Le Pauvre Henri
Traduction française
p. 92-133
Texte intégral
Version A
(manuscrit de Strasbourg) |
Version B
(manuscrit de Heidelberg) |
Voici l’histoire du Pauvre Henri [1] Il y avait un chevalier assez instruit pour être capable de lire ce qu’il trouvait écrit dans les livres. Il s’appelait Hartmann et était ministérial à Aue. À maintes reprises, il consulta attentivement des ouvrages très divers, à la recherche de quelque chose qui fût susceptible de rendre plus agréable le poids de ses heures d’ennui, et qui lui permettrait d’honorer Dieu et de s’attirer la faveur des gens. [16] À présent, il s’apprête à vous conter et à vous expliquer une histoire qu’il a trouvée dans un ouvrage. C’est pour cette raison qu’il s’est nommé : afin que la peine qu’il a consacrée à cette tâche ne demeure pas sans récompense et que celui qui, après sa mort, entendra conter ou lire ce récit adresse des prières à Dieu pour le salut de son âme. On dit que celui qui prie pour les fautes d’autrui est son propre intercesseur et œuvre ainsi à son propre salut. [29] Il lut l’histoire suivante : celle d’un seigneur qui était établi en Souabe |
Voici l’histoire du Pauvre Henri. Que Dieu nous rende semblables à lui. [1] Il y avait un chevalier assez instruit pour être capable de lire ce qu’il trouvait dans les livres. Il s’appelait Hartmann et était ministérial des seigneurs d’Aue. Il était capable de lire seul tous les livres et se mit à la recherche de quelque chose qui fût susceptible de rendre plus agréable le poids de ses heures d’ennui, et qui lui permettrait d’honorer Dieu et de s’attirer la faveur des hommes. [16] Il s’apprête ici à nous conter et à nous expliquer une histoire qu’il a trouvée dans un ouvrage. C’est pour cette raison qu’il s’est nommé : afin que la peine qu’il a consacrée à ce livre ne demeure pas sans récompense et que celui qui, après sa mort, entendra conter ou lira ce récit adresse des prières à Dieu pour le salut de son âme. Il [= Hartmann] dit que celui qui prie pour les péchés d’autrui est son propre intercesseur et œuvre ainsi à son propre salut. [29] Il nous lut l’histoire suivante : celle d’un seigneur qui était établi en Souabe |
et auquel ne manquait aucune des qualités qu’un chevalier doit posséder dans sa jeunesse pour être digne de tous les éloges. [36] À l’époque, personne ne jouissait d’une renommée telle que la sienne à travers tous les pays. Il était de haute naissance et puissant. En outre, ses qualités étaient nombreuses. Certes, il possédait de nombreux biens et sa naissance était irréprochable, semblable à celle des princes, cependant la distinction que lui valaient sa lignée et sa fortune n’égalait pas celle qui était liée à son esprit noble et à la considération dont il jouissait. [47] Son nom était bien connu : il s’agissait du seigneur Henri qui descendait des sires d’Aue. Son cœur avait abjuré toute fausseté ainsi que toute vilenie, et il respecta ce serment avec constance jusqu’à la fin de ses jours. Sa renommée et sa vie étaient exemptes de tout reproche. Il jouissait de tous les honneurs du monde que l’on peut souhaiter et savait parfaitement les accroître par toutes sortes de hautes vertus. [60] Il était le fleuron de la jeunesse, un miroir de la joie du monde, un diamant de loyauté et de constance, un parangon de bienséance. Pour les démunis il était un refuge, pour ses parents un bouclier. Dans ses libéralités il faisait preuve d’équité. Il ne connaissait ni la surabondance ni le manque. Il supportait le digne fardeau qu’impose un rang élevé. Il était un conciliateur et savait également fort bien chanter l’amour. Ainsi, il sut sans conteste acquérir l’éloge et l’estime des gens. |
et auquel ne manquait aucune de toutes les qualités qu’un chevalier doit posséder dans sa jeunesse pour être digne de tous les éloges. [36] Personne ne jouissait d’une renommée telle que la sienne à travers tous les royaumes. En vérité, il était de haute naissance et puissant. Ses qualités étaient nombreuses : certes, il possédait de nombreux biens et sa naissance était irréprochable, semblable à celle d’autres princes, cependant la distinction que lui valaient sa lignée et sa fortune n’égalait pas celle qui était liée à son esprit noble et à la considération dont il jouissait. [47] Son nom était connu : il s’appelait Henri et descendait des sires d’Aue. Son cœur avait abjuré toute fausseté ainsi que toute vilenie, et il respecta fort bien ce serment jusqu’à la fin de ses jours. Ses origines et sa vie étaient exemptes de tout reproche. Il jouissait de tous les honneurs du monde que l’on peut souhaiter et savait parfaitement les accroître par toutes sortes de vertus. [60] Il était le fleuron de la jeunesse, un miroir de la joie du monde, un diamant de loyauté et de constance. Il était prodigue de ses richesses et aussi courageux qu’un lion. Pour ses parents il était un bouclier. Dans ses libéralités il faisait preuve d’équité. Il ne connaissait ni la surabondance ni le manque. Il supportait le pénible fardeau qu’impose un rang élevé. Il était un conciliateur et savait également fort bien chanter l’amour. Ainsi, il sut sans conteste acquérir l’éloge et l’estime des gens. |
Il était courtois et sage de surcroît. [75] Tandis que le seigneur Henri profitait ainsi de ces honneurs et de cette richesse, d’une vie pleine d’allégresse et des plaisirs du monde – au sein de son lignage, personne encore n’avait été aussi estimé et honoré de toute sa lignée –, son existence heureuse connut une chute abrupte. À travers lui se vérifia, comme autrefois à travers Absalon, le fait que la vaine couronne des plaisirs mondains s’effondre du plus haut de sa splendeur et roule sous nos pieds, comme nous l’ont enseigné les Écritures. Il y est dit à un endroit : « Media vita in morte sumus. » Cela signifie que la mort est déjà très proche alors que nous croyons goûter le meilleur de notre existence. [97] La solidité de ce monde, sa constance et sa magnificence, ainsi que toute sa grandeur, rien de tout cela n’est éternel. Une parfaite illustration nous en est donnée par la bougie : elle se réduit en cendres alors qu’elle luit encore. Nous ne sommes que d’éphémères créatures : voyez comme notre rire se noie dans les larmes. La douceur de notre existence se mêle à l’amertume du fiel. |
Il était beau, jeune, courtois et sage de surcroît. [75] Tandis que le seigneur Henri profitait ainsi de ces honneurs et de cette richesse, d’une vie d’homme respecté, pleine d’allégresse, jouissant d’une existence douce et des plaisirs du monde – il fut le plus estimé et le plus honoré de toute sa lignée –, tout ceci soudainement s’arrêta et il connut une chute abrupte et rapide. Il en donna une illustration comme Absalon, auquel la couronne de vanité et les plaisirs mondains furent retirés et roulèrent sous ses pieds alors qu’il était au sommet de sa gloire, et qui connut un mal honteux. Il y est dit à un endroit : « Media vita in morte sumus. » Cela signifie que la mort est déjà très proche alors que nous croyons goûter le meilleur de notre existence. [97] La solidité de ce monde, la constance et la magnificence, la puissance la plus grande, rien de tout cela n’est éternel. Une parfaite illustration nous en est donnée par la bougie : devant nos yeux elle se réduit en cendres alors qu’elle luit encore. Nous ne sommes que d’éphémères créatures : voyez comme notre rire se noie dans les larmes. Le miel de notre existence se mêle à l’amertume du fiel. |
La fleur de notre vie se voit dépérir alors qu’elle se croyait au faîte de son épanouissement. [112] Le seigneur Henri en donna un parfait exemple : celui qui sur cette terre jouissait des plus grands honneurs n’est rien devant Dieu. Par Sa volonté, il tomba du plus haut de sa gloire dans un mal abject : il fut atteint de la lèpre. [120] Lorsque l’on vit sur son corps les marques de ce terrible châtiment divin, hommes et femmes le prirent en aversion. Songez comme auparavant il était agréable au monde, alors que désormais on le trouvait si repoussant que nul ne souhaitait le regarder. C’est ce qui était advenu à Job, cet homme noble et puissant, qui, tandis qu’il était au summum du bonheur, échoua misérablement dans le fumier. [133] Et lorsque le Pauvre Henri se rendit compte que le monde le trouvait répugnant, de la même façon que tous ses semblables provoquent le dégoût, son amère douleur l’empêcha de faire preuve de la même patience que Job. En effet, lorsque Job, plein de bonté, fut frappé par ses souffrances, il endura avec patience, afin de sauver son âme, la maladie et les humiliations que les gens lui faisaient subir. Il en rendait grâce à Dieu et s’en réjouissait. [146] Malheureusement, le Pauvre Henri ne se comporta nullement de cette façon, car il était triste et accablé. |
La fleur de notre vie se voit dépérir alors que nous pensions être au faîte de notre destinée. [112] Le seigneur Henri en donne un parfait exemple : alors que sur cette terre il jouissait des plus grands honneurs, il fut atteint de la lèpre. [120] Lorsque l’on vit sur son corps les marques du châtiment du vrai Dieu, hommes et femmes le prirent en aversion. Songez comme auparavant il était agréable au monde, alors que désormais on le trouvait si repoussant qu’on ne souhaitait pas le regarder. C’est ce qui était advenu à Job, cet homme noble et puissant, qui, tandis qu’il était au summum du bonheur, échoua misérablement dans le fumier. [139] Afin de sauver son âme, Job, plein de bonté, endura toutes ses souffrances avec patience. Pour la maladie et les humiliations que les gens lui faisaient subir il rendait grâce à Dieu et s’en réjouissait. [146] Malheureusement, le Pauvre Henri ne se comporta nullement de cette façon : il était triste et accablé, |
Son cœur plein d’allégresse en fut abattu, sa joie sombra, son orgueil s’effondra, son miel se transforma en fiel. Un orage, soudain et sombre, s’abattit sur le midi de ses jours. Un épais nuage noir lui cacha l’éclat de son soleil. Il était profondément affligé de devoir abandonner tant d’honneur et prestige. Sans cesse il maudissait et abominait le jour de sa naissance. [163] Malgré tout, un espoir lui donna encore un peu de baume au cœur : on lui disait souvent que cette maladie revêtait des formes très diverses et que certaines pouvaient être soignées. Cela suscita en lui maint espoir et toutes sortes de pensées. Il se dit qu’il pouvait peut-être guérir et s’en alla aussitôt quérir l’avis des médecins de Montpellier. [176] Bien vite cependant, il n’obtint là qu’une réponse affligeante : jamais il ne serait délivré de ce mal. Cela lui déplut fort et il se rendit à Salerne où, là aussi, il sollicita l’art des médecins expérimentés afin de recouvrer la santé. Il s’adressa au meilleur maître |
son miel se transforma en fiel. Alors qu’il avait été auparavant la flamme du monde, la fleur de ses jours vint à se faner, son herbe verte devint du foin. Sa grande joie le quitta, son cœur plein d’allégresse sombra. Un épais nuage noir lui cacha l’éclat du soleil. Un orage, soudain et sombre, s’abattit sur le midi de ses jours. Son étoile du matin s’éteignit. Il éprouva une grande honte à devoir abandonner tant d’honneur et de prestige. Sans cesse il maudissait et abominait le jour de sa naissance. [163] Malgré tout, un espoir lui donna encore un peu de baume au cœur : on lui disait souvent que cette maladie revêtait des formes très diverses et que certaines pouvaient être soignées. Il fut alors animé par toutes sortes de pensées et se dit qu’il pouvait peut-être guérir. Aussitôt il s’en alla quérir l’avis des médecins de Montpellier. [176] Bien vite cependant, il n’obtint là malheureusement qu’une réponse affligeante : jamais il ne serait délivré de ce mal. Cela lui déplut fort et il se rendit à Salerne. Là, il consulta aussitôt les meilleurs maîtres que l’on y trouvait. |
qui lui fit aussitôt une réponse très étrange : il déclara qu’il était guérissable et que pourtant jamais il ne guérirait ! [188] Alors Henri répliqua : « Comment peut-il en être ainsi ? Ce que tu dis est tout à fait impossible : si je peux guérir alors je guérirai ! Et tout ce que l’on exigera de moi en argent ou en efforts, je me fais fort de le fournir. » Le maître répondit cependant : « Abandonnez cet espoir. Votre maladie est telle – mais à quoi bon vous le révéler ? – qu’il existe un remède qui pourrait vous guérir. [200] Cependant personne n’est assez riche ni assez savant pour pouvoir se le procurer. C’est pourquoi vous ne guérirez jamais, à moins que Dieu lui-même ne veuille être votre médecin. » [205] Le Pauvre Henri dit alors : « Pourquoi me retirez-vous tout espoir alors que je dispose de nombreux biens ? À moins que vous ne refusiez d’employer votre art et d’accomplir le devoir lié à votre état, et qu’en plus de cela vous ne repoussiez mon argent et mon or, je vous rendrai si bienveillant envers moi que c’est bien volontiers que vous me guérirez. » [214] « La bonne volonté ne me fait pas défaut, répondit alors le maître, et si le remède était tel |
L’un d’eux lui fit la réponse suivante : il était guérissable et pourtant jamais il ne guérirait ! [188] « Maître, comment peut-il en être ainsi ? » dit le Pauvre Henri. [206] « Pourquoi me retirez-vous tout espoir ? Si je peux guérir, sachez que je guérirai ! Et tout ce que l’on exigera de moi en argent ou en efforts, ou quoi que ce soit d’autre, je me fais fort de le fournir. À moins que vous ne refusiez d’accomplir le devoir lié à votre état et que vous ne repoussiez mon argent et mon or, je vous rendrai si bienveillant envers moi que c’est bien volontiers que vous me guérirez. » [214] « La bonne volonté ne me fait pas défaut, répondit alors le maître, si le remède était tel |
que l’on puisse l’acheter ou l’acquérir d’une quelconque façon, je ne vous laisserais point mourir. Malheureusement il ne peut en être ainsi et c’est pourquoi vous serez contraint de renoncer à mon aide. [224] Il vous faudrait trouver une jeune fille vierge, au comportement pleinement honorable et noble, et qui serait prête à mourir pour vous. Cependant, il n’est pas d’usage que quelqu’un agisse ainsi de son plein gré. Or il n’existe pas d’autre remède que le sang d’une vierge. Cela serait efficace contre votre maladie. » [233] Le Pauvre Henri comprit alors qu’il serait impossible de trouver quelqu’un qui accepterait de mourir. [237] Ainsi perdit-il l’espoir qui l’avait amené jusqu’en ce lieu et, à partir de ce moment-là, il abandonna toute perspective de guérison. Son cœur en éprouva une peine si forte et si profonde que ce qui l’affligeait le plus était de devoir vivre plus longtemps. [246] Alors il rentra chez lui et se mit à distribuer son héritage ainsi que tous ses biens meubles, comme l’y incitaient sa propre volonté et les conseils d’hommes avisés, de façon à en faire le meilleur usage. |
que l’on puisse l’acheter ou l’acquérir d’une quelconque façon, je ne vous laisserais point mourir. Malheureusement il ne peut en être ainsi et, sans que j’y puisse quelque chose, vous devrez renoncer à mon aide. [224] Il vous faudrait trouver une jeune fille vierge, pleinement en âge de se marier, qui serait prête à mourir de son plein gré, acceptant qu’on lui ouvre la poitrine. Cependant, il n’est pas d’usage que quelqu’un agisse ainsi pour vous. Et il n’existe pas d’autre remède que le sang issu du cœur d’une vierge pure. Cela serait efficace contre votre maladie. » [233] Le Pauvre Henri répondit alors qu’il était impossible de trouver quelqu’un qui acceptât de mourir pour lui et de périr totalement : « Dieu doit être mon médecin sans quoi je ne guérirai jamais. » [237] Ainsi perdit-il l’espoir qui l’avait amené jusqu’en ce lieu et, à cet instant, il abandonna toute perspective de guérison. Son cœur amer en fut si meurtri et sa peine si grande que ce qui l’affligeait énormément à ce moment-là était de devoir vivre plus longtemps. [246] Alors il rentra chez lui et se mit à distribuer tous ses biens meubles, comme l’y incitaient sa propre volonté et les conseils d’hommes avisés, de façon à en faire le meilleur usage. |
Avec sagesse il donna ses richesses à ses parents pauvres et vint également en aide à des indigents qui lui étaient étrangers, afin que Dieu daignât avoir pitié de son âme. Le reste de ses biens revint aux monastères. Ainsi, il se dépouilla de tout ce qu’il possédait à l’exception d’un essart. C’est là que, fuyant les gens, il trouva refuge. [261] Il n’était pas le seul à se lamenter sur son destin pitoyable. Dans tous les pays où on le connaissait, ainsi que dans les contrées où l’on avait entendu parler de lui, les gens le plaignaient. Celui qui avait défriché cet essart et qui continuait à le cultiver était un métayer libre qui n’avait encore jamais été victime d’abus comme en subissaient d’autres paysans dont les seigneurs étaient plus mauvais qu’Henri et ne leur épargnaient ni les charges banales ni les taxes extraordinaires. [276] Ce que ce paysan fournissait de son plein gré suffisait à son seigneur. En outre, celui-ci le protégeait de telle sorte qu’il n’eut pas à souffrir d’exactions commises par des seigneurs étrangers. Aussi, aucun homme ayant le même statut n’était aussi aisé que lui dans le pays. C’est chez lui que son seigneur, le Pauvre Henri, se retira. [285] Il lui rendit bien tout ce que son seigneur avait fait pour le ménager et le protéger. Comme celui-ci profita grandement de ses attentions ! En effet, le métayer ne se laissait rebuter par aucune peine pour lui. |
Avec sagesse il donna ses richesses à ses parents pauvres et vint également en aide à des indigents qui lui étaient étrangers, afin que Dieu, dans Sa grâce, se laissât apitoyer par le salut de son âme. La meilleure partie de ses biens, il la donna aux monastères. À ses plus proches parents il confia immédiatement ses châteaux et ses terres. Ainsi, il se dépouilla de tous ses biens meubles et fuit aussitôt les gens pour trouver refuge dans un essart éloigné et sauvage. [267] À l’époque où il se détournait des gens et fuyait au loin, dans une forêt, celui qui cultivait cet essart au milieu de la forêt sauvage était un métayer libre qui n’avait encore jamais été victime d’abus comme en subissaient d’autres paysans dont les seigneurs étaient plus mauvais qu’Henri, si bien qu’ils ne leur épargnaient ni les charges banales ni les taxes extraordinaires. [276] Ce que ce laboureur fournissait de son plein gré contentait son seigneur, car celui-ci le protégeait de telle sorte qu’il n’eut jamais à souffrir d’exactions commises par des seigneurs étrangers. Aussi, parmi tous ceux qui avaient le même statut, aucun laboureur n’était aussi aisé que lui dans tout le pays. C’est chez lui que le Pauvre Henri se retira. [285] Comme il lui rendit bien tout ce que son seigneur avait fait pour le ménager et le protéger ! |
Il était d’une telle loyauté et avait une telle conscience qu’il endurait de bon cœur tous les tourments et les efforts que cela occasionnait : il procura à son seigneur un bien-être digne de lui. [295] Dieu avait donné au métayer une bonne vie, conforme à son état. Il avait un corps vigoureux, rompu à l’effort, une épouse travailleuse et vaillante, ainsi que de beaux enfants, de ceux qui font la joie de l’homme. Et l’on raconte que parmi eux se trouvait une fille, une enfant âgée de huit ans. Elle était de nature si attentionnée qu’elle ne voulait jamais quitter son seigneur d’un pas. Pour obtenir son affection et une parole amicale, elle l’entourait sans cesse de ses soins dévoués. Elle était également si plaisante qu’elle aurait pu par sa beauté être la fille du roi. [315] Les autres s’ingéniaient à l’éviter dans la mesure où la bienséance le permettait. Elle, par contre, accourait toujours auprès de lui et n’allait nulle part ailleurs. Elle était toute sa joie. [321] Avec toute l’affection d’une enfant pure et emplie de bonté, elle se dévouait entièrement à son seigneur, si bien qu’on la trouvait toujours à ses pieds. Ainsi cette douce enfant assistait sans cesse son seigneur. |
Dieu avait donné au métayer une très bonne vie. Il avait un corps vigoureux, rompu à l’effort, une épouse travailleuse et vaillante, ainsi que de beaux enfants, de ceux qui font la joie de l’homme. Et comme nous le raconte le livre, il avait aussi une fille qui était bien âgée de douze ans. Elle était d’un naturel si aimable qu’elle ne voulait jamais quitter son seigneur d’un pas. Pour obtenir son affection et une parole amicale, elle l’entourait sans cesse de ses soins dévoués. [315] Les autres s’ingéniaient à l’éviter dans la mesure où la bienséance le permettait. Elle, par contre, accourait toujours auprès de lui et n’allait nulle part ailleurs. Elle était toute sa joie. Elle était également si plaisante qu’elle aurait pu par sa beauté parfaite être la fille d’un roi. [321] Ainsi, avec toute l’affection d’une enfant pure et emplie de bonté, elle se dévouait entièrement à son seigneur malade, si bien qu’on ne la trouvait rarement ailleurs qu’à ses pieds. Avec douceur, elle assistait son seigneur sans relâche. |
[328] De son côté, il lui faisait plaisir par tous les moyens dont il disposait : son seigneur lui offrait en abondance tout ce qui pouvait convenir à des enfants pour leurs jeux enfantins. En outre, il profita du fait que les enfants prennent si facilement une habitude. Il lui procurait tout ce qu’il pouvait acheter : des miroirs et des rubans pour les cheveux, et tout ce qui en général plaît aux enfants, des ceintures et des anneaux. [339] Grâce à toutes les attentions qu’il lui portait, ils devinrent si intimes qu’il la nommait sa « fiancée ». La jeune fille pleine de bonté ne le laissait jamais seul : il lui semblait parfaitement pur. Bien que son comportement lui fût en partie inspiré par les cadeaux enfantins qu’elle avait reçus, ce qui la poussait à agir ainsi était avant tout un don qu’elle avait reçu de Dieu : son âme pleine de douceur. Son service était empreint d’une telle bonté ! [350] Alors que le Pauvre Henri avait passé là trois ans à supporter les grands tourments que Dieu infligeait à son corps, il arriva un jour que le métayer, sa femme et leur fille, la demoiselle dont je vous ai déjà parlé, se trouvèrent auprès de lui à l’entourer de leurs soins et se mirent à déplorer le mal qui frappait leur seigneur. [359] Ils se plaignaient à juste titre, car ils craignaient que sa mort ne leur portât grandement préjudice en leur faisant perdre leur statut et leurs biens, et qu’un autre seigneur n’eût un cœur plus dur. Ils étaient en proie à de telles pensées lorsque ce même laboureur demanda la chose suivante : |
[328] De son côté, il lui faisait plaisir par tous les moyens dont il disposait : il lui offrait en abondance tout ce qui pouvait convenir à la jeune fille pour ses jeux d’enfant. Il lui procurait tout ce que l’on pouvait acheter : des ceintures et des rubans pour les cheveux, des miroirs et des anneaux qui en général plaisent aux enfants. [339] Grâce à toutes les attentions qu’elle lui portait, il se mit à éprouver une telle affection pour elle qu’il ne la nommait plus que par « fiancée ». Ô las, jamais cette jeune fille pleine de bonté ne le laissait seul ! Il lui semblait parfaitement pur. Les cadeaux enfantins qu’elle avait reçus la poussaient grandement à se comporter de cette façon, cependant ce qui l’incitait le plus à agir ainsi était un don qu’elle avait reçu de Dieu : son âme pleine de douceur. Son service était empreint d’une telle bonté ! [350] Alors que le Pauvre Henri avait passé trois ans à supporter les grands tourments que Dieu infligeait à son corps, il arriva un jour que, dans un moment laissé libre par leurs activités, le métayer, sa femme et leur fille, la demoiselle dont ce livre nous a déjà parlé, se trouvèrent là à pleurer le mal qui frappait leur seigneur. [359] Ils se plaignaient à juste titre et craignaient que la mort de leur seigneur ne leur portât grandement préjudice en leur faisant perdre tous leurs biens et qu’un autre seigneur n’eût un cœur plus dur. Ils se lamentaient tant que ce même laboureur demanda à son seigneur : |
[369] « Très cher seigneur, avec votre permission j’aimerais beaucoup vous poser une question : alors qu’il y a à Salerne tant de doctes médecins, comment se fait-il que leur science ne soit d’aucun secours pour votre maladie ? Seigneur, cela m’étonne. » [378] Le Pauvre Henri poussa alors de tout son cœur un profond soupir d’amertume et de douleur. Il était si accablé que les sanglots l’empêchaient de parler. Il dit : « J’ai vraiment mérité de Dieu cette honte et cette ignominie, car tu as bien vu qu’autrefois ma porte était grande ouverte aux plaisirs mondains et que personne, au sein de sa famille, ne satisfaisait mieux que moi tous ses désirs. [390] Et cependant c’était impossible, car rien ne m’appartenait en propre. Je me souciais alors bien peu de Celui qui dans Sa grâce m’avait fait don d’une telle vie de rêve. Mon cœur était semblable à celui de tous les fous qui, aveuglés par le monde, croient qu’ils peuvent avoir honneur et richesse sans se soucier de Dieu. [400] C’est ainsi que je fus abusé par ma folle illusion, car je ne levais pas les yeux vers Celui par la grâce duquel je jouissais de tant d’honneurs et de biens. Lorsque le Portier suprême s’irrita de mon orgueil, il me ferma la porte de la félicité à laquelle je n’aurai malheureusement plus jamais accès. Voilà ce que m’a fait perdre ma folie. |
[369] « Mon très cher seigneur, avec votre permission j’aimerais beaucoup vous poser une question : je m’étonne, cher seigneur, que, tandis qu’il y a à Salerne tant de doctes médecins, leur science ne puisse jamais vous être d’aucun secours pour recouvrer la santé. » [378] Le Pauvre Henri poussa alors de tout son cœur un profond soupir. Ses yeux trahissaient une terrible douleur. Il dit : « Mon ami, en vérité j’ai vraiment mérité de Dieu cette honte et cette ignominie. Tu sais bien qu’auparavant ma porte était grande ouverte à toutes sortes de plaisirs. Personne, au sein de ma famille, ne satisfaisait mieux que moi tous ses désirs. [390] [Toutefois] c’était tout à fait impossible. Je prenais mon plaisir avec de nombreuses dames. Cependant je me souciais bien peu de Celui qui, dans Sa grâce, m’avait fait don de cette vie de rêve. Ma cour était alors grande ouverte, comme celles de tous les fous qui, aveuglés par le monde, s’imaginent dans leur naïveté qu’ils pourront avoir honneur et richesse contre la volonté de Dieu. [400] C’est ainsi que je fus abusé par ma folle illusion. Lorsque le Tout-Puissant s’en irrita, il me ferma les portes de la félicité à laquelle je n’aurai malheureusement plus jamais accès. Voilà ce que m’a fait perdre ma folie. |
[409] Pour me punir, Dieu m’a infligé une maladie telle que personne ne peut m’en délivrer. Désormais, ceux qui sont vils me méprisent et ceux qui sont nobles n’ont aucune considération pour moi. Aussi vil puisse être celui qui pose ses yeux sur moi, pour lui je suis plus vil encore. Il me montre son mépris en détournant de moi son regard. Ce n’est que maintenant que se manifeste la loyauté que tu me portes en me tolérant chez toi malgré ma maladie et en ne me fuyant pas. [422] Bien que tu ne me chasses pas, bien que tu sois le seul à me porter de l’affection, bien que ton bonheur dépende de moi, tu parviendras facilement à surmonter ma mort. Qui a jamais connu sur terre plus grande honte et plus grande détresse ? Jadis j’étais ton seigneur et maintenant je suis ton obligé. Mon cher ami, en me tolérant chez toi alors que je suis malade, toi, ma fiancée et ta femme achetez le salut éternel. [434] C’est bien volontiers que je vais répondre à ta question. Je me suis rendu à Salerne, et là je n’ai pu trouver aucun maître qui ait osé ou voulu s’occuper de moi. En effet, pour que je puisse guérir de mon mal, il me faudrait un remède tel que personne au monde ne peut l’obtenir par aucun moyen. [445] On ne m’a appris qu’une chose : il me faudrait trouver une vierge qui soit pleinement nubile et qui accepterait de mourir pour moi et de se laisser ouvrir le cœur, car seul le sang de son cœur pourrait me sauver. Toutefois, il est tout à fait impossible qu’une jeune fille accepte de son plein gré de mourir pour moi. |
[409] Dès lors, pour me punir, Dieu m’infligea cette maladie ignominieuse dont personne ne peut me délivrer. Désormais, je répugne à ceux qui sont vils et ceux qui sont nobles ne se préoccupent pas de moi. Aussi humble puisse être celui qui pose ses yeux sur moi, pour lui je suis plus vil encore. Ce n’est que maintenant que tu montres la grande loyauté que tu me portes en me tolérant chez toi malgré ma maladie. [421] Bien que tu ne me fuies pas, bien que tu ne me chasses pas, bien que je me plaise chez toi, bien que beaucoup de tes affaires dépendent de moi, tu parviendras facilement à surmonter ma mort. Qui, sur terre, a connu plus grande honte et plus grande détresse ? Jadis j’étais ton seigneur, et maintenant je suis ton obligé. Très cher ami, en me tolérant chez toi alors que je suis malade, toi, ma fiancée et ta femme achetez le salut éternel. [434] C’est bien volontiers que je vais répondre à ta question. Je n’ai pu trouver à Salerne aucun maître qui ait osé ou voulu s’occuper de moi. En effet, pour que je puisse guérir de mon mal, il me faudrait une chose telle que personne au monde ne peut l’acquérir par aucune richesse. [445] On ne m’a appris qu’une chose : il me faudrait trouver une vierge qui serait telle qu’elle consentirait à mourir pour moi et à se laisser ouvrir la poitrine entre les deux seins. Toutefois, il est tout à fait impossible qu’une jeune fille accepte de son plein gré de mourir pour moi. |
Pour cette raison, il me faudra supporter mon infâme misère jusqu’à la mort. Puisse Dieu me l’accorder bien vite ! » [459] Les paroles qu’il avait adressées au père furent également entendues par la jeune fille si pure, car cette très douce enfant tenait sur son giron les pieds de son cher seigneur. On pourrait bien comparer sa candeur d’enfant à la bonté des anges. Elle entendit ses paroles et y prêta grande attention. Ainsi, elles ne lui sortirent pas de l’esprit jusqu’au moment où, le soir venu, on alla dormir, et elle se coucha, comme à l’accoutumée, aux pieds de son père et de sa mère. Alors que tous deux s’étaient endormis, elle se mit à soupirer du fond de son cœur. Elle éprouva une si grande tristesse au sujet du mal qui touchait son seigneur, que ses larmes coulèrent sur les pieds de ses parents endormis. C’est ainsi que cette douce enfant les réveilla. [481] Lorsqu’ils sentirent ses larmes, ils ouvrirent les yeux et lui demandèrent ce qu’elle avait et à cause de quelle peine elle pouvait bien pleurer ainsi en secret. Toutefois, elle ne voulait pas le leur dire. Et lorsque son père lui posa à nouveau cette question en insistant à plusieurs reprises et en la menaçant, si bien qu’elle consentit à le leur dévoiler, elle répondit : « Vous devriez vous lamenter avec moi. Qu’est-ce qui peut nous porter plus grand préjudice que la situation de notre seigneur et le fait que nous devions le perdre |
Pour cette raison, il me faudra supporter mon infâme misère jusqu’à la mort. Puisse Dieu me l’accorder bien vite ! » [459] Les paroles qu’il avait adressées à son métayer furent également entendues par leur fille, la jeune vierge. À cet instant, cette très douce enfant tenait sur son giron les pieds de son seigneur malade. Qu’est-ce qui serait comparable à sa candeur d’enfant si ce n’est la bonté des anges ? Elle entendit fort bien ces paroles et, dans son cœur, y prêta si grande attention qu’elles ne lui sortirent pas de l’esprit jusqu’au moment où, le soir venu, elle alla se coucher, comme à l’accoutumée, aux pieds de son père et de sa mère. Alors que tous deux dormaient, elle se mit à soupirer du fond de son cœur. Ses yeux trahissaient sa profonde douleur, tout cela était sincère. Son chagrin fut si grand que les larmes de ses yeux coulèrent sur les pieds de ses parents endormis. C’est ainsi que ces douces personnes se réveillèrent. [481] Lorsqu’ils sentirent ses larmes, ils lui demandèrent ce qu’elle avait et à cause de quelle peine elle pouvait bien pleurer ainsi en secret. Las ! Elle ne leur dit qu’à contrecœur. Et c’est uniquement parce que son père insista par sa sollicitude et ses prières qu’elle dut le leur révéler. Elle répondit : « Vous feriez bien de vous lamenter avec moi. Qu’est ce qui peut nous porter plus grand préjudice que la situation de notre seigneur ? Si nous devions renoncer à lui |
et qu’avec lui nous devions renoncer à la fois à nos biens et à notre honneur ? Jamais plus nous n’aurons un seigneur aussi bon qui se comporte envers nous comme il le fait. » [499] Ils répondirent : « Ma fille, tu as raison. Malheureusement notre tristesse et nos plaintes ne nous servent absolument à rien. C’est pourquoi, chère enfant, il te faut te taire. Nous avons autant de peine que toi. Par malheur nous ne pouvons rien faire pour lui venir en aide. C’est Dieu qui nous l’a ravi, et si cela avait été quelqu’un d’autre nous le maudirions. » [509] Ainsi, ils la firent taire. Elle fut triste toute la nuit ainsi que toute la journée du lendemain. Quoi qu’on pût faire, cette pensée ne quitta pas son esprit un seul instant jusqu’au moment où, la nuit suivante, on alla se coucher comme à l’accoutumée. Lorsqu’elle eut retrouvé sa place habituelle dans le lit, son visage fut à nouveau baigné de larmes. En effet, elle cachait au plus profond de son for intérieur la plus grande bonté dont j’aie jamais entendu parler au sujet d’un enfant. [524] Quel enfant a jamais agi ainsi ? Elle prit alors une ferme résolution : si elle vivait jusqu’au lendemain, elle ne manquerait pas de donner sa vie pour son seigneur. [529] Cette pensée la rasséréna et elle n’eut plus de souci, si ce n’est une crainte qui l’oppressait : elle redoutait que, lorsqu’elle en ferait part à son seigneur, il n’ait pas le courage nécessaire, |
et qu’avec lui nous perdions à la fois nos biens et notre honneur, alors plus jamais nous n’aurions un seigneur aussi bon qui se comporte envers nous comme il le fait. » [499] Ils répondirent : « Ma fille, tu as raison. Malheureusement nos pleurs et nos plaintes ne nous servent absolument à rien. C’est pourquoi, chère enfant, il te faut te taire. Nous avons autant de peine que toi. Par malheur nous ne pouvons rien faire pour lui venir en aide. C’est Dieu qui nous l’a ravi, et si cela avait été quelqu’un d’autre nous le maudirions. » [509] Ainsi, ils la firent taire. Elle fut triste toute la nuit jusqu’au lendemain. Quoi qu’on pût faire, cette pensée ne quitta pas son esprit un seul instant jusqu’au moment où, la nuit suivante, elle alla se coucher comme à l’accoutumée. À nouveau les larmes baignèrent son visage. Elle cachait au plus profond de son for intérieur la bonté la plus candide dont on ait jamais entendu parler. [524] Quel enfant a jamais agi ainsi ? En effet, elle prit alors une ferme résolution : si elle vivait jusqu’au lendemain, elle ne manquerait pas de donner aussitôt sa vie pour son seigneur. [529] Cet espoir la rasséréna et la rendit heureuse. Elle n’avait plus de souci, si ce n’est une crainte qui l’oppressait et qui était sa plus grande angoisse : elle redoutait que, lorsqu’elle en ferait part à son seigneur le lendemain, il n’ait pas le courage nécessaire, |
et que, lorsqu’elle l’annoncerait à tous trois, elle n’obtienne pas leur approbation et qu’ils ne le lui permettent pas. [539] Son émoi en fut tel que cela réveilla son père et sa mère comme cela s’était déjà produit la nuit précédente. Ils se redressèrent et se tournèrent vers elle, puis ils dirent : « Allons, qu’as-tu donc ? Tu es bien sotte de prendre les choses tant à cœur et de te lamenter ainsi alors que personne ne peut rien faire. Pourquoi ne nous laisses-tu pas dormir ? » [550] Ainsi, ils la réprimandèrent, lui demandant en quoi ses plaintes pouvaient bien être utiles puisque personne ne pouvait empêcher ou soigner ce mal. De cette façon, ils s’imaginèrent avoir aussitôt réduit la douce enfant au silence par ces paroles, mais ils ne connaissaient pas du tout ses intentions. Et la jeune fille leur répondit : « D’après ce que nous a dit mon seigneur, il est tout à fait possible de le soigner. En vérité, à moins que vous ne m’en empêchiez, je suis le remède qui lui convient. Je suis vierge et je suis décidée à mourir pour lui plutôt que de le voir perdre la vie. » [565] Ces paroles emplirent alors le père et la mère de tristesse et de désespoir. Son père la pria de ne plus parler ainsi et de ne promettre à leur seigneur que ce qu’elle pouvait accomplir, car ceci surpassait ses forces. [573] Il dit : « Ma fille, tu n’es qu’une enfant, et la charité dont tu fais preuve dans cette affaire est trop grande. Tu ne peux accomplir ce dont tu viens de nous parler. Tu n’as jamais vu la mort en face. |
et que, de la même façon, lorsqu’elle l’annoncerait à tous, ils le lui refusent sur-le-champ. [538] Une seconde fois son émoi en fut tel que cela réveilla sa mère et son père comme cela s’était déjà produit la nuit précédente. Ils se redressèrent et se tournèrent vers elle, puis ils lui dirent : « Qu’as-tu donc ? Tu es bien sotte de prendre les choses tant à cœur et de te lamenter ainsi alors que personne ne peut rien faire. Pourquoi ne nous laisses-tu pas dormir ? » [550] Ainsi, ils réprimandèrent la jeune fille, lui demandant en quoi ses paroles pouvaient bien être utiles puisque personne ne pouvait empêcher ou soigner ce mal. De cette façon, ils s’imaginèrent avoir à nouveau réduit la douce enfant au silence par ces paroles, mais ils ne connaissaient pas du tout ses intentions. Et la belle jeune fille leur répondit : « D’après ce que nous a dit mon seigneur, j’ai très bon espoir de pouvoir le guérir, à moins que vous ne m’en empêchiez. Je suis vierge et je suis bien décidée – je suis le remède qui lui convient – à mourir pour lui plutôt que de le laisser succomber. » [565] À cette pensée, son père et sa mère furent alors pris de tristesse et de désespoir. Son père la pria de ne plus parler ainsi et de ne promettre à leur seigneur que ce qu’elle pouvait accomplir, car ceci surpassait ses forces. [573] Il dit : « Ma fille, tu n’es qu’une enfant, et la tristesse dont tu fais preuve dans cette affaire est trop grande. Tu ne peux accomplir cela. La mort n’est pas aussi douce que tu le crois en toute naïveté. |
Si le moment était venu où tu n’aurais pas d’autre choix que de mourir, tu ferais tout pour chercher un moyen afin de continuer à vivre, car jamais tu n’aurais connu de telles affres. C’est pourquoi je te demande de te taire. Et si dorénavant tu prononces à nouveau des paroles semblables, il t’en cuira ! » [589] Ainsi croyait-il l’avoir réduite au silence par ses prières et ses menaces, cependant loin s’en fallait ! Et sa fille de répliquer : « Père, quel que soit mon manque d’expérience, j’ai néanmoins assez d’entendement pour savoir par ouï-dire que la mort du corps est quelque chose de pénible et de difficile à endurer. Toutefois, celui qui doit passer une longue vie de souffrance n’a pas non plus un sort enviable, car après avoir lutté sur terre et avoir atteint la vieillesse après maints tourments, il lui faut bien mourir. Et si, de plus, son âme est perdue, mieux eût valu qu’il ne vît jamais le jour. J’ai la possibilité, et j’en veux rendre grâce à Dieu éternellement, d’échanger ma jeunesse contre la vie éternelle. [611] Vous ne devez pas m’en vouloir. En agissant ainsi, je souhaite très bien agir envers vous deux comme envers moi-même. Moi seule peux vous préserver de tout préjudice et du malheur, comme je vais vous l’expliquer : vous êtes respectés et avez des biens. Cela provient de la bonté de mon seigneur, car il n’a jamais commis d’exactions envers vous ni ne vous a privés de nos biens. |
Si le moment était venu où tu n’aurais pas d’autre choix que de mourir, tu ferais tout pour chercher un moyen afin de continuer à vivre et à ne jamais connaître pareille souffrance. À partir de maintenant, tais-toi et ne prononce plus un mot, sinon il t’en cuira ! » [589] Ainsi croyait-il l’avoir réduite au silence par ses prières et ses menaces, cependant loin s’en fallait ! Et sa fille de répliquer : « Père, quel que soit mon manque d’expérience, j’ai néanmoins assez d’entendement pour comprendre ce que vous me dites de ces tourments. Je sais bien que la mort du corps est quelque chose de pénible et de difficile à endurer. Toutefois, celui qui doit passer une longue vie de souffrance n’a pas non plus un sort enviable. Celui qui ne peut faire autrement que d’atteindre la vieillesse après maints tourments doit cependant mourir. Et si, de plus, son âme est perdue, mieux eût valu qu’il ne vît jamais le jour. J’ai bon espoir de me préserver seule d’un tel destin et, dans ma candeur, de pouvoir aspirer à mieux. J’ai la possibilité, et j’en veux rendre grâce à Dieu, d’échanger ma courte existence contre la vie éternelle. [611] Vous ne devez pas m’en vouloir. En agissant ainsi, je souhaite très bien agir envers vous deux comme envers moi-même. Moi seule peux vous préserver de tout préjudice et du malheur, comme je vais vous l’expliquer : nous sommes respectés et avons des biens. Cela provient de la bonté de mon seigneur, car il n’a jamais commis d’exactions envers nous ni ne nous a privés de nos biens. |
Aussi longtemps qu’il vivra, vos affaires se porteront bien. Mais si nous le laissons mourir, alors cela signifiera immanquablement notre ruine. J’ai donc eu une bonne idée qui nous le conservera de telle sorte que nous serons tous sauvés. Alors permettez-le-moi, car il doit en être ainsi. » [629] Lorsqu’elle vit que sa fille parlait sérieusement, la mère dit en pleurant : « Ma fille, chère enfant, pense à toutes les peines que j’ai endurées pour toi et accorde-moi une meilleure récompense que celle dont je t’entends parler. Tu veux me briser le cœur ! Adoucis un peu les propos que tu tiens envers moi. En vérité, tu perdras ton âme si tu commets une telle faute à notre égard et contre la volonté de Dieu. Pourquoi ne penses-tu pas à Son commandement ? En effet, il a demandé et ordonné d’aimer et de respecter mère et père. En récompense, il promet le salut de l’âme et une longue vie sur terre. Tu affirmes vouloir donner ta vie pour notre bonheur à tous les deux ; en réalité, tu vas détruire complètement notre vie. [651] Car si ton père et moi apprécions l’existence, c’est grâce à toi. En fait, ma chère fille, tu te dois d’être notre bonheur à tous les deux, le plaisir de notre vie, la fleur de ta famille et un bâton pour nos vieux jours. Et si, par ta faute, nous sommes contraints de nous tenir près de ta tombe, |
Aussi longtemps qu’il vivra, nos affaires se porteront bien. Mais si nous le laissons mourir, alors cela signifiera immanquablement notre ruine. J’ai donc eu une bonne idée qui nous le conservera de telle sorte que nous serons tous sauvés. Alors permettez-le-moi, car il doit en être ainsi. » [629] Lorsqu’elle vit que l’enfant parlait sérieusement, la mère dit en pleurant : « Ma fille, chère enfant, pense à toutes les peines que j’ai endurées pour toi et accorde-moi une meilleure récompense que celle dont je t’entends parler. Tu veux me briser le cœur ! Adoucis un peu les propos que tu tiens envers moi. Tu perdras ton âme si tu commets une telle faute à mon égard et contre la volonté de Dieu. Pourquoi ne penses-tu pas à Son commandement ? En effet, il a demandé et ordonné de respecter mère et père. En récompense, il promet le salut de l’âme et une longue vie sur terre. Tu affirmes vouloir donner ta vie pour notre bonheur à tous les deux ; en agissant ainsi tu vas détruire complètement notre vie. [651] Si ton père et moi apprécions l’existence, c’est grâce à toi. Ma chère fille, tu te dois d’être notre bonheur à tous les deux, notre plaisir dénué de peine, la lumière de nos yeux, un baume pour notre cœur, la fleur de ta famille et un bâton pour nos vieux jours. Et si, par ta faute, nous sommes contraints de nous tenir près de ta tombe, |
alors tu seras exclue à tout jamais de la grâce de Dieu. C’est ce que tu auras gagné à te comporter ainsi envers nous. » [663] Elle répondit : « Mère, je sais avec certitude que toi et mon père m’accordez toute l’affection qu’un père et une mère doivent à leur enfant. Vous m’en apportez tous deux la preuve chaque jour. C’est grâce à vous que j’ai cette âme et un corps si beau. Tous les gens qui me voient font mon éloge et affirment que je suis la plus belle enfant qu’ils aient vue sur terre. Qui dois-je remercier après Dieu si ce n’est vous deux ? C’est pourquoi je me conformerai toujours de bon gré à votre volonté : je vous suis tellement redevable ! [681] Mère, bienheureuse femme, puisque c’est grâce à vous que j’ai reçu une âme et un corps, |
alors tu seras exclue à tout jamais de la grâce de Dieu. C’est ce que tu auras gagné à te comporter ainsi envers nous. Ma fille, si tu veux bien agir à notre encontre, il te faut, au nom de la grâce de notre Seigneur, renoncer à de telles paroles et à cette résolution que j’ai entendue de ta bouche. » [663] Elle répondit : « Mère, je sais avec certitude que toi et mon père m’accordez toute l’affection qu’un père et une mère doivent à un enfant. Vous m’en apportez tous deux la preuve chaque jour. Par la grâce de Dieu, j’ai une âme et un corps si beau. Tous les gens qui me voient font mon éloge et affirment que je suis la plus belle enfant qu’ils aient jamais vue. Qui dois-je remercier après Dieu si ce n’est vous deux ? [678] Jamais, si Dieu le veut, je ne transgresserai Son commandement, car si c’est Sa volonté je m’y soumettrai sans regret. Toutefois, je ne veux pas faillir au devoir que j’ai envers moi-même, s’il en va ainsi : celui qui fait le bonheur de quelqu’un d’autre et néglige son propre bonheur, qui élève autrui et s’abaisse lui-même, a une telle idée du devoir qu’elle en devient inadéquate. Il est juste que je vous obéisse et que je vous sois loyale, et surtout que je sois loyale envers moi-même ! [681] Mère, bienheureuse femme, puisque c’est grâce à vous deux que j’ai reçu une âme et un corps, |
alors acceptez de bonne grâce que je puisse les soustraire tous deux au diable et me donner à Dieu. En vérité, cette vie dans le siècle n’entraîne que la mort de l’âme. En outre, jusqu’à présent, je n’ai pas été touchée par les plaisirs mondains qui conduisent en enfer. [693] Ainsi, je veux rendre grâce à Dieu de m’avoir, dès ma jeunesse, donné suffisamment de bon sens pour mépriser cette existence fragile. Je veux m’en remettre, dans l’état de pureté qui est le mien, à la toute-puissance de Dieu. Je crains que, si je devais vivre davantage, les plaisirs du monde puissent me séduire comme ils ont déjà séduit bien des hommes qui se sont laissé abuser par leur douceur. Alors je serais vite perdue pour Dieu ! [706] Devant Dieu, je regrette de devoir vivre jusqu’à demain ! Je n’éprouve aucune attirance pour le monde : la plus grande joie qu’il génère n’est que profonde souffrance – sachez que cela est vrai –, sa douce récompense est une détresse amère, une longue vie n’y est que brutal trépas. Nous ne savons qu’une chose avec certitude : aujourd’hui tout va bien et demain ne sera que souffrance, tandis qu’à la fin nous attend toujours la mort. [716] C’est là une terrible détresse. Rien ne nous protège : ni la naissance ni les biens, pas plus que la beauté, la force ou la noblesse d’âme. Face à la mort, la vertu et l’honneur ne sont pas d’une plus grande utilité que vile naissance et bassesse. Notre vie et notre jeunesse ne sont que brume et poussière. |
faites que je conserve la grâce de Dieu et que je puisse les soustraire tous deux au diable et les confier au Ciel. Cette vie éphémère dans le siècle signifie la mort de l’âme. En vérité, jusqu’à présent, je n’ai pas été touchée par les plaisirs qui conduisent en enfer. [693] C’est pourquoi je veux rendre grâce à Dieu de m’avoir, dès ma jeunesse, donné suffisamment de sagesse pour mépriser cette existence fragile. Je veux m’en remettre, dans l’état de pureté qui est le mien, à la toute-puissance de Dieu. Je crains que, si je devais vivre davantage, les plaisirs du monde puissent me séduire comme ils ont déjà séduit bien des hommes qui se sont laissé abuser et ont fini en enfer. Alors je serais vite perdue pour Dieu ! [706] Devant Dieu, je regrette de devoir vivre jusqu’à demain ! Je n’éprouve aucune attirance pour le monde : une vie agréable n’y est que grande douleur, la plus grande joie qu’il génère n’est que profonde souffrance, sa douce récompense est une détresse amère, une longue vie n’y est que brutal trépas. Ainsi, nous ne savons qu’une chose avec certitude : aujourd’hui tout va bien et demain ne sera que souffrance, tandis qu’à la fin nous serons morts. [716] Mère, c’est là une grande détresse. Rien ne nous protège : ni la naissance ni les biens, pas plus que la beauté, la force ou la sagesse. Face à la mort, la vertu et l’honneur ne sont pas d’une plus grande utilité que vile naissance et bassesse. Notre vie et notre jeunesse, ce ne sont que brume et poussière. |
Notre constance est aussi tremblante qu’une feuille. Qu’il soit homme ou femme, il n’est qu’un pauvre fou celui qui prend plaisir à aspirer de la fumée et qui, n’en prenant pas clairement conscience, persévère à s’attacher au siècle. En effet, une étoffe de soie recouvre devant nous le fumier en putréfaction, et celui qui se laisse séduire par cet éclat est condamné à l’enfer et n’a rien perdu de moins que son âme et son corps. [736] Songez maintenant, bienheureuse femme, à votre devoir de mère et modérez le chagrin que vous éprouvez à cause de moi. Alors mon père, lui aussi, changera d’avis. Je sais qu’il ne veut que mon bonheur. C’est un homme si honnête qu’il saura reconnaître que, si je continue à vivre malgré tout, je ne pourrai plus faire votre joie très longtemps. Si je reste, sans me marier, deux ou trois ans auprès de vous, alors mon seigneur sera sans doute mort, et la pauvreté nous aura plongés très probablement dans une misère si grande que vous ne pourrez plus me fournir une dot, afin que je puisse prendre un époux, et qu’il me faudra vivre de façon si indigente que vous préféreriez me voir morte. [756] Mais ne parlons plus d’un tel malheur et imaginons que cela ne puisse pas nous arriver […] et vive assez longtemps pour que l’on puisse me donner à un homme riche et jouissant d’une bonne réputation, alors vos souhaits seront exaucés et vous vous imaginerez que je suis heureuse. [764] Mon cœur me dicte autre chose : si je me prends d’affection pour lui, cela me plongera dans la détresse, et si je ne l’aime pas, cela équivaudra |
Notre constance est aussi tremblante qu’une feuille. Nous ne sommes que brume et fumée. Celui qui, homme ou femme, n’en prend pas conscience et persévère à s’attacher au siècle n’est qu’un pauvre fou. En vérité, une étoffe de soie recouvre devant nous le fumier en putréfaction, et celui qui se laisse séduire par cet éclat est condamné à l’enfer et n’a rien perdu de moins que son âme et son corps. [736] Songez maintenant, chère mère, bienheureuse femme, à votre devoir de mère et modérez le chagrin que vous éprouvez à cause de moi. Alors mon père, lui aussi, changera d’avis. C’est un homme si sage qu’il accorde bien volontiers le droit d’être heureux. Toutefois vous savez bien que je ne pourrai plus faire votre joie très longtemps : si je continue à vivre et reste auprès de vous encore deux ou trois ans, alors mon cher seigneur sera sans doute mort, et nous nous trouverons dans une si grande misère que nous serons accablés de tristesse. Vous ne pourrez alors me donner suffisamment de biens en dot, et il me faudra peut-être vivre si mal que vous préféreriez me voir morte. [756] Mais ne parlons plus d’un si grand malheur et imaginons qu’il ne puisse pas nous frapper et que mon cher seigneur vive assez longtemps pour que vous puissiez me donner à un homme riche et jouissant d’une bonne réputation, alors vos souhaits seront exaucés et vous vous imaginerez que je suis heureuse. [764] Mon cœur me dicte autre chose : si je me prends d’affection pour lui, cela me plongera dans la détresse, si je ne l’aime pas, cela équivaudra |
à la mort. Ainsi, dans tous les cas, je souffrirai et, confrontée à maints soucis, ma vie ne connaîtra aucun agrément : je serai en proie à toutes sortes de maux qui sont le lot des femmes et leur dérobent toute joie. [773] Accordez-moi donc en abondance des biens qui ne se dissipent jamais. Je suis courtisée par un laboureur de condition libre auquel je me donnerai de bon gré. Assurément, c’est à lui que vous devez me marier, et dès lors mon bonheur sera assuré. Il sait parfaitement conduire sa charrue, et sa ferme dispose de tout en abondance : là, aucun cheval ni aucune vache n’est emporté par la mort ; là, personne n’est importuné par les pleurs des enfants ; là, il ne fait ni trop chaud ni trop froid ; là, personne ne vieillit au fil du temps, et le vieillard rajeunit ; là, on ne connaît ni le gel ni la faim ; là, on ignore toutes les formes de souffrance ; là, tout n’est que joie dénuée de peine. C’est là que je veux me retirer et fuir ces champs qui sont détruits par le feu et la grêle, inondés par les flots, et où l’on connaît des tourments, toujours des tourments ! [794] Tout ce que l’on peut y obtenir au cours d’une année, à force de travail, est anéanti en une demi-journée. Un tel champ, je préfère l’abandonner. Qu’il soit maudit ! [799] Vous m’aimez et c’est bien ainsi, toutefois j’apprécierais beaucoup que votre amour n’ait pas le même résultat que l’inimitié. |
à la mort. Ainsi, dans tous les cas, je souffrirai et, confrontée à maints soucis, ma vie ne connaîtra aucun agrément : je serai en proie à des maux tels qu’ils accablent bien des dames et leur dérobent toute joie. Mes bienheureux parents, je vous suis très chère et pour cette raison vous agirez pour mon bien et vous vous conformerez à ma volonté. [773] Accordez-moi en abondance des biens qui ne se dissipent jamais. Je suis courtisée par un riche laboureur auquel je suis prête à me donner. Assurément, c’est à lui que vous devez me marier, et dès lors mon bonheur sera assuré. Il sait parfaitement conduire sa charrue, sans dévier de sa voie, et sa ferme dispose de tout en abondance : là, personne n’est importuné par aucun cheval ni aucune vache, pas plus que par les pleurs des enfants qui n’ont ni trop chaud ni trop froid. Là, personne ne vieillit au fil du temps, et celui qui est vieux rajeunit ; là, on ne connaît ni le gel ni la faim. Là, on n’éprouve ni inimitié ni haine, et il règne un éternel printemps. Là, on ignore toutes les formes de peine, tout n’est que grande joie dénuée de souffrance. C’est là que je veux me rendre et fuir ces champs qui sont détruits par l’orage et la grêle, inondés par les flots. [793] Tout ce que l’homme peut y obtenir à force de travail, au cours d’une année qui lui paraît trop longue, lui est repris en une seule demi-journée. Un tel champ, je préfère l’abandonner. Qu’il soit maudit ! |
Si vous savez vous comporter envers moi avec sagesse et si vous m’accordez richesses et honneurs, alors laissez-moi me consacrer à notre Seigneur Jésus-Christ dont la grâce est si constante qu’elle ne se dissipe jamais, et qui saura me porter, à moi qui suis humble, un amour aussi grand que si j’étais une reine. [813] Si Dieu le veut, jamais je ne perdrai votre affection par ma faute. Son commandement est certainement que je vous demeure soumise, puisque vous m’avez donné la vie, et je m’y conforme sans regret. Par ailleurs, je ne souhaite pas non plus faillir au devoir que j’ai envers moi-même. J’ai toujours entendu dire que celui qui fait le bonheur de quelqu’un d’autre et néglige son propre bonheur, qui élève autrui et s’abaisse lui-même, a une telle idée du devoir qu’elle en devient inadéquate. Je désire vous obéir et vous être loyale, et surtout être loyale envers moi-même ! [831] Si vous souhaitez faire obstacle à mon salut, alors il est bien possible que je préfère vous laisser me pleurer un peu plutôt que de renoncer à ce que je me dois à moi-même. [836] J’aspirerai toujours à rejoindre ce lieu où je trouverai le bonheur parfait. Vous avez d’ailleurs plusieurs enfants : faites qu’ils soient votre joie et renoncez à moi. |
[807] Je veux m’en remettre à notre Seigneur Jésus-Christ dont la grâce est si constante qu’elle ne se dissipe jamais, et qui saura me porter, à moi qui suis humble, un amour aussi pur que si j’étais une reine puissante. [831] Si vous souhaitez faire obstacle à mon salut, alors je préfère vraiment vous laisser me pleurer un peu plutôt que de renoncer à ce que je me dois à moi-même. [836] En vérité, j’aspirerai toujours à rejoindre ce lieu où je trouverai le bonheur parfait. Vous avez encore plusieurs enfants, faites qu’ils soient votre joie et, par Dieu, renoncez à moi, à ma courte existence et au temps qui est passé si vite. |
En vérité, personne ne pourra m’empêcher de vouloir sauver mon seigneur ainsi que moi-même. Mère, je t’ai parfaitement entendue te lamenter et dire que tu aurais le cœur meurtri de devoir te tenir devant ma tombe. Cela te sera très certainement épargné et tu ne viendras pas sur ma tombe, car tu ne verras jamais l’endroit où je mourrai. Cela doit se produire à Salerne, c’est là que la mort nous délivrera tous les quatre de l’enfer et des démons. La mort nous sauvera, moi bien plus encore que vous. » [857] Lorsqu’ils virent que l’enfant aspirait si fortement à mourir, qu’elle s’exprimait si sagement et dépassait les limites de la nature humaine, ils se concertèrent et dirent qu’une telle sagesse et un tel discernement ne pouvaient aucunement être le fruit de la bouche d’un enfant. Ils déclarèrent que ces paroles lui avaient été inspirées par l’Esprit saint, lui qui avait touché saint Nicolas alors qu’il était encore dans le berceau et qui lui avait donné la sagesse nécessaire afin qu’il tournât vers Dieu sa bonté enfantine. [872] En leur âme ils pensèrent qu’ils ne voulaient ni ne devaient la détourner de sa résolution, puisque cela lui était inspiré par Dieu. De douleur, leurs corps se glacèrent. Le métayer et sa femme |
Demain, Dieu nous délivrera de toutes les formes de détresse. La mort nous sauvera, moi bien plus que vous. Personne ne pourra m’empêcher de vouloir sauver mon seigneur ainsi que moi-même. Mère, je t’ai entendue te lamenter et dire que tu aurais le cœur meurtri de devoir te tenir devant ma tombe. Cela te sera très certainement épargné et tu ne viendras pas sur ma tombe, car tu ne verras jamais l’endroit où je mourrai : cela doit se produire à Salerne. » [857] Lorsqu’ils virent que l’enfant aspirait si fortement à mourir, qu’elle s’exprimait si sagement et dépassait les limites de la nature humaine, ils se concertèrent et dirent qu’une telle sagesse et un tel discernement ne pouvaient aucunement être le fruit de la bouche d’un enfant. Ils déclarèrent que ces paroles lui avaient été inspirées par l’Esprit saint, lui qui avait touché saint Nicolas alors qu’il était encore dans le berceau et qui lui avait donné la sagesse nécessaire afin qu’il tournât vers Dieu son esprit d’enfant. [872] Dans leur bonté, ils pensèrent qu’ils ne voulaient ni ne devaient la détourner de sa résolution, puisque cela lui était inspiré par Dieu. De douleur, leur corps se glacèrent, si bien que le métayer et sa femme |
restèrent assis sur le lit, incapables de penser ou de parler tant ils aimaient leur enfant. À ce moment-là, aucun d’eux ne pouvait prononcer un mot. De désespoir, la mère fut prise de convulsions. Ainsi demeurèrent-ils tous deux assis là, accablés par le malheur et la tristesse, jusqu’au moment où ils se demandèrent à quoi pouvait servir leur affliction puisqu’on ne pouvait pas la faire renoncer à son intention ni à sa décision. [894] La meilleure solution à leurs yeux était de lui accorder ce qu’elle souhaitait car, puisqu’ils étaient amenés à la perdre, mieux valait que cela fût ainsi. S’ils se montraient hostiles à son dessein, alors cela pourrait leur nuire très gravement auprès de leur seigneur et ils n’auraient rien à y gagner. De très bon gré, ils déclarèrent alors tous deux qu’ils se réjouissaient de ces paroles. [905] La jeune fille si pure en éprouva une grande joie. À peine le soleil s’était-il levé qu’elle se rendit auprès de son seigneur qui dormait. Sa chère fiancée l’appela en disant : « Seigneur, dormez-vous encore ? » « Non, ma fiancée. Dis-moi : pourquoi t’es-tu levée si tôt aujourd’hui ? » [912] « Seigneur, c’est la douleur que j’éprouve à cause de votre maladie qui m’y a poussée. » Il dit : « Ma fiancée, tu en souffres et me le montres bien. Que Dieu te le rende ! Toutefois il n’existe aucun remède. »« Par ma foi, mon cher seigneur, vous serez totalement guéri. |
restèrent assis sur leur lit, incapables de penser ou de parler tant ils aimaient leur enfant. Alors qu aucun d’eux ne pouvait prononcer un mot, la mère, désespérée, fut prise de convulsions. Ainsi demeurèrent-ils tous deux assis là, se demandant à quoi pouvait servir leur affliction puisque personne ne pouvait la faire renoncer à son intention ni à sa décision. [894] La meilleure solution à leurs yeux était de lui accorder ce qu’elle souhaitait car, puisqu’ils étaient amenés à la perdre, mieux valait que cela fût ainsi. S’ils se montraient hostiles à son dessein, alors cela pourrait leur nuire très gravement auprès de leur seigneur et ils n’auraient rien à y gagner. De bon gré, ils déclarèrent alors tous deux qu’ils se réjouissaient de ces paroles et que, dans leur âme, cela leur semblait être une très bonne décision. [905] La belle jeune fille en éprouva une grande joie. À peine le soleil s’était-il levé qu’elle se rendit auprès de son seigneur qui dormait. Sa fiancée l’appela en disant : « Seigneur, dormez-vous encore ? »« Non, ma fiancée, que t’arrive-t-il ? Pourquoi t’es-tu levée si tôt aujourd’hui ? » [912] Elle répondit : « C’est la douleur que j’éprouve à cause de votre maladie qui m’y a poussée. »« Je sais bien que tu en souffres, tu me l’as clairement montré. Que Dieu te le rende ! Toutefois, il n’existe aucun remède. » « Par ma foi, mon cher seigneur, vous aurez un très bon remède. |
Puisque la situation est telle que l’on peut vous venir en aide, je ne vous laisserai pas attendre un jour de plus. Seigneur, vous nous avez bien dit que si vous disposiez d’une vierge prête à mourir pour vous de son plein gré, vous seriez sauvé. Par Dieu, je veux être cette jeune fille ! Votre vie est plus utile que la mienne. » [929] Alors son seigneur la remercia vivement pour cette proposition et, secrètement, ses yeux s’emplirent de larmes. Il répondit : « Fiancée, la mort n’est pas un mal aussi doux à supporter que tu l’imagines peut-être. Tu m’as vraiment convaincu que tu aimerais me porter secours si tu le pouvais. Cela me suffit amplement, je reconnais là ton âme charitable, ton intention est pure et bonne. Je ne puis rien exiger de plus de ta part, tu ne peux m’accorder ce que tu viens de dire. Que Dieu te récompense pour la sollicitude dont tu fais preuve envers moi. Je serais la risée des gens du pays si j’essayais à présent un nouveau remède, sans qu’il n’ait plus d’effet que si je ne l’avais pas tenté. [951] Fiancée, tu agis comme les enfants qui se décident trop vite. Ils n’ont de cesse de faire tout ce qui leur vient à l’esprit, que ce soit bien ou mal, et ensuite ils le regrettent amèrement. Fiancée, tu te comportes de la même façon. Tu t’es désormais mis cette idée en tête, mais si l’on te prenait au mot et la mettait à exécution, alors tu le regretterais très certainement. » Et il la pria de se raviser, |
Puisque la situation est telle que je peux vous venir en aide, je ne vous laisserai pas attendre un jour de plus. Vous nous avez bien dit que si vous disposiez d’une vierge prête à mourir pour vous de son plein gré, alors vous seriez sauvé. Je tiens à être cette jeune fille ! Votre vie est plus utile que la mienne. Par Dieu, il est fort regrettable que vous ayez passé cela si longtemps sous silence. Si je l’avais appris il y a trois ans, à présent vous seriez déjà guéri. » [929] Alors son seigneur la remercia vivement pour cette proposition. Il répondit : « Fiancée, la mort n’est pas un mal aussi doux à supporter que tu l’imagines. Tu m’as vraiment convaincu que tu aimerais me porter secours si tu le pouvais. Cela me suffit. Je ne puis te demander cela. Dame, tu ne peux me sauver comme tu viens de le dire. Que Dieu te récompense pour la sollicitude dont tu fais preuve envers moi. Je serais la risée des gens du pays si j’essayais à présent un nouveau remède, sans qu’il n’ait plus d’effet que si je ne l’avais pas tenté. [951] Tu agis comme les enfants qui se décident trop vite. Ils n’ont de cesse de faire tout ce qui leur vient à l’esprit, que ce soit bien ou mal, et ensuite ils le regrettent. Fiancée, tu te comportes de la même façon. Tu t’es désormais mis cette idée en tête, mais si l’on te prenait au mot et la mettait à exécution, alors tu le regretterais. » Il la pria d’y réfléchir à nouveau |
puis ajouta : « Ta mère et ton père ne peuvent se passer de toi, et je ne dois pas souhaiter le malheur de ceux qui ont toujours été bons envers moi. Conforme-toi, chère fiancée, à ce qu’ils te conseillent de faire. » Il souriait en disant cela, car il ne pouvait pas s’imaginer ce qui, pourtant, eut bien lieu par la suite. C’est ainsi qu’il s’adressa à la jeune fille pleine de bonté. [974] Son père et sa mère lui répondirent : « Cher seigneur, vous nous avez toujours traités avec beaucoup d’amitié et de respect, ce serait bien mal vous récompenser si nous ne faisions pas preuve de bonté envers vous. Notre fille est décidée à endurer la mort pour vous, et nous le lui accordons bien volontiers. Voilà aujourd’hui trois jours que, sans cesse, elle nous presse de le lui permettre. À présent, elle est parvenue à ses fins, que Dieu vous guérisse grâce à elle. Par amour pour vous, nous sommes prêts à la perdre. » [989] Puisque sa fiancée lui offrait de sacrifier sa vie pour le délivrer de sa maladie, et que l’on voyait qu’elle était sérieuse, tous furent pris d’un grand chagrin et furent accablés. Ils éprouvèrent une douleur de nature différente : il y avait celle que ressentait le seigneur, d’autre part celles des trois autres. Le père et la mère fondirent en larmes. Ce qui les poussait à pleurer était le fait de penser à la mort de leur chère enfant. Alors, leur seigneur lui aussi se mit à songer au fidèle attachement de l’enfant et fut saisi d’une telle douleur |
et ajouta : « Ta mère et ton père ne peuvent, dame, se passer de toi, et je ne souhaite pas leur malheur alors qu’ils ont toujours été bons envers moi. Conforme-toi, chère enfant, à ce qu’ils te conseillent de faire. » Il souriait en disant cela, car il ne pouvait pas s’imaginer que cela se produirait par la suite. [973] Son père et sa mère lui répondirent d’une seule voix : « En vérité, cher seigneur, vous nous avez toujours traités avec beaucoup d’amitié et de respect, ce serait bien mal vous récompenser si nous ne faisions pas preuve de bonté envers vous. Notre fille est décidée à endurer la mort pour vous, et nous vous l’accordons volontiers. C’est pourquoi nous l’avons amenée ici : elle n’a nullement pris cette décision à la légère. Voilà aujourd’hui trois jours que, sans cesse, elle nous presse de le lui permettre. À présent, elle est parvenue à ses fins, que Dieu vous guérisse grâce à elle. Par amour pour vous, nous sommes prêts à la perdre. » [989] Puisque sa fiancée lui offrait de sacrifier sa vie pour le délivrer de sa maladie, et qu’il voyait qu’elle était tout à fait sérieuse, tous furent pris d’un grand chagrin. L enfant et les trois autres se mirent à se comporter tristement et à éprouver des douleurs de nature différente. Alors leur seigneur lui aussi se mit à songer au fidèle attachement de l’enfant et fut saisi d’une telle douleur qu’il la pressa contre sa poitrine, mais il ne l’embrassa point : il s’en abstint à cause de sa maladie. |
qu’il éclata en sanglots, ne sachant plus du tout s’il était préférable de persévérer ou de s’abstenir d’un tel acte. La jeune fille pleurait également, mais c’était de peur, car elle croyait que le courage avait abandonné Henri. Ainsi, tous étaient affligés et ne pouvaient penser à rien d’autre. [1013] Finalement, leur seigneur, le Pauvre Henri, se ressaisit et les remercia chaleureusement tous les trois pour leur loyal attachement et leurs bonnes intentions. La jeune fille fut remplie de joie lorsqu’elle vit qu’il acceptait, et il se prépara à partir le plus tôt possible pour Salerne. Tout ce dont la jeune femme avait besoin fut aussitôt mis à sa disposition : de beaux palefrois et de riches habits tels qu’elle n’en avait jamais portés auparavant. D’hermine et de samit ainsi que de la meilleure zibeline qui fût, tels furent les atours de la jeune fille. [1029] Qui dès lors pourrait décrire fidèlement le chagrin, les lamentations et la peine profonde qu’éprouva sa mère, ainsi que la souffrance de son père ? Pour tous deux cela aurait vraiment été un terrible déchirement de laisser partir à la mort leur chère enfant en pleine santé, sachant qu’ils ne la reverraient jamais plus, si leur détresse n’avait pas été adoucie par la pure bonté de Dieu. Car c’est elle également qui avait inspiré à la jeune enfant l’idée d’accepter volontairement la mort. Cela s’était produit sans que ses parents ne l’influencent, c’est pourquoi toute plainte et toute douleur leur fut épargnée, |
Ensuite, une douce souffrance s’empara de lui, et il se mit à ne plus savoir s’il ferait mieux de s’abstenir d’un tel acte ou de persévérer. [1013] Finalement, leur seigneur, le Pauvre Henri, se ressaisit et les remercia chaleureusement tous les trois pour leur loyal attachement et leurs bonnes intentions. La jeune fille fut remplie de joie lorsqu’elle vit qu’il acceptait, et ils se préparèrent afin de pouvoir partir le plus vite possible pour Salerne. Tout ce qui convenait bien à la jeune femme fut aussitôt mis à sa disposition : aussi bien des palefrois que des habits tels qu’elle n’en avait jamais portés auparavant. D’hermine et de samit ainsi que de la meilleure zibeline qui fût, tels furent les atours de la jeune fille. Elle était déjà si belle dans des habits misérables que désormais elle était la perfection même. [1029] Dès lors, personne ne pourrait vous décrire en détail le chagrin, les lamentations et la peine profonde qu’éprouva sa mère, pas plus que la souffrance de son père, lorsque leur chère enfant les quitta en bonne santé pour se rendre à une mort certaine. Seule la pure bonté de Dieu adoucit leur souffrance. C’est elle également qui avait inspiré à la jeune enfant l’idée d’accepter volontairement la mort. C’est elle qui lui avait donné cette idée. Ainsi, bien des souffrances leur furent épargnées, |
car sinon c’eût été un miracle que leur cœur ne se brisât point. Leur tristesse se transforma en joie, si bien qu’ils n’éprouvèrent plus aucune souffrance en pensant à la mort de leur enfant. [1051] Ainsi, la jeune fille partit pour Salerne avec son seigneur, joyeuse et de son plein gré. Qu’est-ce qui pouvait encore la chagriner, si ce n’est que le chemin fût si long et que sa vie se prolongeât d’autant ? [1057] Lorsqu’il l’eut amenée au terme du voyage, selon ses intentions, et qu’il eut trouvé son maître, il dit à celui-ci, avec beaucoup de joie, qu’il avait amené une jeune femme telle qu’il lui avait demandé d’en trouver une. Ensuite, il la lui présenta. Cela parut incroyable au médecin qui dit : « Mon enfant, as-tu pris cette décision toi-même ou y as-tu été contrainte par les prières ou les menaces de ton seigneur ? » |
car sinon c’eût été un miracle que leur cœur ne se brisât point. Leur tristesse se transforma en joie et ils n’éprouvèrent plus aucune souffrance en pensant à la mort de leur enfant. [1051] Ainsi, la jeune fille partit pour Salerne avec son seigneur, joyeuse et de son plein gré. Rien ne l’affligeait plus que le fait que le chemin fût si long et que sa vie se prolongeât d’autant. [1056a] Lorsque le Pauvre Henri déboucha sur une plaine en vue de la ville, il implora Dieu afin que son voyage fût tel qu’il pût laisser derrière lui une si vaste contrée. C’est la prière qu’il adressa à Dieu sur la route, ou qu’Il leur permette de rentrer chez eux sans aucun déshonneur. [1056i] Mais alors la belle jeune femme lui répondit : « Seigneur, vous avez sans doute entendu dire que celui qui a la vie et qui possède des biens doit aussi faire preuve de constance et ne pas perdre Dieu de vue. Alors rien de néfaste ne pourra jamais lui arriver. À présent ne changez pas d’avis, conformez-vous à ce que je dis. Abandonnez vos doutes, Dieu vous redonnera votre santé et vous retrouverez tous vos biens. » [1057] Lorsqu’il l’eut amenée là où il l’avait souhaité et qu’il eut trouvé son maître, il affirma qu’il avait amené une jeune femme telle qu’il lui avait demandé d’en trouver une. Ensuite, il la lui présenta. Cela parut tout à fait inconvenant au médecin qui dit : « Mon enfant, as-tu pris cette décision toi-même ou y as-tu été contrainte par les menaces de ton seigneur ? » |
[1070] La jeune femme lui répondit que cette résolution lui avait été dictée par son cœur. Il en fut fort surpris, il l’emmena à l’écart et l’exhorta à lui dire si son seigneur lui avait extorqué cette décision par des menaces. Il dit : « Mon enfant, tu dois y réfléchir davantage et je vais te dire exactement pourquoi. Si tu dois mourir sans que ce soit de ton plein gré, alors tu sacrifieras ta jeune vie sans que cela ne nous soit malheureusement d’aucune utilité. [1085] Alors, ne me cache pas ce que tu veux faire ! Je vais te dire ce qui va t’arriver : je vais entièrement te dévêtir et tu en éprouveras une grande honte. Ce sera justifié, car tu te tiendras nue devant moi. Je t’attacherai les jambes et les bras. Si tu as pitié de toi-même, alors songe à ta souffrance : je t’ouvrirai la poitrine et en extrairai le cœur encore palpitant. [1096] Demoiselle, dis-moi maintenant ce que tu en penses. Jamais une enfant n’a connu des douleurs pareilles à celles que je dois t’infliger. La pensée d’être contraint de le faire et de le voir me cause une grande angoisse. À présent, songes-y toi-même ! Si tu éprouves le moindre regret, alors mes efforts n’auront servi à rien et tu auras perdu la vie. » Et à nouveau elle fut fortement pressée de renoncer de façon irrévocable à son projet. [1109] La jeune femme répondit en riant, car elle était convaincue |
[1070] Alors elle lui répondit que cette résolution lui avait été dictée par son cœur. Il en fut fort surpris. Il la conduisit bien à l’écart et lui demanda si son seigneur lui avait extorqué cette décision par des menaces. Il dit : « Mon enfant, tu dois y réfléchir davantage et je vais te dire exactement pourquoi. Si, au moment où tu dois mourir, tu n’agis pas de ton plein gré, alors tu sacrifieras ta jeune vie sans que cela ne nous soit d’aucune utilité. [1085] Alors, ne me cache pas ce que tu veux faire ! Je vais te dire ce qui va t’arriver : je vais te dévêtir de telle sorte que tu seras nue et que tu en éprouveras une grande honte, et ce sera justifié, car tu te tiendras nue devant moi. Je t’attacherai les jambes et les bras. Prêtes-y attention si tu as pitié de toi-même. Je vais te parler de la souffrance qui t’attend : je t’ouvrirai la poitrine et en extrairai le cœur encore palpitant. [1096] Demoiselle, dis-moi maintenant ce que tu veux faire. Jamais une enfant n’a connu des douleurs pareilles à celles que je dois t’infliger. La pensée d’être contraint de le faire et de le voir me cause un grand tourment. Songe à ce qui va t’advenir ! Si tu éprouves le moindre regret, alors tous nos efforts n’auront servi à rien et tu auras perdu la vie. » Ainsi, il la conjura instamment de confirmer son souhait ou de renoncer. [1109] Alors la belle jeune femme lui répondit : |
que la mort la délivrerait le jour même des misères de ce monde : « Que Dieu vous récompense, cher seigneur, pour m’avoir dévoilé la vérité de façon si précise. Par ma foi, je suis quelque peu découragée et un doute s’est immiscé en moi. Je vais vous dire sans détour en quoi consiste ce doute qui m’a gagnée : je crains que votre couardise ne fasse échouer tous nos efforts. [1124] Vos paroles sont dignes d’une femme, vous êtes aussi peureux qu’un lièvre ! Et l’angoisse que vous éprouvez au sujet de ma mort est démesurée. En vérité, vous faites un mauvais usage de votre grand savoir-faire. Je suis une femme, mais je suis forte. Si vous avez le courage de m’ouvrir la poitrine, j’aurai bien celui de le supporter. [1133] Ces souffrances terrifiantes dont vous m’avez parlé, je les connaissais déjà sans vous. En vérité, je ne serais pas venue jusqu’ici si je n’avais pas été certaine |
« Je suis quelque peu découragée. Un doute s’est immiscé en moi. Sachez de quoi il s’agit : je crains que votre grande couardise ne fasse échouer tous nos efforts, ceci n’est digne que d’une femme. Vous êtes aussi peureux qu’un lièvre ! [1126] Comment se fait-il que vous éprouviez une telle angoisse au sujet de ma mort ? En vérité, vous faites un mauvais usage de votre art et de votre savoir-faire. Je suis une jeune fille, mais je suis forte. Si vous avez le courage de m’ouvrir la poitrine, j’aurai bien celui de le supporter. [1132a] Vous me parlez beaucoup de grandes souffrances, et vous croyez me rendre la mort d’autant plus effrayante. En réalité, vous me l’avez rendue agréable, et il me presse de la connaître. Je sais bien pour l’amour de qui je le fais. J’agis ainsi au nom de Celui qui sait bien reconnaître un vrai service et ne le laisse pas sans récompense. Je sais bien que Dieu a dit que celui qui rend un grand service recevra la plus grande des récompenses. [1132m] Cette mort terrible, cette angoisse terrifiante et toutes ses souffrances dont vous m’avez parlé, je les connaissais déjà sans vous. [1136] Je ne serais pas venue jusqu’ici si je n’avais pas été certaine |
de faire preuve de la constance nécessaire pour pouvoir endurer cela. Si vous le permettez, j’ajouterai que je n’ai plus du tout le teint blême lié à la faiblesse, et qu’une constance si ferme s’est emparée de moi que j’ai aussi peur que si j’allais danser. [1145] Car nulle détresse physique, qui se terminera à la fin de cette journée, n’est vraiment grande, à moins de penser qu’un seul jour soit trop cher payé en échange de la vie éternelle qui jamais ne prend fin. Je suis si déterminée que je ne peux pas faire échouer votre entreprise. Si vous croyez pouvoir rendre la santé à mon seigneur et me donner la vie éternelle, alors, par Dieu, agissez immédiatement ! Montrez quel maître vous êtes ! Je suis fort impatiente de connaître cela. [1160] Je sais parfaitement pour qui j’agis ainsi : cela se produira au nom de Celui qui sait reconnaître justement un service rendu et qui ne le laisse pas sans récompense. Je sais bien que Lui-même dit que celui qui rend un grand service recevra en retour la plus grande des récompenses. C’est pourquoi, en considération d’une récompense si certaine, je dois tenir cette mort pour une douce épreuve. Je ferais preuve de sottise si je laissais échapper la couronne céleste, d’autant plus que je suis d’origine humble. » [1173] Le maître comprit alors qu’elle était suffisamment déterminée et la reconduisit auprès de celui qui était malade. Il dit au seigneur de la jeune femme : « Il n’y a pas d’entrave à notre entreprise, car votre jeune fille convient tout à fait. |
de faire preuve du dévouement nécessaire pour pouvoir endurer cela. Si vous le permettez, j’ajouterai que je n’éprouve plus du tout la crainte liée à la faiblesse, et qu’une constance si ferme s’est emparée de moi que j’ai aussi peur que si j’allais danser. Je m’aime tant que j’échange ma souffrance contre de l’or. [1145] Aussi grande puisse être ma peur à l’idée que la mort s’empare de moi rapidement, il me semble que ce seul jour n’est pas trop cher payé en échange de la vie éternelle. Par Dieu, il est temps que vous en finissiez ! Faites[-nous] voir si vous êtes un maître ! » [1173] Le maître comprit alors qu’elle était suffisamment déterminée et la reconduisit auprès de celui qui était malade. Il dit : « Seigneur, soyez joyeux, |
Désormais soyez heureux, je vous aurai bientôt rendu la santé. » [1182] Aussitôt il emmena la jeune femme dans son cabinet privé, où son seigneur ne pouvait pas la voir. Et il en verrouilla la porte, laissant Henri à l’extérieur : il ne voulait pas qu’il assistât à sa mort. Dans une pièce, qui était fort bien garnie de ce que requiert son exercice de la médecine, il ordonna aussitôt à la jeune femme de retirer ses vêtements. [1194] Cela emplit celle-ci de joie et de bonheur. Elle déchira les cordons qui tenaient ses habits et se retrouva aussitôt dévêtue et entièrement nue. Elle n’en éprouvait aucune honte. [1199] Lorsque le maître la vit, il pensa en son for intérieur qu’il n’existait pas plus belle créature au monde. Il fut saisi d’une si grande pitié envers elle que son cœur et son esprit furent sur le point de renoncer. [1206] La douce jeune femme aperçut alors une table haute sur laquelle le maître lui dit de monter. Il l’y attacha très solidement et prit dans sa main un couteau tranchant qui se trouvait là et qu’il avait coutume d’utiliser à cet usage. Il était long et large, cependant il ne coupait pas aussi bien qu’il l’aurait souhaité. Puisqu’elle devait mourir, il avait pitié de la souffrance qu’elle allait endurer et voulait lui donner une mort douce. |
votre jeune fille convient. Je vous aurai bientôt rendu la santé. » [1182] Il emmena aussitôt la jeune femme dans son cabinet privé où personne ne pouvait le voir. Il verrouilla la porte, le Pauvre Henri resta à l’extérieur. Il ne voulait pas qu’il assistât à sa mort. Dans la pièce, qui était bien garnie de ce que requiert un bon exercice de la médecine, il ordonna aussitôt à la jeune femme de retirer son vêtement. [1194] Cela emplit celle-ci de joie et de bonheur : alors qu’il n’avait pas fini de parler, elle dévoila sa poitrine d’un geste brusque et déchira les cordons qui tenaient ses habits. Ainsi demeura-telle dévêtue, se tenant nue devant lui et n’éprouvant aucune honte. [1199] Lorsqu’il la vit si belle, il pensa en son for intérieur qu’il n’existait pas semblable créature au monde. Il fut saisi d’une telle pitié envers elle que son cœur et son esprit furent sur le point de renoncer. [1206] Alors la belle jeune femme, pour sa part, vit à côté d’elle une table haute sur laquelle le maître lui dit de monter. D’un bond haut et long elle sauta sur la table. Il l’y attacha très solidement et prit dans sa main un couteau tranchant qui se trouvait là et qu’il avait coutume d’utiliser à cet usage. Il était long et large, cependant il ne coupait pas aussi bien qu’il l’aurait souhaité. Puisqu’elle devait mourir, il avait pitié de la souffrance qu’elle allait endurer et voulait lui donner une mort douce. |
[1219] Près d’eux se trouvait une fort bonne pierre à aiguiser, il se mit alors à passer le couteau dessus, très consciencieusement, afin de l’affûter. Ce bruit fut entendu par celui qui s’apprêtait à troubler la joie de la jeune femme, le Pauvre Henri : il se trouvait à l’extérieur, devant la porte, et fut pris d’un grand accès de pitié à l’idée de ne plus jamais la revoir vivante. Il se mit alors à épier et à chercher, jusqu’à ce qu’il trouvât un trou qui traversait le mur. [1233] À travers cette fente, il la vit, nue et ligotée : son corps était très aimable. Alors il la contempla et se regarda, et son esprit en fut transformé. Il lui sembla que ses intentions n’étaient pas louables, et aussitôt son ancien état d’esprit fit place à une bonté nouvelle. [1244] La voyant si belle, il se dit : « C’est une sotte idée de ta part que de vouloir vivre un jour de plus contre la volonté de Celui contre lequel nul ne peut rien. Tu ne sais pas ce que tu fais – alors que de toute façon tu dois mourir – pour ne pas supporter de bon gré cette vie indigne que Dieu t’a donnée, tandis que tu ne sais même pas si la mort de cette enfant te sauvera. Ce que Dieu t’a imposé, tu dois l’accepter. Je ne veux pas assister à la mort de cette enfant ! » |
[1219] À côté se trouvait une fort bonne pierre à aiguiser, il se mit alors à passer le couteau dessus, très consciencieusement. Lorsqu’il entendit le frottement du couteau, la joie du Pauvre Henri s’évanouit complètement. Il se tenait à l’extérieur, devant la porte, et songeait au dévouement de l’enfant. Il se mit à éprouver de profonds regrets et fut pris d’un grand accès de pitié à l’idée de ne plus jamais la revoir vivante. [1230] Il se mit à épier et à chercher jusqu’à ce qu’il trouvât un trou qui traversait le mur. Aussitôt il l’aperçut, nue et attachée. [1243] Lorsqu’il la vit si belle, il se dit à lui-même : « C’est une idée stupide de ta part ! Par malheur, tu es devenu fou de ne pas supporter patiemment cette vie méprisable que Dieu t’a donnée, alors que tu ne sais même pas avec certitude si la mort de cette enfant va te sauver. Ce que Dieu t’a imposé, tu dois l’accepter. Tu ne peux pas assister à sa mort ! » |
[1259] Aussitôt il prit cette résolution et se mit à tambouriner contre le mur, demandant à ce qu’on le laissât entrer. Le maître répondit : « Pour l’instant, je n’ai pas le temps de vous ouvrir. » « Non, maître, je veux vous parler ! » « Seigneur, je ne puis. Attendez que ce soit terminé. » « Non, maître, je veux vous parler avant ! » « Alors, dites-le-moi à travers le mur. » « Non, ce n’est pas approprié. » [1271] Il le laissa immédiatement rentrer. Alors le Pauvre Henri se dirigea vers la jeune fille qui était attachée et dit au maître : « Cette enfant est si ravissante qu’en vérité je ne puis assister à sa mort. Que la volonté de Dieu s’accomplisse à mon égard ! Nous devons lui permettre de se lever, je vous donnerai la somme d’argent dont nous avions convenu. Nous devons laisser vivre cette jeune fille. » |
[1259] Aussitôt il cessa de parler et se mit à frapper contre le mur, demandant qu’on le laissât rentrer. Le maître répondit alors : « Pour l’instant, je n’ai pas le temps de vous ouvrir. Attendez que cela soit terminé. » « Non, maître, parlez-moi maintenant ! » [1271] Le maître le laissa entrer, alors le Pauvre Henri se dirigea vers la jeune fille qui était attachée et dit au maître : « Vous devez lui permettre de se lever. C’est bien volontiers que je vous donnerai la somme dont nous avions convenu. Vous devez laisser vivre la jeune fille, son corps est si ravissant que, par Dieu, je ne puis assister à sa mort. Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! » [1282e] Le maître répondit : « Seigneur, si vous faites preuve d’une charité telle que souhaitez aider cette jeune fille, alors, cher seigneur, agissez ainsi. Elle est très généreuse et veut vous délivrer de vos souffrances, et pour ce faire il lui faudrait mourir. » |
[1283] Lorsque la jeune fille comprit qu’elle n’allait pas mourir, elle en fut profondément affectée. Elle oublia toute retenue et tout savoir-vivre : de colère, elle se mit à se lacérer la peau et à s’arracher les cheveux. Son comportement trahissait une telle douleur que personne n’aurait pu la regarder sans se mettre à pleurer. [1291] Pleine d’amertume, elle s’écria : « Hélas, pauvre de moi, hélas ! Que va-t-il advenir de moi désormais ? Faut-il que je perde ainsi la précieuse couronne céleste ? Je l’aurais obtenue en récompense de cette souffrance. C’est maintenant que je suis vraiment morte ! Hélas, Christ tout-puissant, quel bonheur nous est ravi, à mon seigneur et à moi ! À présent, lui comme moi sommes privés des honneurs qui nous attendaient. Si nous étions allés jusqu’au bout, il serait guéri et moi j’aurais la félicité éternelle. » |
[1282k] Le Pauvre Henri dit alors : « Je préfère encore supporter mon malheur pendant plus de mille ans. Je vous paierai, maître, si bien qu’en vérité vous n’aurez que du bien à dire de moi. » Il fut empli de joie à l’idée qu’il allait laisser vivre la jeune femme. Ainsi, on lui laissa la vie sauve et elle n’eut pas à mourir. Le maître trancha les liens et lui redonna ses habits. Jamais une enfant ne connut plus grande souffrance. [1283] Lorsque la jeune fille comprit qu’elle n’allait pas mourir, elle en fut profondément affectée. Elle oublia toute retenue et tout savoir-vivre : elle se frappait la poitrine, tant elle éprouvait de douleur. Elle s’arrachait les cheveux et se griffait. Son comportement trahissait une telle douleur que personne n’aurait pu la regarder sans se mettre à pleurer. [1291] Elle s’écria très fort : « Malheur à moi, quel malheur d’avoir jamais vu le jour ! Désormais j’ai définitivement perdu la précieuse couronne céleste. Je l’aurais obtenue aujourd’hui en récompense de cette souffrance. C’est maintenant que je suis vraiment morte ! Hélas, Christ miséricordieux, quel bonheur nous est ravi, à mon seigneur et à moi ! À présent, lui comme moi sommes privés des honneurs qui nous attendaient. Si nous étions allés jusqu’au bout, il serait guéri et moi je serais éternellement sainte. » |
[1307] Ainsi, elle ne cessa de réclamer la mort. Jamais elle n’y avait tant aspiré, mais ses prières demeurèrent vaines. Alors que personne n’accédait à sa requête, elle se mit à vitupérer et dit : « Je suis victime du manque de courage de mon seigneur. Ce que les gens m’ont raconté est faux, j’en ai fait l’expérience : je les ai toujours entendus dire que vous étiez honnête et noble, et que votre esprit était ferme et viril. Par Dieu, ils ont menti ! Le monde s’est toujours mépris à votre sujet, durant toute votre existence vous avez été un parfait couard, et vous l’êtes toujours. [1323] Je m’en rends bien compte puisque vous n’osez pas permettre ce que je suis prête à endurer. Seigneur, pour quelle raison avez-vous eu peur lorsque l’on m’a attachée ? Il y avait pourtant un mur épais entre vous et moi. Seigneur, n’avez-vous pas le courage de supporter la mort d’autrui ? Je vous assure et vous fais la promesse que personne ne vous en fera grief et que cela vous est utile et salutaire. » |
[1307] Elle eut beau demander à mourir – elle aspirait tant à la mort –, personne ne céda à sa volonté, ses menaces et ses prières demeurèrent vaines. Alors elle se mit à vitupérer et dit : « Je suis victime du manque de courage de mon seigneur. Les gens m’ont dit la vérité, et j’ai pu m’en rendre compte par moi-même : je les ai toujours entendus dire que mon seigneur était honnête et noble, et que son esprit était ferme et viril. Par Dieu, ils ont menti ! Le monde s’est toujours mépris à son sujet, durant toute son existence il a été un parfait couard, et il l’est toujours. Il n’ose supporter que la mort d’une enfant le délivre de toute souffrance, sans que cela ne soit pour lui un péché ou une honte. [1326] Dites, seigneur, pour quelle raison avez-vous eu peur lorsque l’on m’a attachée ? Il y avait pourtant un mur solide entre vous et moi. Par Dieu, vous n’avez pas le courage de supporter la mort d’autrui. Je vais vous dire en toute franchise que personne ne vous fera rien à moins que cela ne vous soit utile et salutaire. Si c’est par affection que vous y renoncez, alors c’est une bien mauvaise idée pour laquelle Dieu ne vous récompensera pas. |
[1335] Mais toutes ses imprécations, ses prières et ses griefs ne lui furent d’aucune utilité. Elle ne put faire autrement que de rester en vie. Tous ces reproches, le Pauvre Henri les accueillit avec courtoisie et calme, comme il sied à un preux chevalier qui a reçu une très bonne éducation. Lorsque le malheureux étranger eut rhabillé sa demoiselle et payé le médecin comme cela avait été convenu, il repartit sans tarder dans son pays, bien qu’il sût que, de retour chez lui, il ne trouverait sur toutes les lèvres que propos infamants et railleries. Il s’en remit sereinement à Dieu. [1355] Entre-temps, la jeune fille pleine de bonté avait tant pleuré et s’était tant lamentée qu’elle avait failli en mourir. Alors, Celui qui sonde les cœurs, et pour Lequel la porte d’aucune âme ne demeure jamais close, reconnut la charité et la détresse de la jeune femme. |
C’est trop de charité et cela m’afflige. Vous n’avez aucune raison de me plaindre, ni vous ni qui que ce soit d’autre. Je vais vous dire la vérité : si vous dédaignez ce qu’enseignent les livres de médecine, alors Dieu le saura parfaitement. Il ne m’importe pas de savoir combien de temps Dieu vous fera encore souffrir, puisque vous ne voulez pas faire ce que je dis. »
[1334] Tous ces reproches, le Pauvre Henri les accueillit avec patience et calme, comme il sied à un chevalier courtois à qui aucune qualité ne fait défaut. Lorsque le malheureux étranger eut payé son médecin et rhabillé sa demoiselle, il repartit dans son pays, bien qu’il sût que, de retour chez lui, il ne trouverait sur toutes les lèvres que propos infamants et railleries. Il s’en remit entièrement à Dieu. [1355] Entre-temps, la belle jeune fille avait tant pleuré et s’était tant lamentée qu’elle avait failli en mourir. Alors, Celui qui sonde les cœurs, pour lequel la porte d’aucune âme ne demeure jamais close, reconnut la charité et la détresse de la jeune femme |
Après avoir jugé utile, dans Son dessein bienveillant, de les mettre tous deux à l’épreuve – aussi pleinement qu’Il l’avait fait pour le puissant Job –, le Christ montra à quel point Il chérit la charité et la miséricorde : Il les délivra tous les deux de tous leurs maux en rendant aussitôt à Henri sa pureté et toute sa santé. [1373] Ainsi, le bon seigneur Henri se rétablit de telle sorte qu’en chemin, grâce à la charité de notre Seigneur Dieu, il recouvra toute sa beauté. Il fut complètement guéri et redevint tel qu’il avait été vingt ans plus tôt. |
– Lui qui, dans Son dessein bienveillant, jugea utile de la mettre à l’épreuve aussi pleinement qu’Il l’avait fait pour le puissant Job. Alors, notre Seigneur Christ songea à quel point Il chérit la charité et les délivra tous les deux de tous leurs maux, et, grâce à l’aide de notre Seigneur Dieu, Il rendit en chemin, sans aucun doute, la santé à Henri si bien que celui-ci guérit entièrement et redevint tel qu’il avait été vingt ans plus tôt.
[1379a] Après que ces miracles eurent lieu, comme nous l’apprend ce livre qui rapporte la vérité, ils ne tardèrent pas à être connus. La nouvelle affirmant que le bon seigneur Henri était guéri fit le tour du pays. Tous les gens s’en réjouirent, à moins que quelques-uns ne fussent victimes de la jalousie qui n’a jamais cessé de régner sur le monde depuis l’époque d’Adam et qui jamais ne cessera jusqu’au jour du Jugement. |
[1380] Après qu’ils eurent connu une telle joie, Henri fit savoir ce qui était advenu aux gens de son pays, dont il connaissait la vertu et la bonté, afin qu’ils pussent, dans leurs cœurs, se réjouir de son bonheur. Ils avaient toutes les raisons de se réjouir de la grâce que Dieu lui avait témoignée. [1389] Informés de son arrivée, ceux qui dans le pays lui étaient les plus proches chevauchèrent ou marchèrent pendant trois jours et allèrent ainsi à sa rencontre pour l’accueillir. Ils ne voulaient croire les paroles de personne, ne se fiant qu’à leurs propres yeux. Ils purent constater le mystère de Dieu en voyant le bel état physique d’Henri. [1398] Quant au métayer et à sa femme, il est bien permis de croire – à moins d’être injuste envers eux – qu’ils ne restèrent pas chez eux. La joie qu’ils éprouvèrent alors ne pourra jamais être décrite, car Dieu leur avait fait don d’un spectacle qui ravissait les yeux : il s’agissait de leur fille et de leur seigneur. Jamais personne ne ressentit un plus grand bonheur que celui qu’ils eurent en voyant qu’ils étaient en bonne santé. Ils ne savaient comment réagir, et l’accueil qu’ils leur firent fut étrange et accompagné d’une conduite très peu habituelle : la joie qui avait envahi leur cœur était si grande qu’un torrent de larmes vint se mêler à leurs rires. |
[1389] Informés de son arrivée, ceux qui dans le pays lui étaient les plus proches chevauchèrent ou marchèrent pendant trois jours et allèrent ainsi à sa rencontre pour l’accueillir. Ils ne voulaient croire les paroles de personne, ne se fiant qu’à leurs propres yeux. Ils purent constater le mystère de Dieu en voyant le bel état physique d’Henri. [1398] Quant au métayer et à sa femme – à moins d’être injuste envers eux –, vous pouvez bien croire qu’ils ne restèrent pas chez eux. La joie qu’ils éprouvèrent alors ne pourra jamais être décrite, car Dieu leur avait fait la grâce que leur fille et leur seigneur fussent tous deux en bonne santé. Il leur fallut alors se dépêcher d’aller les accueillir. L’accueil qu’ils leur firent fut accompagné d’une conduite peu habituelle : d’une joie si grande qu’un torrent de larmes vint se mêler à leurs rires. |
Sans mentir, ils baisèrent la bouche de leur fille plus de trois fois. [1421] Alors les Souabes les accueillirent avec un cadeau précieux : il s’agissait de leur salut amical. Dieu le sait parfaitement, tout homme de bien, qui a vu les Souabes chez eux, doit reconnaître que jamais un seigneur n’a été reçu avec une plus grande bienveillance que celle dont firent preuve les compatriotes d’Henri lors de son retour. Et que puis-je vous dire sur la façon dont cela se passa ensuite ? En effet, il devint encore plus riche qu’avant en biens et en considération. Dès lors, il attribua constamment tout cela à Dieu et suivit Son commandement plus qu’il ne l’avait fait auparavant. C’est pourquoi son honneur demeura constant. [1439] Le métayer et sa femme avaient également grandement mérité d’acquérir honneurs et biens grâce à ce qu’ils avaient fait pour lui. Quant à Henri, il n’était pas malhonnête, de telle sorte qu’ils furent largement récompensés. Il leur donna en propre le domaine où il avait vécu alors qu’il était malade : le vaste essart, la terre et les gens. Il donna des biens à sa fiancée et lui procura une vie agréable ainsi que toutes sortes de choses, comme si elle était sa dame ou mieux encore. Le devoir lui commandait en effet d’agir ainsi. [1453] Les sages, vantant les mérites de l’union conjugale, lui conseillèrent alors de se marier en bonne et due forme. Les avis n’étaient pas encore unanimes qu’il leur fit part de ses intentions : |
Sans mentir, ils baisèrent la bouche de leur fille bien plus de trois fois. [1421] Les Souabes, quant à eux, les accueillirent avec un cadeau magnifique : il s’agissait de leur salut amical. Tout homme doit concéder que jamais il n’y eut plus grande joie. Que puis-je dire de plus concernant la façon dont se déroula leur retour et dont ils furent accueillis ? Il devint encore plus riche qu’avant en biens et en considération. Dès lors, il attribua constamment tout cela à Dieu et suivit de bon gré Son commandement, plus qu’il ne l’avait fait auparavant. Ainsi demeurèrent-ils constants. [1439] Le métayer et sa femme avaient également grandement mérité d’acquérir honneurs et biens grâce à ce qu’ils avaient fait pour lui. Henri ne fit jamais preuve de bassesse et les récompensa largement. Aussitôt il leur donna en propre une terre et des gens, le vaste essart où il avait vécu alors qu’il était malade. Il prit soin de sa fiancée comme s’il s’était agi d’une dame ou mieux encore. Le devoir lui commandait d’agir de la sorte, ainsi que son âme vertueuse. Il était charitable et bon. [1453] Les sages, vantant les mérites de l’union conjugale, lui conseillèrent alors de se marier en bonne et due forme. Les avis n’étaient pas encore unanimes qu’il leur fit part à tous de ses intentions. |
s’ils étaient d’accord, il voulait envoyer chercher ses parents et amis afin de régler cette affaire avec eux en se conformant à leurs conseils. Dans toutes les directions il lança des invitations et des convocations à ceux qui étaient soumis à son autorité. Lorsque ses parents et ses vassaux furent tous réunis, il leur exposa l’affaire. [1468] Tous dirent alors d’une seule voix qu’il était juste de solliciter leurs avis et que le moment était venu de le faire. Puis une grande discussion éclata au sein de l’assemblée : celui-ci était de cet avis, celui-là d’un autre, comme cela se produit à chaque fois que les gens sont appelés à tenir conseil. [En matière d’union conjugale, leurs avis étaient partagés.] [1475] Comme leurs opinions divergeaient, le Pauvre Henri déclara : « Seigneurs, vous savez parfaitement qu’il y a peu de temps encore, j’étais repoussant et que les gens n’éprouvaient pour moi qu’aversion. À présent, plus personne ne me fuit. Par la volonté de Dieu j’ai recouvré la santé. Pour l’amour de Dieu, dites-moi tous maintenant comment je puis récompenser celui par lequel Dieu m’a accordé cette grâce et m’a guéri. » Ils répondirent : « Prenez la résolution de lui consacrer à jamais votre personne et vos biens ! » [1492] Sa chère fiancée se trouvait à côté de lui et il la regardait très tendrement. Il la prit dans ses bras et dit : « Seigneurs, vous savez tous parfaitement que je dois ma santé à cette jeune fille pleine de bonté que vous voyez se tenir à mes côtés. |
Il dit que, s’ils étaient d’accord, il voulait convoquer ses barons afin de parvenir à une décision. Bien vite il fit venir ses amis, ses parents et ses ministériaux, et il leur fit part à tous de ses intentions.
[1468] Tous dirent alors d’une seule voix qu’il était juste de solliciter leurs avis et que le moment était venu de le faire. Puis une grande discussion éclata au sein de l’assemblée : celui-ci était de cet avis, celui-là d’un autre, comme cela se produit à chaque fois que les gens sont appelés à tenir conseil. [1475] Leurs opinions divergeaient, le seigneur Henri déclara alors : « Vous savez parfaitement qu’il y a peu de temps encore, j’étais repoussant et que la société n’éprouvait pour moi qu’aversion. Désormais j’ai recouvré la santé. À présent, par la volonté de notre Seigneur, plus personne ne me fuit. Pour l’amour de Dieu, dites-moi tous maintenant comment je puis récompenser celui par lequel Dieu m’a accordé cette grâce. » Ils répondirent : « Prenez la résolution de lui consacrer à jamais votre personne et vos biens, ainsi que toute votre constance ! » [1492] Sa fiancée se trouvait à côté de lui et il la regardait très affectueusement. Il la prit dans ses bras et dit : « À présent, vous savez tous parfaitement que je dois ma santé à cette belle jeune fille que vous voyez se tenir devant vous. |
Désormais elle est aussi libre que je le suis, et le conseil que mon cœur me donne est que je dois la prendre pour épouse. Dieu fasse que cela vous convienne, dans ce cas je l’épouserai. En vérité, si cela ne peut se faire, je préfère alors mourir sans m’être marié, car c’est à elle que je dois ma vie et mon honneur. Par la grâce de notre Seigneur, je vous prie tous d’agréer ce projet. » [1511] Tous, les humbles comme les puissants, dirent alors à l’unisson que cela était tout à fait décent et approprié. Il y avait là de nombreux prêtres qui la lui donnèrent pour femme. [1516] Après une longue et douce vie, ils gagnèrent tous deux le Royaume des cieux. Puisse-t-il nous advenir à tous la même chose lors de notre mort. Que Dieu nous accorde la même récompense que celle qu’ils reçurent ! Amen. |
Désormais elle est aussi libre que je le suis, et ma raison tout entière me conseille de la prendre pour femme. Dieu fasse que cela vous convienne, mais si tel n’était pas le cas, il faut que vous sachiez avec certitude que je préfère demeurer sans femme, car je ne dois ma vie et mon honneur qu’à elle seule. Par la grâce de notre Seigneur, je vous prie tous d’agréer ce projet. » Cela leur parut être décent et approprié. Il y avait là de nombreux prêtres qui la lui donnèrent pour femme. [1515a] Tous deux n’aspiraient pas aux plaisirs terrestres et avaient l’espoir de devenir des anges. Au moment où ils durent se séparer, il aurait aimé coucher avec elle comme les laïcs ont pour coutume de le faire. Au nom de Dieu il y renonça ; il entra dans un monastère et la confia à la Sainte Vierge, mère de Dieu, au sein d’un chapitre cathédral situé à proximité. Comment aurait-il pu agir mieux ? Là, tous deux méritèrent le Royaume des cieux. Puissions-nous tous obtenir la même récompense lors de notre mort que celle qu’ils reçurent. Que Dieu nous y aide au nom de la gloire liée à Son martyre ! Amen. Le récit s’achève ici. |
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Le Pauvre Henri
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