui faisait pitié, avec son visage sombre au teint jaunâtre et ses pantalons de golf en velours. Elle le revoyait, chaque matin, passer une jambe par-dessus la selle de son vélo, puis s’éloigner en pédalant sur la route, de plus en plus petit, les épaules courbées sous le poids de son insatisfaction, les fesses pincées par la contrariété. Il détestait la pluie qui lui fouettait le visage et la boue qui lui collait aux talons quatre fois par jour. Son éducation ne l’avait pas préparé à ça. Il aurait voulu pouvoir s’offrir des parfums et de la soie, des voitures élégantes. La campagne, qu’il ne connaissait pas, le rendait amer, lui qui s’était imaginé voyageant en paquebot et fréquentant les clubs privés. Il lui arrivait de s’en prendre aux chiens pour passer sa colère s’ils se trouvaient par malheur sur son chemin.
218L’oreille tendue vers le couloir, guettant le retour de Martin, Hannah se figurait ce qu’était devenue l’existence de Dilly. Il vivait à présent à Paris, en citadin, comme il l’avait toujours souhaité. Elle se l’imaginait, lorgnant vers les signes extérieurs de richesse des autres d’un œil où l’ambition avait allumé une flamme insatiable. Il n’avait pas compris que pour Hannah, l’essentiel n’était pas là. Tout ce qu’il attendait de l’avenir, c’était la fortune et l’aisance. Elle avait en vain essayé de l’intéresser à autre chose.
219Dilly, qui détestait s’occuper du potager et arrachait les betteraves d’un geste rageur, retrouvait pourtant toute sa douceur pour consoler Hannah de ses tourments et de ses peines, lui apportant apaisement et réconfort, telle une salutaire rosée. Je suis sans cœur, se disait-elle. Elle se remémorait d’insignifiantes scènes de ménage : il la foudroie du regard après avoir croqué dans un radis mal lavé et elle quitte la table, ulcérée. Je suis sans cœur, se disait-elle, je le sais bien. Mais elle ne supportait pas la pensée qu’Eve, là dehors, était en train de dire la même chose à Martin.
220Lorsqu’elle crut entendre le pas de Martin dans le couloir, elle bondit sur ses pieds et courut au miroir pour effacer toute trace de chagrin de son visage. Elle ne voulait pas de la pitié de Martin, lui qui avait le don de raviver son courage, même en l’entretenant des choses les plus banales. Pour Martin, elle se voulait calme et forte, prête à accepter avec patience tout ce qu’il exigerait d’elle.
⁂
221Mais que vois-je ? dit la voix de Martin à son oreille. Des larmes sur l’oreiller ? Alors toi aussi, tu vas aller rejoindre la foule de ces femmes sentimentales qui passent leur temps à gémir et à se lamenter ?
222Hannah ouvrit les yeux. Les premières lueurs de l’aube s’encadraient dans la fenêtre. Martin, hilare, un chapeau jaune et vert en papier sur la tête, les vêtements couverts de confettis, lui chatouillait le cou avec un serpentin en papier crépon.
223Je suis allé à un dîner de gala et à un bal. J’ai dansé le cancan, la gigue, le menuet et la valse. Oui, pendant que tu dormais, ma Niobé, telle une blanche fleur sur le sein noir de la nuit, j’ai fait la nouba avec Eve.
224Il agita le serpentin de papier devant son visage et sourit. Puis il s’assit au bord du lit. Son haleine sentait le vin et la fumée de cigarette.
225Dans un instant, dit-il, le soleil va pénétrer dans cette chambre, comme un évêque gros et gras passant benoîtement ses ouailles en revue. Imagine-moi en début de soirée débarquant tout pimpant dans le hall de l’hôtel d’Eve. Je n’y vais pas par quatre chemins : Eve, je lui dis sans vergogne, une fois de plus je n’ai plus un sou vaillant, ne me demande pas comment ni pourquoi.
226Honte à toi ! s’exclame Eve la généreuse et elle éclate de rire. La vérité, c’est qu’elle est toute joyeuse de me revoir après les adieux solennels que je lui avais faits. Ce soir, on donne une fête dansante, un grand raout. Tu es jeune, amuse-toi un peu ! Puisque tu es resté en ville, tu peux bien t’accorder la permission de minuit. Je vais te prêter une de mes tuniques de nationaliste chinois, tu auras vraiment l’air d’un gentleman pour une fois.
227Tu te rappelles, dit Eve en m’habillant comme un milord – elle est tellement gaie, la pauvre, qu’elle en pleurerait presque –, tu te rappelles quand tu es tombé malade à Paris et que tu m’as mise à la porte de ta chambre parce que j’avais dit aux docteurs que tu n’avais pas un sou vaillant et qu’ils feraient mieux de ne pas écouter tes boniments ? Tu as eu beau faire et beau dire, ils t’ont envoyé à l’hôpital et tu y serais mort à coup sûr si tu ne m’avais pas appelée pendant deux jours et deux nuits sans discontinuer. Tu étais pauvre comme Job, mais tu aurais préféré manger ton chapeau que de l’admettre. J’avais dit au médecin : mon neveu est un indigent, il vit d’une pension que lui verse son gouvernement, je vous aurais prévenu. Sur ce, tu m’as jeté une bouteille d’ergotine à la tête et elle s’est cassée contre le mur en faisant une tache noire comme de l’encre, et comme d’habitude c’est mon argent, pas le tien mon garçon, qui a remboursé les dégâts.
228Je m’en souviens très bien, je lui dis, et aussi que tu t’es pointée à l’hôpital le soir après l’heure des visites et que tu leur as tellement cassé les oreilles qu’ils t’ont laissée entrer. Tu as fait un ramdam de tous les diables !
229J’ai frappé un pompeux petit médecin avec le bout de mon pébroque, dit Eve en essuyant ses larmes avec son mouchoir. Ce n’est qu’après deux bouteilles de champagne qu’elle a eu le vin triste.
230Toute sa vie, dit Martin en se blottissant près de Hannah, toute sa vie, où qu’elle soit, quoi qu’elle fasse, elle a toujours essuyé des rebuffades et des échecs. Dès qu’ils la voient arriver, ses amis prennent la fuite. Elle insupporte tout le monde et personne n’a jamais pris le temps de l’écouter. Même sa façon de marcher est agaçante et elle a un caractère épouvantable. Pour toi aussi, elle n’est que la dame coincée au sourire narquois. Personne n’a jamais pris le temps de la comprendre, à part moi.
231Mais ferme les yeux un instant. Tu la vois en train de descendre d’un train en laissant ses bagages derrière elle comme elle le fait toujours, où qu’elle aille ? Tu la vois en train de prendre son repas toute seule à sa table ? Il suffit que quelqu’un regarde dans sa direction pour qu’elle voie rouge, persuadée qu’on se moque d’elle.
232Martin restait immobile dans les bras de Hannah, le visage las, des poignées de confettis accrochées dans ses boucles brunes.
233Quand on y pense, toute cette solitude, ça a de quoi vous briser le cœur.
Chapitre XV
234Ils étaient à nouveau rendus l’un à l’autre. Quand Martin se réveillerait, bien reposé, ils repartiraient vers les montagnes ensemble. Pour l’heure, il dormait paisiblement à côté d’elle, et lorsque les premiers rayons du soleil pénétrèrent par la fenêtre, elle se glissa hors de son étreinte et se hâta d’aller fermer les grands rideaux. Au bruit qu’elle fit, les chiens dressèrent la tête et la regardèrent d’un air vigilant en attendant qu’elle les autorise d’un geste à se lever et à bâiller.
235Maintenant, songeait Hannah en se coiffant devant le miroir, nous allons mener une vie toute simple. Elle se sentait revigorée comme après un repas chaud arrosé de bon vin, l’âme sereine et invincible.
236Trêve de parlotes, se disait-elle en pensant au château* qui serait glacial à leur arrivée, après quatre jours de froid et d’obscurité. Sitôt la cuisinière allumée, elle décrocherait la bassinoire en cuivre accrochée au mur du couloir et la remplirait de braises pour réchauffer le lit. Tout en se coiffant, elle revoyait Martin se balancer sur sa chaise en déclamant : Demain sera merveilleux, car demain sortira du lac7. Elle se rappelait nettement le soir où, assis dans la cuisine, il lui avait dit : Quant à l’esthétique, il faudrait l’écraser une bonne fois pour toutes entre le pouce et l’index, comme une puce. À ces mots, il s’était trop penché en arrière sur sa chaise et s’était retrouvé les quatre fers en l’air.
237Mais je t’en prie, moque-toi, dit-il, assis bien droit sur les tomettes.
238Il avait la main dans le désordre de ses belles boucles noires et s’était mis debout avec dignité.
239Je dois avoir l’air complètement idiot, dit-il en rajustant sa cravate.
240Mais non ! s’était récriée Hannah, mais tout en se peignant, elle se mit à rire dans la glace. Nous rentrons à la maison ! Nous rentrons à la maison ! Elle dut se mordre les lèvres pour réprimer un nouvel éclat de rire. Nous rentrons. Je lui ferai un pigeon pour le dîner. Je mettrai son argent de côté dans une boîte.
241Elle prit un bain, s’habilla et refit les valises. Son estomac criait famine car elle n’avait rien mangé depuis la veille. Elle rêvait de mets délicieux et de fumets enivrants. Lorsqu’elle vit Martin s’agiter dans son sommeil comme s’il était sur le point de se réveiller, elle sonna pour qu’on leur monte le petit-déjeuner. Les chiens, affamés, vinrent poser le museau sur ses genoux. Elle leur donna des tartines beurrées et sonna pour en redemander. À son réveil, Martin trouva le plateau du petit-déjeuner posé à côté de lui. Il se redressa sur les oreillers et se mit aussitôt à manger.
242Il était à présent tout à fait réveillé, mais se montrait peu loquace. Peu à peu, elle se rendit compte qu’une ombre s’était glissée entre eux. Les déclarations enflammées de la nuit devaient beaucoup à l’ivresse. Maintenant qu’il était redevenu sobre, il n’avait plus rien à lui dire.
243Il lui demanda s’il faisait beau, et en guise de réponse elle ouvrit tout grand les battants de la fenêtre pour laisser le soleil entrer à flots dans la chambre. Mais Martin restait indifférent et mécontent. Il n’eut pas un seul regard pour le soleil qui inondait la pièce. Lorsqu’elle lui demanda ce qui n’allait pas, il la fixa d’un regard froid qui lui coupa la parole. À le voir mordre dans ses tartines et boire son café à grandes goulées, on ne l’aurait jamais cru malade. Aucune fatigue ne se lisait sur son visage. Il n’avait pas non plus l’air accablé de tristesse, mais la fougue et l’impatience qu’il avait manifestées à son réveil les autres jours s’étaient dissipées. Quelque chose le tracassait, quelque chose qui ne la concernait pas.
244Il s’habilla avec la froide détermination de celui qui n’a pas de temps à perdre en bavardages inutiles, puis la prit par le bras, la conduisit à la voiture et lança les valises dans le coffre. Les chiens montèrent dans l’auto après elle, tandis qu’il retournait à la réception régler la note avec la liasse de billets tout neufs que lui avait donnée Eve. Puis il se mit au volant, démarra le moteur et s’engagea sur la route qui longeait la promenade. Entre les troncs barbus des palmiers, la mer brillait, étale et livide, sous l’éclat métallique du soleil.
245Hannah passa sa main autour du bras de Martin. Chacun de ses gestes se communiquait à son corps. Ils sortirent de la ville et s’enfoncèrent dans la campagne. Maintenant ils étaient rendus l’un à l’autre, elle saurait se montrer patiente et attendre qu’il lui confie ce qu’il avait sur le cœur. De la patience, elle en avait à revendre. Bientôt, quand j’aurai vingt-quatre ou vingt-cinq ans, se disait-elle, je saurai mieux me défendre.
246Maintenant ils étaient rendus l’un à l’autre, mais Martin conservait la même expression butée qui mettait Hannah au supplice. Ils étaient seuls à présent, le monde s’était retiré et les avait laissés l’un à l’autre. Le passé, la revue, tout ce qui les reliait aux autres avait disparu, ils étaient rendus l’un à l’autre et à la plus complète solitude. À cette pensée, elle se sentit parcourue de fourmillements d’impatience mais se retint de laisser exploser sa joie, de peur de ne pas trouver les mots simples et clairs qui iraient droit au cœur de Martin.
247Mais chanter sa fierté à pleine voix pour lui chatouiller les oreilles de plaisir, ça elle le pouvait. Quand elle chantait, les grandes fossettes de Martin se mettaient à faire des clins d’œil.
Hum-ho, fee-fi-fo, and a rum-tum-tiddle-dee-oo.
Twist your apron, cheery.
Hum-ho, tiddle-dee-oo8.
248Ça me manquera, dit Martin, les yeux rivés sur la route. Son profil restait de marbre.
249Ça me manquera, ça me manquera, « Hum-ho, tiddle-dee-oo », dit Hannah en riant aux éclats, ça te manquera quand ?
250Puis les mots cessèrent leur folle farandole.
251Qu’est-ce que tu veux dire, Martin ?
252Ça me manquera quand je serai mort.
253Mais ce n’était pas ça qu’il allait dire. Elle vit le mensonge descendre le long de sa joue puis faire grimacer ses lèvres.
254« Hum-ho, tiddle-dee-oo », fredonna-t-il, ne fais pas attention, je dis n’importe quoi. Puis, changeant abruptement de sujet : Eve est emballée par Lady Vanta. Elle lui a écrit en Angleterre pour lui réclamer des nouvelles pour la revue.
255Hannah se taisait, glacée par une certitude innommable.
256Sa préférée, continuait Martin, c’est celle de cette Anglaise qui vit sur le continent dans une splendide solitude sans jamais prendre d’amant parmi ses nombreux soupirants.
257Mais la pensée continuait de peser, froide et terrible, sur le cœur de Hannah : Où t’en vas-tu donc, Martin ? Pourquoi ne puis-je pas venir avec toi ?
258Ils s’éloignèrent des habitations et s’enfoncèrent dans des étendues désertiques et désolées aux reliefs rocheux, s’enfermant à mesure dans un profond mutisme. Un seul passage, une seule route grimpait en lacets à travers ce chaos dont les teintes pourpres et amarante finissaient par ensanglanter tout entier cet âpre paysage.
259Martin n’ouvrit pas la bouche jusqu’à ce qu’ils atteignent le haut du col. Là, il coupa le moteur et ils sortirent de la voiture.
260Eve se trompe rarement, dit-il d’un ton péremptoire.
261C’est peut-être ainsi qu’elle se voit, dit Hannah, je veux dire comme le personnage dans l’histoire de Lady Vanta.
262Et si c’était vrai ? dit Martin.
263Après des jours entiers à arpenter l’asphalte des trottoirs, fouler à nouveau la terre était un bonheur. Soudain, Hannah sentit une énergie vitale envahir tous ses membres. La chaleur du soleil, au lieu d’émaner d’une source unique, semblait pulsée vers le bas en ondes brûlantes et aveuglantes. Le printemps avait allumé un incendie dans ces solitudes désolées, et d’un bond les chiens s’y précipitèrent. Un feu couvait à ras du sol, prêt à embraser les touffes d’épineux comme du petit bois. Midi. Sur leur visage, le souffle de braise du vent, un vent irascible qui les tirait à hue et à dia.
264Les cheveux dans les yeux, les pans de son manteau claquant derrière elle, Hannah tourna le dos au rivage qui étalait en contrebas son décor factice et clinquant ponctué d’îles paresseuses, pour se lancer à la poursuite du vent sur le plateau dénudé. Elle voulait bondir, glisser, prendre son élan pour s’élancer par-dessus l’épais manteau noir des forêts tout en bas, dans la vallée, flotter sans effort au gré des courants, effleurer de la main les colonnes de porphyre qui se dressaient vers le ciel, frôler du pied les profondes entailles qui crevassaient ce sol volcanique.
265Elle se mit à courir, sautant par-dessus les rochers et les fissures creusées par la sécheresse, pour échapper au spectacle de cette mer maniérée qui minaudait avec le rivage, loin sous leurs pieds. Elle exultait, criant au vent brûlant le nom de tous ceux qui étaient passés par là sans laisser de trace. Débordante de joie, elle observa la progression feutrée d’une armée de pins à travers les éboulis, tels les Skraellingar dans une autre contrée, sachant qu’il lui suffirait de lancer un cri et de frapper son sein de la lame nue de son épée pour qu’ils prennent rapidement le large, comme ils l’avaient fait devant la fille d’Erik9. Son cœur bondissait au souvenir des combats livrés là-bas, dans la lande sauvage : Moi aussi, j’aurais croisé le fer avec vous, aussi féroce que n’importe quel autre guerrier ! À l’autre bout de la vallée, là où la plaine finissait de dérouler ses derniers plis, la mer reculait, servile, les lèvres pincées. Que n’ai-je les ailes de l’albatros ! songeait Hannah.
266Soudain, elle fit volte-face et cria le nom de Martin. Le souffle long et régulier, elle se sentait capable de grimper encore une heure, tout là-haut, pour contempler la vaste étendue marine. Mais dans sa course elle l’avait oublié et quand elle se retourna elle l’aperçut, en bas, très loin, assis au bord de la route. Il était si loin et si petit qu’elle ne pouvait pas distinguer son visage, mais il semblait attendre son retour, harassé. Son cœur se mit à cogner. Elle posa la main sur son front brûlant, siffla les chiens et redescendit vers lui en courant.
Chapitre XVI
267Dans cette région, la fin du mois de février est la plus belle saison de l’année, et à leur retour en fin d’après-midi, la ville leur sembla la bienvenue. À la lueur des derniers rayons, ils aperçurent leur maison, nimbée d’une nuée crépusculaire, tout au sommet de la colline. Lorsque le ciel était bas, des bancs de nuages passaient continuellement devant ses fenêtres, et lorsqu’il était à l’orage, de longues volutes se rassemblaient sous les grands piliers blancs de la façade, comme pour y chercher refuge.
268Je ne sais pas combien de temps j’aurai encore envie de rester ici, mais la maison a l’air bien accueillante avec tous ces reflets dans les vitres, dit Martin dont le visage s’était pour l’heure apaisé.
269Tu as dû recevoir des centaines de lettres en ton absence ! dit Hannah. Lorsqu’il fera assez chaud, tu pourras t’asseoir près du feu pour les lire, et demain nous nous réveillerons tôt et tu pourras te remettre à écrire.
270À ces mots, Martin prit un air sombre. Il conduisit la voiture jusqu’à la volée de marches qui menait à la porte du mur d’enceinte. Pourquoi rester silencieux, pourquoi continuer à se taire ? se disait Hannah. Dis-moi tout maintenant – il arrêtait le moteur –, ce qui a changé, pour que je puisse t’atteindre dans ton isolement. Mais Martin sortit de la voiture et grimpa les marches sans mot dire.
271Hannah sortit à son tour et les trois chiens sautèrent à terre derrière elle. Un froid vespéral, léger mais odorant, exhalait des pierres et du jardin plongés dans l’ombre. Avec ravissement, Hannah retrouva les petites plantes robustes qui fleurissaient au pied des murs. Le vent qui soufflait sans répit sur les collines pelées alentour avait épargné le jardin où cactus et yuccas se dressaient, épais et immobiles, comme enfermés sous une épaisseur de verre.
272Sur le seuil de la porte, Martin l’appelait.
273Nom d’un chien, redescends sur terre et viens me lire ce que dit ce papier bleu ! dit-il.
274Il lui tendit le papier et elle le lut à haute voix. C’était un avis cloué à la porte par un homme qui se disait huissier* et qui les prévenait qu’il avait été mandaté pour réclamer le paiement d’un certain nombre de factures. Elles devaient être absolument réglées dans les vingt-quatre heures sous peine de saisie des biens de M. Sheehan. Le document était daté de la veille.
275Des factures, mais quelles factures, Martin ?
276Des factures ! s’écria Martin avec irritation. Des montagnes de factures ! La facture du vin, la facture du laitier, la facture du garage et la facture de la blanchisserie. Sans oublier celle du loyer, si on veut pinailler.
277Le loyer ? demanda Hannah qui peinait à comprendre. Nous n’avons pas payé le loyer ?
278Quand Eve a loué la maison en décembre, elle a versé un mois d’avance. Depuis deux mois nous n’avons pas payé un seul centime.
279Mais nous n’avons pas besoin d’un château ! dit Hannah. Nous n’avons qu’à payer ce que nous devons et nous en aller.
280Avec quoi ? Je n’ai même pas mille francs sur moi. À peine de quoi nous nourrir, dit-il.
281Il mit la clé dans la serrure, ouvrit la porte et se pencha pour ramasser la pile de courrier qui se trouvait derrière.
282Ce que nous pouvons faire, dit-il, c’est ne pas leur verser un foutu centime et déguerpir en vitesse.
283Dans ce cas, je vais faire les bagages, dit Hannah.
284Et pendant ce temps, l’huissier et ses sbires vont venir saisir la voiture !
285Eh bien, oublions les valises ! dit-elle. Les chiens s’étaient rassemblés autour d’elle et elle les prit par le cou. Et si on me prend mes chiens ? dit-elle.
286Martin lui jeta un regard amer.
287Et tous les numéros de ma revue ? Et tous les manuscrits qu’on m’a envoyés ? Et les lettres ? Et mes livres ? Et les tableaux d’Eve ? Et mes vêtements ?
288Dans ce cas, il nous faudra revenir les chercher, dit Hannah. Nous n’avons qu’à revenir en pleine nuit, garer la voiture hors de vue et y transporter nos affaires une par une, d’accord ?
289On met les voiles ! dit Martin. Dans sa fougue, il s’oublia et la saisit par le bras. Ils peuvent arriver à tout moment. Nous n’avons qu’à retourner à Cannes et trouver un café pour discuter de tout ça au calme.
290Ils coururent jusqu’à la voiture, main dans la main comme des enfants, les chiens sur les talons. Une fois sur la route, dans la lueur du crépuscule, Martin sortit le paquet de lettres de sa poche et le posa sur les genoux de Hannah.
291Ouvre-les, dit-il, et lis-moi les mots gentils qu’on m’envoie.
292La première était une enveloppe carrée vert-bleu adressée par le poète italien. Elle contenait un récit de cinq ou six pages tapé à la machine sur des feuilles fines comme du papier à cigarettes. Le texte commençait ainsi : Je sais que la vérité, si infime, si labile dans ma main affaiblie, habite les mots que j’écris… Sur mon amour je placerai un sceau et je jetterai le tout dans un coin dérobé de mon cœur pour qu’il y croisse ou trépasse, fleurisse ou flétrisse, grandisse ou faiblisse, demeure ou meure. Si mon amour est pareil à la rose, telle la rose il fleurira.
293Une stupeur émerveillée se peignit sur les traits de Martin.
294Continue, dit-il, ne t’arrête pas.
295La tête inclinée vers elle, il écoutait de toutes ses oreilles l’histoire du poète italien. Hannah achevait sa lecture lorsqu’ils pénétrèrent dans les faubourgs de la ville.
296Il faut absolument continuer à imprimer la revue ! s’écria Martin avec vivacité. Mais comment ? Avec quels moyens ? Mets ta main sur ma poitrine, ici, tu sens comme mon cœur bat ? Pendant que tu lisais, il s’est dilaté si fort que je ne le sentais plus battre contre mes côtes.
297Il se dirigea au hasard à travers les rues illuminées et les vitrines scintillantes des boutiques. Parvenu devant le bureau de poste, il coupa le moteur et se tourna vers Hannah. Jamais auparavant elle ne l’avait vu aussi abattu et aussi en colère.
298Viens avec moi ! dit-il, en entrant dans la poste. Elle le vit noter sur un télégramme le nom de la ville en Italie où le poète vivait seul et sans le sou. Chaque mot de ce message griffonné sur un vulgaire bout de papier semblait jaillir, pur et limpide, pour offrir à profusion le respect, le soutien et l’admiration. Hannah en eut presque le souffle coupé.
299C’était tout à la fois une déclaration solennelle et un serment d’allégeance. Chaque mot ne faisait que répéter de manière parfaitement intelligible : On ne vous oubliera pas.
300Lorsqu’il eut terminé, il le tendit à Hannah. Son regard pressant trahissait une profonde lassitude.
301On ne vous oubliera pas. Hannah imaginait le jeune poète italien malade, alité, en train de lire le message à voix basse : On ne vous oubliera pas car vous possédez la beauté et la sagesse. Vous êtes innocent comme le nouveau-né. Votre colère est une bénédiction. Votre énergie souffle sur la terre vaine et la féconde de sa riche semence. L’ire du lion et la sagesse divine vous habitent. On ne vous oubliera pas, car vous êtes un élu des dieux. Pour l’éternité, les faibles trembleront devant la passion de votre prose.
302Puis, il apporta le télégramme au guichet et tendit un billet de cent francs pour l’expédition. Il sortit du bâtiment avec Hannah et marchait à présent à ses côtés sur l’avenue du bord de mer, mais sa foi dans le miracle des choses dites ou écrites continuait à l’habiter. Ils s’assirent côte à côte dans un café et le verre de pastis qu’ils burent contribua à lui délier encore un peu plus la langue.
303On n’a jamais rien pour rien, dit-il, en poésie comme en amour. Ce poète italien y a laissé sa santé et ses belles boucles. Moi, on ne m’a jamais présenté la note.
304Il commanda un autre pastis et décacheta les autres lettres du bout des doigts. Dans la première se trouvait un poème suivi d’un nom et d’une adresse.
305Le poète qui parle de ses malheurs d’une plume authentique trace une sorte de via Salaria10 vers l’oreille d’un autre. Il forge avec lui une alliance au goût de sel et de sacrifice. Le fruit pourrit et tombe, mais le sel, lui, perdure. Moi, ajouta-t-il, malgré tout mon amour pour la poésie des autres, je n’ai jamais dû faire aucun sacrifice.
306Et tu voudrais que je reste là, dit-il, à écouter les paroles de ce poète d’Italie ou de tous ceux qui ont ce goût de sel sur la langue, sans rien faire ? Leur musique me ressuscitera des morts.
307Ses prunelles étaient si noires qu’elles semblaient s’abîmer dans un puits sans fond, et il émanait de lui une telle tristesse que Hannah ne fit que l’effleurer de la main, de peur que le pacte de sel ne vînt rompre les digues de ses yeux.
308Tu rends possible l’avènement d’une ère nouvelle, c’est déjà beaucoup, tu ne trouves pas ? dit-elle.
309Mais Martin se couvrit le visage de la main.
310Je ne fais rien de tout cela, dit-il en secouant la tête, les yeux baissés. Hannah mit son bras autour de lui.
311Pourquoi être triste, alors que tout s’arrange pour le mieux ? S’occuper de la revue réclame un travail fou. Si tu as besoin d’aide, sache que je tape très bien à la machine. Je sais également coller les timbres et cacheter les enveloppes.
312J’ai du courage pour les autres, dit Martin en se cachant le visage, mais je n’en ai pas pour moi. Je n’en ai plus. Je n’aurai la revue que lorsque tout sera fini entre toi et moi.
313Hannah se figea, hébétée.
314C’est ce qu’Eve t’a dit ? dit-elle au bout d’un instant.
315Si je te quitte, elle me reprendra avec elle, dit Martin. Elle a dit que tout recommencerait comme avant entre elle et moi dès que tout serait fini entre toi et moi.
Chapitre XVII
316Après un autre pastis, le fou rire les gagna. Serrés l’un contre l’autre sur la banquette, ils se mirent à rire d’un rire de déments qui leur tiraillait le visage en tous sens. Le vent soufflait en rafales sur la terrasse et une violente averse menaçait d’éteindre les réverbères qui éclairaient la rue.
317Hannah, secouée par le rire, se serrait contre Martin. Si seulement elle avait pu dompter les pensées qui se bousculaient dans sa tête, elle aurait su quoi faire. « Hum-ho fee-fi-fo and a rum-tum-tiddle-dee-oo ». La porte est grande ouverte, mam’zelle Hannah, faut vous en aller maintenant. Mais quelle pauvre idiote je suis ! Où t’en vas-tu donc, Martin ? Pourquoi ne puis-je pas venir avec toi ? C’est vous qui décampez, mam’zelle Hannah, allez, ouste, du balai !
318Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? dit-elle tout haut. Ses dents claquaient avec un bruit de dés et sa voix n’était plus qu’un filet qui dérapait dans les aigus. Allez, zou, mam’zelle Hannah ! Mais elle connaissait d’avance sa réponse. Il allait la dévisager et dire : Je veux ma revue comme elle était avant.
319Au lieu de cela, il posa soudain la tête sur la table sans se soucier des autres clients du café. Elle vit qu’il pleurait et l’espace d’un instant elle fut prise d’un fol espoir, mais elle réalisa aussitôt que cette réponse était aussi définitive qu’une autre.
320Martin, reprends-toi, je vais mourir de honte, dit-elle. Redresse-toi, il est temps d’aller dîner. Tu n’as pas fermé l’œil de la nuit et tu as passé toute la journée au volant, tu es exténué, voilà tout. Donne-moi la main. Tu en as vu d’autres, Martin, ce n’est pas une petite rupture qui va t’abattre.
321Elle venait de prononcer le mot fatidique et il ne la contredisait pas. Elle s’écoutait jouer les bonnes d’enfant.
322Allez viens, nous allons faire un bon repas, puis nous irons au château récupérer nos affaires. Après, on verra bien.
323Elle allait s’occuper des détails, s’emplir l’esprit d’objets de toutes tailles : les livres et les tableaux et les malles et les lourdes valises qu’il allait falloir charger dans la voiture sous la pluie battante. Elle n’oublierait rien : ni la bouillotte dans son filet tricoté au crochet, ni les torchons, ni la brosse métallique rouge avec laquelle elle peignait l’épais pelage des chiens. Mais en dépit de tout, elle se sentait envahie par une fureur amère. Ils sortirent du café. Elle lui agrippait fermement le bras et le retint de tomber lorsqu’il fut pris d’un soudain malaise. Elle continuait de lui parler de tout et de rien, sauf de ce qui les séparait à présent, telle une ombre compacte. Elle ne cessa de parler que lorsque la bile du désespoir se fit trop amère sur sa langue.
324Ils se garèrent devant la brasserie en face de la gare et s’installèrent à une table. Martin commanda du homard et du pouilly sans réfléchir, comme un automate. Il avait pris place sur la banquette à côté d’elle, fragile comme du verre, et l’écoutait parler.
325Après quelques instants, il l’interrompit d’un ton amer : C’est ici que nous avons pris un verre le jour où tu es arrivée. Mais elle fit comme si elle ne l’avait pas entendu et appela le garçon. Il leur apporta une carte de la région et elle la déploya sur la table devant eux. Les yeux de Martin étaient posés sur son visage, le décomposant et le recomposant tour à tour. Phrase après phrase, ce que Martin avait écrit au poète italien revenait à la mémoire de Hannah, comme si ces mots jaillis de son cœur lui avaient été aussi adressés.
326On ne vous oubliera pas, avait-il écrit. On ne vous oubliera pas pour ceci, cela et le reste.
327Elle se demanda avec terreur s’il était possible de se montrer à nouveau fort après avoir été si faible. Peut-on reprendre sa fierté, comme le pèlerin son bâton avant de se remettre en route ?
328Sur la carte dépliée devant eux, le village de La Moure11, caché au milieu des collines entre Vence et Nice, semblait un point de fuite idéal. Ils n’auraient qu’à empiler toutes leurs affaires dans la voiture, prendre les petites routes de campagne et cette nuit ils dormiraient à l’hôtel du village.
329Il faudra se contenter de l’hôtel pendant quelque temps, dit Hannah. Nous louerons une petite chambre pas chère. Les amis de Lady Vanta habitent tout près. Elle doit sûrement leur rendre visite de temps en temps. Puis soudain, submergée par la tristesse, elle s’écria à bout de patience : Mais, bon sang, dis quelque chose !
330Elle s’aperçut alors combien il était frêle et usé par le conflit qui le minait. Ses épaules étaient voûtées et ses mains crispées. Nous sommes deux misérables sangsues, se dit-elle, deux pauvres femmes qui se sont emparées de lui pour se nourrir de sa joie de vivre. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle lui dit avec douceur : Dis-moi quelque chose, parle-moi de tes amours, Martin, essayons de remettre tout ceci en perspective.
331Son visage s’empourpra et il se resservit un verre de vin.
332La fidélité est un bien précieux dont il convient d’user avec modération, dit-il. Si j’avais été plus avisé, mes réserves seraient peut-être moins entamées. Mais tu vois, j’ai donné ma fidélité sans compter et il ne m’en reste guère. J’en ai donné un peu à une poétesse américaine qui s’en fichait comme d’une guigne. Une jeune violoniste russe a pris ce qui restait.
333C’est avec elle que je vivais, poursuivit-il, quand Eve a débarqué à Paris. Si le violon restait deux minutes sans surveillance sur le piano, snap, elle coupait les cordes. Une fois c’était la faute du chat, la fois d’après c’était le froid. En tout cas, c’est bien cette chère Eve que j’ai surprise un beau jour en train de zigouiller la corde du si avec ses ciseaux à ongles. Quand elles se crêpaient le chignon, on les entendait à l’autre bout de Paris, et si j’avais le malheur d’écrire contre le vent, je recevais leurs chamailleries en plein visage. Impossible d’écrire un seul vers avec ces deux furies qui passaient leur temps à se traiter de tous les noms d’oiseaux !
334Soudain Martin ouvrit ses belles mains blanches sur la table, paumes vers le ciel.
335Mais la vérité, c’est que j’ai frôlé la mort trop souvent et de trop près pour m’attacher à une femme. Je suis passé tout près, Hannah, là où on se retrouve seul, vraiment seul. Frôler la mort de si près, c’est comme être mort pour de bon. Depuis, je n’ai plus peur d’être seul.
336Je n’ai pas peur de ce que les gens diront de moi, car là où je vais, j’y vais seul. La mort, c’est comme un glacier qui avance sans bouger. Ses parois sont raides et crénelées comme celles d’un glacier. Je lui ai caressé les cornes, ces beaux séracs immaculés qui s’élèvent jusqu’au ciel. Et le long de ses flancs, certains mois, on trouve des fleurs de gentiane et d’arnica aux pétales acérés et brillants comme des dagues, car elles n’ont pour sè0ve que les courants d’air glacés de la mort. Dans une telle atmosphère, crois-moi, les critiques, bonnes ou mauvaises, ne survivent pas bien longtemps.
337Hannah, dit-il sans la regarder, j’aurais voulu revoir un glacier avec toi. Si je ne peux pas te la faire connaître, à quoi bon Venise ? Elle peut aussi bien disparaître à jamais au fond de sa lagune avec tous ses palais !
338À cause du mauvais temps, son souffle se faisait plus ténu. Immobiles l’un près de l’autre, ils contemplaient les traits qui sillonnaient la paume des mains de Martin. La ligne de vie creusait un profond sillon ininterrompu jusqu’au poignet.
339Tu ne peux pas me quitter cette semaine, Hannah, dit-il. Tu ne peux pas t’en aller maintenant.
340À ce moment-là, la porte de la brasserie s’ouvrit et Duke et Phyllis, les amis de Lady Vanta, émergèrent de l’averse. Duke, qui les aperçut le premier, se dirigea droit sur eux. C’était un homme robuste et trapu d’environ quarante-cinq ans avec une crinière de cheveux châtain-roux bouclés. Il était rougeaud, ventripotent et son boitement lui conférait une démarche chaloupée de marin en permission. Phyllis marchait sur ses talons, petite, la taille épaisse, son opulente poitrine en avant, les yeux bleu aster. Lorsqu’elle ôta sa capuche, ses cheveux semblèrent plus blonds que le soir où elle les avait reçus avec Lady Vanta dans sa maison au bord de la route. La quarantaine tissait des fils d’argent dans ses boucles courtes et soyeuses.
341Vous avez des nouvelles de Van ? demandèrent-ils dans un seul souffle, et le fait de parler en même temps les fit rire.
342Le visage figé sous le masque froid et distant qu’il réservait aux étrangers, Martin les pria sans chaleur de se joindre à eux. Mais le flot de leur conversation le réchauffa peu à peu et il se mit à regarder autour de lui comme s’il sortait d’un rêve. Ils commandèrent une autre bouteille de vin et la partagèrent tout en bavardant, tandis que dehors le vent redoublait de violence.
343Van se prend pour une écrivaine, disait Duke, mais selon moi, un écrivain doit avant tout posséder un talent de conteur : il pose sa plume sur le papier et la laisse courir au rythme de son imagination. Il lui suffit de se laisser emporter et en deux temps trois mouvements, hop, il vous sort une histoire.
344Vous pensez qu’un bon écrivain passe son temps à pinailler sur tel ou tel mot, à se torturer les cervelles jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus une seule goutte d’inspiration ? Tiens, ça me rappelle l’histoire de ce curé qui…
345Martin se décrispait peu à peu. Il riait et échangeait des blagues avec Duke. L’Anglais était intarissable – vestige de son passage dans la Navy – et les deux hommes ne cessaient de se couper la parole et de parler en même temps. Martin, les joues toutes rouges, la voix claire et le verbe haut, ne dissimulait pas son plaisir.
346Quand il leur dit : Ma femme et moi pensions passer la nuit à La Moure, les visages de Duke et de Phyllis s’illuminèrent. Ils étaient aux anges. Hannah se dit alors que le manque de soleil qui avait poussé ces pauvres gens à venir s’enterrer dans le Midi était une chose bien terrible. On reconnaissait les Anglo-Saxons au regard plein de gratitude qu’ils jetaient à celui qui parlait leur langue. Lorsque deux étrangers se rencontraient, ils ne se quittaient plus.
347Quelle bonne idée ! s’exclama Phyllis. Il n’y a pas d’hôtel à La Moure, mais le patron du bistrot* loue quelques chambres. Vous aurez tout le soleil qu’il vous faut ! Duke va avertir le patron de votre arrivée. Nous allons être voisins ! Hannah et moi pourrons parler chiffons* ! Naturellement, il n’y a pas de salle de bains à l’hôtel, mais vous pourrez utiliser la nôtre autant que vous le voudrez.
348Un peu plus tard, ils sortirent ensemble dans la rue mouillée et venteuse.
349Bon vent, matelots ! leur cria Duke d’une voix de stentor dans la tempête tandis que Martin et Hannah regagnaient leur voiture en courant sous la pluie battante.
Chapitre XVIII
350Lorsqu’ils se réveillèrent le lendemain matin, la pluie avait cessé et ils virent par l’étrange petite fenêtre que le soleil brillait à nouveau. La chambre était un immonde cagibi bas de plafond et l’air empestait le poil de chien mouillé. Leurs objets familiers, manteaux, chaussures, tableaux, reliquats de leurs vies passées, étaient éparpillés çà et là comme après une inondation et les livres empilés les uns sur les autres séchaient devant les cendres du foyer.
351Hannah avait encore les cheveux mouillés, et les boucles noires et humides de Martin, plaquées en arrière, dégageaient son grand front. Les chiens n’en finissaient pas de se lécher la queue et les pattes pour se remettre de la folie du déménagement au château, trois heures d’allées et venues qui avaient ruiné les chaussures de Hannah et détrempé l’élégante paire de derbys bruns que Martin avait achetée à Londres. Elle décida de faire un grand feu dans la cheminée pour mettre tout à sécher. Elle se glissa hors du lit et se précipita vers l’âtre. Les lames du plancher, propres et luisantes à leur arrivée, étaient à présent maculées de traces de boue. Les branches de pin que le propriétaire, tiré de son sommeil, avait apportées la veille pour allumer le feu avaient laissé un tapis d’aiguilles au milieu de la pièce.
352En l’absence de femme de chambre, le propriétaire et sa femme s’occupaient du ménage et de la cuisine. Hannah se rendit à l’appentis où l’homme entreposait son bois de chauffage. Lorsqu’elle se pencha dans sa chemise de nuit pour en faire une petite réserve, elle sentit un flot de force vive courir le long de ses bras, et ses poumons s’emplirent de l’odeur du bois. On aurait dit que la sève circulait encore. Les branches s’accrochaient aux poignées des portes et aux chaises comme dans une ultime tentative de se raccrocher à la vie. Elle jeta leurs lourdes carcasses dans l’immense cheminée qui occupait tout un pan de la pièce et y mit le feu. Les flammes fusèrent aussitôt. Elle se perdit dans la contemplation de la flambée rugissante tout en essuyant la sciure de ses mains et en songeant aux mois et aux années qu’il avait fallu à ces branches pour sécher au soleil.
353Martin se taisait, la tête appuyée sur l’oreiller, les yeux tournés vers ce brasier d’enfer qui faisait rougeoyer les murs de colère et flamboyer un coucher de soleil dans le miroir. Nous allons nous installer ici quelque temps, se dit Hannah en se mettant à ranger les affaires. Les chiens, revenus à la vie, vinrent se coucher devant le foyer avec méfiance, prêts à reculer d’un bond au moindre craquement du bois. Un torrent de flammes miraculeux s’engouffra dans la cheminée. Martin tendit la main comme pour faire fondre son silence et réchauffer les mots sur sa langue.
354Il avait retrouvé sa gaieté et souriait à Hannah qui allait et venait dans la chambre, passant de la lumière du soleil à la lueur des flammes. C’était comme aux premiers jours de leur vie ensemble.
355Je suis heureux d’avoir quitté le château, dit-il. C’était un vrai tombeau.
356Son regard était droit et franc. Elle songea à Eve avec un serrement au cœur. Si nous continuons à nous le disputer, nous en ferons un pleutre. Lorsque je m’en irai, se dit-elle, il n’y aura pas de retour en arrière possible. Ce sera tout ou rien. Je m’armerai de fierté jusqu’aux dents et je m’abrutirai de travail. Je veux garder le souvenir d’un homme fort, pas d’un être pusillanime.
357Il vaut mieux pour lui que tu disparaisses de sa vie le plus tôt possible, se disait-elle. Mais tu peux être sûre qu’Eve ne voudra jamais vivre dans un endroit pareil. Elle ne s’accommodera jamais du trou dans le plancher à la place du cabinet, de l’absence d’ascenseur et des repas pris au bistrot*. Quant à moi, je ne supporterai pas l’homme qu’elle a fait de Martin. Je serai bientôt partie, mais d’abord je veux qu’il redevienne tel qu’il était avant.
358Hannah leva les yeux de la pile de livres et de lettres humides qu’elle était en train de trier et aperçut la tête de Martin belle comme une fleur sur l’oreiller.
359Une seconde, mon chéri, je vais te monter du café, lui dit-elle. Elle boutonna sa robe de chambre et descendit l’escalier quatre à quatre.
⁂
360La piquette locale les rendit malades dès le premier jour, et Hannah descendit dîner patraque et sans ses boucles d’oreilles, tourmentée à l’idée que ses lobes pendaient longs et nus. Elle prit place en face de Martin en se reprochant d’avoir été trop fatiguée et malade toute la journée pour se préoccuper de lui. Leurs jambes se touchaient sous la table. Les clients du café jouaient à ce jeu italien qui se joue avec les mains12 et où il faut lancer les doigts au-dessus de la table à toute vitesse en criant des chiffres. Le soir, ils revenaient des champs ou du travail et s’asseyaient pour boire un verre et lire le journal. Martin et Hannah se mêlaient à leurs discussions. Lorsqu’il les comprenait, Martin ôtait la cigarette de sa bouche et faisait oui de la tête. Sinon il penchait la tête vers Hannah qui lui traduisait leurs propos.
361Martin était tout entier absorbé par l’expression alerte de leurs visages et par leurs paroles. Mais pour Hannah, l’heure n’était plus aux discours, mais à l’action : elle se rendit dans la cuisine où le propriétaire était en train de vider des truites et lui dit qu’elle allait l’aider à préparer le dîner. Il était content de pouvoir lui montrer combien de beurre il fallait mettre dans la poêle et comment couper les citrons en petits croissants de lune au-dessus des cadavres raidis des poissons. Hannah essaya de faire des truites en colère* avec des cure-dents, mais le propriétaire lui dit qu’on ne les servait jamais comme cela.
362Il lui conseilla de ne pas toucher aux oignons à cause de l’odeur et des taches, mais elle aimait bien les découper en rondelles en essuyant les larmes qui lui coulaient des yeux. Il enleva la fine peau des pommes de terre en les frottant avec un torchon en toile de jute, puis les jeta dans la poêle pleine d’huile bouillante. Les éclaboussures leur firent faire un bond en arrière.
363Soudain, le propriétaire se mit à parler à Hannah d’une maladie qui attaquait les poumons. Il fit un dessin sur la table pour lui faire comprendre ce qu’était un poumon et la façon dont le marécage putride de la maladie l’envahissait peu à peu. Dans son idée, un poumon avait la forme et la consistance d’un jambon et la maladie dévorait peu à peu la viande jusqu’à l’os. Dans son dessin, la farine représentait la partie saine du poumon et les fines peaux brunes des oignons la maladie qui rongeait la chair.
364Une fois terminé son joli dessin, il dit en guise de conclusion : Votre mari est très malade.
365Mais non ! s’exclama Hannah en souriant parce qu’elle allait enfin pouvoir s’expliquer. C’est vrai, il y a dix ans, lorsqu’il a eu cet accident, il a été très malade. Il faisait tout le temps des hémorragies, mais tout ça c’est du passé.
366Le propriétaire la regarda en secouant la tête.
367Si, si, poursuivit Hannah d’un ton docte, vous voyez, si vous en réchappez alors vous êtes tiré d’affaire. Ce qui ne vous met pas à l’abri d’autre chose, disons un accident de voiture par exemple.
368Elle se tourna vers la table pour lui montrer qu’après un certain temps le poumon cicatrise. Elle repoussait la farine avec une cuillère en disant :
369Vous voyez, maintenant le mal est enfermé là-dedans et il ne peut plus sortir.
370Si, il ressort, répondit le propriétaire. Je le sais, j’ai connu des gens qui l’avaient.
371Hannah était assise au bord de la table. Elle prit un autre oignon et le coupa en deux d’un coup sec.
372Non, dit-elle, ce n’est pas pareil.
373Le propriétaire la regardait en secouant la tête.
374C’est bientôt le début de la saison et toutes les chambres sont louées, dit-il. Vous et votre mari devriez songer à chercher autre chose.
375Hannah jeta le couteau sur la table et retourna dans la salle. Mais quelle mine a donc Martin, songeait-elle avec irritation, pour que certains lisent en lui comme dans un livre ouvert ? Elle s’arrêta sur le seuil. Il était assis là, au milieu des autres hommes. Au bruit qu’elle fit, il leva les yeux et la regarda traverser la pièce. Elle s’avança vers lui en l’examinant froidement, comme si elle le voyait pour la première fois. Sous la délicate pâleur de son visage elle savait que se dissimulait une fleur vivace et non un bouton en train de faner. Mais le propriétaire l’avait rendue méfiante et elle dévisageait Martin d’un œil froid et arrogant.
376Son voisin de table était un ouvrier agricole coiffé d’un large chapeau noir qui vidait un litre de rouge à même la bouteille en chantonnant à mi-voix. En approchant, elle l’entendit complimenter Martin à son sujet.
377Vous avez une bien belle femme ! disait le paysan, en montrant sa bouteille de vin comme pour inviter Martin à trinquer avec lui. Martin, tout heureux, tendit son verre. Hannah vit ses yeux briller de plaisir et son visage transfiguré par la joie :
378Regarde, c’est la première fois qu’un Français m’offre un cadeau ! dit-il. Il te trouve très belle, tu sais.
379Hannah regardait Martin avec amertume en se demandant comment on pouvait le croire malade. Il n’y avait pas trace de la maladie dans ses yeux ni dans sa façon de parler. Mais il se trompait en pensant que l’autre voulait lui offrir un verre. S’il flattait Martin, c’était parce que sa bouteille était vide et qu’il voulait qu’on lui en paye une autre. Martin était tellement généreux qu’il ne le comprit que lorsque l’homme repoussa la bouteille de vin sur la table d’un geste de colère.
380Pendant que Hannah s’asseyait devant son assiette, Martin commanda une autre bouteille pour le paysan et il lui dit : Maintenant, fiche le camp !
381Il le regardait dans les yeux et lui parlait en anglais en se bouchant le nez comme si l’odeur de l’autre l’incommodait.
382Prends cette bouteille et dégage, espèce de saligaud ! dit Martin.
383Il était de nouveau maussade et l’idée qu’on avait voulu le tromper lui avait ôté l’appétit.
384Allons, Martin, dit Hannah, tu dois te forcer à manger.
385Mais le cœur n’y était plus. Au bout de quelques minutes, il se leva et sortit du café. Il s’immobilisa au milieu de la place, dans la lueur du crépuscule. Lorsque Hannah le rejoignit, il était en train de regarder les chèvres dévaler la colline pour venir s’abreuver à la fontaine. La corne de leurs petits sabots cliquetait sur le sol. Martin tira de sa poche des morceaux de sucre qu’il leur offrit dans le creux d’une main, tout en leur tirant la barbe de l’autre :
386Vous y croyez à l’amour, vous ? Les chèvres se mirent à ricaner comme des vieillards séniles en plissant leurs yeux jaunes.
Chapitre XIX
387Chaque fois que je tape un mot sur ma machine à écrire, disait Duke, les joues rougies par l’alcool, je gagne de quoi m’offrir un cocktail au Majestic13 !
388Il jouait les maîtres de maison sous les imposantes poutres sombres de sa salle à manger. Sur la table, les verres en cristal scintillaient à la lueur des bougies. Il lui manquait un bout de dent, pile à l’endroit mentionné par Lady Vanta.
389Prenons un autre verre avant de passer à table, dit-il. Une ligne sur ma machine à écrire, dit-il en remplissant leurs verres de glace, me rapporte une nouvelle bouteille ! Puis il regagna son siège de sa démarche claudicante. Je sais ce que c’est d’être un jeune écrivain qui essaie de percer, dit-il en croisant les jambes, la plus courte par-dessus l’autre. J’écrivais quand j’étais d’astreinte, de quart, ou à la maison en permission. Mon conseil au pauvre diable que ça démange, c’est d’écrire, au diable les théories sur la littérature ! Si quelqu’un parvient à me démontrer qu’il suffit de connaître la théorie pour écrire un roman, je lui tire mon chapeau !
390De l’autre côté de la table, Martin buvait son whisky à petites gorgées. À côté de cet homme rubicond et ventripotent, il ressemblait plus à un spectre qu’à un être de chair et d’os.
391À quoi bon se raconter des histoires ? dit Duke. Les poutres du plafond amplifiaient encore sa voix de basse au fort accent britannique. Tout le monde court après la même chose, tout le monde sans exception, le quidam du coin, vous, moi. Chacun veut une belle maison, une grosse voiture et suffisamment d’argent pour manger et boire à sa guise. Il se pencha avec bonhomie vers Martin, son verre à la main, et lui tapa sur la cuisse. J’ai toujours eu envie de devenir riche et célèbre, dit-il, et vous n’aspirez pas à autre chose, mon cher ! Mais vous, vous avez la prétention d’y parvenir en écrivant de la poésie. De la poésie, rien que ça !
392Martin devint livide. Il posa son verre sur la table et s’éclaircit la voix.
393Sans attendre sa réponse, Duke poursuivit : Il y a dix ans, j’avais d’autres ambitions, je le confesse. Mais les ambitions, ça ne nourrit pas son homme. Regardez cette maison, dit-il en renversant sa tête sur son cou de taureau pour examiner les poutres, vous croyez qu’elle est bâtie sur des mots, sur des phrases mises les unes à la suite des autres ? Vous croyez qu’elle est bâtie sur des idées poétiques creuses ?
394Martin posa sur la pièce un regard noir qui étincelait de colère, sur le plafond bas à caissons, sur les tables, les fauteuils et les armoires de style provençal. Puis, revenant à Duke, il s’éclaircit de nouveau la voix comme pour répondre, mais ce dernier le prit encore de vitesse.
395J’ai eu votre revue entre les mains, dit-il d’un ton affable, mais croyez-moi, assigner une mission à la littérature ne vous mènera nulle part. Bon Dieu ! À quoi ça rime ? Autant vous balader en pagne et en sandales ! Écrire n’est pas une affaire de fanatiques ! Nous n’avons que faire du fanatisme ! Prenez Van, par exemple, notre chère Lady Vanta. Elle a commis un assez bon roman, mais le passage principal était une histoire d’inceste. Un inceste ! répéta-t-il en pointant un index accusateur vers Martin. Je lui ai dit : Supprimez-moi ce passage et je me fais fort de vous trouver un éditeur. D’abord elle a protesté en me bassinant sur le devoir de l’artiste envers la postérité et patati et patata. Écoutez Van, je lui ai dit, qui se soucie de nos jours des scrupules des écrivains du passé ? Il suffit de rester dans les clous de la bonne vieille littérature pour ne pas se tromper. Contentez-vous des bonnes vieilles recettes. Étudiez les gens autour de vous, cherchez à savoir comment ils pensent, ce qu’ils ressentent. Ne vous laissez pas emporter par vos petites lubies. Non, mais vous le croyez, un inceste ! dit-il avec mépris. Mis à part quelques pervers, tout le monde se fiche de ce genre de choses maintenant et ce sera pareil dans deux cents ans !
396Allez, je lui ai dit, supprimez-moi ça. Au bout d’un moment, elle s’est rendue à la raison et je lui ai trouvé un éditeur. Je ne comprends pas ce que des types comme vous cherchent, dit-il en faisant tourner les dernières gouttes de whisky au fond de son verre. Je n’y comprends rien. Pour moi, écrire c’est quelque chose de complètement différent. Ce qui ne veut pas dire que je ne lisais pas les écrivains radicaux comme Wells ou Shaw quand j’avais votre âge.
397Hannah l’écoutait sans rien dire. À ses pieds, les chiens, le museau dressé et la narine frémissante, fixaient une cage de bois posée sur un guéridon dans laquelle deux minuscules ouistitis étaient retenus captifs. Les deux petites créatures, blotties l’une contre l’autre dans un coin, tentaient de se réchauffer en frottant leurs mains décharnées et bleues. Elles jetaient des regards méchants autour d’elles.
398Quant à la poésie ! s’écria Duke d’un ton méprisant. Mon cher ami, la poésie !
399Quant à la poésie, répliqua Martin avec simplicité, comme s’il voulait bien se faire comprendre de Duke. La poésie, c’est là où la quête de la littérature trouve son origine.
400Hé ? s’écria Duke, car la voix de Martin était si douce et si étrange qu’elle en était presque inaudible. Quoi ? Puis, montrant du bras l’étagère remplie de livres :
401Vous avez là une petite partie des nouvelles et des romans que j’ai écrits14, dit-il. Il y en a d’autres. Qu’est-ce que vous me chantez avec votre histoire de quête ? Moi, je dis que si un homme n’a rien à écrire, alors qu’il fasse autre chose. Car l’expérience m’a enseigné une ou deux petites choses. Il se pencha en avant d’un air mystérieux en plissant ses yeux bleu ciel. Le bon écrivain est aussi un bon soldat, un bon nageur et un bon danseur. Croyez-vous que cette boiterie que j’ai récoltée à la guerre, dit-il en souriant, me freine dans mes activités ou diminue ma soif de vivre ? Je marche plus en un seul jour qu’un homme valide en dix et je trouve encore le temps d’écrire mes livres !
402Prenez Dickens, continua-t-il en se penchant en arrière et en frappant sa jambe la plus courte du plat de la main. C’est un bon exemple. Nous avons là un écrivain, personne ne dira le contraire, mais aussi un éditeur qui jouait de l’harmonica, vendait des fruits et des légumes sur le marché et était, qui plus est, un excellent orateur. C’est un homme qui avait tout simplement quelque chose à dire.
403Il a en effet dit quelque chose de mémorable au sujet d’Edgar Allan Poe, rétorqua Martin. Il a dit que Poe était un bon à rien, un aigri perpétuellement sans le sou envers qui lui, Dickens, avait toujours fait preuve de la plus grande gentillesse et de la plus sincère considération. Soudain, Martin éclata de son rire chaleureux. Quelle froideur glacée dans cette gentillesse et dans cette considération ! dit-il en boutonnant son veston. Ça ne vous donne pas froid dans le dos, à vous ? Regardez, là, derrière vous, dit-il, les voilà, dans cette cage en bois, voici Poe et sa Virginia15 qui se tiennent les mains pour se tenir chaud !
404Hannah, exaspérée par le spectacle de ces deux malheureux petits ouistitis, se leva brusquement et fit quelques pas dans la pièce.
405La littérature, disait la voix de Martin, n’est pas qu’un vain mot. La littérature, c’est avant tout un goût, et l’écrivain, c’est celui qui parvient à transmettre ce goût aux autres.
406Phyllis rejoignit Hannah devant la cage aux singes et lui passa le bras autour de la taille.
407Elle lui chuchota : C’est formidable ! Duke a rarement l’occasion de parler boutique. Il adore ça. Regardez comme ils sont heureux nos deux grands garçons !
408Prenez Walpole16 ! s’écriait Duke, mais Hannah n’avait d’yeux que pour les visages émaciés des deux petits ouistitis qui la regardaient avec amertume, derrière leurs barreaux.
409Ils n’arrivent pas à s’acclimater, dit Phyllis. Elle leur avait confectionné un petit lit avec une pelote de fil de coton et deux petites couvertures de laine pour qu’ils puissent se réchauffer. Elle mit sa main grassouillette couverte de taches de rousseur dans la cage et souleva l’un après l’autre les petits corps fragiles pour les déposer sur le lit de coton. Ils se mirent alors à siffler avec fureur en se débattant mais elle les tenait fermement par leurs tibias rachitiques.
410Là, là, faites un peu dodo, leur dit-elle. Mettez-vous sous vos couvertures et soyez sages maintenant.
411Mais ils continuaient à vouloir se redresser et regardaient les deux femmes d’un air méfiant tout en serrant les couvertures de laine sous leurs mentons tremblotants. Leurs membres étaient tout raides, leurs fines lèvres grimaçaient et leurs yeux lançaient des éclairs dans leurs visages cyanosés.
412Que leur donnez-vous à manger ? demanda Hannah tandis que Duke continuait à pérorer dans son dos.
413Sachez que j’ai parfois recours au merveilleux, disait-il à Martin, j’y ai recours, quand il le faut, de temps à autre. Quant au goût pour le langage, si c’est ce que vous voulez, vous et vos amis, j’en ai à revendre. Dans la petite histoire que j’ai écrite l’autre jour, il y a trois dialectes différents.
414Des cacahuètes, répondit Phyllis à voix basse, mais comme Duke s’était tu quelques instants, ses paroles résonnèrent dans toute la pièce. Duke et Phyllis échangèrent un regard et partirent d’un grand rire, comme s’ils étaient les seuls à comprendre leur humour subtil.
415Au moment où Martin ouvrait la bouche pour répondre, une pendule se mit à sonner dans une autre pièce. Phyllis leva la tête pour mieux entendre. Ça, c’est Chuzzlewit17, dit-elle avec tendresse. Dans un instant, vous allez entendre Barnaby Rudge18.
416Votre attention, s’il vous plaît ! dit Duke en fixant de son œil bleu le visage sévère de Martin. Nous avons huit horloges dans la maison, dit-il. C’est une idée assez amusante. Elles sonnent à une minute d’écart. Nous en avons nommé quatre d’après des personnages de Dickens et la cinquième en hommage à Ellen Terry19. Vous entendez ce gazouillis argentin ? C’est Ellen qui se prépare à sonner.
417Dans un angle de la salle à manger, l’horloge en bois peint sonna huit coups. Mais déjà Duke inclinait la tête vers l’escalier, guettant la prochaine sonnerie qui viendrait de l’étage.
418Ça, c’est Benvenuto ! s’exclama-t-il, tout ouïe, ne se tenant plus de joie. Cellini, bien entendu.
419Puis Phyllis dit à voix basse :
420Et maintenant, place à Garibaldi, notre héros !
421Ils s’assirent tous dans un silence religieux autour de la table tandis que les coups lugubres s’égrenaient un à un.
422Et pour finir, Guillaume Tell ! dit Duke en s’esclaffant de sa propre blague. Rien de tel pour connaître l’heure exacte. À chaque coup il fait mouche !
423À l’autre bout de la pièce, Phyllis opinait d’un air entendu, au-dessus de la forêt de bougies. Après le huitième coup, Duke bondit sur ses pieds et rapprocha sa chaise de la table.
424Venez vous asseoir ici, dit-il à Martin avec entrain. Vous permettez que je vous appelle Martin, n’est-ce pas ? Ce sera plus commode. Vous pouvez m’appeler Duke, naturellement. Nous n’allons pas nous embarrasser de manières ! Hannah s’assiéra ici, à ma droite, dit-il. Il s’assit à son tour, en s’exclamant : Sacredieu ! À votre âge, Martin, j’étais avec ma première femme et nous avions trois enfants. Je vous garantis que c’est le genre de truc qui vous fait garder les pieds sur terre ! Des idées et des théories sur la littérature, je n’en manquais pas, mais je ne trouvais jamais le temps de les mettre à l’écrit. C’est que justement, j’étais trop occupé à écrire ! À présent, lorsqu’on publie l’un de mes bouquins en Amérique, je n’ai qu’à changer le décor et le nom des personnages et le mois suivant on se l’arrache à Londres !
425Martin, qui avait déplié sa serviette de dentelles sur ses genoux, leva les yeux de son pamplemousse. Il avait bu trop de whisky. Il posa son couvert et fit un grand sourire à leur hôte.
426Je demandai à Ézéchiel20 ce qui le fit manger des excréments et rester si longtemps de suite gisant sur le flanc droit ou le flanc gauche, dit-il de sa voix musicale. Duke, irrité, mit sa main en cornet autour de son oreille.
427Hé ? fit-il. Quoi ?
428Mais Martin poursuivait : Il répondit : Le désir d’éveiller d’autres hommes à la perception de l’infini. Les tribus d’Amérique du Nord connaissent ces pratiques, et peut-on dire d’un homme qu’il est honnête s’il résiste à son génie ou à sa conscience dans le seul but de préserver son bien-être ou son plaisir du moment ?
429C’est là une manière moderne de le dire, dit Duke en ricanant.
430Ravi d’apprendre que William Blake était un moderne, répliqua Martin en se remettant à manger.
431Intello ou pas, je pensais tout comme vous avant, répliqua Duke avec une pointe d’agacement. Vous verrez, jeune homme, vous changerez de disque lorsque vous aurez quarante ans passés !
432Martin prit une gorgée de vin puis les dévisagea l’un après l’autre.
433Dans ce cas, je préfère mourir jeune, dit-il.
434Mais à l’évocation de la mort, Phyllis se mit à secouer ses boucles jaunes parsemées de mèches grises que la lueur des bougies ne parvenait pas à dissimuler.
435Et si nous parlions d’autre chose, s’écria-t-elle, maintenant que les hommes ont eu leur quart d’heure de récréation. Parlons un peu de ce qui nous intéresse nous les femmes, comme la mode ou l’amour ! dit-elle en riant avant de lancer à brûle-pourpoint : Racontez-nous tout, Martin ! Entre vous et Hannah, ça a été le coup de foudre ?
436Devant tant d’effronterie, Martin prit une expression glacée et furibonde. Il reposa sa fourchette sans rien dire et se tourna vers Duke, assis à sa droite.
437Si ce sujet intéresse les femmes, dit-il, je pense pour ma part qu’il est d’un ennui mortel pour les hommes.
438Duke pivota vers Hannah en éclatant d’un rire sonore et en se tapant la cuisse.
439Eh bien, dites donc, Hannah, ce ne doit pas être drôle tous les jours d’être mariée à un poète qui refuse de parler d’amour !
440Hannah devint toute rouge. Sa timidité l’empêchait de répondre. Elle était cernée par leurs visages qui l’observaient avec inimitié : Martin avec ses yeux noirs qui jetaient des éclairs dans le halo des bougies, Duke qui pointait sa langue entre les dents, comme un chien prêt pour la curée, et Phyllis, en face d’elle, impatiente qu’elle en ait fini de son histoire pour pouvoir déballer la sienne.
441Elle préféra garder le silence tout en soutenant le regard impertinent de Duke. Elle lui disait en pensée : Pauvres de vous qui ne savez pas de quoi Martin est capable ! Il peut transmettre aux autres un appétit de vivre que toutes les merveilles du monde ne sauraient égaler ! C’est un rayon du chaud soleil de midi. Si vous vous contentez de le juger à son apparence physique ou à sa manière de parler, c’est peut-être que vous méritez de ne fréquenter que des gens de votre espèce, de ceux qui se garderont bien de vous dire en face que vous n’êtes qu’un être superficiel dénué de tout sens de l’humour et désespérément creux.
442Les yeux brillants de Duke la fixaient avec mépris. Mais oui, mais oui, disaient-ils, tout ça, c’est parce que tu es amoureuse, ma petite !
Chapitre XX
443La vérité, dit Phyllis, profitant d’un moment de silence pour caser son histoire, c’est que Duke et moi avons eu le coup de foudre lors d’un dîner donné par mon mari !
444Elle les regarda pour juger de son effet. Eux, ce qu’ils voyaient, c’était une grosse femme d’âge mûr aux boucles grisonnantes et au buste opulent.
445Nous sommes embarqués dans la même galère, mes chéris, dit-elle en éclatant de rire. Vous savez, Duke et moi, nous ne sommes pas mariés non plus.
446Très intéressant ! répliqua Martin, irrité par ce rapprochement.
447Allez, ne faites pas les prudes ! dit Duke en souriant. Van nous a tout raconté.
448Ah bon ! dit Martin, et qu’est-ce que Lady Vanta a bien pu vous raconter ?
449Votre histoire à tous les deux ! s’exclama Phyllis. Elle la tenait de quelqu’un d’autre.
450Ah, ces Anglais ! dit Martin stupéfait en reposant son couteau. Leur célèbre caractère réservé et distant ! À mon avis, lorsque vous voyagez sous d’autres climats, ce trait national se change en fleur tropicale. Il se transforme en une sorte d’orchidée carnivore qui se nourrit de morceaux bien juteux. Voilà pourquoi quand des Anglais ont des secrets à garder, ils accourent dans le Midi, ajouta-t-il perfidement.
451Duke, refusant de prendre ombrage de ces propos ou feignant de ne rien avoir entendu, partit d’un rire qui lui fendit la bouche jusqu’aux oreilles, tout en se frappant le genou de sa main burinée.
452Ça, ça vaut son pesant de cacahuètes ! s’exclama-t-il comme si c’était la meilleure de l’année. Martin, tout pâle, continuait de l’observer sans sourire. Un pli de mécontentement était apparu entre les sourcils de Phyllis qui n’avait toujours pas réussi à caser son histoire. Son regard alla rapidement de Martin à Hannah puis elle ouvrit la bouche.
453Les mariages mixtes ne sont pas une sinécure, n’est-ce pas Hannah ? dit-elle. Vous qui êtes passée par là, vous serez de mon avis, n’est-ce pas ?
454Sans attendre la réponse, elle se mit à raconter que le jour où ils s’étaient rencontrés avec Duke, elle avait attrapé un coup de soleil et était rouge comme une crevette mais que Duke était tombé amoureux d’elle quand même, peut-être même qu’il avait été séduit par le contraste que faisait sa robe blanche sur sa peau rouge. Quoi qu’il en soit, entre eux, ce fut le coup de foudre.
455Je n’ai pas perdu une seconde, dit Duke sans ambages. Le lendemain matin, je suis sorti acheter un revolver, un petit modèle de poche, et j’ai filé directement chez Phyllis. Elle était mariée à un Russe, un sentimental, qui tenait à elle comme un fou. Mais leurs quinze années de vie commune étaient un ratage à tous points de vue.
456Mon mari était archéologue, interrompit Phyllis, vous voyez le tableau.
457Lorsqu’il rentrait le soir, reprit Duke, il restait l’œil collé au microscope pendant des heures sans prononcer une seule parole. Ce n’était pas bien drôle pour une femme pleine de vie comme Phyllis.
458Dès qu’une horloge sonnait dans la maison, dit Phyllis, il se mettait à trembler comme une feuille.
459Vous imaginez la vie qu’il lui faisait mener, dit Duke. Phyllis était encore jeune et elle avait toute la vie devant elle ! Je vous garantis que mon sang n’a fait qu’un tour. Après dîner, il retournait dans son bureau et il la laissait distraire ses invités comme elle pouvait.
460C’est vrai que ce n’était pas toujours facile, dit Phyllis en baissant les yeux.
461Tu parles ! explosa Duke. De vieux croûtons avec de la barbe jusqu’aux genoux !
462L’indignation le faisait tressauter sur sa chaise. Phyllis, les mains sagement croisées, continua posément :
463Je dois dire qu’il a été extrêmement chou lorsque nous nous sommes séparés.
464C’est tout un roman, dit Duke. Ce matin-là, je débarque dans son boudoir, pistolet à la main, prêt à en découdre. Je la surprends au saut du lit, tout étonnée de cette visite aussi matinale. Alors je lui dis, si vous ne vous enfuyez pas ce soir avec moi, je ne réponds de rien. Je préférerais nous savoir tous les deux morts que de vous voir passer une nuit de plus sous le toit de ce rustre. Alors elle me dit, mais les enfants ! C’est tout elle, ça. Une chose à la fois, je lui dis, et main dans la main nous allons affronter le mari.
465Pistolet en main ? demanda Hannah. Duke se tourna vers Phyllis.
466Je tenais encore le pistolet ?
467Non, je ne crois pas, mon chéri, dit-elle.
468Nous sommes entrés dans son bureau comme ça, comme deux enfants, main dans la main. Il était assis à son bureau en train d’examiner de vieilles reliques ou je ne sais trop quoi. Même si j’avais dîné à sa table la veille au soir, il était tellement dans la lune qu’il ne m’a pas reconnu.
469Oui, ça c’était au début, dit Phyllis, mais après il s’est vraiment conduit avec noblesse.
470À cette pensée, ses yeux bleus injectés de sang prirent une expression rêveuse.
471Sur ce, dit Duke, je lui dis de but en blanc : Monsieur, votre femme m’aime. Le vieux bougre lève la tête et il me contemple fixement derrière ses lunettes. Bien, bien, il me dit, d’un ton presque affectueux. Et vous, êtes-vous absolument certain d’aimer ma femme ? Si c’est le cas, je n’y vois rien à redire.
472Il nous a même dotés généreusement ! s’écria Phyllis. Bien entendu, j’avais de l’argent à moi mais il nous a donné une coquette somme pour nous faciliter les choses et il a accepté que je voie les enfants aussi souvent que je le voudrais. De toute façon, ils étaient grands, ils n’avaient plus vraiment besoin de leur mère. À l’époque, ils avaient douze et quatorze ans, et ils étaient en pension, bref, le summum de l’indépendance ! C’est vraiment incroyable ce qu’il a fait pour nous ! C’est toujours les femmes qui créent des problèmes, ajouta-t-elle avec une petite moue. Celle de Duke ne veut pas entendre parler de divorce.
473Elle se tourna soudain d’un air complice vers Hannah.
474Et votre mari, il a sorti le grand jeu, lui aussi ?
475Je… je n’en sais rien, balbutia Hannah. Je ne l’ai pas revu depuis.
476Lorsque le grand amour arrive, il ne faut pas couper les cheveux en quatre ! s’écria Phyllis. Il faut faire face sans état d’âme ! Ce qui compte, c’est de ne pas rater le train !
477Je n’en reviens toujours pas, murmura Duke d’un ton nostalgique. Le début de notre vie commune, puis ma démission de la Navy. Jusque-là j’avais vécu comme un fou, je vous assure, et voilà que tout à coup je pouvais écrire autant que je le voulais, enfiler un livre après l’autre. Je n’aurais jamais cru que ça m’arriverait aussi jeune ! C’était il y a cinq ans, dit-il en jetant un regard ému à Phyllis. Et jamais cette petite fille ne m’a laissé tomber. Douze romans et je ne sais plus combien de chroniques sur les voyages à l’étranger. Nom d’une pipe, je peux vous garantir qu’il faut avoir le pied marin comme Phyllis pour tenir le cap face aux bourrasques et aux ouragans qui sont le quotidien de l’écrivain ! Elle a tout enduré sans jamais se plaindre ! À part écrire ces satanés livres, elle a tout fait pour moi ! Elle a tout lu sur Garibaldi, elle est incollable sur le sujet ! Elle peut vous décrire jusqu’au moindre détail la position de chacun de ses régiments sur le champ de bataille. Garibaldi ! Un vrai personnage de roman ! dit Duke en martelant du poing sur la table. Du pain bénit pour nous, les écrivains !
⁂
478Ces deux-là ne se posaient pas de questions. Seule comptait, dans la sphère éthérée où ils évoluaient, l’histoire qu’ils se racontaient au mépris de la réalité. Ils se voyaient comme deux personnes intègres et lucides, fières de mener une existence tout entière dédiée à l’art. Cette carapace de vanité les rendait aveugles et sourds au monde extérieur.
479Dis-moi, demanda Martin à Hannah lorsqu’ils eurent pris congé et se retrouvèrent dehors dans la nuit noire, si Duke est un écrivain, alors moi, je suis quoi ? Et si je suis un poète, qu’est-ce que ça fait de lui ? Je n’ai pas l’impression de vivre sur la même planète !
480Il alluma les phares de la voiture et se pencha pour examiner l’un des feux. Hannah attendait sans rien dire, les yeux fixés sur son corps mince et voûté qui se découpait en silhouette chinoise sur le puissant faisceau lumineux inondant la nuit d’un flot doré. Cette vision si claire et nette contrastait brutalement avec celle, obscure et opaque, que Hannah se faisait de Martin et d’elle-même. Sa propre identité lui demeurait voilée. Ce n’est que lorsqu’elle se projetait dans l’avenir, après leur séparation, qu’elle parvenait à se voir avec quelque acuité : grande, mince, portant du rouge à lèvres et les cheveux coupés à la garçonne, vivant seule et exerçant un emploi, pleine d’une force de caractère qui ferait sa secrète fierté.
481Les bras croisés sur la poitrine, elle se rengorgeait de satisfaction en attendant que Martin démarre la voiture qui les ramènerait à La Moure. Je vais enfin pouvoir me réaliser. Je n’aurai plus peur de rien ni de personne. Sa fierté avait un goût de miel dans sa bouche.
482Lorsque Martin fut satisfait du réglage des phares, il s’approcha d’elle et lui demanda :
483À quoi penses-tu ?
484Il voulait savoir pourquoi elle ne lui avait pas répondu dans le noir.
485Je me disais qu’à présent plus personne ne me dira ce qu’il faut faire, répondit-elle.
486Elle lui faisait face, serrée dans sa propre étreinte, sûre d’elle et distante. Martin tourna la tête vers la route invisible.
487Je n’ai jamais été forte car je n’ai jamais vécu seule, dit-elle. À présent, je vais être solitaire. Comme ça, plus rien ne pourra m’atteindre.
488On ne se refait pas, dit Martin d’un ton amer.
489Il tiraillait sur ses gants, incapable de se faire à cette idée.
490Tu es douce et attentionnée, dit-il, tu te feras toujours avoir par Pierre, Paul ou Jacques. Qu’as-tu l’intention de faire ? J’ai du mal à t’imaginer en femme libérée. Tu ferais mieux de retourner auprès de ce pauvre vieux Dilly pour essayer de le rendre heureux.
491Avant qu’elle ne se rende compte de ce qu’elle faisait, la gifle était partie. Martin leva la main, surpris, puis recula vers la voiture en se frottant la mâchoire.
492Tu ne m’enlèveras pas ce que tu m’as donné, cria-t-elle, je le garderai, même si je dois me battre contre toi ! Ce n’est pas de l’amour, c’est quelque chose que les Duke et les Phyllis ne peuvent pas connaître. C’est quelque chose de mieux que ça ! Lorsque je m’en irai, je ne t’en laisserai pas une miette. Ce quelque chose que tu m’as donné, tu n’as pas le droit de le détruire. Et Eve peut toujours se pointer avec ses ciseaux à ongles !
493Elle s’entendit crier d’une voix menaçante qu’elle ne se connaissait pas. Pour y échapper, elle tourna les talons et s’enfuit en courant sur la route. La main qui avait frappé Martin pendait le long de son corps, douloureuse de honte. Les mots qu’elle venait de prononcer résonnaient dans sa tête, vides de sens. Avant même que Martin ait fait faire demi-tour à la voiture pour partir à sa poursuite, elle tomba à genoux, incapable de retenir les larmes qui ruisselaient sur ses joues.
Chapitre XXI
494Au matin, dès les premiers rayons de soleil, Martin se redressa soudain dans le lit et tendit la main vers le premier récipient venu sur la table de chevet.
495Lève-toi, siffla-t-il entre ses dents. J’ai une hémorragie.
496Sa voix ne trahissait aucune peur et il attendit tranquillement que Hannah se soit glissée hors du lit. Puis la chose le saisit à la gorge et ne le lâcha plus. Fermement agrippée à son larynx, elle le secouait comme une vulgaire poupée de chiffon. Prise dans cet étau, la voix de Martin n’était plus que le glapissement désespéré d’un renard sauvage poursuivi par la meute au son de l’hallali. Debout au pied du lit, Hannah se tordait les mains d’impuissance. Elle vit l’animal détaler à travers les bois menaçants en poussant de petits gémissements apeurés, puis resurgir, mû par l’énergie du désespoir, dans la plaine chauffée à blanc. Elle apercevait ses petits yeux affolés et sa langue haletante, noire comme du charbon de bois, recourbée entre ses mâchoires. Martin était réduit à un pantin inerte livré aux coups de cette fureur stridente.
497Soudain, dans un ultime sursaut, la bête réussit à s’échapper : un flot rouge d’une exquise pureté jaillit des lèvres de Martin et s’écoula en cascade jusqu’à plus soif. Hannah tremblait de tous ses membres. Assez, ça suffit, se disait-elle. Le vase est plein, il faut que je le lui prenne des mains pour l’emporter. Ça suffit, elle a bu de tout son saoul, se disait-elle, à demi-folle de peur. Je n’ai qu’à prendre le vase et il va se rendormir. Ça suffit, il faut que ça s’arrête. Mais le sang continuait de couler à flots, lisse et pétillant comme un rire. Tout à coup, les lèvres de Martin s’arquèrent dans un sourire.
498Vite, le flacon marron ! dit-il d’une voix douce et ferme. Et il sembla à Hannah que ces paroles endiguaient la marée montante.
499Elle courut au placard, prit le flacon sur l’étagère du haut et retourna auprès de Martin qui s’essuyait la bouche. Verses-en un peu dans un verre, murmura-t-il en lui tendant le vase, ça je n’en ai plus besoin.
500Il s’appuya tout doucement contre son oreiller et aspira le liquide brun entre ses lèvres écarlates. Son visage rayonnait d’une beauté pâle et étrange, et son regard était animé d’une farouche détermination. Il paraissait tranquille, apaisé, et un sourire radieux lui écarquillait les yeux.
501Maintenant, va chercher les aiguilles et mets-les à bouillir sur le réchaud, dit-il. Je ne peux pas trop parler.
502À présent que la crise était passée, un soulagement immense détendait chaque muscle de son visage et de son corps. L’épée de Damoclès ne brillait plus au-dessus de sa tête. Il restait allongé, sans bouger, à observer un rayon de soleil qui, après avoir lentement traversé la chambre, venait illuminer toute la glace du miroir.
503Apporte-moi les aiguilles, s’il te plaît, murmura-t-il sans tourner la tête. Mets-les là, je vais te montrer comment remplir les seringues.
504Il leva la main au ralenti et saisit fermement l’ampoule entre le pouce et l’index. Lentement, il fit passer le liquide blanc de l’orifice cassé de l’ampoule dans la seringue qu’il tendit à Hannah.
505Nettoie mon bras avec de l’éther, dit-il, ici.
506Vite, de l’éther ! Hannah retraversa en toute hâte la pièce inondée de soleil. Éther, éther, bouchon de liège, violente odeur de fleurs pourries et d’épices. Lorsqu’elle déboucha la fiole, une traînée malodorante s’éleva dans l’air. Elle frotta le bras au-dessus du coude, en plongeant les yeux dans le regard paisible de Martin chaque fois qu’elle se sentait défaillir.
507Maintenant, enfonce-la, chuchota-t-il.
508Elle plaça l’aiguille contre la peau.
509Pince la peau avec ton autre main, dit-il.
510Je ne peux pas, dit Hannah, en évitant son regard suppliant. Alors Martin leva la main avec mille précautions et pinça lui-même la peau de son bras.
511Maintenant, enfonce-la de côté, dit-il. Ces mots prononcés d’un ton calme restaient comme suspendus entre eux. Elle enfonça l’aiguille dans son bras ferme.
512Pousse doucement, dit-il. Fais pénétrer le liquide aussi lentement que possible. Tu fais ça très bien, murmura-t-il en regardant en souriant le visage de Hanna penché au-dessus du sien. Mon Hannah !
513Chut, dit Hannah, ne parle pas. Économise ton souffle et dis-moi ce qu’il faut faire.
514Apporte de la glace, dit Martin. Tire les rideaux.
515Hannah ramassa ses vêtements en hâte sur le sol et dans la panique elle enfila des bas de couleur différente, mit son pull à l’envers et dévala l’escalier quatre à quatre. Elle fit irruption dans le bistrot* où le propriétaire, accoudé au comptoir, lisait le journal.
516Quelle journée magnifique ! dit-elle en claquant des dents. Vous auriez de la glace ?
517De la glace ? dit le propriétaire en reposant son journal et en haussant les sourcils. De la glace ? répéta le bonhomme, soudain méfiant. Vous et votre mari n’avez pas pris votre petit-déjeuner ce matin. Il est souffrant ?
518Il est un peu fatigué ce matin, dit Hannah. Il a besoin de se reposer une heure ou deux. Nous sommes rentrés tard hier soir. Vous pouvez me donner de la glace ?
519Je n’en ai pas, dit le propriétaire. Ça coûte cher de la faire venir de Cannes, mais je peux en commander. Voici la note de la semaine passée. Vous n’aurez qu’à régler la chambre et la glace en même temps.
520Hannah fourra la note dans sa poche et retourna à l’étage. Dis-moi où est ton portefeuille, mon chéri ? Pas besoin de parler, montre-le du doigt.
521Martin secoua la tête sur l’oreiller.
522Je dois recevoir ma pension aujourd’hui ou demain. Par la poste restante à Cannes. Comment allons-nous faire pour la récupérer ? murmura-t-il. Tu ne peux pas y aller seule. Je dois me présenter avec mon passeport.
523Debout devant la fenêtre de la petite chambre, Hannah apercevait au loin, à travers les persiennes, la colline dont la croupe généreuse se découpait contre le ciel. Elle ressemblait à s’y méprendre à celle sur laquelle le château était construit, près de Vence. Elle discernait la lisière noire de la forêt qui couronnait sa crête bleuâtre. Juste en contrebas, sous son ombre au contour tremblé, elle découvrit les grandes colonnes blanchâtres d’une vaste demeure qui dominait toute la vallée. Elle regardait la colline et la maison sans les voir, toute à la pensée de ce qu’il fallait faire, lorsqu’elle réalisa soudain, comme frappée par la foudre, que ces colonnes étaient bien celles du portique du château qu’ils avaient fui. Il se rappelait à son souvenir, nettement détaché sur la masse sombre de la forêt que le bleu limpide du ciel faisait paraître plus sombre encore, à une vingtaine de kilomètres de là, tout au plus. Les murs doivent encore résonner de la colère des créanciers et de la légitime fureur de son propriétaire, se dit-elle, toute remuée à la vue de son architecture qui scintillait au soleil, blanche et immaculée. Quelle honte ! Il faut que j’envoie de l’argent à ces gens !
524Elle se tourna vivement et posa doucement la main sur Martin.
525Ça ne fait rien, dit-elle. Ne te fais pas de souci, nous allons trouver une solution.
526N’y pense plus, dit-elle. Tu es un poète et un sage, tu as d’autres préoccupations plus intéressantes. Si j’étais capable d’écrire des poèmes, ce serait une autre histoire. Laisse-moi régler ces problèmes domestiques. Sois tranquille, je m’occupe de tout. Je te rapporte de la glace et tes chèques en moins de deux.
527D’accord, mais ne me laisse pas trop longtemps, dit Martin. Parfois, ça recommence.
528Je file chercher de la glace, dit-elle en se peignant devant le miroir. Elle mit du rouge à lèvres et lui sourit dans la glace. Je file, dit-elle. Le visage de Martin reprit une expression apaisée. Vous bilez surtout pas, vous allez l’avoir vot’ glace, m’sieur Sheehan ! Elle enfila sa veste, l’enleva aussitôt, siffla les chiens, puis se rassit.
529La tête de Martin reposait sur l’oreiller. Son visage était doux et confiant. Ses yeux étaient fermés et il semblait être sur le point de s’assoupir.
530Où vais-je bien pouvoir trouver de la glace ? se demandait-elle en étouffant le cri qui lui montait à la gorge. S’il arrive quelque chose à Martin, se dit-elle, prise d’un accès de fureur, je massacrerai un à un ces foutus paysans ! Mais non, Martin n’allait pas mourir, la crise était passée. Le poumon guérissait à chaque respiration, tout allait bien, il allait s’endormir.
531Quelques instants plus tard, elle saisit une feuille de papier et écrivit à la Poste restante* de Cannes. Tout le courrier arrivé là-bas devait être expédié à La Moure. Le passeport de Martin se trouvait dans une pile de livres. Elle l’ouvrit et imita sa signature, chaque lettre prenant comme par enchantement la forme de son modèle. Elle signa Martin Sheehan aussi bien qu’il l’aurait fait lui-même. La véritable Hannah avait laissé place à un faussaire aux sens aiguisés.
532Sans bruit, pour ne pas réveiller Martin, elle appela les chiens et se dirigea vers la porte. Soudain, il ouvrit les yeux.
533À qui écrivais-tu ? dit-il dans un murmure. Elle lui montra l’adresse sur l’enveloppe. Il lui dit : Tu dois me promettre de ne pas emprunter d’argent à Duke et Phyllis. Ça leur ferait trop plaisir. Ils sont en bonne santé, ils ont une maison à eux, je ne veux pas qu’ils aient en plus la satisfaction de me faire la charité !
Chapitre XXII
534Mars était venu et avec lui un printemps humide et chaud qui soufflait son haleine de sirocco sur les collines. Sur la place, les volets des maisons étaient fermés pour préserver la fraîche obscurité qui régnait à l’intérieur, et les vieilles femmes, assises sur le seuil, tricotaient en regardant couler l’eau de la fontaine. Quand Hannah sortit du bistrot*, des lézards s’enfuirent en tous sens dans l’épaisse couche de poussière comme des éclats de vif-argent. Les vieilles femmes levèrent la tête sous leur coiffe pour observer Hannah qui traversait la place sous le soleil et entrait dans le bureau des PTT.
535Dans ce village que n’égayait aucune fleur, les gens étaient vêtus de noir. Si leur patois* avait des accents italiens, leurs manières étaient dépourvues de la gracieuse nonchalance de leurs voisins transalpins. Hannah timbra la lettre et la jeta dans la boîte sous l’œil d’une troupe d’enfants qui se serraient sur le seuil. Sales et chétifs, le teint blafard et comme délavé, ils ressemblaient aux gamins qui hantent les rues sordides des villes et grandissent dans l’obscurité des entresols. Ils avaient l’œil morne et chassieux, et la bouche mangée par la gale.
536Les chiens la suivaient partout comme son ombre. À chaque fois qu’elle prononçait leurs noms, ils dressaient la queue et l’agitaient tel un sceptre royal. Ces mois d’inactivité avaient transformé leur fourrure en un pelage dépenaillé et hirsute. Elle traversa le village à la tête de ce petit équipage. À voir l’air famélique et maladif de ces paysans tout de noir vêtus, elle avait l’impression de vivre dans une contrée ravagée par la guerre. Pourtant, tout autour du village s’étendaient des champs en terrasses bien entretenus et de florissantes serres horticoles. La saison chaude ne faisait que commencer et elle n’avait pas encore tari le filet d’eau qui coulait au pied de la colline. Hannah en devinait le cours aux tiges épaisses des grandes herbes vert émeraude qui s’élançaient au milieu de la végétation brûlée par le soleil.
537Elle courut vers la maison de Duke et de Phyllis en préparant mentalement quelque prétexte pour leur emprunter de l’argent sans en avoir l’air et permettre ainsi à Martin de se remettre, l’esprit tranquille. Elle reviendrait avec de la glace et de l’argent, plus un beau mensonge sur la manière dont elle les avait obtenus. Sur chacune de ses pensées pesait cette crainte obsédante : et si l’hémorragie avait repris en son absence ?
538Elle laissa le cimetière à sa gauche. Les tombes étaient décorées de grands bouquets de fleurs de cire. Accrochées aux bras des croix, des couronnes de fer scintillaient comme du diamant. Des portraits peints et des vases de fleurs artificielles aux couleurs du drapeau tricolore donnaient un petit air de fête à ce campo santo qui étalait le clinquant de ses ors le long des longues allées obscures creusées par l’ombre portée des pierres tombales. Pour leurs morts, les paysans avaient dépensé jusqu’à leurs dernières économies. Le spectacle de tant d’extravagance lui fit redoubler le pas.
539En passant le portail de la maison de Duke et de Phyllis, elle perçut le bruissement des bouleaux et du lierre sous la brise. Des matous dodus et des colombes replètes en faïence coexistaient de manière pacifique à l’ombre des corniches. Lorsqu’elle tira le cordon de la porte d’entrée, une cascade de sonnettes fit retentir son écho dans toute la maison.
540Martin est très malade. Elle s’était répété ces paroles tout le long du chemin, mais lorsque le visage rougeaud de Duke parut, elle ne parvint qu’à dire en souriant : Martin est un petit peu souffrant et je me demandais si vous pouviez me donner un peu de glace.
541Le souvenir de la promesse faite à Martin lui interdisait d’en dire davantage. Elle n’avait pas le courage d’affronter la peur dans le regard des autres et céda à la lâcheté en opposant au regard aviné de Duke un sourire plein d’assurance.
542Mais entrez donc, venez boire un cocktail, lui dit-il. Bien sûr, nous avons autant de glace que vous voulez. Qu’est-ce qui lui arrive à Martin ? C’est le dîner d’hier soir qui l’a épuisé ? Pauvre vieux, il ne tient pas la route !
543J’ai juste besoin d’un peu de glace, dit Hannah. Si vous pouviez me prêter aussi un saladier ou un seau ? C’est juste un petit coup de fatigue mais je ne peux pas le laisser seul.
544De la glace, dit Duke en la prenant par le bras pour la faire entrer dans la maison. Phyllis est descendue au marché à Cannes avec la voiture. Bon, allons voir ça !
545Ah, la glace ! répéta-t-il en se mettant à tourner en rond dans la salle à manger rutilante. Pauvre vieux, ce n’est pas de bol !
546Il sonna le domestique.
547Je vais vous préparer un cocktail, dit-il à Hannah. Je suppose que la glace, c’est pour lui mettre sur la tête ? Bonne idée. Ça fait partir la fièvre en un clin d’œil. Je connaissais un type qui avait la malaria, j’en parle d’ailleurs dans un de mes livres. À chaque poussée de fièvre, il se trimbalait partout avec son paquet de glace sur la tête.
548Ah, la glace ! continuait-il. Nous la fabriquons nous-mêmes dans notre réfrigérateur. C’est vraiment très commode.
549Le domestique fit son apparition avec un verre à cocktail couvert d’une pellicule de glace. Hannah dit : Je vous en prie, il faut vraiment que j’y aille !
550Un peu de patience, dit Duke. Il va vous en apporter un seau. Il agita le shaker avec dextérité. Une gorgée de ceci et vous aurez des ailes pour remonter la côte !
551Ah, la glace ! dit-il en versant le liquide ambré par le bec en argent du shaker. Je l’aime sous toutes ses formes. Chez nous, nous pensons que c’est un acquis, mais regardez ce qui se passe en Inde. Savez-vous qu’en Inde, on obtient de la glace les nuits froides sans nuages en mettant l’eau dans des jarres en terre poreuses ? L’eau se transforme en glace par évaporation.
552Duke lui tendit le petit verre glacé, mais Hannah n’y fit pas attention.
553Duke, j’ai fait une énorme bêtise, dit-elle. Je ne sais pas trop comment vous dire ça.
554Oh, ma pauvre amie ! dit Duke du ton de la plus grande commisération.
555J’étais un peu paniquée, dit-elle en remarquant que ses mains tremblaient. Je suis allée poster une lettre pour la Poste restante* de Cannes afin qu’on nous fasse suivre notre courrier. J’avais un billet de cinq cents francs dans la main et quand je suis ressortie, je me suis aperçue que je l’avais perdu !
556Je me sens tellement bête ! dit-elle, en éclatant d’un rire nerveux. Il y avait des enfants près de la porte. Je suppose que l’un d’entre eux l’a ramassé. J’y suis retournée tout de suite, j’ai regardé partout et j’ai demandé à l’employée au guichet, mais personne ne l’a trouvé. En tout cas, c’est ce qu’ils m’ont dit ! L’argent de Martin arrivera demain ou après-demain, mais pour l’instant, nous n’avons plus un sou !
557Hé ben, on peut dire que vous avez vraiment la poisse ! dit Duke. Il sortit son portefeuille aux armes de la marine et l’ouvrit devant elle. Il lui remit toute la liasse qu’il contenait. Elle compta les billets sur la table devant lui, les joues brûlantes de honte.
558Cela fait huit cents, dit-elle.
559Ce n’est rien du tout, dit Duke en remplissant son verre. Ça me rappelle le jour où Lady Van… Mais le domestique revenait avec un seau de glace entouré d’un torchon. Hannah bondit sur ses pieds.
560Ah, la glace ! dit-elle. Elle s’apprêtait à la lui arracher des mains quand Duke dit à l’homme de la porter jusqu’en haut de la côte. Elle sortit en trombe en criant au revoir à Duke qui resta planté là, son verre à la main.
⁂
561Hannah ne supportait plus la vue de joues rouges et de larges épaules trahissant une forme insolente. De retour au bistrot*, elle régla la note au patron dont le cou vigoureux, les robustes poignets dépassant de la chemise et même les ongles noirs de terre transpiraient la bonne santé et la force physique.
562Je vous compte un supplément de cinquante francs, dit-il avec un sourire, pour le bois et la vue. Si vous aviez pris une chambre de l’autre côté, j’aurais pu vous faire un prix.
563Il prit les billets d’un air méfiant, puis il dit :
564Je ne pense pas que le climat convienne à votre mari. Si vous faisiez venir le docteur, il vous dirait que vous feriez mieux de partir.
565C’est juste un mauvais rhume, dit Hannah, un peu de grippe.
566Derrière le bar, le propriétaire secouait la tête en souriant. Ses petits yeux noirs luisaient dans le gras de son visage et ses pores suintaient de graisse tellement il était en bonne santé ou à cause de la cuisine qu’il servait à ses clients. Son regard en disait long : J’ai vu la tache que vous avez essayé de nettoyer, disait-il, et j’ai même trouvé la pièce à conviction, la veste de pyjama cachée dans un coin du grenier, là où vous pensiez que personne ne la trouverait.
Chapitre XXIII
567Dans l’après-midi, ils reçurent la visite de Phyllis et de Duke qui leur apportaient des pamplemousses et de l’eau de Perrier. Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, la vue de Martin allongé sur le lit les laissa sans voix. Ils s’immobilisèrent au milieu de la pièce. Des rais de soleil fusaient à travers les volets mi-clos. Les Anglais avancèrent d’un pas lourd dans cet espace exigu en se poussant de l’épaule, tel un couple de bœufs robustes à la robe et aux yeux luisants, avant de stopper net, en renâclant, au bord de la flaque d’ombre.
568Le drap était soigneusement replié sur la poitrine de Martin, ses mains croisées par-dessus.
569Oh, dit Phyllis, il doit rester allongé ?
570Une peur et une haine terrible sourdaient en eux, comme s’ils se fussent trouvés devant la mort en personne. Hannah se posta entre eux et le lit en se remémorant l’air de propriétaire qu’ils prenaient lorsqu’ils aspiraient à pleines bouffées la brise du soir qui soufflait des collines. L’âge n’y faisait rien : ils avaient décidé, par quelque décret secret, que Martin et Hannah n’avaient pas le droit de goûter aux plaisirs terrestres qui, selon eux, leur appartenaient en propre, comme si les deux jeunes gens étaient d’avance destinés à la mort. Elle se souvenait qu’ils n’avaient jamais accepté une cigarette dans l’étui que Martin leur tendait et qu’une fois, à Cannes, Phyllis s’était soigneusement abstenue de lécher le timbre qu’il avait tiré de son portefeuille pour la lettre qu’elle voulait mettre à la poste.
571Mais Duke ne tarda pas à reprendre toute sa superbe. Il bomba le torse en faisant saillir quelques touffes de poils de l’encolure de sa chemise et ôta le casque colonial qui lui couvrait le chef.
572Eh, bien ! mugit-il à l’adresse de Martin, on vous a drôlement arrangé !
573Duke, allons, souffla Phyllis, ce n’est pas une chose à dire !
574Mais Martin n’avait pas de souffle à perdre pour leur répondre. Il mettait tout son courage à colmater le trou qui béait en lui, une respiration après l’autre. D’un coup d’œil plein de gaieté et d’éloquence, il leur signifia de lui épargner les politesses. Il jaugea d’un air appréciateur les pamplemousses rebondis qu’ils tenaient dans leurs mains et sourit. L’expression de ses yeux valait tous les discours sur la taille et la couleur de ces fruits.
575Il les remercia d’un regard appuyé, puis baissa les paupières pour leur indiquer que le temps était venu pour eux de prendre congé.
576Une fois sur le palier, Phyllis murmura à Hannah, les yeux exorbités : Mais c’est terrible, il ne peut pas parler ?
577Demain, dit Hannah en serrant la poignée de la porte de toutes ses forces. Aujourd’hui il est fatigué, il doit économiser son souffle.
578Quel docteur avez-vous fait venir ? demanda Duke, et Hannah répondit : Ce n’est pas la première fois que ça lui arrive. Martin sait ce qu’il faut faire. Il n’a pas besoin d’un docteur. Aujourd’hui il va rester tranquille et demain il ira mieux.
579Mais Duke était visiblement sous le choc. Il prit Hannah par le bras et s’épongea le front avec son mouchoir. Son teint avait viré au jaune rance.
580Descendez donc avec nous prendre un verre au bistrot*, dit-il.
581Hannah retourna dans la chambre et effleura la main de Martin.
582Je les raccompagne, dit-elle, je reviens tout de suite.
583Martin lui sourit sans ouvrir les yeux en hochant la tête de manière imperceptible, comme sous la caresse d’une brise. Hannah descendit retrouver Duke et Phyllis qui l’attendaient sur la place.
584Ils avaient pris place à l’ombre d’un parasol. Le patron, qui se tenait à la page, avait disposé quelques tables autour de la porte ainsi que des parasols à rayures jaunes et blanches destinés à tenir les boissons au frais et à éviter l’insolation à sa délicate clientèle. Chaque gorgée du liquide vert trouble que buvait Duke ressortait sentencieusement. Il est de ceux qui doivent aller puiser leur courage au fond de leur verre, se disait Hannah. Elle avala le sien d’un trait, pressée de retourner au chevet de Martin.
585Vous êtes jeune, disait l’ersatz de courage dissimulé dans la boisson verte, vous êtes jeune, Hannah, il est encore temps de faire marche arrière, de retourner d’où vous êtes venue.
586Pourquoi rester ici ? répondait en écho la voix féminine tapie au fond du verre de Phyllis. À votre âge, on ne manque pas de soupirants, Martin ou un autre, quelle importance ? Allez boucler vos valises, ma chérie. Nous nous chargeons d’envoyer un télégramme à Eve Raeburn. Elle sera là ce soir ou demain matin.
587Pourquoi rester ici ? poursuivait le liquide vert en contrefaisant la voix de Duke. Allons, il est temps de retourner auprès de votre mari. Je suis assez vieux pour être votre père. Je vous parle comme le ferait un bon papa gâteau, mon petit. Et si vous restez, vous risquez de l’attraper vous aussi.
588Pourquoi rester ici ? dit Phyllis en la fixant avec des yeux en tête d’épingle. Vous allez retourner bien gentiment auprès de votre mari et vous réconcilier avec lui. Van nous a tout raconté, vous savez. Lady Vanta nous a raconté comment la vieille mégère s’était carapatée en vous laissant un malade sur les bras. Et gentille comme vous l’êtes, vous avez accepté de rester, c’est ça ? Mais nous allons l’obliger à assumer ses responsabilités, ma chérie. Nous allons lui passer un bon savon ! Ah, si elle était ici, je ne me gênerais pas pour lui dire ma façon de penser !
589Mais vous n’y êtes pas du tout ! dit Hannah, ça ne s’est pas du tout passé comme ça !
590Alors racontez-nous vite, dit Phyllis en posant sa main sur celle de Hannah. Ses longues dents blanches claquaient d’impatience.
591Hannah bondit sur ses pieds.
592Je retourne auprès de Martin, dit-elle en leur faisant un petit sourire. Duke avait apporté sa mandoline, peut-être pour aider Martin à passer le temps. Oublié, l’instrument gisait près de sa chaise et Duke, désappointé, devait ravaler les joyeuses chansons que le malade n’avait pas envie d’entendre.
593Ma chérie, vous pouvez compter sur nous, dit Phyllis. Ils la regardaient tous les deux dans les yeux, les traits amollis par l’alcool. Si vous avez besoin de quoi que ce soit… Mais pourquoi rester ici ? dit Phyllis. En désespoir de cause, elle agrippa la robe de Hannah de sa main couverte de bagues. Je ne supporte pas de vous voir ainsi… prise au piège !
594Hannah se libéra de son étreinte et se pencha vers eux en souriant. Prenez un autre verre, c’est ma tournée, dit-elle. Je remonte auprès de Martin.
595Elle traversa le bistrot* sans cesser de sourire. Elle se vit dans sa robe bleue, les cheveux peignés en arrière, entre les arbres peints qui décoraient les miroirs. Ce n’est qu’une fois en haut de la première volée de marches que le gémissement qui s’échappait de sa bouche parvint à ses oreilles. On aurait dit la plainte d’un animal en train de suffoquer. Terrorisée, elle pressa son dos frêle contre le mur et tendit les bras en avant.
596Martin, Martin, Martin, murmura-t-elle sauvagement, puis elle s’élança à nouveau dans l’escalier.
597Il n’avait pas changé de position mais ses yeux lançaient des éclairs, et lorsqu’elle fut tout près de lui il tourna un visage furieux vers elle.
598Ça fait des heures que tu es partie, dit-il. Comment peux-tu me laisser seul ?
599Chut, dit Hannah, il ne faut pas que tu t’agites.
600Tu as emprunté de l’argent à ces gens ! dit-il.
601Pas exactement, dit Hannah. Disons que je leur ai raconté un mensonge et qu’ils m’ont donné de l’argent. Je leur ai dit que j’avais égaré le nôtre et ils m’ont crue. Je les rembourserai dès que nous recevrons ta pension.
602Je t’avais pourtant interdit de le faire ! dit Martin. Pourquoi restes-tu ici ? Maintenant que je suis malade, tu ferais mieux de retourner chez Dilly.
603Assez ! Assez ! dit Hannah en tombant à genoux, tu vas te faire du mal.
604Pourquoi ne retournes-tu pas chez Dilly ? murmura Martin âprement. Je te le permets. Mieux, je te le conseille. Sauve-toi pendant qu’il est encore temps. Ce ne sera pas la première fois que je devrai me débrouiller tout seul.
605Elle n’avait pas de mots pour apaiser sa colère, mais elle s’approcha tout près de lui et posa sa main sur ses cheveux.
606Tu étais en train de parler de moi et de ma maladie avec ces gens-là, dit-il d’un ton acerbe. Ils t’ont parlé des risques de contagion ? Ils t’ont conseillé de faire des fumigations pour te désinfecter les poumons ? Pourquoi ne retournes-tu pas chez Dilly ? Puis tout à coup ses yeux se remplirent de larmes.
607Mon amour, mon amour, dit Hannah et ils se blottirent l’un contre l’autre comme des enfants en se murmurant des mots bouche contre bouche. Quand Hannah sentit les os durs et blancs de Martin sous ses doigts, elle sut qu’il n’allait pas mourir.
Chapitre XXIV
608Pendant deux jours, ils patientèrent, enfermés dans leur chambre. La fenêtre ouverte laissait entrer le soleil et des bouffées de vent chaud. Le propriétaire les laissait tranquilles et les seuls bruits qui leur parvenaient étaient la voix de sa femme qui houspillait la bonne et les aboiements des chiens du village. Lorsque les lettres arrivèrent de Cannes, l’homme les déposa en haut des marches et redescendit d’un pas léger en effleurant la rampe de sa main potelée. D’en haut, Hannah regarda le bout de ses chaussures jouer à cache-cache entre les barreaux de l’escalier, d’étage en étage, avant de disparaître au rez-de-chaussée par la porte qui menait au café. Elle se pencha pour ramasser le courrier et retourna dans la chambre.
609La pensée d’Eve ne semblait plus tourmenter Martin et il riait à nouveau de bon cœur, d’un rire silencieux qui faisait saillir ses côtes. Malade, il pouvait se montrer égoïste et ne plus se torturer au sujet de celle qui, seule et solitaire, attendait ailleurs son retour. Il lui restait les livres, petite foule silencieuse assemblée tout autour de lui. Lorsque Hannah en ouvrait un pour lui faire la lecture, il esquissait un sourire et tressautait de joie dans son lit. La voix truculente de Joyce s’élevait de la page, le faisant se tortiller de rire : Mais, l’ami, tu as accompli la bonne distance d’un kilomètre de long21 de neuf furlongs bien tassés en un temps record et ce fut là en vérité une belle moyenne entre midi et quatorze heures, mon docile champion, à la recherche de ta haute foulée bondissante.
610Il n’y avait pas de place pour Hannah sur le lit jonché de livres, et les mots qu’elle lisait pour apaiser la faim de Martin flottaient dans tous les coins de la pièce. Là-bas, Eve la distante, Eve la fière souriait à des visages étrangers, la tête légèrement inclinée, sans rien laisser paraître de la fureur d’amour qui creusait un puits d’amertume dans son corps. Mais Eve ne se trouvait ni entre les lignes de leurs lectures, ni entre les mailles de leurs conversations, ni sur le bout de leurs langues. Elle appartenait désormais au monde des valides et de ceux qui parlent haut et fort. Si sa voix dure et sonore avait résonné une seule fois dans cette chambrette, les choses se seraient carapatées sous leur ombre ou celle d’à côté pour s’y tapir en grondant et en crachant. Tout ce qu’Eve aurait pu leur raconter aurait été étrange, comme ces récits de conflits et d’intrigues du temps de la révolte des Boxers à laquelle ses frères avaient pris part et dont il lui restait une malle pleine de tuniques brodées et sa volonté de fer.
611Chaque fois que Hannah revenait dans la chambre, la même soif inassouvissable brillait fixement au fond des prunelles de Martin, le même amour muet l’attendait. Ses doigts touchaient les livres et les mots comme des étoffes précieuses que l’on palpe entre le pouce et l’index. Ainsi il touchait et palpait les mots inventés par d’autres.
612Lis-moi autre chose, disait la voix de Martin. Il voulait qu’on lui serve les mots comme un festin sur un plateau.
613Lis-moi autre chose, murmurait Martin d’un ton joyeux et assuré. Lis-moi autre chose, comme celui qui meurt de faim tient à s’assurer que là-bas, d’autres continuent de prendre part au banquet de la vie. Lis-moi autre chose, murmurait-il en remuant les doigts au-dessus des pages comme au-dessus de plats accommodés selon son goût. Lis-moi un passage de ce livre et de celui-ci et de celui-là.
614Ils passaient tout le jour et la moitié de la nuit dans les livres. C’était le Kentucky de Daniel Boone revu par Williams : Comme l’Indien s’offre à la vie sauvage, sans crainte ni réticence, il s’offrit entièrement à son univers, chassant, tuant avec avidité, prenant la vie des bêtes entre ses mains paisibles, meurtrières tout comme les bêtes elles-mêmes ou leurs maîtres les sauvages prendraient sans doute la sienne, s’ils le pouvaient, sans exciter sa colère… C’est donc contre sa propre race que Boone éprouva un ressentiment durable, contre ces « fichus yankees » qui lui prirent, par chicanerie légale, dans son vieil âge, jusqu’au dernier arpent de cette terre alors prospère qu’il avait mis tant de mal à acquérir dans la nouvelle contrée.
615C’était l’Amérique chère au cœur de Martin, celle du temps d’avant les gratte-ciels, le pays de Pocahontas : la fille de Powatan, jeune fille bien faite mais dissipée, se rendait parfois dans notre fort, à l’âge de onze ou douze années, accompagnée de garçons qu’elle faisait tourner, tomber sur les mains, sauter les talons en l’air, avant de les imiter à son tour en faisant la roue, malgré sa nudité, au beau milieu du fort22
616C’était encore la Russie de Dostoïevski, l’Irlande de Joyce, l’Italie du poète malade que l’Amérique avait brisé.
⁂
617Le deuxième soir, lorsque Hannah, assise au chevet de Martin, ouvrit la bouche pour lire, la pièce fut soudain plongée dans l’obscurité. Elle avait beau actionner l’interrupteur près de la porte, l’ampoule du plafonnier restait obstinément éteinte. C’est peut-être le fusible, murmura-t-elle dans le noir.
618Non, dit la voix pleine d’amertume de Martin. Non, je sais très bien ce qui se passe. Le propriétaire a coupé le compteur parce que nous lisons trop tard. Ça m’est déjà arrivé.
619Elle revint vers lui à tâtons, en essayant de ne pas se cogner au coin acéré de la table ni de se prendre les pieds dans ceux des chaises. Elle s’assit près du lit pour ne pas faire grincer les ressorts sous son poids. Raconte-moi une histoire, dit Martin. Prends ma main et raconte-moi une histoire. Nous n’avons pas dit notre dernier mot.
620Mais presque aussitôt, sa voix s’éleva de nouveau dans le noir : Que penses-tu d’Eve ?
621Hannah resta un long moment sans répondre, en se frottant nerveusement les mains sur les genoux. Le silence était complet. Au bout d’un moment, elle dit : Tu es tout ce qui lui reste.
622Hannah, dit Martin de sa voix forte et mélodieuse. Crois-tu qu’elle pourra t’accepter ?
623Oh, ça non ! dit Hannah.
624Ne dis pas ça ! s’exclama Martin dans l’obscurité. C’est tout ce qui compte pour moi ! Je ne peux pas te laisser partir. Je ne le peux pas. Et je sais que si j’insiste, elle finira par t’aimer aussi.
625Désolée, mais je ne crois plus aux miracles, dit Hannah d’une voix étranglée qui sonna bizarrement à ses oreilles. Même si elle ne pouvait pas discerner le visage de Martin, elle sentait ses yeux fixés sur elle, dans l’attente de ce qu’elle allait dire. Croisant ses mains sur ses genoux, elle reprit : Depuis que tu m’as dit, l’autre soir, que tu n’avais pas le choix, qu’il fallait que tu choisisses entre nous deux et que tu avais fait ton choix, je sais que l’amour, ce n’est pas quelque chose de grand et de chaud comme le prétend Whitman. C’est étroit comme un cercueil, exclusif, pointu et acéré comme une épine.
626Mais je crois en mes propres miracles, dit Martin. Et je crois qu’Eve finira par nous vouloir tous les deux.
627Mais toi, que penses-tu d’Eve ? dit-il à nouveau au bout d’un moment.
628Hannah faisait renaître la pensée d’Eve dans son esprit, lentement, précautionneusement.
629Je trouve qu’elle est courageuse et irascible, dit-elle. Elle est féroce et injuste, ce qui n’est pas pour me déplaire. C’est sa cruauté que je ne lui envie pas. Et aussi son mélange de vénération et de mépris pour les hommes. Les femmes, elle ne les aime pas, car pour elle il n’y a pas grand mérite à se faire aimer d’une femme.
630Cela te plairait de vivre avec Eve ? demanda Martin.
631Sous le même toit ? dit Hannah.
632Oui, sous le même toit, dit Martin, de prendre tes repas avec elle, de partager la même maison.
633C’est ce que tu veux ? dit Hannah.
634Elle l’entendit s’agiter dans l’obscurité.
635Réponds à ma question, dit-il.
636Immobile sur sa chaise, Hannah plongeait le regard dans l’abîme obscur qui béait devant elle. Les choses auxquelles elle croyait se dressaient nettement au-dessus de l’écume, telles de grandes fleurs vivaces.
637S’il ne faisait pas si noir, dit-elle, jamais je ne pourrais te parler ainsi. Si tel est ton souhait, je m’efforcerai de m’y plier. Si tu considères que c’est de la faiblesse, alors je ne crains pas de me montrer faible. Tout ce qui m’importe, c’est de rester avec toi. L’autre soir, tu étais en colère, tu as dit que je ferais mieux de retourner chez Dilly, mais cela m’est tout aussi impossible que pour toi de te lever pour courir un dix mille mètres.
638Dans ce cas, tu dois me faire confiance, dit Martin d’un ton réconfortant. Une grande paix semblait l’avoir gagné et Hannah le sentait fort et distant. Il n’avait nul besoin d’elle. Il est incapable de choisir entre nous deux, c’est pour cela qu’il joue ce petit jeu, se disait-elle. Dès qu’il sera rétabli, ma fierté reprendra le dessus et je partirai.
Chapitre XXV
639Mais quand le matin arriva, rien sur leurs visages n’aurait laissé penser que ces paroles avaient été prononcées. Ils reprirent le cours de leur vie immobile et paisible au-dessus des livres ouverts.
640Lis-moi ceci et lis-moi cela – jusqu’à ce que le patron monte l’escalier en clopinant, l’air hypocrite, pour déposer le courrier de Cannes en haut des marches. Quand Hannah revint dans la chambre, Martin ne se doutait pas de ce qu’elle lui apportait.
641Les chèques sont-ils enfin arrivés ? dit-il vivement comme si leur gêne n’avait été que passagère. Hannah lui tendit la longue enveloppe en hochant la tête.
642Dieu soit loué ! dit Martin, nous allons pouvoir rembourser Duke et Phyllis ! Un large sourire se peignit sur son visage et il lui tendit les bras. Le temps est venu de célébrer le printemps, de faire germer des pensées toutes neuves et de les regarder jaillir de terre. Ouvre grand la fenêtre pour laisser entrer la belle saison !
643Il y aussi une carte postale d’Eve, dit Hannah.
644Elle lui tendit une vue du casino de Monte-Carlo avec ses parterres de géraniums peints entre les pelouses vertes. Martin y jeta un coup d’œil :
645Elle est à Monte-Carlo.
646Il la retourna puis la fit pivoter pour lire le reste du message avant de la redonner à Hannah.
647Autant que tu saches ce que cette maudite bonne femme raconte ! dit-il avec amertume.
648Eve n’y était pas allée par quatre chemins. Son message, lisible du premier coup d’œil, disait : Je t’attends au Palace, vendredi. Réservé chambre. Revue sous presse à la fin du mois.
649Et tout en haut dans le coin, en plus petits caractères : N’oublie pas d’apporter les originaux de Derain et les deux tuniques chinoises. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux.
650Un sentiment de honte envahit Hannah. Lorsqu’elle rendit la carte à Martin, elle vit que le rouge de la colère lui était monté aux joues.
651Elle a parlé des Derain et des vestes exprès, parce qu’elle sait que tu les aimes, dit-il. Elle s’imagine que je pourrais t’en faire cadeau.
652Ça ne fait rien, dit Hannah.
653Elle va voir de quel bois je me chauffe ! dit Martin en triturant fébrilement les couvertures. Elle se croit vraiment tout permis ! Si elle l’a écrit sur une carte, c’est pour être bien sûre que tu le lirais !
654Il tirait furieusement sur les draps, maudissant Eve et son sale caractère, son orgueil plein de fiel.
655Mais crois-moi, dit-il, elle avalera la pilule de gré ou de force. Je lui agiterai ta photo sous le nez. Je lui parlerai de toi jusqu’à ce qu’elle se fasse une idée claire de qui tu es. Je placerai des photos de toi partout dans ma chambre et je t’écrirai des poèmes toute la sainte journée. Si elle ne veut pas de toi, alors elle ne m’aura pas non plus !
656Calme-toi, Martin, dit-elle. Dès que tu iras mieux, tu iras la voir et tu verras bien.
657Hannah réalisa alors combien il brûlait d’envie d’aller à Monte-Carlo. Il tirait sur le mors, impatient de pouvoir aller confronter une fureur qui n’avait d’égal que la sienne.
658Comme ça, elle veut me voir ? dit-il. Eh bien, elle ne va pas être déçue !
659Es-tu en état d’y aller cette semaine ? demanda Hannah.
660Oh, que oui ! s’exclama Martin, vendredi au plus tard ! Je vais lui jeter ses Derain à la figure et l’étouffer dans ses foutues tuniques chinoises !
661Il était assis droit comme un i dans le lit. Sur le mur, derrière lui, son ombre l’imitait en se tortillant. Ses boucles brunes lui tombaient sur le front et ses mains s’ouvraient et se fermaient de manière convulsive.
662Nom de Dieu de nom de Dieu ! disait-il.
663La fièvre empourprait son visage et une impatience hagarde dansait dans son regard.
664D’ici vendredi, je serai sur pied, dit-il, je serai un autre homme !
665Soudain, on donna un coup sec à la porte. Hannah bondit sur ses pieds pour aller ouvrir. Dans la lumière glauque du palier, Duke et Phyllis se pressaient en silence, les yeux agrandis par la peur.
666Hannah, ma chérie, comment va-t-il ? dit Phyllis. Le propriétaire nous a dit que son état avait empiré.
667Hannah franchit le seuil et referma la porte derrière elle.
668Il va beaucoup mieux, dit-elle. Aujourd’hui il a réussi à s’asseoir, mais il a beaucoup parlé et j’ai peur que cela ne l’ait fatigué.
669Leurs manières trahissaient quelque chose d’insaisissable, d’hésitant et de tranchant à la fois.
670Hannah… dit Phyllis. Duke s’éclaircit la voix et planta son regard dans celui de Hannah.
671Hannah, mon petit, vous allez nous trouver alarmistes, je le sais bien, mais nous savons que vous êtes pleine de bon sens et que vous ne voulez que le bien de Martin. Mon ami le propriétaire est très ennuyé par sa maladie, comme tout le monde d’ailleurs dans le village. De plus, c’est très inconfortable pour vous deux ici.
672Il posa sa main sur son épaule, sans cesser de la fixer du regard.
673Nous avons agi comme des amis l’auraient fait en pareilles circonstances. Nous avons avec nous un médecin anglais qui va examiner Martin. Et, par précaution, il a appelé une ambulance.
674Une ambulance ! dit Hannah, stupéfaite.
675Oui, une ambulance, dit Phyllis en passant son bras nu autour des épaules de Hannah. Allons, ma chérie, il faut être raisonnable. Martin va aller à l’hôpital où on s’occupera bien de lui.
676Hannah recula sans répondre, la main sur la poignée de la porte.
677Allez-vous-en, je vous en prie, dit-elle. Je ne sais pas de quoi vous parlez. Non, attendez, je vais d’abord vous rembourser ce que nous vous devons. Martin a fait un chèque à votre nom. Il est presque rétabli.
678Mais Hannah, reprit Phyllis d’une voix douce et patiente, il faut voir la vérité en face. Martin… elle hésita et jeta un coup d’œil à Duke pour se donner du courage. Martin est… mourant. Inutile de tourner autour du pot, ma chérie.
679Maintenant qu’elle avait lâché le mot fatidique, elle pouvait le répéter avec délectation.
680Martin est mourant, Hannah, dit-elle, et vous devez lui donner une chance de s’en sortir.
681Qu’est-ce que vous en savez d’abord ? dit Hannah d’une voix sourde. Adossée à la porte, elle tenait tête à ces deux robustes Anglais, tout en se disant : Si je pouvais seulement vous extirper votre bonne santé, j’en ferais meilleur usage ! À cet instant, les jambes lui manquèrent et elle retourna précipitamment dans la chambre.
682Martin, appuyé contre ses oreillers, lui jeta un regard inquisiteur. Elle donna un tour de clé et s’appuya contre la porte, le souffle court.
683Que se passe-t-il ? dit-il, qu’est-ce que tu mijotes ?
684Duke et Phyllis sont venus avec un médecin. Un Anglais. Tu veux le voir ? dit-elle en claquant des dents.
685À quoi bon ? dit Martin avec irritation. J’en ai déjà vu des légions entières. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même, ce médecin n’aura rien à se mettre sous la dent. Qu’est-ce qu’il va me dire ? Me prescrire du pain, du lait et de l’abstinence. Ce n’est pas une diète pour les poètes. C’est bon, dit-il au bout d’un moment, fais-le entrer. Donne-moi une cigarette. Que je m’amuse un peu, au moins.
Chapitre XXVI
686Les trois personnages robustes et en pleine santé qui pénétrèrent dans la chambre du malade semblaient à présent insupportables de santé aux yeux de Hannah. L’air qu’ils aspiraient dans leurs poumons, ils le volaient délibérément à Martin, comme s’ils étaient déterminés à l’asphyxier, une bouffée après l’autre. Elle gardait les yeux baissés tout en les observant à la dérobée, comme dans l’espoir de leur tirer subrepticement quelques gouttes d’une transfusion salvatrice. Elle examinait furtivement le dos charnu du médecin dans son complet de tweed impeccable, tâtait mentalement le gras de son cou et son crâne rose et brillant sous les fins cheveux blancs. Un sang frais et sain irriguait tout son corps et il avait la poitrine large comme une barrique. Elle détestait jusqu’aux poils dorés qui lui sortaient en touffes des oreilles et des narines, signes patents d’un organisme vigoureux.
687Bien le bonjour ! dit Martin, comme s’il s’apprêtait à échanger une poignée de main virile avec une vieille connaissance croisée au cours d’une promenade dans le parc. Bienvenue dans nos modestes pénates. Vous nous excuserez pour le manque de confort et de propreté, mais vous n’êtes pas sans savoir que nous sommes en France.
688Je viens d’Angleterre, dit le docteur avec bonhomie tout en s’asseyant sur la chaise que lui désignait Martin.
689Dans ce cas, ma maladie ne vous conviendra guère, je le crains, dit Martin. Il saisit l’étui à cigarettes sur la table et le tendit à la ronde. Le médecin se pencha et prit une cigarette entre ses doigts, mais Duke et Phyllis se contentèrent de faire non de la tête en souriant d’un air gêné.
690Ce que j’ai, dit Martin en aspirant la fumée dans sa bouche, c’est bon pour les exclus. Ça devrait se balader tout seul dans le désert, une clochette autour du cou, ou bien s’isoler dans les montagnes pour y mourir.
691J’avais justement l’intention de vous parler d’une petite clinique dans les montagnes23, dit le médecin d’un air candide.
692Une de plus, dit Martin en se penchant en avant. Je préférerais autant que vous me parliez de l’Angleterre, dit-il les yeux brillants de malice, car étant Irlandais, enfin, en réalité je suis aussi Irlandais que Poe était Virginien24… étant Irlandais donc, ma curiosité au sujet de l’Angleterre ne me laisse jamais en paix. Figurez-vous que quand je me trouve à l’étranger, dès que j’aperçois un Anglais marchant sur le trottoir d’en face, il me faut traverser la rue pour l’observer de plus près. Tout en lui me fascine, absolument tout : la coupe de ses vêtements, la largeur de ses chaussures et sa façon de se tenir, vous savez, comme s’il avait avalé un parapluie. Les Anglais se tiennent toujours très droits malgré tous leurs efforts pour paraître décontractés.
693La clinique que j’ai en tête, dit le docteur posément, je l’ai déjà recommandée à plusieurs patients qui ont fait là-bas des séjours remarquablement bénéfiques.
694Vous n’allez pas me parler de Chamonix, au moins ? dit Martin en tirant sur sa cigarette. Ou de Hauteville ? Je ne veux plus entendre parler des Alpes suisses, françaises ou italiennes. J’y ai écumé tous les sanatoriums et je n’y ai pas laissé un excellent souvenir. Une fois, on m’a amené à Hauteville sur un brancard, et deux nuits plus tard j’ai fugué par une fenêtre de derrière et j’ai fait dix kilomètres à pied jusqu’à la gare. Tout le monde a trouvé que cette cure m’avait fait le plus grand bien, mais moi je peux vous assurer que c’est cette promenade au clair de lune qui m’a été salutaire.
695Je crains que vous ne puissiez rien m’apprendre de neuf sur ma petite personne, dit Martin sur le ton de la confidence. Si vous aviez le pouvoir de prendre ma place, je serais tout ouïe, mais jusqu’à nouvel ordre, je me tiens pour le mieux informé des deux. C’est là le défaut de la médecine, c’est un savoir général qui s’accommode mal des cas particuliers. Si vous vouliez me guérir, il vous faudrait revenir quinze ans en arrière, à l’époque où je traversais le pays en sautant dans les wagons des trains de marchandises25. Ce n’est pas le bon air des montagnes ni du pain trempé dans du lait qui peuvent faire des miracles. Ce qui pourrait me guérir n’est à la portée d’aucun médecin, sans vouloir vous offenser. Je pourrais guérir si l’Amérique était rétrocédée aux Indiens ou si une nouvelle race d’hommes jaillissait fièrement de terre ou encore si suffisamment de livres étaient écrits par des esprits intègres ennemis du conformisme et de la facilité.
696Il offrit une autre cigarette au médecin qui refusa en secouant la tête.
697Je suppose qu’on vous a déjà dit, dit le bonhomme, que fumer…
698Je sais, dit Martin en allumant une cigarette. Fumer tue. Boire tue. Parler tue. Mais tant que je suis en vie, je n’ai pas l’intention de me passer de tout cela. J’aurai tout le temps de me reposer… après. Une fois, je me suis résolu à prendre soin de ma petite santé et je suis allé à Beuil, vous connaissez ? Du bon air, de l’air pur, de quoi vous refaire des poumons en acier trempé. De fait, là-bas, j’avais toujours ce drôle de goût métallique dans la bouche. Au bout d’un jour ou deux, je suis allé faire une petite excursion26 avec le pressentiment que quelque chose allait m’arriver. La nuit est tombée avant que je puisse rentrer. Tout autour, les montagnes étaient couvertes de neige toute bleue et le soleil est tombé derrière sans prévenir en laissant un liseré couleur d’aurore le long des crêtes. Au même moment, il s’est mis à neiger et j’ai senti cette chose monter en moi, comme jaillie d’une source miraculeuse. Ça montait et c’était chaud. Je voyais les flocons, le coucher de soleil, la neige sur les manches de mon manteau. Puis cette chose en moi s’est mise à gargouiller : glou, glou, glou-glou, glou-glou-glou…
699Figurez-vous que l’altitude ne me convenait pas. C’est le docteur qui me l’a dit. Au bout d’une semaine, on m’a redescendu dans une autre clinique pleine d’autres fils à papa en train de crever en crachant leurs poumons, au milieu des gramophones et de tout le saint-frusquin pour faire plus joli. Je suis resté quelques jours à écouter la radio et à lire les journaux qu’on mettait à notre disposition. Des trucs passionnants, du genre : Hoover préside le dix-huitième banquet annuel de Trou-les-Oies. Puis, je me suis arraché, j’ai décampé, j’ai mis les bouts, ciao la compagnie ! Vous voyez, j’ai usé et abusé de tous les avantages que peut me procurer mon état. Mais pour l’heure, j’ai d’autres chats à fouetter. Je suis un poète, dit Martin, et j’ai l’intention de faire connaître d’autres poètes urbi et orbi. Le temps de la raison est définitivement révolu.
700Maintenant, je vous écoute, dit-il en allumant une troisième cigarette avec le mégot de celle qu’il venait de finir. Parlez-moi un peu de l’Angleterre pour me remonter le moral. Chaque fois que je commets un péché, je me souviens du sort terrible réservé aux Anglais condamnés à rester sur leur île, dans le brouillard qui vient nuitamment les prendre à la gorge et dans la fumée pestilentielle des usines qui leur colle à la peau.
701Je présume, dit le docteur, que vous êtes Américain ?
702C’est exact, dit Martin, en aspirant la fumée dans ses poumons et en faisant tomber les cendres de sa cigarette par terre. C’est exact, répéta-t-il en regardant soudain les trois autres comme s’ils étaient des ennemis prêts à lui tomber dessus. Oui, je suis Américain.
703Profitant de cet instant de faiblesse, le docteur dit alors à toute allure en se penchant en avant :
704Allons, dites-moi, quand avez-vous eu cette hémorragie ?
705Il y a deux jours, répondit Martin. La peur se lisait à présent dans ses yeux et quand il ouvrit la bouche pour parler d’autre chose, le docteur haussa la voix en levant la main :
706Voilà ce que je vous propose, dit-il. Je connais un endroit charmant, plein de jeunes gens joyeux qui s’entraident moralement pour vaincre la maladie.
707Je vois, dit Martin. Ils comparent leurs températures trois fois par jour et discutent mucosités.
708Non, dit le docteur, laissez-moi finir. Ils donnent des soirées dansantes, organisent des fêtes et jouent aux charades. Vous pourriez jouer aux cartes ou aux échecs avec des jeunes gens de votre âge, et votre épouse pourrait descendre à l’un des hôtels du village et venir passer d’agréables après-midi avec vous sur les grandes terrasses ensoleillées. Le tout à un prix très raisonnable.
709À ce propos, dit Martin à Duke, je vous dois de l’argent. Prenez ce chèque. Les bons comptes font les bons amis.
710Duke fit un pas hésitant en direction du lit et prit le chèque du bout des doigts.
711Laissez-moi essayer de vous convaincre, dit le docteur sans se départir de son calme. Martin tourna la tête et le regarda droit dans les yeux.
712Que feriez-vous à ma place, doc ? dit-il. Que feriez-vous si vous aviez vingt-neuf ans et que vous étiez à ma place ?
713J’essaierais de me montrer raisonnable, s’empressa de répondre le médecin.
714Rai-son-na-ble, martela Martin en écartant les doigts de sa main. C’est quoi être raisonnable ? Le rapace qui se sert du courant ascendant pour voler plus haut se montre raisonnable. Le navire qui vire de bord pour ne pas chavirer est raisonnable. Ce qui ne me semble pas très raisonnable, en revanche, c’est d’enfiler son linceul avant d’être mort. Se montrer raisonnable, dit-il d’une voix forte en jetant sa cigarette, c’est bien manger, bien boire et être bien habillé pour le banquet.
715Il se cala à nouveau au milieu de ses oreillers d’un air défiant.
716Vous et vous et vous, disaient ses yeux, débarrassez le plancher, je vous ai assez vus !
717Le spectacle de ce visage pâle et muet les emplit soudain d’une colère et d’une rancœur terribles. Son impatience et sa beauté leur paraissaient insolentes et leur faisaient venir des démangeaisons. Que Martin leur jette ainsi sa maladie au visage et en vante les mérites comme s’il s’agissait d’une vertu ! Qu’il parle sans vergogne de cette ignominie qui aurait dû faire de lui un paria, un lépreux !
718Il me semble, enfin, il nous semble, dit Phyllis en détachant les mots, que vous n’avez pas vraiment le choix, Martin. Vous n’êtes pas en position, que je sache, d’imposer vos quatre volontés.
719Et vous, vous n’avez aucun droit, que je sache, de m’imposer les vôtres, dit Martin avec froideur. Son visage avait regagné toute sa sérénité.
720Allons, mon vieux, dit Duke, en s’interposant, le chèque toujours au bout des doigts. C’est seulement l’affaire de quelques semaines.
721En calculant large, dit Martin en souriant.
722Assez discuté ! dit Phyllis en haussant les épaules. Allons, cessez de faire l’enfant ! Une ambulance vous attend à la porte.
723À ces mots, les traits de Martin se décomposèrent. Hannah lui prit la main et la serra entre les siennes. Tout est ma faute, se disait-elle. Les joues de Martin s’étaient creusées et on ne voyait plus que ses yeux, deux lampes noires qui luisaient de terreur. La paume de sa main se mit à ruisseler de sueur et il s’éclaircit plusieurs fois la gorge. Hum, hum, hum, disait-il en claquant des dents.
724Je vous en prie, allez-vous-en maintenant, leur dit Hannah rageusement.
725Hannah ! dit Phyllis, ma pauvre enfant, vous rendez-vous compte de ce que vous faites ?
726Sortez ! hurla Hannah en se frappant la poitrine comme si elle avait perdu la raison. Le docteur se leva, tête baissée, et Duke fit un pas dans sa direction.
727Hannah, mon petit, dit Duke. Laissez faire les gens qui ont plus d’expérience que vous.
728Je n’ai pas besoin de vous ! leur cria Hannah.
729À votre guise, dit Phyllis d’un ton triomphant, mais sa voix tremblait. De toute façon, le propriétaire va vous mettre à la porte. Tout le village est contre vous. Ils vous chasseront de force et je peux vous assurer que ça ne sera pas une partie de plaisir.
730Sortez ! dit Hannah. C’est mon problème, pas le vôtre.
731Hannah ! dit Duke sur le seuil de la porte. Je vous croyais vraiment plus maligne que ça !
732Tout à coup, Martin se redressa sur ses oreillers.
733Fermez cette porte, dit-il, ou je vous assomme !
Chapitre XXVII
734Allez, fais les valises, dit Martin, ces gens ne nous méritent pas. Il rejeta les couvertures et un rayon de gaieté illumina son regard. Il se leva sans chanceler bien qu’il eût le ventre vide. On met les voiles, dit Martin, en éclatant de son rire juvénile et sonore. S’ils attendent dehors pour me voir sortir sur un brancard, ils en seront pour leurs frais.
735Par la fenêtre ils aperçurent quelques paysans attroupés autour de l’ambulance, et Duke, Phyllis et le docteur qui discutaient avec le propriétaire à côté de leur élégante automobile.
736Demain sera beau, dit Martin en leur faisant un pied de nez par la fenêtre, demain sera beau, car demain sortira du lac. Lago di Garda. Chicago di Stockyarda. Tu vois d’ici le poète italien, si petit et si beau, face à Chicago, si vile et si laide, en train d’écrire ce vers : Demain sera beau ? Et qu’est-ce que demain a fait pour lui, à part lui mettre un grand coup de pied au cul ? Et qu’est-ce que demain a fait pour lui, à part faire de lui un credo et une musique pour les autres. Chaque fois que je pense à lui, mon cœur se remet au beau fixe.
737Il lui parlait d’un ton assuré tout en s’habillant et en l’observant faire les bagages. Il passa son bras autour de sa taille, s’inclinant avec elle au-dessus du sac de voyage au fond duquel venaient s’empiler pyjamas, écharpes et chaussettes. Toi et moi, nous sommes faits de la même étoffe, lui dit-il à l’oreille.
738Il se rasa et se nettoya les ongles, assis sur une chaise, près de la fenêtre, afin de ne pas gaspiller ses forces. Il se prépara avec soin, tandis que Hannah empaquetait ses livres, puis ses pipes dans leur petit coffret.
739Nous allons filer aussi loin que possible et puis nous nous offrirons un repas de rois, dit Martin. Quelle bande de salauds ! dit-il au bruit des voix qui s’élevaient de la place.
740Je vais leur ficher la frousse du siècle lorsqu’ils vont me voir, ça va être le retour du mort-vivant !
741Espèce de salopard ! dit-il en tendant au propriétaire ce qui restait de l’argent de Duke. Lorsqu’ils sortirent sur la place blanche et brûlante, il n’y avait plus personne. Il régnait un silence de mort, mais on percevait des murmures et des mouvements feutrés derrière chaque persienne, comme si les gens du village s’étaient rassemblés là pour assister au spectacle.
742Martin et Hannah traversèrent la place poussiéreuse jusqu’à leur vieille voiture, les chiens docilement sur leurs talons. Lorsqu’ils passèrent près de la fontaine, Martin s’arrêta quelques instants pour regarder les grenouilles accroupies avec leurs gorges crémeuses qui papillotaient sur la surface sombre et ridée. À travers les volets fermés, ils entendirent alors le murmure des paysannes se muer en un cri, comme si la seule présence de Martin risquait de polluer la fontaine. Et s’il me prenait l’envie de cracher dans l’eau ? dit-il avec désinvolture avant de s’éloigner.
743Les chiens sautèrent dans la voiture avec empressement et s’installèrent dans les coins. Ils en avaient assez de cet endroit maudit. Les mouches continuaient de les persécuter jusqu’à l’intérieur de l’habitacle en s’agglutinant en nuées menaçantes autour de leurs têtes dépenaillées. Ils claquaient des babines et tiraient la langue, excédés par les insectes et la chaleur. Martin leur donna une petite tape en se mettant au volant et en démarrant le moteur. Le garçon qui avait porté leurs valises refusait de prendre le pourboire qu’il lui tendait. Martin le jeta dans la poussière et se retourna pour faire un pied de nez au village déserté.
744Amen, La Moure, dit-il.
⁂
745Mais ils n’étaient pas au bout de leurs peines. À Nice, ils choisirent un restaurant tout au bout de la Promenade, près de la mer, et commandèrent leur repas dans de grands menus blancs. Surtout n’oublie pas les tuniques chinoises, songeait Hannah en mangeant ses huîtres. Une belle chambre t’attend vendredi, avec de beaux tapis sur le parquet. N’oublie pas les tuniques et les jolis tableaux. Une riche rentière, c’est mieux qu’une traînée.
746D’un geste brusque, elle essuya son rouge à lèvres avec un coin de sa serviette. De l’autre côté de la salle, elle apercevait dans le miroir une jeune femme mince vêtue d’une veste de tailleur noire, les cheveux ramenés derrière les oreilles.
747Tu ferais mieux de changer de tête, se disait-elle, de laisser tes cheveux grisonner et tes traits s’affaisser. « Hum-ho fee-fi-fo and a rum-tum-tiddle-dee-oo ». J’ai mis toutes vos affaires dans cette valise, mam’zelle Hannah, et toutes les siennes dans celle-là. Finie la récréation, les enfants ! Chacun retourne au bercail.
748Ils n’avaient pas abordé le sujet, mais Martin ne levait pas le nez de son assiette de coquillages, refusant obstinément de croiser son regard. Dans ce cas, c’était elle qui se chargerait de la sale besogne.
749Bon, alors, parle-moi un peu du prochain numéro, dit-elle en pressant la moitié d’un citron sur une huître dont les bords délicats se rétractèrent. J’ai l’intention de te donner un poème. N’oublie pas les tuniques et surtout n’oublie pas les Derain. Une dame bien née ne se comporterait jamais comme une traînée.
750Comment peux-tu en parler avec autant de légèreté ? dit Martin, irrité, en levant les yeux.
751Tu veux parler de la revue ? dit Hannah.
752Hannah ! dit-il soudain. Tu sais bien que c’est seulement pour un petit bout de temps. Ensuite, nous serons à nouveau ensemble.
753Oui, je sais, dit Hannah en lui souriant, mais le souffle presque coupé par la terreur qui l’étreignait. Elle savait qu’Eve se trouvait quelque part dans une belle chambre d’hôtel, au milieu de piles de manuscrits, lisant, oubliant ce qu’elle avait lu, rédigeant des notes sur de petits bouts de papier qui s’éparpillaient à terre où ils étaient balayés par la femme de chambre ou jetés au feu par mégarde. Elle avait dû être emballée par le manuscrit de sa compatriote, Lady Vanta, cette autre exilée qui écrivait sur le tempérament des jeunes hommes avec une froideur mêlée de sentimentalité si typiquement britannique. Martin avait annoncé à Hannah que le nom de Lady Vanta paraîtrait en tête du prochain numéro, car Eve en était venue à la considérer comme une sorte de double d’elle-même. Toute la rancune qui grondait au fond de son cœur se retrouvait dans la prose dorée et caressante de Lady Vanta.
754Hannah s’imagine Eve assise au soleil : un sourire étrange flotte sur ses lèvres, et les feuillets épars du manuscrit ont glissé de ses mains et jonchent le sol, certains déjà égarés pour de bon ou disparus sous le balai de la femme de chambre, mais quelle importance, ses pensées vont vers Lady Vanta, le regard des hommes sur Lady Vanta, l’élégance de Lady Vanta, l’âge de Lady Vanta. À quarante ans, Lady Vanta n’a qu’à claquer des doigts pour qu’une escorte de jeunes gens s’offre à elle pour porter ses livres et tenir son ombrelle dès qu’elle fait un pas dans la rue. Eve lit une page ou deux, puis repousse l’épaisse liasse de feuilles sur la table ou la jette sur le lit, obnubilée par le petit visage diaphane au menton carré de Lady Vanta et les mèches rouges qui lui voilent la nuque. Alors elle sort, les orteils recourbés dans ses bottines anglaises, s’acheter une ombrelle à volants, et tout en revenant vers son hôtel, elle s’imagine être Lady Vanta partant rejoindre tel ou tel de ses admirateurs dans un café en vogue.
755Martin effleura la main de Hannah.
756Tu n’es pas obligée de retourner à Paris, dit-il.
757J’ai pourtant bien l’intention d’y aller, dit-elle.
758Tu as l’intention de revoir Dilly ? dit-il en prenant visiblement sur lui.
759Non, je ne crois pas que je verrai Dilly.
760Ils se servirent plusieurs fois du vin blanc dans de grands verres pleins jusqu’au bord.
761Tu dois avoir confiance en moi, reprit Martin. Je sais me montrer persuasif. Quand Eve aura compris la situation une fois pour toutes, nous pourrons repartir sur de bonnes bases tous les trois. Mais pour le moment, nous sommes dans une impasse.
762Oui, dit Hannah.
763Tu me fais confiance, n’est-ce pas ? dit-il. Sa voix trahissait son désir d’être rassuré.
764Oui, dit Hannah, convaincue en son for intérieur que ce projet de vie commune était pure utopie. Sa bouche disait le contraire de ce qu’elle pensait.
765Peu à peu, son regard s’échauffait et s’animait. Elle trouvait Martin plus beau que jamais avec ses pommettes en feu et ses épaisses boucles brunes et soyeuses lissées en arrière. Une flamme joyeuse dansait au fond de ses yeux limpides, comme s’il possédait le pouvoir de lire dans l’avenir. Mais c’était surtout son sourire, si jeune et si chaleureux, qui lui faisait fondre le cœur.
766Hannah, je t’ai vue en colère, disait-il, et c’est une chose tellement rare que c’est d’autant plus beau. Hannah, je veux finir mes jours à tes côtés. Je veux vieillir et blanchir en contemplant ton visage. J’ai été un mauvais fils, un mauvais neveu et un mauvais amant, mais je serai peut-être un bon père.
767Je veux finir mes jours avec toi, disait Martin, et sentant fondre toute résistance en elle, elle ne savait plus si c’était quelque chose qu’il était en train de lui dire ou qu’il lui avait déjà dit.
Chapitre XXVIII
768Malgré l’heure matinale la mer était chaude et les vagues ne gardaient pas longtemps leur petite crête d’écume. On était bien loin du froid ici et pourtant on aurait dit qu’il gelait et les grandes épaules neigeuses des montagnes se dressaient, blanches et glacées, loin derrière la ville. Le soleil avait beau prendre ses aises le long de la Promenade des Anglais, l’endroit semblait glacial et stérile aux yeux de Hannah. À quelques mètres de là, des vagues écrêtées venaient mourir sans bruit sur la plage.
769L’avenue épousait la courbe dessinée par la baie d’une manière affectée et guindée. Aucun parfum ne s’exhalait dans l’air. Quant à la mer compassée et circonspecte, elle ne méritait pas que l’on s’y attarde. Aucune vague n’avait le courage de se dresser pour se lancer à l’assaut des massifs environnants. Si seulement l’une d’elles s’était soulevée, les autres auraient suivi, tels les moutons de Panurge, pour aller balayer d’une houle puissante les troncs difformes des oliviers qui se dressaient dans l’herbe des collines, faisant au passage s’effondrer les toits, inondant les habitations et les rues, et aspirant la ville dans le goulet de sa fureur dévastatrice. Une fois la première gorgée recrachée, seuls les poissons se tiendraient immobiles, hésitants, dans ce golfe marin grouillant d’une vie à l’agonie. Sous leurs nageoires, les maisons s’écrouleraient au ralenti, brique par brique, pétales écarlates effeuillés par la main puissante de la Méditerranée.
770À quoi rêves-tu ? dit Martin en ajustant son feutre gris.
771À un raz-de-marée, dit Hannah.
772Elle monta dans la voiture en se disant que c’était la dernière fois, mais en refusant de s’attarder sur cette idée. Les chiens grimpèrent à sa suite et s’installèrent à l’arrière, au milieu des bagages.
773Un raz-de-marée corserait un peu le spectacle, dit Hannah.
774Oui, dit Martin. Il attendait, indécis, de l’autre côté de la voiture.
775Allons-y, Martin, dit Hannah. Il reste à peine vingt minutes.
776Martin s’installa au volant. Il ne démarrait toujours pas le moteur. Le portier de l’hôtel ferma la portière derrière lui.
777Pourquoi diable es-tu si pressée ? dit-il en se tournant pour la dévisager.
778Le train, dit Hannah. Mais Martin restait sans bouger, son chapeau vissé sur la tête, regardant droit devant lui à travers le pare-brise.
779J’ai une idée, dit-il. Viens à Monaco avec moi. Eve ne m’attend pas à une heure précise. Nous pourrions déjeuner dans ce restaurant en face de la gare, avant le départ du train. Il y en a un qui part à deux heures ou deux heures et quart.
780À quoi bon ? dit Hannah. Nous ferions mieux d’aller directement à la gare.
781Dans ce cas ! dit Martin en mettant le moteur en marche d’un geste hargneux, dans ce cas ! C’est au-dessus de tes forces de me faire ce petit plaisir, hein ? Je suppose que c’est trop te demander de payer un supplément pour partir de Monaco ? Et tout ça, parce que tu as sans doute prévenu Dilly de l’heure de ton arrivée à Paris ! Nom d’un chien, c’est ce que j’appelle des manières expéditives ! Tu es tellement pressée de te débarrasser de moi que je me demande parfois si tu as la moindre intention de revenir. Remarque, je te comprends. Ce n’est pas bien difficile. Je suis un parti plutôt minable, je te l’accorde. Tu n’as jamais vraiment cru que j’étais encore malade, c’est ça ? dit-il en se frayant un chemin dans la circulation. Bon d’accord, tu savais que j’avais eu des hémorragies jadis, longtemps avant de me rencontrer, in tempore non suspecto, comme on dit. Mais de voir la chose pour de vrai, je suppose que c’est ça qui t’a refroidie, hein ? Bon sang ! Mais qu’as-tu donc à la place du cœur pour être tellement pressée de me quitter ?
782Il se dirigea à travers un dédale de rues pour atteindre la Moyenne Corniche, puis fila au pied des champs pentus plantés d’oliviers, laissant les dernières maisons de la ville en arrière. Une fois franchi le dernier lacet avant le sommet, Nice disparut d’un coup et ils s’engagèrent entre deux falaises à pic.
783Et si j’étais tombé malade ? dit-il. Entre ici et Monaco, il n’y a que des collines quasiment inhabitées. Mais tu t’en fiches éperdument que je sois malade au bord de la route du moment que tu es bien au chaud dans ton petit train pour Paris !
784Il n’avait plus conscience de rien sauf de la colère qui la reliait à lui. Ils roulèrent un long moment en silence. Lorsque les premières maisons de La Turbie se découpèrent sur le ciel bleu, il dit : Écoute-moi. Sa voix était redevenue calme et il laissait la voiture rouler lentement à travers les collines.
785Je possède une jambe en liège et une jambe en bois, dit-il, et aussi une perruque de marquis, pour les occasions spéciales. J’ai toujours sur moi un œil de verre ou deux pour exciter la pitié et je n’hésite pas à les rouler dans mes orbites, si besoin est. Je crains les Anglais comme la peste. Ils n’ont droit qu’à la logorrhée de mon indifférence. Je leur fais la conversation en évitant soigneusement tous les noms ou les clichés auxquels ils pourraient se raccrocher pour me rendre la monnaie de ma pièce. Mais pour toi, je garde en réserve toute une armée d’hommes en colère qui ne te céderont jamais rien, jamais ! Lorsque l’un d’entre eux sera fatigué, un autre le relaiera pour brandir le poing devant ton visage.
786J’ai déjà fait la connaissance de toute la tribu, dit Hannah.
787Martin éclata de rire en lui passant le bras autour de l’épaule.
788Tu auras beaucoup de peine, dis, lorsqu’ils seront tous six pieds sous terre ?
789Ce n’est pas demain la veille, dit Hannah. Je compte bien attendre en personne ton retour du pub, en train de tricoter des chaussettes auprès du feu, au rythme d’un cheveu gris de plus par minute.
790« God save the pub! » dit Martin. Où habiterons-nous lorsque nous serons vieux ?
791J’ai un faible pour l’Irlande. Je me vois bien parler avec l’accent du terroir.
792Et nous ferons un enfant, dit Martin, pour faire d’Eve une mamie gâteau.
793Il n’y avait rien à faire, son nom revenait s’immiscer dans leur conversation.
794Maintenant, il faut que tout soit parfaitement clair entre nous. L’image que tu te fais d’Eve doit être claire et précise. Si tu te l’imagines comme une femme aigrie qui n’attend qu’une chose, me retourner contre toi, je t’invite à faire preuve de plus de nuances. Imagine-la plutôt en compagnie de ses frères qui ont donné leur vie pour Sa Gracieuse Majesté, sans recevoir l’ombre d’un hommage en retour. Imagine-la en train d’acheter des chaussures : elle déteste tellement la vue de ses pieds qu’elle s’en prend à la vendeuse et vocifère jusqu’à ce qu’on lui accorde un rabais. Imagine-la aussi en train de boire du champagne en riant jusqu’à ce que les larmes coulent sur ses joues et tachent le bustier de sa robe en soie. Il faut l’imaginer en train de dire leurs quatre vérités aux plus grands intellectuels de son pays ou encore en train de chanter des berceuses à des bébés en Italie. Où qu’elle aille, le monde n’est plus tout à fait le même.
795Je la revois en train de bercer les chiens, dit Hannah. Si j’avais le malheur de leur donner la moindre petite tape pour les corriger, elle me jetait un regard noir.
796Quand elle vivait en Écosse, elle en avait six, dit-il. Elle a vécu toute seule avec le poids des morts sur les épaules. Elle a traversé beaucoup d’épreuves, la mort, la séparation, des choses dont nous n’avons pas la moindre idée.
797Hannah l’écoutait parler de sa voix douce en se disant qu’il s’y prendrait de la même manière, après son départ, pour amadouer Eve. À force de câlineries et de cajoleries, il saurait les faire adhérer à sa vérité, et elles, que pourraient-elles faire d’autre que de l’écouter en se demandant comment il s’y prenait pour mentir aussi bien ?
798C’est grâce à Eve, poursuivait Martin, que MacSwiney a eu le courage de se laisser mourir de faim en prison27. C’est elle, ou l’une de ses semblables, qui a tenu le piquet devant la porte de sa cellule pour lui rappeler, chaque fois que ses forces menaçaient de l’abandonner, qu’il n’avait pas le droit de renoncer. C’est elle qui a décliné le titre que la Couronne voulait lui décerner en disant qu’elle ne l’accepterait que le jour où le droit de vote serait accordé aux femmes.
799Si jamais femme a mené une existence courageuse et solitaire, à des années-lumière de la nôtre, dit Martin, c’est bien Eve. Et elle ne doit rien comprendre à nous voir agir sur des coups de tête.
800C’est vrai, dit Hannah. Toutefois, il y a une chose que je ne pourrai pas supporter, Martin. Je refuse que tu brodes un beau conte de fées à mon sujet, que tu transformes la vérité pour faire céder Eve. En voulant travestir la vérité, tu ne feras que me faire du tort. Il vaut mieux ne pas lui parler de moi et laisser les choses suivre leur cours.
801Pendant le déjeuner, ils parvinrent à parler d’autre chose et sortirent du restaurant en se tenant par la main. Tandis qu’ils se rendaient à pied à la gare, en se serrant l’un contre l’autre, Hannah se répétait : C’est la fin, c’est ainsi que cela devait finir.
802Ce qu’Eve ne pourra jamais admettre, dit Hannah, c’est que tout cela ne me serait jamais arrivé si je ne t’avais pas rencontré. L’alcool lui déliait la langue. Je n’ai jamais eu l’intention d’être infidèle. Elle se sentait vieille maintenant et pour toujours. À presque vingt-quatre ans, c’en était fini de l’amour pour elle.
803Mais Martin rejeta soudain la tête en arrière en éclatant de rire.
804Regarde ! dit-il. Il est trois heures ! Ça fait une heure que le train est parti !
Chapitre XXIX
805Dans les allées couvertes de gravier, des enfants couraient, s’interpellaient, tombaient puis se relevaient. Les parterres de fleurs sophistiqués s’ornaient de couronnes violettes et pourpres ceignant un camaïeu lavande et mauve. Tout le long de l’avenue jusqu’à la pelouse devant le casino, on avait retourné la terre en vue d’y aménager un golf miniature.
806Martin gara la voiture devant un parterre de fleurs aux couleurs voyantes.
807Je te rejoindrai à la gare à six heures, dit-il, en ôtant son chapeau pour la prendre dans ses bras. Nous aurons une demi-heure devant nous, ajouta-t-il avant de lui donner un baiser sur la bouche. Il était en train de lui donner un autre baiser quand les bras lui tombèrent.
808Nom de Dieu ! dit-il en changeant de visage. Eve est là-bas assise sur un banc et elle nous a vus !
809Fais comme si de rien n’était, dit-il. Il remit son chapeau et lui fit un petit sourire. Va-t’en sans faire d’histoires, ma chérie. Je te retrouve à la gare à six heures.
810L’air chaud du mois d’avril annonçait le début de l’été. Hannah s’enfonça dans les allées des grands jardins et les trois chiens lui emboîtèrent le pas. Elle balançait son petit bagage à main avec nonchalance. Pourquoi n’ai-je pas attendu à Monaco comme n’importe quelle femme de bon sens l’aurait fait ? Au son de sa voix, les chiens dressèrent l’oreille et se hâtèrent.
811Elle continuait de se fustiger mentalement : Je ne suis qu’une chiffe molle doublée d’une écervelée ! J’ai bien envie de m’en aller avant l’heure du rendez-vous. Elle consulta les horaires des cars pour Marseille et Toulon, tout en s’avouant qu’elle était gangrénée par la faiblesse et qu’elle allait traînailler là sans fierté, dans les limbes, jusqu’à ce que Martin revienne pour lui dire au revoir.
812Qu’est-ce que je suis devenue ? songeait-elle. Où est passée l’arrogance qui m’a poussée à quitter le toit paternel pour traverser l’océan ? Qu’ai-je fait de mon courage ? Voilà donc à quoi l’oisiveté et le subterfuge m’ont réduite ? Ah, c’est beau l’amour, si ça fait de vous une loque ! Je n’aurais jamais dû accepter l’invitation de Martin…
813Elle s’analysait d’un regard tellement lucide qu’elle aurait aussi bien pu revenir sur ses pas pour souffler à Eve et Martin les mots qui leur manquaient pour la décrire. Eve, la forte tête qui savait exactement ce qu’elle voulait et s’arrangeait pour l’obtenir, assise sur son banc, au milieu des parterres de fleurs et des jeux d’enfants, choisissant à sa guise ce qui lui convenait : le soleil, le bien-être et à présent Martin le neveu prodigue (sans sa dernière toquade). Rien d’étonnant à ce qu’ils ne voient en elle qu’une créature faible et falote, une épouse perplexe et pusillanime qui avait quitté son mari du jour au lendemain et traînaillait à présent dans les limbes, attendant en tremblant qu’on la somme de rester ou de partir.
814Elle n’avait qu’une certitude : une fois qu’elle serait débarrassée d’eux, ils n’entendraient plus jamais parler d’elle. Ils étaient liés par le sang et par l’esprit, et elle ne serait jamais qu’une étrangère parmi eux. Elle ne pourrait jamais se faire à leurs façons d’Irlandais à l’esprit tordu et à la langue fourchue. Ils pouvaient se traiter de tous les noms d’oiseaux comme les pires ennemis puis l’instant d’après tomber dans les bras l’un de l’autre. Elle avait entendu des insultes fielleuses fuser de part et d’autre : démon, maniaque, gibier de potence, vieille toquée, avant de les retrouver causant peinture et poésie en tête à tête, tels Shem et Shaun28 se rabibochant après une chamaillerie.
815C’est moi l’intruse, songeait Hannah en descendant les marches qui menaient à la mer. Partout dans les jardins, des gens étaient assis sur les bancs : de vieilles femmes sous leurs ombrelles, en robes de dentelles, le visage peint, des vieillards séniles appuyés sur leurs cannes. Elle était passée devant eux comme devant autant de fresques murales se détachant par lambeaux. Elle s’approcha des yachts élégants qui se balançaient au bout de leurs amarres. La mer clapotait contre les remparts. Mais son humeur était si morne qu’elle aurait pu aussi bien être au Havre ou à Rouen.
816Elle avait détaché les chiens et ils s’ébattaient autour d’elle en se mordillant et en aboyant de joie. Hannah s’assit sur sa valise au bord de l’eau et alluma une cigarette qu’elle fuma en silence. Les chiens se poursuivaient d’un bout à l’autre du quai et elle voyait le grand panache de leurs queues virevolter chaque fois qu’ils rebroussaient chemin. Elle se souvenait des premiers jours de son arrivée dans le Midi, du soir où Martin l’avait amenée jouer au casino. Loin au-dessus de sa tête se trouvait la terrasse touffue de palmiers où ils s’étaient promenés sous la lune de janvier. Mais elle ne parvenait pas à se remémorer son visage d’alors ni les mots qu’il avait dits, en ce temps d’innocence où il ne jouait pas un double jeu.
817Elle se rappelait de quelle manière ils avaient écarté Dilly et Eve, comme on se débarrasse de cadavres encombrants. De temps à autre, ils prononçaient leurs noms avec la mine de circonstance que l’on prend pour se souvenir des défunts. Mais rien n’était venu s’immiscer entre eux, rien, excepté la colère de Martin quand il s’imaginait qu’elle regardait au passage un homme plus robuste que lui dans la rue. J’étais jeune alors, songeait-elle, maintenant je suis vieille. Bien sûr, je pourrais en faire tout un drame, refuser d’abdiquer. Je pourrais me teindre les cheveux et me peinturlurer le visage, comme toutes les autres.
818Elle jeta soudain sa cigarette dans l’eau et leva la tête pour regarder tout autour d’elle : là, un troupeau de yachts élégants pâturait dans la verdure salée. Plus loin, la pelouse soigneusement entretenue du ball-trap. De l’autre côté de la baie, les dômes du palais princier dominaient des pentes boisées ponctuées d’escaliers en pierre. Tout ceci lui paraissait à présent étrange, tout comme l’image de Martin. Seule la pensée d’Eve lui semblait familière, comme si quelque secrète affinité la liait à elle et les faisait vibrer à l’unisson.
819Elle songeait à Eve, à la jeunesse d’Eve en Écosse, entourée de ses frères, ces hommes pleins de bravoure dont les discours enflammés l’avaient galvanisée, ainsi que de ses chiens de berger intrépides à la truffe noire et luisante et aux longs poils raides. Tous étaient morts et enterrés, et Eve, condamnée à un présent de solitude, tuait le temps dans les jardins des casinos et aux tables de jeu. Mais Hannah n’en éprouvait aucune pitié. C’est d’elle qu’elle avait pitié, une pitié âpre mêlée de mépris pour son manque de quant-à-soi parce qu’elle n’avait pas, au contraire d’Eve, la fierté de se tenir à l’écart. Comme elle, Eve avait autrefois parcouru la campagne ou la lande à pied, dans le brouillard, avec ses chiens. Comme elle, Eve éprouvait une timidité mêlée de crainte et de dédain en la présence d’inconnus. Comme elle, Eve avait travaillé dur dans son potager, qu’il pleuve ou qu’il vente, agenouillée dans la terre. Pourquoi fallait-il qu’elles se comportent en ennemies ?
820Hannah pensait à tout ceci, le regard fixé sur la mer. Elle se disait qu’elles auraient pu devenir amies si Martin n’était pas venu s’interposer. Elle savait qu’un lien ineffable les unissait toutes les deux. Si Martin ne nous avait pas plongées dans cette situation inextricable, elle m’aurait appris le courage et l’orgueil.
821De l’autre côté du port, l’horloge du clocher de Monaco sonna la demie. Il était cinq heures et demie et Hannah se mit en route pour la gare. Les chiens se levèrent et elle les mit en laisse. Elle ignorait si Martin serait à la gare ou pas et songeait, le cœur en proie à un sourd chagrin, qu’il valait sans doute mieux qu’il arrive en retard ou se trompe d’heure, puisque de toute façon elle ne le verrait plus jamais. S’il ne venait pas, elle pourrait partir avec sa douleur intacte.
822Mais à son arrivée sur le quai, elle le vit qui se hâtait vers elle en fendant la foule. Le vin ou la peur avait enflammé ses joues et l’affolement se lisait dans son regard. Il accourut vers elle et lui prit le bras en lui disant avec précipitation :
823Viens. La sortie, c’est par là. Viens vite. Tu ne pars plus.
824Il la tirait d’une main, s’étant emparé de son bagage de l’autre. Ils allaient sortir de la gare quand Hannah l’arrêta : Écoute-moi, Martin, il faut nous en tenir à ce que nous avons décidé, c’est la meilleure solution. Je vais m’en aller. Pour une fois, c’est moi qui décide, Martin. Cela vaut mieux.
825Non, tu n’y es pas du tout ! dit Martin. Cela fait deux heures que je te cherche.
826Hannah vit alors son visage fatigué, un visage d’enfant terrorisé.
827Eve ne veut pas de moi, dit-il. Elle en a assez de moi. Elle ne m’a même pas laissé en placer une. Après m’avoir vu t’embrasser, elle n’a rien voulu savoir. Elle ne veut plus me voir, jamais. Elle a fait une scène terrible dans le parc. Rien que de te voir, ça l’a mise dans une rage folle.
828Allons boire quelque chose, d’accord ? dit-il en lui jetant un regard hésitant, apeuré. Elle ne l’avait jamais vu dans un tel état. Toi aussi, tu me détestes, dit-il avec douceur. Toi aussi, je t’ai perdue après tout ce que j’ai dit ou que j’ai laissé dire ?
829Elle m’a jeté les pires insultes à la figure, dit-il. Elle a fait une scène terrible dans le parc. Il se remettait à tout lui raconter, mot pour mot, en lui serrant timidement le bout des doigts, comme s’il redoutait d’entendre ce qu’elle allait lui dire si elle se mettait à parler.
Notes de bas de page
1 « She Weeps Over Rahoon » est un court poème de James Joyce paru dans la revue Poetry, en novembre 1917, puis repris avec treize autres poèmes dans le recueil Pomes Penyeach, publié par Sylvia Beach à l’enseigne Shakespeare & Company, en 1927, à Paris. Joyce composa ce poème à Trieste en 1913, après s’être rendu sur la tombe de Michael Bodkin dans le cimetière de Rahoon, dans l’ouest de l’Irlande, en compagnie de sa femme, Nora Barnacle, à l’été 1912. Bodkin, un ancien soupirant de Nora, avait succombé prématurément à la tuberculose. Il servit de modèle à Michael Furey dont le souvenir bouleverse Gretta Conroy à la fin de la nouvelle « The Dead » qui clôt Dubliners (1914). « Rain on Rahoon falls softly, softly falling, / where my dark lover lies / Sad is his voice that calls me, sadly calling, / At grey moonrise » est le premier quatrain de ce poème ou une voix féminine pleure son amour de jeunesse tout en rappelant à son amant leur propre mortalité.
2 Le magazine littéraire This Quarter fut fondé en 1925 par Ernest Walsh et Ethel Moorhead, à Paris. Quatre numéros parurent entre 1925 et 1927. Les deux premiers numéros, édités par Walsh, d’abord à Paris puis à Milan, regroupent une sélection de nouvelles et de poèmes d’Ezra Pound, Gertrude Stein, Carl Sandburg, Ernest Hemingway, Djuna Barnes, H. D., Kay Boyle, Yvor Winter, ainsi qu’un extrait du Work in Progress (Finnegans Wake) de James Joyce. Les deux suivants furent édités par Moorhead à Monte-Carlo. En 1929, Moorhead céda la revue à Edward Titus qui la dirigea jusqu’en décembre 1932. Le deuxième This Quarter était toutefois très différent du premier.
3 « Tell me what thy lordly name is on the Night's Plutonian shore! » est une réplique extraite du poème en prose The Raven d’Egard Allan Poe (1845). Nous donnons la traduction de Stéphane Mallarmé (Le Corbeau, Paris, Richard Lesclide, 1875).
4 La pagode Hông Hiên de Fréjus fut édifiée en 1917 dans les limites du camp militaire Gallieni par des militaires vietnamiens du 4e régiment d’infanterie coloniale venus combattre aux côtés des Français pendant la Première Guerre mondiale.
5 Référence à Emanuel Carnevali à qui le roman est dédié. Ethel Moorhead et Ernest Walsh rendirent visite à Carnevali à Bazzano, et ils lui offrirent un gramophone (voir Being Geniuses Together, op. cit., p. 175). En juillet 1933, en route pour l’Autriche, Kay Boyle et son deuxième mari, Laurence Vail, firent également halte à Bazzano. La rencontre avec Carnevali fit l’objet de plusieurs lettres de Boyle à Caresse Crosby, Archibald MacLeish et William Carlos Williams (voir Kay Boyle: A Twentieth-Century Life in Letters, op. cit., p. 207-227).
6 Il est possible que le modèle pour ce personnage soit le poète, écrivain et éditeur américain Robert McAlmon (1895-1956). Natif du Midwest, McAlmon avait fondé la revue Contact avec William Carlos Williams, à New York, en 1920, avant de s’expatrier en France où il fonda la maison d’édition Contact Editions Company en 1923. Les éditions Contact partageaient leurs locaux au 19, quai d’Anjou, à Paris, avec la maison d’édition Three Mountain Press, fondée par William Bird, et la Transatlantic Review, dirigée par l’écrivain et éditeur anglais Ford Madox Ford. L’anthologie Contact Editions of Contemporary Writers (lancée en 1925) servit de vitrine à la production moderniste de l’époque. En 1984, Kay Boyle décida de republier l’autobiographie de McAlmon (1968) en y intercalant des chapitres sur sa propre expérience d’expatriation. Le résultat, Being Geniuses Together (1984, op. cit.), est un récit à double voix unique en son genre sur la communauté moderniste littéraire anglo-américaine entre 1920 et 1930.
7 « Tomorrow will be beautiful / for tomorrow comes out of the lake » est un extrait, intitulé « Hope », du poème « Neuriade » d’Emanuel Carnevali, dans lequel le poète s’adresse au lac Michigan. « Neuriade » fut publié dans la revue Poetry, A Magazine of Verse (vol. 19, no 3, déc. 1921, p. 139-145).
8 « New Song for Indiana Ophelias » (1922) est un poème en prose pour enfants de Carl Sandburg (1878-1967) publié dans This Quarter. Sandburg, l’auteur des Chicago Poems (1916) et l’un des membres reconnus de la « Chicago Literary Renaissance » entre 1912 et 1925, se considérait comme une sorte de barde whitmanien attaché à écrire le poème de l’Amérique. The American Songbag (1927) exprime sa passion pour la chanson populaire et les rythmes vernaculaires américains. « Twist your fingers, cheery. Hum-ho on a jig in your head. Hum-ho fee-fi-fo and a rum-tum-tiddle-dee-oo. Twist your apron, cheery » donne une idée de la façon dont Sandburg utilise les allitérations, onomatopées et assonances inspirées du jazz pour produire l’effet d’une énonciation musicale spontanée.
9 Dans la Groendenlinga saga (1150) et l’Eiríks saga raudða (1260), Skraelling (ou Skraellingar au pluriel) est le nom donné aux peuples amérindiens auxquels les Vikings eurent affaire lors de leur installation dans le Vinland et qui finirent par provoquer leur départ de la contrée. Freydis Eiríksdóttir est la fille d’Erik le Rouge et la sœur de Leif Erikson. La légende raconte qu’elle mit les autochtones en déroute en se frappant la poitrine du plat de l’épée. L’épisode fut repris par William Carlos Williams dans le premier chapitre, intitulé « Red Eric » (« Éric le Rouge »), de In the American Grain (Au grain d’Amérique, 1925) paru dans le magazine Broom en février 1923.
10 Ancienne route du sel entre la mer et Rome.
11 Il n’existe pas de village de ce nom entre Vence et Nice. Le modèle est peut-être le petit village de La Gaude situé à une dizaine de kilomètres de Vence et à une vingtaine de Nice.
12 La « mourre » (de l’italien dialectal morra) est un jeu de hasard ancien qui se joue à deux et consiste à montrer rapidement et simultanément un certain nombre de doigts en criant un chiffre correspondant au nombre total de doigts levés par les deux joueurs.
13 Le célèbre palace de Cannes fut inauguré en 1926.
14 Le personnage de Duke est inspiré de l’écrivain australien James Francis Dwyer (1874-1952) dont Kay Boyle fit la connaissance au cours de l’été 1926 à Annot (Saint-Jean-les-Pins dans le roman de Boyle), où les Dwyer étaient en villégiature. Condamné à la prison pour faux et usage de faux en Australie, Dwyer s’expatria à Londres puis à New York où il exerça plusieurs petits métiers, y compris celui de conducteur de tramway. Ses nouvelles commencèrent à se vendre dans les magazines commerciaux comme Harper's Bazaar, Collier's, The American Magazine, The Ladies’ Home Journal, ce qui lui permit de vivre de sa plume. Divorcé de sa première femme et remarié à son agent, Catherine (Galbraith) Welch, il s’installa à Pau en 1921 et lança les « Dwyer Travel Letters », des récits de voyage sous la forme d’une lettre hebdomadaire où Dwyer décrivait à ses abonnés les sites qu’il visitait en Europe. Dans une lettre à son grand-père, Jesse Peterson Boyle, datée du 7 août 1926, Boyle décrit les Dwyer comme « des Américains plutôt communs mais très dynamiques. Même si [Dwyer] est d’origine australienne, il s’est tellement imprégné des États-Unis qu’il est à présent plus américain qu’un Américain » (Kay Boyle: A Twentieth-Century Life in Letters, op. cit., p. 106-108).
15 Le poète Edgar Allan Poe (1809-1849) avait épousé sa cousine au second degré Virginia Clemm, qui mourut en 1847 de la tuberculose à l’âge de vingt-quatre ans.
16 Horace Walpole (1717-1797), écrivain et homme politique anglais, est l’auteur du célèbre roman gothique Le Château d’Otrante (1764).
17 Personnage éponyme du roman de Dickens paru en 1844, The Life and Adventures of Martin Chuzzlewit.
18 Barnaby Rudge est un roman de l’écrivain anglais Charles Dickens publié par épisodes en 1841. Poe fit un compte rendu des quatre premiers chapitres pour Graham Magazine. Le récit de Dickens est l’une des sources de son poème en prose The Raven.
19 Célèbre actrice de théâtre anglaise (1847-1928). Ce passage a peut-être été inspiré des mots que George Bernard Shaw avait écrits à son sujet : « Ellen Terry est le plus beau nom du monde ; il vibre tel le son d’un carillon à travers tout le dernier quart du xixe siècle. » Ellen Terry figurait aussi parmi les invités de Gladys Palmer, l’épouse du rajah du Sarawak, qui séjournait dans une villa à Annot (Saint-Jean-les-Pins dans le roman de Boyle) à l’été 1926. Peu après leur arrivée à Annot, Kay Boyle et Ernest Walsh furent présentés à Gladys Palmer par son cousin Archibald Craig (de son vrai nom Cedric Harris) qui avait reconnu Walsh d’après une photographie. Boyle devint proche de Gladys Palmer, dont elle rédigera par la suite les Mémoires parus en 1929 sous le titre Relations and complications. Being the recollections of H. H. the Dayang Muda of Sarawak.
20 Cette citation est extraite verbatim du Mariage du ciel et de l’enfer (1790-1793) de l’écrivain et artiste anglais William Blake (1757-1827). Après avoir cité le Livre d’Ézéchiel, Blake imagine une conversation avec le prophète, qui lui sert de prétexte à exposer sa vision de l’artiste et de l’art. Pour le poète anglais, « génie poétique » est synonyme « d’esprit prophétique ». Cette idée est aussi exprimée par Blake dans le poème introductif aux Chants d’expérience (1794) : « Hear the voice of the Bard / Who present, past and future, sees » (« Écoutez la voix du barde / qui voit le passé, le présent et le futur »).
21 Extrait de Finnegans Wake de James Joyce. Dernière œuvre de l’écrivain irlandais, Finnegans Wake est aussi la plus expérimentale. Le livre, publié en 1939 à Londres chez Faber & Faber, fut composé entre 1923 et 1939. Il fit l’objet d’innombrables révisions. Entre 1924 et 1938, des fragments furent publiés dans plusieurs revues, notamment The Transatlantic Review, The Criterion, Le Navire d’argent et This Quarter, sous le titre Work in Progress, suggéré par Ford Madox Ford. Entre 1927 et 1938, il fut aussi prépublié dans sa quasi-intégralité dans la revue transition dirigée par Eugène Jolas. Cette citation est extraite du deuxième chapitre du livre III qui parut dans le no 13 de transition (été 1938). Nous citons la traduction de Philippe Lavergne (Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1982, p. 704).
22 Extraits du roman de William Carlos Williams, In the American Grain (1925), dont Boyle avait fait le compte-rendu dans le premier numéro de la revue transition, en avril 1927. Nous citons la traduction de Jacques Darras : Au grain d’Amérique, Paris, Christian Bourgois, 2006. Le premier paragraphe est extrait du chapitre intitulé « The Discovery of Kentucky » (« La découverte du Kentucky »). Le second paragraphe est une citation extraite du chapitre intitulé « The May-Pole at Merry Mount » (« Le mai de Merry Mount »). Williams y cite verbatim l’ouvrage de William Strachey, l’un des premiers historiens de la colonie de Jametown, The Historie of Travaile Into Virginia Britannia (1612).
23 Dans ce chapitre, Hauteville dans l’Ain, Chamonix en Haute-Savoie et Beuil dans les Alpes-Maritimes désignent des sanatoriums de montagne. Le premier sanatorium fut fondé par Herhmann Brehmer en 1854 à Görbersdorf (aujourd’hui Sokołowsko, en Pologne). Il n’a jamais été prouvé de manière irréfutable que la montagne était le lieu de prédilection de la lutte contre la phtisie.
24 Edgar Allan Poe naquit à Boston. Recueilli par John et Frances Allan, il fut élevé à Richmond, en Virginie. Il vécut par la suite à Baltimore, Philadelphie et New York.
25 En associant Martin à la figure du « hobo » (voyageur itinérant qui se déplace à travers le continent en voyageant clandestinement dans les wagons de fret), Boyle l’inscrit dans une longue lignée d’écrivains-vagabonds (de Whitman à London, et plus tard, Kerouac et Moriarty).
26 Il est possible de lire dans ce passage un écho d’un épisode du roman de Thomas Mann, La Montagne magique (1924). Dans cet épisode, Hans Castorp, qui s’est aventuré à ski sur la Schatzalp, doit affronter une tempête de neige.
27 Membre du Sinn Féin et de l’IRA, lord-maire de Cork, Terence MacSwiney (1879-1920) fut arrêté pour sédition pendant la guerre d’indépendance irlandaise et incarcéré à la prison de Brixton, en Angleterre. Il y entama une grève de la faim et mourut au bout de 74 jours de jeûne.
28 Dans le texte original, Boyle emploie la comparaison « like Shanty Irish », terme péjoratif par lequel l’anglais américain désignait les Irlandais pauvres immigrés aux États-Unis. « Tels Shem et Shaun » est un choix de traduction, faisant un clin d’œil aux Tales of Shem and Shaun (extrait du Finnegans Wake de Joyce) publiés pour la première fois en 1929 aux Black Sun Press, une petite maison d’édition fondée à Paris par Harry et Caresse Crosby, deux proches amis de Kay Boyle.
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